LES CHANTS DE MALDOROR, par le Comte de Lautréamont (à la Sirène)
La vie humaine ne serait pas cette déception pour certains si nous ne nous sentions constamment en puissance d'accomplir des actes au-dessus de nos forces. Il semble que le miracle même soit à notre portée. Du Christ nous faisons un homme comme tous les autres pour ne plus pouvoir douter de lui. Certes les religions n'ont rien d'absurde : il n'est pas de croyance plus naturelle que celle à l'immortalité de l'âme ou, du reste, à l'immortalité simple (j'ai beaucoup de peine à admettre qu'un jour mon cœur cessera de battre). Tout au plus nous élevons-nous contre l'idée d'une vérité dernière. Il arrive que des esprits, généreux pourtant, se refusent à admirer une cathédrale terminée. Ceux-là se tournent vers la poésie qui, par bonheur, en est restée à l'âge des persécutions. La religion, pense le vulgaire, "ne commande jamais de faire le mal". Par contre ce qu'il peut entrevoir d'une morale poétique n'est pas pour lui faire dire que la poésie a du bon.
Ce n'en serait pas moins une erreur de considérer l'art comme une fin. La doctrine de « l'art pour l'art » est aussi raisonnable qu'une doctrine de « la vie pour l'art » me semble insensée. On sait maintenant que la poésie doit mener quelque part. C'est sur cette certitude que repose, par exemple, l'intérêt passionné que nous portons à Rimbaud. Mais pour exaspérer notre désir, ce dernier, comme tant d'autres esprits interrogés sur l'au-delà, s'est plu jusqu'à ce jour à nous décevoir. On ne peut prendre les lettres d'Abyssinie que pour une suite de boutades. Le plus simple moyen de désintéresser une partie consiste à faire disparaître à la fois le joueur et l'enjeu. L'histoire, littéraire ou autre, ne se flatte pas de nous apprendre ce qui se serait passé si. On commettrait quelque maladresse en célébrant un homme parce qu'il est mort « à la fleur de l'âge ». Qu'on ne s'en laisse pas imposer non plus par une biographie entièrement dépourvue d'anecdotes. Le tout est que, pour parler du comte de Lautréamont, nous puissions nous en tenir à son œuvre. Isidore Ducasse a si bien disparu derrière son pseudonyme qu'on croirait aujourd'hui broder en identifiant à ce jeune répétiteur (?) Maldoror ou même l'auteur de ses Chants.
Que de telles énergies se dépensent (provisoirement, croient-elles) à écrire, voilà qui mérite réflexion. C'est encore dans le travail littéraire, appliqué ou non, qu'on trouve le mieux à satisfaire à sa volonté de puissance. L'effet ne s'y fait pas attendre, si l'on veut bien prendre ce mot dans un sens très large. L'encre et le papier savent seuls tenir l'imagination en éveil. Il n'eût pas fallu plaisanter cet orateur qui n'avait d'idées qu'en parlant. Je crois que la littérature tend à devenir pour les modernes une machine puissante qui remplace avantageusement les anciennes manières de penser. En désespoir de cause, et contre toute loyauté, les meilleurs logiciens essaient d'obtenir notre assentiment au moyen d'une image. C'est, a dit Lautréamont, que "la métaphore rend beaucoup plus de services aux aspirations humaines vers l'infini que ne s'efforcent de se le figurer ceux qui sont imbus de préjugés". J'entends bien que l'abus de confiance n'est pas grave et qu'il y a intérêt à encourager tout ce qui peut jeter un doute sur la raison. L'idée de la contradiction, qui demeure à l'ordre du jour, m'apparaît comme un non-sens. De l'unité de corps, on s'est beaucoup trop pressé de conclure à l'unité de l'âme, alors que nous abritons peut-être plusieurs consciences et que le vote de celles-ci est fort capable de mettre chez nous deux idées opposées en ballottage. Cette théorie, en tout cas, s'accorde parfaitement avec le peu qu'il nous est donné de savoir de l'hérédité.
Le propre du désir étant de nous préparer une déception, j'aime qu'à ce point il se montre inéluctable. Les mystères que prétend me révéler Lautréamont , page 243, je ne les discute même pas. Deux corps combinés, en chimie, peuvent dégager une chaleur telle, donner lieu à un précipité si franc que l'expérience ne m'intéresse plus. De telles préparations sont encore celles qui procurent le véritable repos des sens. Il est étrange qu'on reproche aux poètes de faire appel à la surprise, comme si nous ne souhaitions pas toujours qu'on tire un coup de revolver à notre oreille afin de nous éviter quelques secondes de faire attention.
C'est aussi pourquoi nous aimons tant rire. Tout le temps que dure l'explosion, sa cause nous échappe (il y a loin de là à ce mysticisme de la mystification dont on a parlé). Le plaisant "souci de dignité" commun à tous les hommes dont nous entretenait récement Charlie Chaplin a beau nous obliger à nous reprendre, de tels accès n'en méritent pas moins une belle page dans la géographie du cœur. Mais Lautréamont n'échappe pas à la règle : le rire, "ce honteux dépouillement de la noblesse humaine", lui fait horreur. "Soyons sérieux", se répète-t-il. Il se prendrait sans cesse en défaut et en concevrait du dépit si son relativisme ne lui venait en aide. C'est qu'en effet, selon lui, l'enthousiasme et le froid intérieur peuvent parfaitement s'allier et qu'il pousse assez loin le respect humain pour juger également sacrés l'oisiveté et le travail.
L'instant n'est pas venu d'étudier la portée morale de l'œuvre de Ducasse. Elle ne saurait se déduire que de la comparaison des Chants de Maldoror et des « Poésies » ; l'occasion me semblera mieux choisie d'en parler à propos de ces dernières. Je ne puis exiger que le passage d'un volume à l'autre ne passe pour une révolution dans le temps. J'espère seulement que le lecteur des Chants ne s'en tiendra pas à un pur baudelairisme de forme. Il s'en trouverait d'autant plus mal que le style de Lautréamont lui opposerait une dénégation frappante. « Si la mort arrête la maigreur fantastique des deux bras longs de mes épaules, ^employés à l'écrasement lugubre de mon gypse littéraire, je veux que le lecteur en deuil puisse se dire : « Il faut lui rendre cette justice. Il m'a beaucoup crétinisé. » Nul, au fond, n'observa plus de mesure que lui dans son langage. Lautréamont eut si nettement conscience de l'infidélité des moyens d'expression qu'il ne cessa de les traiter de haut : il ne leur passa rien et, chaque fois qu'il était nécessaire, leur fit honte. Il rendit ainsi, en quelque sorte, leur trahison impossible. Aussi, rien n'ayant chance de se dénouer jamais par l'artifice grammatical, devons-nous lui savoir plus de gré de suspendre, comme il le fait, la fin de sa phrase que de faire semblant de résoudre, de manière aussi élégante qu'on voudra, un problème qui restera éternellement posé.
ANDRÉ BRETON
(Note parue dans la NRF n.s. n°81, de juin 1920, p. 917-20)