Songe
Songe ! un pied sur la bouche et la bouche qui ne dit pas non. Elle ne dit pas oui non plus. D’ailleurs la bouche qui est-elle ? Au premier abord on ne sait pas trop ; elle ressemble tellement à une sardine sans arête qu’on ne sait plus si c’est un piqueur ou un chasseur éventré par le sanglier qui est sorti en courant de l’ascenseur de l’hôtel. Ce sanglier c’est tout un poème. On a beau le chasser tous les matins, de la chambre bleue où dort une jeune fille qui primitivement était blonde mais qui à force de rester enfermée dans sa chambre a peu à peu absorbé la couleur des murs en sorte que ceux-ci après avoir été bleu de nuit sont maintenant d’une teinte myosotis qui fait dire à la porte chaque fois qu’on la heurte « ne m’oubliez pas », chaque jour alors que l’aube fossilise les fougères qui saisissent cette occasion unique de prendre de la bouteille paléolithique avec une précipitation qui tient du miracle et du rhume de cerveau, le sanglier sort brusquement de l’oreiller sur lequel repose la jolie tête de la femme qui en ce moment fait un arc électrique du bel ornement sur l’inondation du lit. La dormeuse ne s’inquiète pas pour si peu. Elle est habituée. A peine si la première fois elle consultait un réveille-matin et ayant constaté que les aiguilles faisaient une moustache à la Guillaume sur le visage ratatiné de ce vieillard qu’on montre à tous les carrefours du centre de Paris passait ses mains sur ses genoux et ayant constaté que des colombes s’apprêtaient à en sortir avec l’évidente intention de s’enfuir sans être vues leur tordait le cou d’un geste sec en souriant. Alors toujours en retard la branche d’olivier tombait sur la tête de la jeune fille, montrant par là que la fuite des colombes était préméditée encore qu’il soit difficile de savoir si cette branche était destinée au garçon de l’ascenseur ou au chiffonnier qui fouille dans la poubelle de l’hôtel, toutes les probabilités sont pour le second. Toutefois on se demande ce que le chiffonnier pourrait faire d’une branche d’olivier à moins de la donner à manger aux vaches qui paissent mélancoliquement sous les arcades du Palais-Royal les décorations exposées dans une vitrine du côté gauche.
Maintenant la dormeuse laisse faire. Le sanglier s’en va, tranquillement les colombes s’enfuient et le rameau d’olivier tombe sur la descente de lit car il arrive toujours lorsque les colombes sont déjà rendues sur la cheminée d’en face où elles font de jolis trous dans les vêtements des ramoneurs qui prétendent en se levant de bon matin empêcher la nuit de se coucher sous les ponts sous prétexte qu’il y a des courants d’air et qu’elle pourrait prendre froid.
Donc la jeune fille dort. Mais lorsqu’elle se réveille c’est toute une histoire. Avec elle, sort du lit une grande flamme verte et blanche mais si blanche et si verte que les sapins sous la neige paraissent de vrais chapeaux haute-forme à reflets semblables à une grenouille dans l’eau d’une mare où elle se cache depuis des jours et des jours pour échapper à un pêcheur qui a juré de l’attraper parce qu’elle ressemble à un portrait d’Isabeau de Bavière qu’il est seul à connaître. D’ailleurs il se trompe. Son Isabeau de Bavière n’est autre que le cadavre de Sarah Bernhardt qui descend toutes les nuits les sept étages de sa maison sur les fesses pour aller se saouler au bistrot du coin. Tant et si bien que le bistrot la mettra un jour à la porte parce qu’elle prend tous les clients pour l’Aiglon et vient se frotter contre eux. Et les clients se plaignent parce qu’elle a des puces.
La flamme voudrait bien habiller la femme mais essayez d’habiller une femme qui fait de la gymnastique suédoise. La flamme y renonce vite et s’asseoit découragée à la table de toilette. Elle se mire dans la glace. Est-elle belle, est-elle laide ? Belle ou laide ? Elle se pose la question sans trouver la réponse. Un seul moyen : elle se jette dans l’air et tourbillonne. Verte elle est belle. Blanche elle est laide. Dans un bond elle touche le plafond où elle reste collée si bien qu’elle n’est pas plus avancée.
C’est généralement à cet instant que le sanglier se précipite tête baissée hors de l’ascenseur en criant « Alfinete ! Alfinete ! ». La femme sursaute car elle a reconnu son nom qu’elle n’entend jamais prononcer que dans des circonstances aussi étranges que celles-ci. C’est ainsi qu’un jour passant sur les quais elle s’entendit appeler « Alfinete ! Alfinete ! » et entendit en même temps la boîte d’un marchand se fermer avec un bruit de tuyau qui éclate sur la tête d’un vieillard qui portait 3 paires de binocles grâce auxquels il pouvait lire les titres des livres que les marchands des quais mettent en vente. Il les notait soigneusement et le soir, chez lui faisait un chapitre de son roman avec ces titres. Son roman : Le géranium de la fin du monde n’était qu’un ramassis de ragots de concierge où la dite n’aurait pas retrouvé ni reconnu sa loge. On retira la tête du vieillard qui n’était plus qu’un dolmen miniature et la jeune fille l’emporta. Le dolmen continua encore quelque temps à crier : « Alfinete ! Alfinete ! » mais sa voix devint bien vite plus faible et finalement se tut. Alors toutes les feuilles des arbres de Paris tombèrent d’un seul coup et la jeune fille prise de soupçon prit le dolmen dans son sac et reconnut son père qu’elle jeta aussitôt à la Seine, car vraiment promener son père dans son sac à main c’est pour une jeune fille par trop ridicule. Si encore c’était son amant ça se comprendrait, mais son père ! Et c’est depuis ce jour que pour s’éviter de pareilles mésaventures elle s’enferma dans une chambre bleue.