MÉLUSINE

Souvenirs

Un de mes plus lointains souvenirs d’enfance, c’est un tableau accroché audessus de mon lit. Je guettais constamment ce tableau qui m’intriguait. Il représentait une jeune fille vêtue de rouge. Je me demandais chaque jour quand elle mangeait, quand elle dormait. Et jamais je ne pouvais la surprendre, même à bouger. Je faisais semblant de fermer les yeux pour découvrir son secret. En vain. Alors j’ai demandé aux grandes personnes qui était cette ravissante jeune fille. L’une me répondit « C’est le petit chaperon rouge », sans doute pour apaiser ma curiosité. Je continuai d’épier et d’interroger. Un beau jour, on me dit : « Ce tableau a été peint par tante Irène ». C’était la sœur de ma mère. Quand tante Irène vint, je lui posais mille questions sur la manière dont elle avait pu réaliser pareille sorcellerie. Elle me répondit : « Si cela t’intéresse, quand tu seras grand, tu pourras aller aux Beaux-Arts et apprendre à en faire autant ». Pour moi c’était un miracle de forger une créature échappant ainsi à toute condition humaine, et les Beaux-Arts devinrent à mes yeux une sorte d’école de sorciers. J’y pensais longuement et m’imaginais un endroit mystérieux où, par des gestes surnaturels, on créait des êtres féeriques. L’autre événement déterminant survint beaucoup plus tard. Je pense que j’avais au moins sept ans. Je découvris les autres tableaux de notre appartement, des paysages banals, dans lesquels je me promenais, y découvrant des détails vrais ou imaginaires, tous merveilleux. J’entendais chanter les oiseaux, courir les ruisseaux, etc... Je m’accroupissais dans un fauteuil, perdu dans la contemplation, en dehors du temps. C’était ma vie. J’étais heureux. Mais les adultes sont intervenus pour gâcher tout. « Que fais-tu là ? », m’ont-ils demandé. Je me promène dans les tableaux, ai-je répondu franchement. Alors ce fut une bataille pour m’obliger à aller me promener « au bon air » dans la nature. Mais je ne voulais rien savoir. La nature me paraissait infiniment moins vraie et moins attrayante que sa représentation. Plus tard, dans ma vie de peinture, j’ai gardé tout cela. J’ai compris en outre que je n’étais pas seul à regarder. Un échange s’établit et le tableau qui vit en face de moi me regarde et m’envoûte à son tour. À ceux qui regarderont mes toiles, je voudrais seulement demander de faire comme l’enfant que je fus, de donner assez de temps à la contemplation des images que je leur propose pour trouver le sentier qui y mène et permet de s’y promener.