Dormir, dormir dans les pierres
1
De la corne du sommeil aux yeux révulsés des soupirs
il y a place pour une cornemuse bleue
d’où jaillit le son fatal du réséda fleuri
Réséda réséda si tu fleuris c’est au quartz que tu le dois
car il a mis dans tes racines une poudre de sang et de cervelle
qui poivre te caresse les yeux
Il a mis aussi sa caresse marine sur la face inférieure de tes
pétales
et l’eau pure de sa tête dans tes mains
Réséda réséda
lorsque le jour des blanches cambrées sera venu
tu sentiras ta tête s’incliner comme un soleil sans épaisseur
et le sang de tes veines se répandra sur les étoiles
qui te répondront
Réséda réséda
tes mouvements rebelles aux caresses du vent
qui passe près de toi comme une minute usée
comme une minute liquide
dont les inutiles regards se perdent dans les puits
où tu voudrais vivre souple et pâle comme un cheveu de
source
Oiseaux oiseaux de mes oreilles
envolez-vous
Envolez-vous comme un courant d’air
vers le spectre de sel où gémissent vos plumes
Telle plume qui gémit n’attend que la pluie fine pour vous
retrouver
Telle plume qui pâlit sera verte demain
si l’ouragan lui dévoile son destin
Et telle plume qui disparaît comme un A B C D
se retrouve au printemps sur la tête des cieux
car les cieux sont faits de vos plumes
mes oreilles
et la mort de celles-ci est la mort de vos cieux
Gouttes de sang gouttes d’eau du plus ancien bijou des
femmes
La poudre s’ennuyait dans le désert des mains
dont le superflu s’épanche sur des gorges pâles
issues du miroir que nul ne découvrit
car il part et revient comme une feuille
car il est bleu
car il est rouge
suivant que ton regard se fixe ou s’égare comme un drapeau
suivant que ta voix éclate comme une aurore boréale
ou coule comme les cerises du temps
cueillies par les obscurs voyageurs de ton sang
qui mousse le long de tes hanches
vagues fraîches
sur des lèvres qui brûlent au passage la mer et ses îles
Entourez de vos mains le corps fragile des vents
Les vents de l’erreur et du sang s’enflent dans nos corps
comme un poème de sel
et le réséda du ciel s’anémie près des miroirs
car il se voit grandir comme un torrent
car il se voit osciller sur son support osseux
trop semblable à l’angoisse d’un fauve
car il se sent il se sent la bouche et les oreilles d’un dieu
d’un dieu salubre et fort balayant le matin les germes spontanés
des mains lasses
Qui donc ici malgré la nacre des oranges
ose contempler du plus profond des siècles
le cheval serein oublieux des cratères où naquit l’orgueil de
sa race
qui nous conduit au petit jour
porteur de nénuphars et semeur de colliers
Reflet de la peau si douce qu’on voudrait s’y mirer
oiseau des lumières ne l’emporte pas
Les graines humides sifflent dans leurs retraites
et les ombres fanées se cachent sous la mousse
Souffle ô corne un azur sombre et verbal
Le printemps est malade d’un cerisier nouveau
d’un cerisier plein de fruits miroitants
où sombrent les cils de porcelaine
comme un regard dans un jet d’eau
Assise flamberge assis vents
La mer se décolore et le rouge domine
Le rouge de mon CŒUR est le vent de ses îles
le vent qui m’enveloppe comme un insecte
le vent qui me salue de loin
le vent qui écoute le bruit de ses pas décroître sur mon ombre
si pâle qu’on dirait un poisson volant
As-tu senti les cheveux se dénouer comme les aiguilles d’une
pendule
et le souffle des pierres s’atténuer de crainte que les mains
ne les remarquent
As-tu senti la sève jaillir hors des arbres de paille
et se répandant sur les fleuves
les couvrir de canards
Les canards des astres ne sont pas ceux de ma sœur
car ma sœur est noire comme une huître
et de sa voix sortent des taupes
et les taupes de ma sœur gardent leur secret
Les corbeilles et les raisins se rencontreront sur une route
bleue
Du choc jaillira la grande mamelle
qui recouvre les horizons flétris
et ce sera justice
Si la justice naît de la rencontre des raisins et d’une corbeille
les tuiles caresseront les sages noyés dans le ciment
et les vagues refuseront de traverser la mer
Encore une heure et les squelettes se balanceront à la corde
des marées
à condition que les vitres perdent leur éclat
à condition que les vieillards se cachent sous les herbes
escargots des pendules
Si l’amour naît de la projection d’une groseille dans le bec
d’un cygne
j’aime
car le cygne de mon sang a mangé toutes les groseilles du
monde
car le monde n’est que groseilles
et les groseilles du monde jaillissent de ses yeux
comme le sel des arbres
comme l’eau des mains sonores
et comme les caresses des mouches de neige
nageant le soir sur les cheveux défaits qui les implorent
2
Soleil route usée pierres frémissantes
Une lance d’orage frappe le monde gelé
C’est le jour des liquides qui frisent
des liquides aux oreilles de soupçon
dont la présence se cache sous le mystère des triangles
Mais voici que le monde cesse d’être gelé
et que l’orage aux yeux de paon glisse sous lui
comme un serpent qui dort sa queue dans son oreille
parce que tout est noir
les rues molles comme des gants
les gares aux gestes de miroir
les canaux dont les berges tentent vainement de saluer les nuages
et le sable
le sable qui est gelé comme une pompe
et projette au loin ses tentacules de cristal
Tous ses tentacules n’arriveront jamais à transformer le ciel en mains
Car le ciel s’ouvre comme une huître
et les mains ne savent que se fermer sur les poutres des mers
qui salissent les regards bleus des squales
voyageurs parfumés
voyageurs sans secousses
qui contournent éternellement les sifflements avertisseurs des saules
des grands saules de piment qui tombent sur la terre comme des plumes
Si quelque jour la terre cesse d’être un saule
les grands marécages de sang et de verre sentiront leur ventre se gonfler
et crier Orties Orties
Jetez les orties dans le gosier du nègre
borgne comme seuls savent l’être les nègres
et le nègre deviendra ortie
et soutane son œil perdu
cependant qu’une longue barre de cuivre se dressera comme une flamme
si loin si haut que les orties ne seront plus ses enfants
mais les soubresauts fatals d’un grand corps d’écume
salué par les mille crochets des eaux bouillantes
que lance le pain blanc
ce pain si blanc qu’à côté de lui le noir est blanc
et que les roches amères dévorent lentement les chevilles des danseuses d’acajou
mais les orties ô mosaïque les orties demain auront des oreilles d’âne
et des pieds de neige
et elles seront si blanches que le pain le plus blanc s’oubliera
dans leurs dédales
Ses cris retentiront dans les mille tunnels d’agate du matin
et le paysage chantera Un Deux Trois Quatre Deux Trois
Un Quatre
les corbeaux ont des lueurs d’église
et se noient tous les soirs dans les égouts de dieu
Mais taisez-vous tas de pain le paysage lève ses grands bras
de plume
et les plumes s’envolent et couvrent la queue des collines
et voici que l’oiseau des collines se retrouve dans la cage de l’eau
Mais plumes arrêtez-vous car le paysage n’est presque plus
qu’une courte paille
que tu tires
C’est donc toi fille aux seins de soleil qui seras le paysage
l’hypnotique paysage
le dramatique paysage
l’affreux paysage
le glacial paysage
l’absurde paysage blanc
qui s’en va comme un chien battu
se nicher dans les boîtes à lettres des grandes villes
sous les chapeaux des vents
sous les oranges des brumes
sous les lumières meurtries
sous les pas hésitants et sonores des fous
sous les rails brillants des femmes
qui suivent de loin les feux follets des grands hérons du jour
et de la nuit
les grands hérons aux lèvres de sel éternels et cruels
éternels et blancs
cruels et blancs
3
J’existe sous sceau des vignes
et les naseaux fumants du céleste empire rôdent autour des
fleurs fanées
car ici tout dort
et le sommeil de l’air est propice à la naissance des montagnes
La plus légère brise suffirait pour qu’elles apparaissent dans
le creux de ma main
accompagnées de tous leurs attributs
le sternum de verre que polit le soleil des caves
le diable des pianos qui rugit comme une chevelure coupée
et les quatorze lueurs ovales du ventre marin
dont la présence n’est désirable que le matin
lorsque les herbes recouvrent la raison et chantent
Sais-tu d’où vient l’aluminium
Sais-tu le pays des grands os pâles qui baignent dans les fleuves
de mercure
Sais-tu le pays des démons tournant autour d’un cornet de
papier
L’orifice du cornet est plein de lumières et de lentilles
Mais Esaü Esaü lève la tête et montre tes cornes semblables à une invasion
Esaü tu es le cornet et les lentilles
et tu seras ainsi jusqu’à ce que les surfaces lisses
sentent apparaître les premières rugosités qui présagent la
naissance de l’alcool
de cet alcool qui s’ouvre chaque jour comme un compas
dont les deux pointes tournées vers nous marquent le la J’existe sous le sceau des vignes que suscite mon sang
car mon sang ce soir
ce soir comme toujours
n’est ni moins ni plus beau que le plus brutal hasard
celui qui provoque la rencontre dans l’escalier des bouteilles
d’une orange et d’un porte-monnaie
Une orange et un porte-monnaie
C’est aussi la rencontre au moment où le flux devient reflux
d’une corde à nœuds et d’un pendu
tous deux se regardent avec des yeux d’horizon
et l’horizon rit
Tous se lèvent
la corde sur un nœud et le pendu sur la tête
Et la corde dit au pendu
O toi échappé de mes nœuds que me veux-tu
toi qui as suivi mille fois les regards des décapités
dont le sourire défie les pierres scintillantes
et appelle le ronflement des jets d’abeille
O toi qui descends des pailles tressées en forme de tulipe
et retournes à la tulipe qui n’est pas encore paille
O toi le fer et la plaie l’œil et le monocle
toi qui as fait la corde et les nœuds
pourquoi m’as-tu quittée
Mais le pendu chantait
Le roi et la reine ont des pattes de moustique
et le dauphin de moustiquaire
Le roi et la reine ont un violon
mais leur violon est aussi une méduse
une méduse qui ne sera jamais un radeau
car le roi et la reine ont perdu leur regard
dans le corps de la méduse
Mais la méduse s’enfuit comme un reflet
et garde le roi et la reine
qui dorment quelque part sous une plante de silex
Dauphin ne les réveille pas avec ton marteau qui frappe sur
le silex
L’étincelle ferait fuir la méduse
et la méduse garderait leur regard
leur regard de la
leur regard de Neptune
4
Nue nue comme ma maîtresse
la lumière descend le long de mes os
et les scies du temps grincent leur chanson de charbon
car le charbon chante aujourd’hui
le charbon chante comme un liquide d’amour
un liquide aux mouvements de volume
un liquide de désespoir Ah que le charbon est beau sur les routes tournesol
tournesol et carré
si je t’aime c’est que le sol est carré
et le temps aussi
et cependant je ne ferai jamais le tour du temps
car le temps tourne comme à la roulette
la boule qui regarde
dans la mosaïque des forêts Cerveaux et miroirs roulez
Car le charbon a la tête d’un dieu
et les dieux ô cerises les dieux aujourd’hui plantent des
épingles
dans le cou des zouaves
et les zouaves n’ont plus de moustaches
parce qu’elles accompagnent les jets d’eau
dans la course de l’avoine
l’avoine cirée lancée le long des vents à la poursuite des
marées
Marées de mes erreurs où mîtes-vous nos vents
car vos vents sont aussi des marées
ô mon amie
vous qui êtes ma marée mon flux et mon reflux
vous qui descendez et montez comme le dégel
vous qui n’avez de sortie que dans la chute des feuilles
et ne songez point à vous échapper
car s’échapper c’est bon pour une flèche
et les flèches qui s’échappent ont frôlé tous les soupirs
mais vous qui êtes dans l’eau comme un remous
belle comme un trou dans une vitre
belle comme la rencontre imprévue d’une cataracte et d’une
bouteille
La cataracte vous regarde belle de bouteille
la cataracte gronde parce que vous êtes belle
bouteille
parce que vous lui souriez et qu’elle regrette d’être cataracte
parce que le ciel est vêtu pauvrement
à cause de vous dont la nudité reflète des miroirs
vous dont le regard tue les vents malades
Mon amie ma fièvre et mes veines
je vous attends dans le cercle le plus caché des pierres
et malgré la lance du dramatique navire
vous serez près de moi qui ne suis qu’un point noir
Et je vous attends avec le sel des spectres
dans les reflets des eaux volages
dans les malheurs des acacias
dans le silence des fentes
précieuses entre toutes parce qu’elles vous ont souri
comme sourient les nuages aux miracles
comme sourient les liquides aux enfants
comme sourient les traits aux points
5
À quoi bon les germes des astres dans le sillage des végétations
obscures
À quoi bon les mains d’écume sur le versant des collines
À quoi bon la vase devant la nuit
À quoi bon le soleil mousseux près de moi
À quoi bon l’invisible mirage des roches
À quoi bon les animaux du jour
si la nuit roule perpétuellement sur la pente du poison
et si le tonnerre des sables s’évapore comme la goutte d’eau
des images
cette goutte d’amour que nul ne recueillit jamais
car elle s’évapore trop vite
si vite qu’elle n’est jamais que vapeur
Et si cette vapeur s’échappait des yeux vivants de la tempête
mais la tempête ment comme une soupe A quoi bon
À quoi bon te lever sur le pied droit puisque le pied gauche
t’attend
Comme la lune attend les torpilleurs qu’elle ne rejoindra
jamais
Ah torpilleur à quoi bon
À quoi bon torpilleur votre cauchemar d’éponge puisqu’il
restera cauchemar
comme l’eau reste vent et le vent éponge
À quoi bon puisque tout n’est qu’eau et vent comme vous
et vos cauchemars
À quoi bon mon torpilleur et mon cauchemar se confondent
dans une goutte d’eau qui tombe perpétuellement sous mon
crâne
et jamais ne fera ni un lac ni un ruisseau
car c’est l’inverse que je vois
Les crocodiles se promènent comme des reines
et les reines vivent avec les taupes A quoi bon
les saluts des interstices qui séparent la chair des arbres
si les arbres s’effondrent dans l’océan des talons
comme s’effondrent mes yeux au passage de midi À quoi bon les poussières des hauteurs
et le frôlement voluptueux des lignes lumineuses sur des
jambes d’azote
À quoi bon le passage d’un point à un autre
À quoi bon les lignes de la main et le charbon qu’elles
cachent
À quoi bon l’enfance des os
À quoi bon les lueurs qui disparaissent à l’horizon
À quoi bon mon amour dans une corne gelée
À quoi bon la corne gelée qui ne se renversera jamais sur
mon amour
car il est autour de la corne
comme les pierres autour de la maison