MÉLUSINE

Au 125 du boulevard Saint-Germain

La demie de onze heures sonnait à une horloge voisine. Quelques taxis passaient nonchalamment et les dromadaires n’étaient pas tous rentrés. Au loin, on pouvait apercevoir le Président de la République, revêtu d’un scaphandre et accompagné du roi de Grèce, qui semblait si jeune qu’on avait envie de lui apprendre à lire. Une jeune hétaïre les suivait leur offrant ses services. Des gants pleuvaient, emportés par une bise aigre de novembre.

Comme ils passaient devant le 125 du boulevard Saint-Germain, ils virent un homme sortir en poussant devant lui un fauteuil à roulettes. Dans ce fauteuil, un personnage était assis, dans la position de l’homme fatigué. Aussitôt, la pensée leur vint qu’un crime avait été commis en cet endroit. Une baignoire, jetée d’un quatrième étage et venant s’écraser à leurs pieds, confirma leurs soupçons.

Pendant que l’un suivait l’homme mystérieux qui poussait le fauteuil en se dirigeant vers le boulevard Saint-Michel, l’autre passait un peu de pommade sur ses cheveux. De l’air du promeneur distrait, il gravit les escaliers si longs qu’il lui semblait monter du fond de la mer. De petites explosions signalaient son passage à chaque étage et des serpents glissaient sur la rampe de l’escalier. Un soldat ivre faillit le culbuter. « C’est un bordel ! », se dit-il et il se moucha bruyamment. Une porte s’ouvrit et une voix à l’accent méridional grasseya :

– Qu’est-ce que c’est, mon bon monsieur ?
– Je voudrais voir Monsieur Séraphin, vous savez, le monsieur qui jette des baignoires par la fenêtre à onze heures et demie.
– Au quatrième à droite, fit la voix.

Et la porte se referma avec le crépitement d’une flamme attisée par le vent.

Son émotion était intense ; allait-il du premier coup toucher au but et le personnage singulier qui jetait des baignoires par les fenêtres lui apprendrait-il pourquoi l’été succède au printemps ? Le temps de verser une larme sur sa soeur morte l’année passée et il cogna à la porte qu’on lui avait indiquée. Le chant du coq retentit, suivi presque aussitôt d’un bêlement affolé. Le bêlement s’était à peine tu qu’il entendit, distinctement, un bruit d’eau qui coulait comme si un robinet était resté ouvert par mégarde, mais nulle voix humaine ne se fit entendre.

– Drôle de vie, fit-il entre haut et bas ; et il frappa de nouveau. Un claquement de mâchoires suivi du même bêlement affolé lui répondit. Quelques secondes s’écoulèrent pendant lesquelles il lui sembla entendre une rafale de vent soufflant en tempête. Une troisième fois il frappa à la porte. Mais cette fois, le silence fut complet. Il était perplexe : cependant si une baignoire était tombée à ses pieds il fallait bien que quelqu’un l’eût lancée ! Et voilà qu’arrivé à l’endroit d’où elle avait dû tomber, la porte restait close malgré ses appels.

Le temps de tuer une mouche et sa résolution fut prise. Il recula de quelques pas et se jeta contre la porte. Elle céda du premier coup et se brisa comme du verre, cependant qu’une bonne odeur de foin fraîchement coupé arrivait jusqu’à lui. Il resta quelques instants hébété et pleura abondamment. Il n’aurait su dire pourquoi cette odeur lui rappelait certaines années de sa jeunesse où d’autres escaliers avaient été des terrains d’expérience choisis.

La flamme d’une allumette-bougie lui permit de voir la pièce où il venait de pénétrer. Une pelouse de gazon verdoyant, bien arrosé et tondu ras, l’occupait. Au milieu, un parterre de jacinthes légèrement bombé et surmonté d’un mimosa fleuri. Dans un coin, accoté au mur, un homme semblait dormir.

Pourquoi à cet instant une voix, humaine cependant, chantonna-t-elle avec un accent de gramophone ?

Sur les bords de la Riviera

Où murmure une brise embaumée

Chaque femme, là-bas

Veut être belle et toujours adorée.

Pourquoi aussi une voix lui murmura-t-elle à l’oreille, comme on confie un secret, les paroles sacramentelles par lesquelles Jésus institua l’Eucharistie ?

– PRENEZ, CECI EST MON CORPS… PRENEZ, CECI EST MON SANG…

Une autre allumette-bougie lui révéla la présence aux quatre angles de la pièce, de quatre plantes dont il ne pouvait définir l’essence.

Comme il approchait son allumette de l’une d’elles, celle située à sa droite, pour préciser, elle s’alluma et éclaira la pièce d’une faible lueur.

– Je m’en doutais, fit-il, et d’autres accidents sont à redouter.

Il alluma successivement toutes les plantes, qui n’étaient autres que des arums. Une lumière douce, comme tamisée par un verre dépoli, se répandit dans la pièce.

Il se dirigea vers l’homme qui était resté insensible à tout ce remue-ménage : « Eh bien, mon brave ! » Minuit sonna et la légère pression de la main sur l’épaule, ou du moins je le suppose, fit couler de ses yeux un mince filet de lait. L’homme restait toujours immobile. Il voulut lui prendre la main, la sentit chaude, mais s’aperçut qu’elle adhérait au genou sur lequel elle était posée : il voulut lui secouer l’autre main, elle était aussi immobile que la première. Il prit son canif et fit une entaille au poignet droit du mystérieux personnage. La chair était rouge mais il ne sortit pas une goutte de sang.

Il appuya son revolver sur l’oeil droit de l’inconnu et tira. Un trou remplaça l’oeil et du lait coula abondamment, faisant une longue traînée blanche sur le smoking dont il était revêtu.

Il avisa un journal chiffonné et jeté près de l’homme. Il le déplia. C’était un très vieux numéro du Journal dont un morceau manquait. Il le chercha et finit par le trouver entre ses jambes. Il lut la date : 27 janvier 1903 (Jour de l’anniversaire du Kaiser Guillaume II). Comme on tourne le commutateur, la lumière se fit : Il dormait là depuis cette date.

Et lui qui l’avait tué d’un coup de revolver dans l’oeil !

« Je n’ai plus rien à faire ici », se dit-il, et il s’en fut à la porte de droite. Elle donnait dans une autre pièce qui, quoique sans fenêtres, était cependant brillamment éclairée. Dans cette pièce se trouvaient de longues tables parallèles bordées de chaque côté de petits fauteuils. Sur ces petits fauteuils, des dactylographes tapaient fébrilement sur leurs machines et des écrits en sortaient automatiquement, glissaient le long de la table, et disparaissaient on ne sait où.

Son entrée passa inaperçue. Il s’adressa à la première des dactylographes, et demanda : « M. Séraphin, s’il vous plaît. »

– Dans cinq minutes vous apercevrez sa cigarette et la plus jeune de ses soeurs, lui fut-il répondu.

Revenons au roi de Grèce, que nous avons laissé suivre l’étrange personnage qui poussait un fauteuil à roulettes dans la direction du boulevard Saint-Michel.

A la hauteur de la rue Danton, une automobile faillit renverser le fauteuil et son singulier occupant. Ils continuèrent leur route, traversèrent le boulevard Saint-Michel, allèrent jusqu’aux quais et de là au Jardin des Plantes. On aurait pu croire qu’à cette heure avancée de la nuit, la porte resterait close. Or à peine étaient-ils arrivés devant celle-ci, qu’elle s’ouvrit automatiquement, comme si l’on avait fait jouer un ressort caché. Elle se referma aussitôt et malgré tous ses efforts, le roi de Grèce ne parvint pas à l’ébranler. Pour lui, une porte n’était pas un obstacle, habitué qu’il était, depuis son enfance, aux plus violents exercices physiques : le football, le cyclisme, l’auto, l’aviation, le saut, la natation, l’aviron, lui étaient aussi familiers que l’Evangile et les temps préhistoriques. En quelques secondes, il eut franchi la haute grille, et se trouva en deçà de l’enceinte. La trace du fauteuil, restée, on ne sait pourquoi, lumineuse, le guida aussi sûrement que s’il avait eu devant lui le burlesque équipage. Quelques hérons essayèrent bien d’entraver sa marche, mais la pastille qu’il leur donna, lui rendit rapidement le chemin libre. Une antilope vint aussi lui dire qu’elle ne l’avait pas oublié. Jusqu’à un énorme crabe, qui voulut lui saisir un pied pour l’emmener dans un lieu dont il n’avait cure.

La trace conduisait à la fosse aux ours. Il arriva en même temps que l’homme au fauteuil à cet endroit maintenant silencieux. Un bonhomme de paille qui veillait près de la fosse, inclina la tête en signe d’acquiescement ; un drap blanc tomba au fond de la fosse et s’y étendit. Aussitôt, un cœur, une mâchoire, un intestin complètement déroulé, un fourreau de cheval, un paquet de cacao, une chemise de femme et un oiseau naturalisé, furent jetés successivement sur le drap blanc, de manière à indiquer les sept angles d’un polygone régulier. Un paquet d’excréments humains, tombant non loin de là, donna le mouvement à ces sept choses, jusqu’alors inertes, et l’on assista à une ronde effrénée du cœur, de la mâchoire, de l’intestin, du fourreau de cheval, du paquet de cacao, de la chemise de femme et de l’oiseau naturalisé. Le mouvement s’accélérait, comme si ces sept choses courant l’une après l’autre avaient espéré se rejoindre. La lumière d’un puissant projecteur balaya une seconde la scène, sans interrompre leur course. Des oiseaux, des vautours sans doute, réveillés par ce bruit, vinrent planer au-dessus de la fosse, mais hésitèrent à y descendre. Un ronflement d’automobile, qui augmentait progressivement, décela l’approche d’une de ces machines. Elle s’arrêta un moment devant la fosse et une femme voilée et gantée prit un paquet de drapeaux placé près d’elle, et le jeta sur le drap. Instantanément, la ronde folle s’arrêta. L’homme au fauteuil, pendant toute cette scène (qui avait pu durer quelques années), passa sa main sur son front qu’il trouva moite.

– Bon Dieu, se dit-il, c’est pourtant aujourd’hui le 25 juin 1922.

Il resta quelques secondes songeur, et il dit à haute voix :

1° Un juge intègre, instruit et désintéressé, une femme jolie, jeune, vertueuse et aimable, un ami discret, sincère et prévenant, sont rares, mais ce sont des trésors précieux qui existent et qu’on peut trouver.
2° Ceux qui gouvernent sont comme les corps célestes qui ont beaucoup d’éclat et n’ont point de repos.
3° La victoire est glorieuse, quand elle se borne à dompter un ennemi, mais elle devient odieuse quand elle opprime les malheureux.
4° Il faut beaucoup d’esprit pour soutenir le personnage de railleur, et peu de bon sens pour l’entreprendre.
5° On ne donne rien aussi libéralement et avec plus de facilité que des conseils.
6° Inexplicables humains, comment pouvez-vous réunir tant de bassesses et de grandeurs, tant de vertus et tant de vices ?
7° Celui qui sait renoncer à l’ambition, se délivre en un moment de bien des peines, de bien des veilles, et quelquefois, de bien des crimes.
8° Un philosophe de la Grèce, à qui l’on demandait sous quel gouvernement les hommes pouvaient vivre avec le plus de sûreté et le moins de danger, répondit : « Sous celui où la vertu trouve beaucoup d’amis et où le vice trouve peu de partisans, ou n’en a aucun. »
9° Si tu as un peu de patience, je te ferai voir tout.
10° Vous n’aurez jamais assez de fruits.
11° On peut avoir des opinions différentes et ne s’en aimer pas moins. La différence des sentiments fait qu’on s’éclaire, et l’amitié fait qu’on supporte la contradiction.
12° On ne goûte point impunément le plaisir de la vengeance. On sent bientôt que ce plaisir cruel n’est pas fait pour le cœur de l’homme, et qu’on se punit soi-même en haïssant.
13° Si l’on se blâme, les autres en croient plus qu’on en dit ; si l’on se loue, ils n’en croient rien.
14° On dit des Français qu’ils semblent être les seuls qui connaissent bien le peu de durée de la vie des hommes ; car en France, on fait tout avec tant de promptitude, qu’on dirait que les Français se persuadent qu’ils n’ont qu’un jour à vivre.
15° On s’amusait chez une grande dame, Mme X…, à trouver des différences ingénieuses d’un objet à un autre.
– Quelle différence, dit la dame, pourrait-on faire entre moi et une montre ?
– Madame, lui répondit un ambassadeur d’Angleterre, une montre marque les heures, et auprès de vous on les oublie.
16° Quelqu’un rapportait à un autre les injures qu’on disait de lui : « On ne les aurait pas dites, répondit-il, si l’on n’avait pas cru que tu étais bien aise de les entendre. »
17° Quelqu’un demandait à Caton, pourquoi, ayant si bien mérité de la République, on ne lui avait point élevé de statue. « J’aime mieux, répondit-il, qu’on me pose cette question, que si on me demandait pourquoi on m’en a érigé. »

L’homme qui, jusque là, était resté immobile dans son fauteuil, se leva tout d’une pièce, se dirigea vers la fosse, enjamba la balustrade, et sauta sur le drap. Les ours, qui n’attendaient sans doute que cela, sortirent de leurs cages et le saluèrent posément. L’homme n’en parut pas autrement surpris et commença à se dévêtir. Quand il fut complètement nu, on put voir son corps soigneusement épilé se revêtir brusquement d’une fourrure épaisse et laineuse, et l’on remarqua que, sur sa tête, couraient une multitude de petits vers blancs comme la neige. Ils descendaient sur son cou, sur son dos, sur ses jambes et bientôt, autour de lui, ce fut un grouillement de petites choses blanches qui cherchaient à quitter le drap. Une certaine figure géométrique hantait l’esprit de l’homme resté au bord de la fosse : Le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés.

Le roi de Grèce ne savait que penser du tableau qui se déroulait sous ses yeux. Il songeait au bookmaker qui lui avait conseillé La Trinité dans la cinquième course, et lui avait fait perdre cinquante louis.

Un seul parti lui restait : sans être remarqué, il quitta le Jardin des Plantes. A peine arrivé sur le quai, il entendit crier L’Intran, 3e. Il acheta le journal et lut :

ROME. – Depuis plusieurs jours on soigne, dans un hôpital de Rome, un personnage dont l’identité n’a pu être établie, et qui se dit le roi de Grèce ; il dit aussi être armateur à Venise. Il est atteint de la maladie du sommeil. Son êtat est très grave.

Un frisson le secoua de la tête aux pieds : ROME OU PARIS ?

De la rue au café, par l’intermédiaire des tissus, les pâtes d’os se stratifient, se cristallisent ou se déposent. Les cambrioleurs aux yeux de confetti trouvent parmi leurs cheveux la clef de leurs désirs. Les enfants mangent les punaises, les chapeaux mangent les enfants, et les courroies entraînent plus loin que les yeux ne peuvent les voir, les membres effondrés.

Il héla un taxi, et se fit conduire à la fosse aux os, et là, parmi les poissons, qui attendaient paisiblement l’heure de la résurrection, il s’assit et s’endormit. M. Séraphin ne venait toujours pas, et le Président de la République commençait à croire que les heures n’ont pas toutes soixante minutes. Il occupait son temps à tresser une petite chaîne avec des poils de chameau, mais cette occupation sénile ne pouvait le satisfaire complètement. Il songea bien, un instant, à tuer quelques dactylographes pour leur ouvrir le corps, et compléter ses études d’anatomie restées inachevées à la suite de sa liaison avec Gaby Berliet, la danseuse des Folies-Bergères, dont il avait gardé le meilleur et en même temps le plus mauvais souvenir de sa vie : le meilleur, car elle fut une maîtresse charmante, et le plus mauvais souvenir : ne devait-il pas maintenant avoir recours aux injections de mercure ?

Comme il restait là, hésitant sur le parti à prendre, un jeune homme efféminé entra et fit signe à une dactylo qui disparut avec lui, par la porte opposée à celle par laquelle il était entré.

Ceci l’inquiéta, et il suivit le couple. Un labyrinthe de couloirs, qu’il parcourut derrière eux, le conduisit à une vaste piscine où sept ou huit corps de femmes flottaient démesurément allongés. Galamment, le jeune homme invita sa compagne à se dévêtir et lui tendit un maillot de bain. En réponse, elle lui sourit, et l’on put voir voltiger de tous côtés des petites roues dentées et de minuscules ressorts, un peu semblables aux ressorts de montre. Après avoir voltigé autour de la salle, s’être cognés aux murs et au plafond, ils tombèrent tous dans la piscine et une petite étincelle se produisit au moment où ils touchèrent la surface de l’eau. La femme, la première, plongea et reparut, quelques mètres plus loin, nageant gracieusement. Des homards la suivaient et cherchaient à la rejoindre. Elle nageait de plus en plus vite et les horloges situées aux quatre coins de la piscine accéléraient leur mouvement, suivant un rythme semblable au sien. Brusquement, l’air parut saturé de poussière. Le Président de la République suffoqua : il devenait de plus en plus difficile de respirer dans cette atmosphère insalubre. Le Président de la République alluma une cigarette et s’évanouit.

Quant il revint à lui, le soleil se jouait sur l’eau, où des petits bateaux d’enfant se balançaient mollement. La femme qu’il avait vu plonger et nager avec tant de grâce, flottait également sur l’eau, démesurément allongée et aussi nue que les autres. Des centaines de homards cherchaient leur nourriture dans leur abdomen, leur estomac, et l’un d’eux disparaissait presque entièrement dans le thorax de la belle nageuse.

Il resta un moment à considérer le bout de ses ongles, se demandant sur quel cheval il allait parier.

Des petits trous dentés qui tapissaient le plafond par où arrivait le soleil, une pluie de pollen tomba lentement sur l’eau qui fut bientôt recouverte d’une mince couche jaune. Le Président de la République se leva et descendit au bord de l’eau qu’il toucha de la main. Elle était tiède : 28° environ.

Il ne savait plus ce qu’il était venu faire là et résolut de retourner au bureau des dactylographes. Il franchit une porte, descendit un escalier, en gravit un autre, prit un couloir interminable, traversa un vaste hall et se trouva tout à coup dans un parc où les arbres des pays du Nord étaient mélangés aux cactus, aux palmiers, bananiers, palétuviers, baobabs et à d’autres arbres, dont l’essence lui était inconnue. Aux branches de ces arbres était suspendue une multitude d’objets divers : des violons, des pendules, des vases à fleurs, des rasoirs, des brosses, des malles, des bas de soie, des ceintures et des lanternes à acétylène.

– Noël, Noël, chantaient inlassablement des voix qui sortaient de chaque tronc d’arbre.

Il prit le premier sentier qui s’offrit à sa vue et ne tarda pas à arriver à une clairière, où il vit le roi de Grèce, en compagnie d’un orang-outang, mangeant tous deux des figues entassées sur un drapeau espagnol.

Ils durent s’avouer qu’ils avaient été mystifiés. Une petite locomotive traversait la clairière, traînant quelques wagons plats. Profitant d’un ralentissement, ils sautèrent sur l’un d’eux et arrivèrent en peu de temps devant la porte d’une fabrique d’allumettes. La porte s’ouvrit toute grande et le train pénétra dans une large cour plantée de petits arbres de manganèse. Ils quittèrent le wagon et entrèrent dans l’usine. Leur étonnement fut grand, à la vue de la précision avec laquelle une machine transformait des planches en allumettes. Avisant un contremaître, ils lui demandèrent :

– Monsieur Séraphin, s’il vous plaît ?
– Par ici, Messieurs, traversez l’atelier, prenez la première porte à droite et montez l’escalier : le deuxième bureau à gauche.

Un ange sortit d’une machine dont ils n’auraient pu indiquer l’usage, et les arrêtant au passage, leur dit :

1° Une dame française reprochait à l’ambassadeur de Siam la multiplicité de ses femmes.
Madame, lui répondit-il, si l’on en trouvait, au Siam, d’aussi belles et d’aussi bien faites que vous, nous n’en aurions qu’une.
2° Un amateur qui considérait les sept sacrements peints par le Poussin, critiquait le tableau qui représente le mariage : « Je vois bien, disait-il, qu’il est difficile de faire un mariage qui soit bon même en peinture. »
3° Pierre-le-Grand, empereur de Russie, voyant, en Sorbonne, le tableau du cardinal de Richelieu, s’écria : « O grand homme ! si tu vivais encore, je te donnerais la moitié de mon empire pour que tu m’apprennes à gouverner l’autre. »
4° Louis XII, auparavant duc d’Orléans, étant sollicité de venger les injures qu’on lui avait faites avant de monter sur le trône, dit que le roi de France ne devait pas venger les injures du duc d’Orléans.
5° Les Arabes assiégeaient une place : l’officier qui les commandait proposa à ses hommes une somme considérable pour celui qui, le premier, planterait une fascine dans le fossé exposé à tout le feu de l’ennemi. Aucun homme ne se présenta. Le général étonné leur en fit des reproches. « Nous nous serions offerts, lui répondit un de ces braves, si l’on n’avait pas mis cette action à prix d’argent. »
6° Je veux du pain et non pas de l’argent.
7° Ne crie pas, tu en auras.
8° Ce sont eux qui l’ont fait, et si c’était nous, nous l’avouerions.
9° Il y a eu des personnes tuées et il y en aura encore.
10° Il était deux heures du matin lorsque je me suis couché.
11° C’est l’homme le plus méchant et le plus envieux qui existe, aussi le déteste-t-on.
12° Grands dieux, que cet homme-là est hypocrite !

Le Président de la République et le roi de Grèce s’en doutaient bien un peu, aussi cela ne les fit-il pas renoncer à leur projet.
M. Séraphin les reçut fort aimablement. Ils lui exposèrent sans périphrases le but de leur visite.
M. Séraphin hochait la tête et semblait les approuver. Quand ils eurent fini, il leur répondit :

– Onze heures et demie se situe alentour du quarante-deuxième degré de latitude sud. Il fait chaud, il fait froid, il pleut, il vente, il neige, il fait des éclairs, de l’orage. Les feuilles tombent, les horloges s’arrêtent, la terre tremble, les vaches urinent, le plomb fond, la pierre s’ouvre, les souliers se démontent, la cigarette s’allume et enfin les hommes meurent comme des mouches. Les papillons tremblent de terreur car les clefs ne tournent plus dans les serrures. Je viens de ramasser une épingle qui était tombée : c’est mon homme, je regarde dans les lignes de ma main, c’est mon jardin.

« Combien faut-il d’ours pour faire une porte ? Certes, moins que de femmes pour faire une glace. Si les oiseaux chantent, nous n’en saurons rien car notre détresse est grande et nos illusions sont découpées en jolis petits timbres poste.

Advienne que pourra : je ne mange plus, je ne bois plus, je ne dors plus, je ne vis plus, je me contente de regarder, entre les planches vernies, un mystère incolore, inodore et sans saveur.

Je me lève le matin à sept heures, je fais un peu de dentelle avec des plumes d’épervier, je couvre ma mère qui est morte avec des pétales de pavots et, chaque matin, à la même heure, je vois sortir de chacun de ses doigts et de chacun de ses orteils une petite capsule qui crève rapidement en répandant un parfum de citron.

Il n’y a pas de fauteuil, il n’y a pas de baignoire. Je mange, je dors, je bois, je vis et je vous assure que :

Rien n’est plus agréable à l’esprit que la lumière de la vérité.
Le crime est plus hardi que la vertu.
La colère est un mouvement de l’âme aussi impétueux que celui de la compassion est doux ; mais l’un dégrade l’homme et l’autre l’honore.
L’art de faire subsister ensemble l’intempérance et la santé est un art aussi chimérique que la pierre philosophale et l’astrologie judiciaire.
La simplicité de la nature est plus aimable que tous les embellissements de l’art.
J’ai autant d’argent que vous en aurez.
Elle est très jolie.
Si vous rencontrez quelque part une femme qui vous parle de Napoléon III, offrez-lui un cigare et emmenez-la faire une cure en Espagne.
Messieurs, votre chemise se fend de haut en bas, et votre corps l’imite. On voit vos organes qui sont tapissés de petits papillons effrangés. Si je ne me trompe, vous avez faim. Permettez que je vous invite à partager mon modeste repas. »

© Mélusine 2011