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(In)actualité du surréalisme (1940-2020), édité par Olivier Penot-Lacassagne

(In)actualité du surréalisme (1940-2020), édité par Olivier Penot-Lacassagne, les presses du réel, octobre 2022, 592 p.

Compte rendu par Catherine Dufour

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Maurice Nadeau dans son Histoire du surréalisme publiée en 1945 décrétait que le surréalisme, désormais inactuel, touchait à sa fin. Ce point de vue fit longtemps autorité, malgré l’activité ininterrompue du mouvement des années 1940 jusqu’à sa dissolution officielle en 1969 par Jean Schuster, et même bien au-delà. La somme inédite réunie par Olivier Penot-Lacassagne a choisi de s’intéresser à ce surréalisme d’après-guerre, longtemps négligé, qui connut toutefois un regain d’intérêt critique dans les années 2000. Les vingt-quatre contributeurs de l’ouvrage rendent justice à plus de sept décennies d’histoire d’un mouvement envisagé à l’international et mis en relation avec les grands bouleversements de l’Histoire.

Les articles sont organisés chronologiquement, scandés par divers documents (tracts ou lettres d’époque, témoignages ou jugements contemporains) qui font revivre un surréalisme réévalué à l’aune de son (in) actualité. Le lecteur est amené progressivement à se demander si, au-delà d’une mondialisation mercantile qui le crédite parfois d’une trompeuse actualité, le surréalisme ne revêt pas une autre actualité intemporelle, authentique et subversive. L’absence de chapitres est un choix éditorial qui tend sans doute à rendre compte d’une approche sans rigidité ni dogmatisme, ouverte à l’éclectisme des regards portés sur un surréalisme protéiforme. Par désir de synthèse, mon compte rendu rétablit néanmoins des repérages temporels et des titres thématiques, au risque de trahir un peu l’esprit d’un ouvrage foisonnant.

ANNÉES 1940 : activité du surréalisme sous l’Occupation / exil et retour de Breton

Olivier PENOT-LACASSAGNE (« Paris-New York, New York-Paris. Allers et retours surréalistes ») étudie comment, pendant la guerre, Breton et les nombreux artistes européens émigrés à New-York ont tenté de maintenir vivant l’esprit du surréalisme, malgré divers obstacles, dont le critique d’art Clément Greenberg ne fut pas le moindre, à cause de sa sévérité vis-à-vis d’une peinture surréaliste dévaluée comparativement à l’abstraction avant-gardiste.

Pendant ce temps, en France, le groupe de « La Main à plume » agissait contre l’Occupant. Léa NICOLAS-TEBOUL (« La Main à plume, 1940-1944 : renouveau du surréalisme dans la France de l’Occupation ? ») commente les activités et publications du groupe, dont Dotremont fut une figure essentielle. En juillet 1943, La Main à plume adresse une Lettre à Breton1, qui n’arrivera jamais à son destinataire. Celle-ci rendait compte d’une volonté de maintenir l’exigence surréaliste, loin des « déroulades de Messieurs Aragon, Éluard et Cie » et des « bêlements des agneaux mystiques ».

Un second article d’Olivier PENOT-LACASSAGNE (« L’esprit du surréalisme ») présente le point de vue new-yorkais de Breton dans ses Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non (1942), selon lequel le surréalisme serait encore la plus haute ambition émancipatrice pour l’avenir. Message difficile à entendre dans la France occupée… Au retour de Breton, en 1946, se pose la question cruciale de la nouvelle place du surréalisme. Le tract « Rupture inaugurale » de 1947, rédigé par José Pierre et approuvé par 52 signataires, tente de faire le point sur les relations entre surréalisme et politique depuis 1935. Mais un nouveau paysage intellectuel se dessine, incarné par des revues issues de la clandestinité comme L’Heure Nouvelle (1945-1946) d’Adamov, qui n’adhère plus au mythe idéaliste de Breton, ou Troisième Convoi (1945-1951), à laquelle participent Artaud et Bataille, et qui prétend remanier le surréalisme de fond en comble. Avec Bataille, ennemi de l’intérieur, la négativité s’impose comme valeur première d’un surréalisme qui devait désormais prendre en compte une conscience mutilée dans un monde en ruines. Artaud, qui en incarnait « l’ultime éclat et le naufrage », adresse en mars 1947 une Lettre à André Breton, violemment hostile au surréalisme « émasculé ». Blanchot pour sa part, de 1945 à 1947, ne se reconnaissait ni dans les publications du mouvement (Ode à Charles Fourier, Liberté est un mot vietnamien) ni dans l’exposition Le surréalisme en 1947.

Anne FOUCAULT (« L’expérimental contre l’ésotérique. Dissidence du surréalisme révolutionnaire, 1947-1948 ») se consacre à la dissidence de l’éphémère Surréalisme révolutionnaire qui, dans le sillage de La Main à plume, contestait la ligne idéaliste de Breton et ses amis pour renouer avec le marxisme dialectique des années 1930. De cette mouvance, représentée notamment par Dotremont, Magritte, Nougé, ou Noël Arnaud, naîtra CoBrA qui, intéressé par les expériences sensorielles du quotidien, préparait l’Internationale situationniste d’Asger Jorn, porteuse d’un héritage du surréalisme dont elle s’émanciperait progressivement.

Le tract Haute Fréquence (1951) marque une étape importante. La nouvelle équipe, incarnée en particulier par Jean-Louis Bédouin et Jean Schuster, œuvre pour une humanité « guérie de toute idée de transcendance, libérée de toute exploitation ». C’est l’heure où s’expriment de nouvelles avant-gardes qui, bien que se référant toujours à l’héritage surréaliste, cherchent à s’en dégager, comme le Lettrisme. Frédéric ALIX (« Pour une nouvelle conquête du concret. Le Lettrisme d’Isou contre le surréalisme ») relate la naissance tapageuse de ce mouvement, en 1946, sous la houlette d’Isidore Isou qui voulait en finir avec les rêveries surréalistes. Son Homme Nouveau brandissait une rationalité conquérante destinée à encadrer les nouvelles formes de l’art et de la poésie, sous gouvernance de la lettre, du corps et des cris.

Anne FOUCAULT nous décrit l’effort de petites revues (« Quelques revues dans les proches marges du surréalisme, 1944-1948) » qui, entre la fin de la guerre et l’immédiat après-guerre, ont, à leur façon, tenté de faire vivre un surréalisme en quête de redéfinition. Ces publications mineures se nomment Fontaine, Les Quatre Vents, Le Clair de terre, La Révolution dans la nuit ou Qui vive. Mais Bataille a des ambitions plus hautes pour sa propre revue, Critique (1946), qui aspire à un surréalisme animé par une liberté supérieure à celle de Sartre, un surréalisme de « l’être » non assigné aux œuvres, un surréalisme qui soit « pure pratique d’existence » comme disait Blanchot.

C’est à Fabrice FLAHUTEZ (« Quelques batailles du surréalisme, 1945-1959 ») qu’il revient de faire le bilan du surréalisme divisé d’après-guerre. En 1945 Benjamin Péret publiait Le Déshonneur des poètes, un pamphlet dirigé contre L’Honneur des poètes d’Éluard, recueil de poésie patriotique, communiste et bien-pensante. Sartre annonçait la fin du surréalisme dans Situation de l’écrivain en 1947. Pourtant, cette même année, la grande exposition conçue par Breton et ses amis, Le surréalisme en 1947, connaissait un grand succès, malgré l’ascension de la peinture abstraite. La voix d’Isou, qui essaya jusqu’en 1949 de se rendre sympathique à Breton, fut bientôt recouverte par les dissidents de l’Internationale lettriste (1952) qui voulaient « dépasser » un surréalisme compromis avec la société de consommation et l’Université.

ANNÉES 1950 : le surréalisme confronté au communisme, à Sartre, Camus, Blanchot, et au situationnisme

Le tract « Haute Fréquence », en mai 1951, marque la prise en main du surréalisme par une nouvelle équipe composée de Jean-Louis Bédouin, Gérard Legrand, Jean Schuster, André Pieyre de Mandiargues, etc., qui militent pour un surréalisme engagé dans son époque et une humanité « guérie de toute transcendance, libérée de toute exploitation ». Suivront d’autres tracts aux titres évocateurs : « Déclaration préalable » en 1951, « Au tour des livrées sanglantes ! » et « Hongrie, Soleil levant » en 1956. Blanchot, Breton, Dionys Mascolo et Schuster signent en 1959 une « Enquête auprès d’intellectuels français » contre le putsch d’Alger du 13 mai 1958. Mais Sartre, Camus, Blanchot et les situationnistes font entendre des voix qui peu à peu s’imposent.

Jeanyves GUÉRIN, (« Une chapelle littéraire de l’après-guerre. Le surréalisme vu par Sartre ») traque les références satiriques au surréalisme dans les romans et essais de Sartre et Beauvoir. Sartre blâme le surréalisme en tant qu’idéologie petite bourgeoise narcissique, mystique et peu engagée. Dans Qu’est-ce que la littérature ? (1948) il défend la prose, qui signifie le monde, contre la poésie, dont se réclament les surréalistes. Jeanyves Guérin reproche au philosophe de minimiser l’importance du mouvement. Sartre devait certes nuancer son jugement, mais pour l’heure il voulait assurer sa place dans les institutions (Gallimard, NRF, CNE, PC) tandis que le système des réseaux, qui avait jadis profité à Breton, fonctionnait moins bien. La question du communisme et la guerre d’Algérie allaient creuser l’écart entre surréalisme et existentialisme…

La sensibilité anticoloniale des années 1950 sous-tend l’article d’Anaïs MAUUARIN (« L’invention du monde, 1952. Les ‘’arts primitifs’’ sous l’œil des cinéastes surréalistes ») qui compare deux films : Les Statues meurent aussi (1953) d’Alain Resnais et Chris Marker et L’Invention du monde (1952) de Michel Zimbacca et Jean-Louis Bédouin. Dans ce dernier, un moyen-métrage onirique au service d’une conception universelle du mythe et d’une fascination pour le primitif, l’anticolonialisme est loin d’être flagrant, ce qui en fait sa faiblesse par rapport au film de Resnais qui interrogeait le regard des cinéastes, le statut de l’objet muséal, et lisait le mythe comme construction colonialiste.

Christophe BIDENT (« L’expérience surréaliste de Maurice Blanchot ») analyse la complexité des relations de Blanchot avec les surréalistes, dont il retient deux points essentiels. Le premier est le paradoxe qui fit dire à Blanchot que le surréalisme, par son échec même, avait mis en lumière les vraies questions posées à l’écrivain, dont celle du langage qui se dérobait au Sujet, dans une perspective quasi lacanienne. Le deuxième point concerne la question politique, que Blanchot, tout en se référant au marxisme, posait en termes kojéviens proches de la « négativité sans emploi » de Bataille. Christophe Brident commente les écrits de Blanchot sur Breton, Leiris, Bataille et sur le trio Char, Michaux, Artaud. Dans les années 1950 Blanchot s’engage aux côtés de Breton, Mascolo, Schuster. Dans les années 1960, théorisant « l’absence de livre », il fait l’éloge de l’apport théorique du surréalisme. Le surréel, qui provoquait un champ magnétique, était proche du neutre, de « l’homogène » de Bataille, ou du « lisible » de Barthes. Commentant des romans de Blanchot (Thomas l’obscur), Brident montre que la quête esthétique et existentielle vers « la présence pure » et le « mouvement infini » qui animait son écriture était semblable à l’expérience surréaliste selon Breton.

JeanYves GUÉRIN (« Camus et le surréalisme : malentendus et incompréhension ») fait un relevé des échanges, points communs et incompréhensions qui ont rythmé la relation entre Breton et Camus. L’article multiplie les références prises dans des articles de revues, des conférences, des correspondances, des œuvres. Il montre comment ces deux hommes, qui avaient tous deux des affinités libertaires, n’ont jamais été véritablement amis, et se sont souvent mal compris, notamment sur la notion de révolte, qui a occasionné une polémique à rebondissements. L’homme révolté (1951) de Camus n’était certes pas celui de Breton… Et Breton n’aimait pas que Camus, qui ne connaissait que partiellement son œuvre, juge les surréalistes ou leur ancêtre Lautréamont. Il se sentait très éloignée de la pensée mesurée du philosophe. Les deux hommes ont malgré tout partagé certaines causes.

Reste le situationnisme (1957) dont Anna TRESPEUCH-BERTHELOT retrace l’itinéraire (« Les surréalistes face à des héritiers tapageurs. Dans l’antichambre lettriste de l’Internationale situationniste »). Debord et ses amis, influencés par le surréalisme puis le lettrisme, ont croisé le collectif CoBrA (1948-1951) d’Asger Jorn et Constant. Prônant la dérive psycho-géographique (une variante de la déambulation urbaine surréaliste), l’automatisme, la controverse, le scandale, ils renièrent cependant les surréalistes pour leur désengagement de la cause révolutionnaire, leur ésotérisme et leur sentimentalisme. Les situationnistes voulaient en découdre avec le capitalisme, le technicisme et le consumérisme des Trente Glorieuses.

ANNÉES 1960 : la révolte gronde, Front noir / La Brèche / La NRF et Breton / Mai 68 / Tel Quel, Change, Opus international

Les années 1960 sont celles d’une sensibilité croissante des surréalistes aux questions politiques. Les tracts s’insurgent contre la société de consommation, contre le stalinisme, et soutiennent les révolutions mondiales. Les titres, encore une fois, parlent d’eux-mêmes : « Déclaration sur le Droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » (1960), « Tranchons-en » (1965), tract qui accompagnait l’exposition L’Écart absolu, « Le Paysan du Tout-Paris » (1967) contre Aragon, « Pour Cuba » (1967), « La plate-forme de Prague (Paris-Prague avril 1968). Le surréalisme se sent renaître en soutenant le Viêtnam, Che Guevara, le Black Power. Sa fin officielle est pourtant proche, actée par « Le Quatrième Chant » (Le Monde, 4 octobre 1969) dans lequel Schuster, leader autoproclamé du groupe surréaliste après la mort de Breton en 1966, en prononce la dissolution, tout en esquissant une succession possible au « surréalisme historique », qui « ne saurait s’identifier au Surréalisme éternel ».

Dans une communication de 2019, Louis JANOVER (Front Noir, 1963-1967) explique les enjeux de sa revue (animée par Le Maréchal, Gaëtan Langlais, Georges Rubel, etc.) favorable aux conseils ouvriers insurrectionnels contre le « communisme de parti » et fidèle au surréalisme de Breton, d’Artaud ou du Grand Jeu. Une longue « Lettre ouverte au groupe surréaliste » parue dans le numéro 1 de Front Noir en 1963 attaquait Schuster pour avoir trahi le mouvement et s’être compromis avec une gauche française qui oubliait Trotski.

Marie-Paule BERRANGER (« La Brèche, 1961-1965. ‘’Nous n’avons pas fini d’avoir raison’’ ») nous parle de La Brèche qui, succédant à Bief (1958-1960), vit le jour sous la direction de Breton et reposa essentiellement sur Robert Benayoun, Gérard Legrand, José Pierre, Jean Schuster. Portée à la fois par la pensée analogique et le fouriérisme, cette revue accordait une large place aux images. Marie-Paule Berranger décrit en détail chacun de ses numéros et présente ses collaborateurs, dont un nombre important de femmes. Elle dégage les centres d’intérêt qui renvoient au surréalisme des origines. Politiquement la revue était réactive aux grands débats du temps (la guerre d’Algérie).

Émilie FRÉMOND (« Ce concert est trop beau », NRF n°172, avril 1967) analyse le numéro de la NRF consacré à André Breton et au mouvement surréaliste, peu de temps après la mort de l’écrivain. Hommages et témoignages s’y mêlent, de façon quelque peu confusionnelle. Certes Breton et le surréalisme y sont critiqués, mais l’ensemble est malgré tout hagiographique. Car Breton, contributeur de la Nouvelle NRF, était devenu un monument de l’histoire littéraire, qui cadrait bien avec le classicisme d’une revue peu sensible à l’actuel

Jérôme DUWA (« ‘’Pas de pasteurs pour cette rage !’’ : les surréalistes et l’événement 68 ») questionne la position inconfortable des surréalistes en mai 68. Le tract du 5 mai, dont le titre de Jérôme Duwa reprend la formulation, exprimait leur aspiration de toujours vers les « convulsions définitives ». Mais la jeunesse s’insurgeait contre un système dont ils avaient été les alliés objectifs car, de la première guerre mondiale à la révolution castriste, ils s’étaient contentés de prises de position verbales. Pour analyser leurs hésitations entre le recul critique et l’engagement effectif aux côtés de la jeunesse, Jérôme Duwa convoque Brecht, W. Benjamin, Blanchot, Leiris, etc. et met en perspective le rôle de l’intellectuel face à l’Histoire. Il conclut avec Mascolo que la prise de distance critique pouvait très bien contribuer au démantèlement du décor idéologique dans lequel se pensait le « vieux monde ».

Dans l’après 68, le surréalisme est confronté à deux revues dominantes, Tel Quel et Change, tandis qu’Alain Jouffroy dans Opus international en 1967 veut rester surréaliste.

Olivier PENOT-LACASSAGNE (« Le surréalisme à l’épreuve de Tel Quel ») suit pas à pas les relations entre les surréalistes et la revue Tel Quel (1960-1982). Sous l’influence de Blanchot, de Foucault et Derrida, d’Artaud et de Bataille, puis Barthes, Genette et Todorov, les telquéliens déclarent la mort à la littérature traditionnelle, à l’idéalisme de la pensée analogique, au psychologisme freudo-jungien. La langue désormais ne signifie pas mais se signifie, l’humain est pris dans un réseau de signes qui le signifient. Dépassé, le surréalisme se tourne vers des philosophes susceptibles de le régénérer, Fourier et Marcuse, qui inspirent l’exposition L’Écart absolu en 1965. L’Archibras de Jean Schuster, qui succède à La Brèche en 1967, se veut fidèle au surréalisme historique et appelle à l’engagement pour les révolutions du Tiers Monde. Cette même année Tel Quel publie le manifeste « Programme » qui inaugure une « rupture textuelle » (Sollers) aux antipodes des idéaux de Schuster. Tel Quel accuse le surréalisme d’obscurantisme et les surréalistes accusent Tel Quel de formalisme. En mai 1968 les telquéliens se tiennent à distance du trio Marx-Mao-Marcuse. Le couple Artaud/Bataille devient leur arme. Quand, après la dissolution du surréalisme, Alain Jouffroy tente une relance, sa « sauce néo-surréaliste » est combattue par Tel Quel, ce qui engendre des polémiques sans fin, tandis que le telquélisme s’oriente vers un maoïsme inconditionnel.

Issue d’une scission de Tel Quel, la revue Change (1968-1983) est fondée par Jean-Pierre Faye, Jacques Roubaud et Maurice Roche. Juliette DRIGNY (« Change et le surréalisme ») analyse cette revue vouée au « mouvement du change des formes » ou « transformationnisme ». Proposant une autre lecture d’Artaud et Bataille, elle se revendique de ce surréalisme fondamental dont Mai 68 était imprégné. La diversité de ses intervenants rompt avec le schéma du groupe uni autour d’un chef. Le surréalisme fascine Jean-Pierre Faye en tant que société secrète. « Ruptures » et « aléatoire » sont les maîtres mots de sa revue, de même que « hasard objectif », automatisme, inconscient, folie, révolution du langage. Mais la rigueur de Change, qui a rencontré le formalisme de Jakobson et le Cercle de Prague, n’est pas en phase avec le romantisme surréaliste. La folie y est envisagée sous la double autorité de la linguistique et de l’antipsychiatrie. L’inconscient n’est plus celui de Charcot ou Freud, mais celui de Foucault et Lacan. La grammaire générative de Noam Chomsky y joue un rôle central. Des liens se nouent toutefois entre Change et le surréalisme pour soutenir le surréalisme de Prague contre la répression de 1968. Change, à cause de son formalisme excessif, aura peu de postérité.

Dominique DROUET-BIOT (« Opus international : le pas de côté d’Alain Jouffroy pour une ‘’recharge’’ surréaliste ») nous ramène au surréalisme par le biais d’Opus international. Sa thèse est qu’Alain Jouffroy, membre du collectif fondateur de cette revue publiée à partir de 1967, en même temps que L’Archibras de Schuster, s’en servit pour revivifier le surréalisme. Exclu par Breton en 1948, Jouffroy, qui gardait pour lui une admiration sans faille, développa une intense activité éditoriale pour faire connaître son mouvement. Dominique Drouet-Biot guide nos pas dans plusieurs numéros de cette revue où coexistent des surréalistes de la première heure avec des figures plus contemporaines. Jouffroy aimait l’éclectisme, la nouveauté, l’internationalisme, plaidait pour l’automatisme et le rêve, s’intéressait aux rebelles, à Godard, à Artaud et Bataille… Entre le rejet du surréalisme et sa sacralisation, il optait pour une position conciliante et pour la reconnaissance des surréalistes de l’ombre (Rodanski) ou des surréalistes contemporains. Mais il suscitait de nombreuses polémiques : c’était un « exclu », un hérétique qui prétendait réconcilier Aragon et Breton, le passé et le présent, et qui aspirait au leadership d’un mouvement dont le chef officiel était Schuster. Il était accusé d’être récupérateur et confusionniste et sa revue, enrichie de nombreuses reproductions, était perçue comme une revue d’art.

ANNÉS 1970 : le surréalisme étasunien / le surréalisme féministe / le surréalisme et Lacan / Coupure / Vaneigem

Effie RENTZOU (« Brève histoire critique du surréalisme aux États-Unis ») propose un panorama de la réception du surréalisme aux États-Unis, des années 1930 jusqu’à nos jours, à partir des grandes expositions qui firent date, des études universitaires, des revues ou tendances du marché de l’art. Dans les années 1980 fleurissent les études d’inspiration structuraliste, psychanalytique, sémiotique, féministe. Les approches transversales des cultural studies et le multimédia changent le regard porté sur le surréalisme, qui du petit cénacle parisien et masculin d’avant-guerre s’était élargi à un surréalisme globalisé, tous supports confondus, genré et ouvert aux différences culturelles. Des colloques et expositions récents confirment ces tendances, irriguées par les lectures postcoloniales, post-humanistes, écologistes, politiques et un travail d’archives qui ne cesse de s’enrichir.

On oublie souvent que, parallèlement au surréalisme de l’exil, il y eut aux États-Unis un authentique groupe surréaliste, étudié dans un article d’Olivier PENOT-LACASSAGNE dont le titre (« Poetry Matters ! Notes sur le surréalisme étasunien, 1966-2020) est un clin d’œil à l’actuel Black Lives Matter. Ce groupe vit le jour dans les années 1960, sous la bannière de Franklin et Penelope Rosemont, à Chicago. L’article étudie notamment les interactions avec la Beat Generation de ce surréalisme de combat qui, influencé par Marcuse, l’École de Francfort, les luttes anticoloniales, la contre-culture, soutint les luttes ouvrières et s’engagea de façon très radicale pour la cause des Noirs.

Consacré à la critique féministe du surréalisme, l’article de Katharine CONLEY (« ‘’La femme cachée ‘’ : gynocritique du surréalisme ») remonte à l’essai fondateur de Xavière Gauthier, Surréalisme et sexualité (1971), pour nous introduire dans l’univers de la « gynocritique » étasunienne des années 1970, qui s’intéressa aux femmes surréalistes en tant qu’artistes et non plus seulement comme muses ou objets de désir. Cette gynocritique s’insurgeait contre le culte bretonien de « la femme enfant ». Katharine Conley commente plusieurs études de féministes américaines mettant en évidence le caractère androcentré de nombreuses œuvres surréalistes. Les publications recensées entrent en résonance avec les débats sur l’écriture féminine menés en France par Julia Kristeva, Hélène Cixous, Luce Irigaray. L’article se conclut sur la place des femmes dans quelques expositions récentes et sur l’état des publications actuelles de la critique féministe anglo-saxonne.

Audrey Lasserre (« Le surréalisme en héritage : en tête 100 femmes s’entêtent ») prolonge ce débat. Son titre est une référence au célèbre roman-collage d’Ernst, La Femme 100 têtes (1929) et au titre d’un numéro spécial des Temps Modernes, « Les femmes s’entêtent » (1974), auquel contribuèrent une quarantaine de femmes du MLF. L’article rappelle que les courants féministes des années 1970 se sont divisés autour de la notion de « différentialisme » féminin, opposée à la conception marxiste universaliste de l’égalité entre homme et femme. Inspirée par la révolution érotique de Marcuse, Xavière Gauthier alla jusqu’à forger le concept de « femellitude », antinomique de la notion de « féminité » qui charriait toutes sortes de stéréotypes. Elle élargit la liberté sexuelle à l’homosexualité, oubliée des premiers surréalistes, et aux perversions. Il apparaît que les féministes sont allées parfois plus loin que les surréalistes dans les domaines de l’art et de l’écriture, qui les ont si souvent exclues…

S’il est en congruence avec le lacanisme triomphant des années 1970, l’article de Jacqueline CHÉNIEUX-GENDRON (« Résonances entre surréalisme et psychanalyse, dans l’avant et l’après-guerre. Jacques Lacan, Guy Rosolato, André Breton ») porte essentiellement, dans une première partie, sur la « porosité de pensée » entre André Breton et Jacques Lacan dans les années 1930-1932. Par textes et œuvres interposés, Jacqueline Chénieux-Gendron montre comment chacun a servi de « grille de lecture » à l’autre, et comment ce dialogue a favorisé chez Breton une nouvelle conception d’un psychisme inconscient, structuré comme un langage, et d’une écriture poétique qui n’était plus une « écriture automatique » articulée avec la pensée du premier Freud, mais, en accord avec la « seconde topique », un « travail automatique » que Lacan l’avait aidé à concevoir et à formuler. L’article montre aussi comment, dans plusieurs textes de Breton, les influences freudiennes ont été médiées par la thèse de Lacan sur la paranoïa (1932). Une deuxième partie est consacrée au psychanalyste Guy Rosolato qui, à l’ère du structuralisme dominant, continuait à juger essentielle l’influence de Breton, Picabia ou Artaud.

Dans un entretien réalisé par Anne Foucault, Alain JOUBERT, peu avant sa mort en 2017 (« L’improbable rencontre du pouvoir politique et du surréalisme »), relate les raisons de sa rupture avec Schuster, trop proche du communisme. Déplorant, comme Breton en 1952, les manœuvres staliniennes préjudiciables au surréalisme, Joubert nuance toutefois le propos : les excès d’Aragon ne devaient pas faire oublier le surréalisme sacré de Jules Monnerot, ni le surréalisme hétérodoxe de Georges Bataille. Il rappelle qu’une troisième voie du surréalisme (après Marx et Rimbaud) avait été annoncée par Breton dans sa Conférence de Yale (1942) : « changer la réforme de l’entendement humain ». On pouvait donc concilier poésie et politique, ce que confirmait la lecture de Marcuse. Grâce à Fourier, Breton avait réhabilité un impératif omis par Marx : le Désir. Après avoir désavoué l’exposition tape-à-l’œil organisée par Patrick Waldberg en 1964, Joubert exprime sa nostalgie des scénographies subversives des grandes expositions E.R.O.S (1959) ou L’Écart absolu (1965) qui, faisant dialoguer Fourier et Marcuse, proposaient une « tentative de dépassement » poétique de la critique de la société de consommation.

Jérôme DUWA analyse la revue Coupure (« Par-delà le surréalisme historique : comment faire COUPURE, 1969-1972 ») animée principalement par José Pierre, Gérard Legrand, Jean Schuster. Cette revue, directement issue de la dissolution du groupe surréaliste, pensait acter une « coupure » définitive avec le mot « surréalisme »… qui serait remise en question par la publication, en six ans, du Bulletin de liaison surréaliste (1970-1976). La mise en page de Coupure suscitait le dépaysement visuel par des montages de « coupures » de presse, des citations anciennes ou actuelles, des associations de textes et d’images inédits, des détournements, etc. Les « sophistications de la maquette » s’accordaient parfaitement avec l’insertion de contenus révolutionnaires. Ce « convoi de rêves sans destination » reprenait à son compte le désordre créateur de mai 68. Le soutien d’activistes maoïstes condamnés à la prison, qui valut un procès à Schuster, était un signe de cette radicalité qui, finalement, renvoyait à l’esprit subversif du surréalisme historique. Mais Coupure cessa ses activités en 1972, à cause d’une impossible relance de cette énergie propre au surréalisme.

Fabien DANESI (« Seul le silence est efficace ») commente l’Histoire désinvolte du surréalisme (1977) de Jules-François Dupuis, pseudonyme de Raoul Vaneigem, ex-membre de l’Internationale situationniste. Vaneigem déplore que le surréalisme ait été récupéré par la société capitaliste, ce que Debord disait déjà dans La Société du spectacle en 1967. Le surréalisme était réformiste, idéaliste et bourgeois plus que révolutionnaire. Seules la rage de Benjamin Péret (Je ne mange pas de ce pain-là, 1936) et celle d’Antonin Artaud trouvaient grâce aux yeux de Vaneigem, adepte de la définition de la poésie par Lautréamont : « renverser le monde » par une « totalité du langage ». Fabien Danesi dévoile les affinités inconscientes de Raoul Vaneigem avec l’imaginaire surréaliste et souligne quelques-uns de ses aveuglements doctrinaires. Une note sur le livre de Vaneigem, rédigée par le surréaliste VINCENT BOUNOURE (« A propos des chiennes cocasses ») vient critiquer méchamment les situationnistes qui, pas plus que les surréalistes, n’ont pu échapper à l’emprise de la société de la consommation et du spectacle.

Des ANNÉS 1970 à AUJOURD’HUI : points de vue très contemporains, pour le meilleur ou pour le pire : Michel Deguy / BHL / Jean Clair / Régis Debray / Emilie Frémond, Yves Bonnefoy / Julien Blaine.

Michel DEGUY (« L’insignifiance qui nous menace… »), dans un entretien de 2019 avec Olivier Penot-Lacassagne, s’en prend à ce surréalisme dévalué qui « finit dans les vitrines d’Hermès » ou « dans la boutique farce-et-attrape du Mardi-Gras ». Le mot surréalisme, employé à tout bout de champ, est devenu insignifiant, alors que le surréalisme désigne le « dernier âge du grand romantisme européen »… dont le projet de changer la vie avait hélas échoué. Le surréalisme français avait pris fin en 1947, contrairement au surréalisme tchèque ranimé par la flamme révolutionnaire. Les tentatives de relève après la guerre ont été dérisoires. Méditant sur le grand œuvre de la poésie auquel Breton avait participé, Michel Deguy rend un hommage particulier à Paul Celan qui « fait césure » dans la médiocrité contemporaine des petits ressentis exprimés « comme ça vient » pour avoir un air surréaliste…

Un extrait de Bernard-Henri LÉVY (Le surréalisme, « ce cauchemar des lettres ») pris dans un chapitre de ses Aventures de la liberté. Une histoire subjective des intellectuels (1991) rend compte de son acharnement contre le « terrorisme » des avant-gardes et le « fanatisme » des surréalistes. Mais Annie LE BRUN, dans Qui vive (1991) se moque de ses amalgames et raccourcis, de ses comparaisons entre Nadja et Pol Pot, entre les surréalistes et les Khmers rouges, de son attitude « grand-guignolesque », de ses contrefaçons semées de « bourdes et de fausses interprétations ».

Hugo DANIEL (« Le symptôme Jean Clair. Sur une lecture problématique du surréalisme ») commente l’essai non moins ridicule de Jean Clair : Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes (2003). Il déjoue point par point les contresens, les faux historiques et la mauvaise foi d’un critique atrabilaire qui associe le surréalisme au fascisme, au nazisme, au stalinisme, à la pornographie et le rend responsable de la démoralisation civilisationnelle qui a conduit aux attentats du 11 septembre ! Hugo Daniel note que Jean Clair attaque l’hérésie marxo-freudienne des surréalistes et leur intérêt pour l’antipsychiatrie, oubliant que, dans leur approche de la folie, les surréalistes, en phase avec les plus grands philosophes du siècle (Foucault), ont contribué à une rupture épistémologique décisive.

Régis DEBRAY dans quelques extraits de L’Honneur des funambules. Réponse à Jean Clair sur le surréalisme (Paris, L’Échoppe, 2003) fait au contraire un vibrant éloge du surréalisme, pour son hétérogénéité, sa capacité de contagion et de résurgence, son abolition des dualismes au profit de l’imaginaire, ses prises de position en faveur des opprimés et contre les religions. Les surréalistes ont voulu faire de la poésie et de l’art une manière de vivre et ont rejeté la société du rendement et du loisir asservissant.

Émilie FRÉMOND enfin propose un article très érudit (« Le Surréalisme dans un salon. Du fantastique domestique à la domestication du rêve ») sur les recherches de designers modernes et contemporains désireux d’insuffler dans l’urbanisme, le mobilier et les objets du quotidien, la valeur subversive de Dada, du surréalisme ou du situationnisme. L’article remonte au design fonctionnel et utilitariste qui s’était emparé des utopies avant-gardistes dès les années 1930, pour ensuite les commercialiser et les reproduire à l’échelle industrielle (voir la Chaise Léda de Dali ou le Lit-cage de Max Ernst). Mais la Révolution peut difficilement habiter le salon bourgeois… Émilie Frémond regrette que le design actuel supposé avant-gardiste participe en réalité du gigantesque bazar mondialisé de l’art contemporain. Elle conclut toutefois par une exception : le design radical d’Ugo La Pietra, qui entretiendrait d’authentiques affinités avec les utopies de Magritte ou du Tzara de Grains et issues (1935)…

Un texte d’Yves BONNEFOY (« André Breton à l’encan : vulgaire ») publié dans Le Monde, le 5 février 2003, à l’annonce de la vente aux enchères de la collection Breton, exprime sa tristesse et son dégoût vis-à-vis de la « la vulgarité de cette entreprise de style grand magasin », qui éradiquait « jusqu’au souvenir de ce qui est aimant et libre ».

Julien BLAINE clôt l’ouvrage (« Je n’ai jamais affirmé ma position envers le surréalisme ») par une lettre-poème à Olivier Penot-Lacassagne, datée du 19 décembre 2018, qui évoque les avant-gardes dont il se réclame, taxant le surréalisme de « récupération académique de Dada », exceptés Artaud ou des précurseurs de génie comme Cravan, et rendant hommage à la célèbre définition de Breton : « Automatisme psychique pur par lequel… ».

On ne peut que féliciter l’ouvrage recensé d’avoir fait revivre un surréalisme longtemps jugé inactuel, méprisé ou étudié de façon disparate. Il apparaît, au fil des articles, que ce surréalisme a vécu au rythme de l’Histoire, traversé par des courants souvent conflictuels, enrichi de sa confrontation avec de nouveaux écrivains ou artistes et des avant-gardes émergentes. Il a influencé parfois souterrainement nos manières de vivre (le design) et dialogué avec les revendications très actuelles de culture ou de genre. Soumis, encore aujourd’hui, aux diatribes de quelques pamphlétaire inactuels, il a été légitimement célébré, depuis les années 2000, par de grandes expositions (Londres, New York, Paris). Ses exigences fondamentales ne cessent d’être actuelles pour ceux qui croient encore pouvoir changer la vie / changer le monde…

Mars 2023


  1. Les titres des tracts et documents reproduits dans le livre recensé, partiellement ou en totalité, figurent en caractères gras, comme les titres d’articles.

Segura, Une saison avec Marianne. La dernière surréaliste par B. Aleksic

Segura, Une saison avec Marianne. La dernière surréaliste. Ed. Plein chant, coll. « La font secrète », XIX. Bassac, 2022, 92 p., 15 €

Marianne Ivsic (dite Ivšić, née Nikolić à Belgrade, en 1919, morte à Paris en 1995), artiste, à l’époque de la contestation révolutionnaire étudiante en 1968, a signé un tract de protestation, qu’Alain Segura juge comme « un des plus beaux tracts de Mai 68 ». Elle se prévalait de son amitié avec André Breton et Benjamin Péret, ce qui intimidait le groupe de jeunes anarchistes et situationnistes. Le livre de souvenirs enfouis de Segura rapporte les faits méconnus des relations entre Guy Debord et Marianne : il l’a appelée « la dernière surréaliste ». Elle se préférait en Anonyme du XXe siècle. Mais les lignes du pouvoir sont en fuite : arts, pensées, mode de vie – tout est englobé dans le projet d’Alain Segura de ressusciter les fantômes d’anciennes photographies, et de donner le nom au passé. L’écriture sensible, très réflective, découpe les tranches de l’archéologie de l’époque effervescente de Mai 68, où l’auteur avait dix-sept ans. Marianne devait déterrer avec un marteau et une scie les solives et les poutres des demeures extravagantes parisiennes qu’elle choisissait pour atelier, et où elle recevait le cercle d’amis poètes et artistes. Joe – – projette un monument éphémère à Charles Fourier, Segura lit les pages de son roman Don Juan, qui restera inédit… Selon Marianne, l’atelier du 42, rue Galande abrite pour quelque temps André Breton, menacé par la bombe que le commando de l’OAS a déposée dans sa boîte à lettres, au 42 rue Fontaine.

Le texte principal de ce livre a été présenté dans la revue A contretemps en mai 2011. Le livre entier a été propulsé en orbite à l’instigation de deux amis anarchistes serbes, Relja Knežević et Aleksa Golijan, l’un historien, l’autre traducteur, qui projettent un livre de documents et de poèmes inédits de Marianne, auxquels est dédié le volet « Vingt ans après ». Le titre de l’avant-dire, « Explosante fixe », fait allusion à la définition de la Beauté que Breton donna jadis dans L’Amour fou. Marianne cite Breton qui, lassé des expositions de peinture, disait avec l’ironie : « C’était beau… » Il parait évident que pour exprimer l’univers de Marianne on a besoin non seulement d’une Saison… de Rimbaud avec « Being beautiful », mais aussi de l’explosante fixe de Breton. On conclut qu’il y a des beautés et des beautés plus difficiles, elles sont, plus fixes elles restent en mémoire. C’est le cas du livre rimbaldien d’Alain Segura en souvenir de Marianne Ivsic.

12 février 2023
Branko ALEKSIĆ

« Montage et assemblage », Recherches en Esthétique n°25, janvier 2020 par C. Dufour

« Montage et assemblage », Recherches en Esthétique n°25, janvier 2020

compte-rendu par Catherine DUFOUR

[Télécharger « Montage et assemblage » C. Dufour en PDF]

Recherches en Esthétique est la revue du Centre d’Études et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques (CEREAP), dirigée par le professeur Dominique Berthet1. Publiée en Martinique depuis 1995, elle rassemble autour d’un même thème de nombreux articles produits par des artistes ou théoriciens du domaine des arts plastiques, de l’esthétique, de la littérature, des arts du spectacle, de la photographie, du cinéma, etc. Chaque numéro consacre une place importante aux artistes contemporains, de la Caraïbe notamment, ce qui lui confère un intérêt particulier. Ce numéro 25, paru en janvier 2020, au format A4, compte 272 pages richement illustrées en noir et blanc et un cahier de reproductions en couleur. Les 37 pages de notes de lectures substantielles qui complètent les articles portent sur des ouvrages récents en relation avec les questions traitées, sur le cinéma notamment.

La revue comprend six sections. La première est un tour d’horizon théorique des pratiques de collage, montage et assemblage. La seconde envisage le cas spécifique du montage dans le cinéma soviétique et chez Hitchcock. La troisième aborde des domaines aussi inattendus que la pâtisserie, la « sape » congolaise, le sampling, les luttes et danses du Sénégal et du Brésil. La quatrième et la cinquième approfondissent les univers de quelques artistes, du Sénégal, de France et du Québec (IV), puis de Martinique, Guadeloupe et Cuba (V). La dernière enfin est un panorama de la XIII biennale de La Havane (2019), assorti d’une étude approfondie de deux artistes exposants.

COLLAGE, MONTAGE, ASSEMBLAGE

Après son éditorial de présentation, Dominique Berthet s’entretient avec Marc Jimenez2 (« Hiéroglyphes du futur »), qui juge nécessaire de questionner le montage et l’assemblage dans le contexte de la création contemporaine et de la mondialisation. Cet entretien témoigne d’une volonté de décentrage de pratiques artistiques longtemps considérées comme exclusives de la modernité européenne. Accordant une place de premier plan aux Caraïbes d’aujourd’hui et à une approche politique « décoloniale » de la création, la revue, tout en s’inscrivant dans le sillage des idéaux avant-gardistes européens, a vocation à les réinterpréter ou les contester.

Cet entretien pose plusieurs questions, de définition d’abord : en quoi montage et assemblage se distinguent-ils ? qu’ont-ils en commun avec le collage ? Le « montage » est un terme ordinaire dans le domaine du cinéma qui, par découpage et recomposition, produit toujours une forme achevée, fût-elle placée sous le signe de l’hétérogénéité. L ’ « assemblage » désigne le processus de mise en œuvre du montage et suppose une remise en cause du réel et de l’harmonie classique.

Berthet et Jimenez sont amenés inévitablement à aborder les grandes polémiques de philosophie esthétique suscitées par la pratique du montage, culminantes dans la sphère marxiste de la fin des années 30. Le titre de l’entretien, « Hiéroglyphes du futur », est un hommage à Ernst Bloch, génial précurseur d’une contemporanéité artistique qui ne pouvait se penser qu’en termes de fragments et de dislocations. Mais Bloch a été vivement contesté par Lukács, chantre d’un « réalisme » étayé par l’idée hégélienne de totalité et hostile aux « montages » des avant-gardes, jugées « décadentes ». Pour Walter Benjamin au contraire, l’œuvre d’avant-garde, issue d’une modernité en crise, ne pouvait être que divisée. En cela il était proche d’Adorno, qui souscrivait, comme Bloch, au principe d’une œuvre envisagée comme « reconfiguration de fragments épars ». Mais ni Benjamin ni Adorno ne partageaient l’idéalisme de Bloch et sa croyance en une fonction utopique du montage, procédé qu’ils rattachaient plutôt à une conception de l’histoire comme catastrophe…

Berthet et Jimenez rappellent que l’assemblage se développe surtout dans la seconde moitié du XX siècle, ce dont témoigne l’exposition The Art of Assemblage (MoMA, 1961) que Marc Jimenez n’hésite pas à qualifier d’origine de l’art « contemporain ». Le fragment, le discontinu, le chaos s’imposent, dans le sillage des dada-surréalistes (Ernst, Hausmann, Hannah Höch, Man Ray), relayés par les murs de Mai 68, les détournements des situationnistes, puis des designers, plasticiens, publicitaires et artistes du numérique. Collages et assemblages sont encore très vivants aujourd’hui : voir les greffes de peaux d’Orlan, le terrifiant Ruan de Xiao Yu (un assemblage transgénétique dans le formol), les collages photographiques de JR contre les politiques migratoires, la fresque de Pascal Boyart, La Liberté guidant le peuple 2019, solidaire des « gilets jaunes ».

Jean-Marc Lachaud (« Collages, montages, assemblages… Vers une esthétique de la non-cohérence ! ») rappelle que les cubistes, futuristes, dadaïstes, ont tous pratiqué le collage dès les années 1910, et commente à son tour l’exposition décisive de 1961. Le mot « assemblage » à cette époque prend le pas sur le mot collage, pour faire surgir la diversité des procédés et des matériaux utilisés. La démarche est souvent démiurgique : il s’agit d’arracher au monde des morceaux de réalité, de tailler dans l’existant, de fouiller les entrailles du réel pour imaginer un monde différent, onirique, surréaliste, fantasmatique, inscrit dans une volonté délibérée de ne pas dissocier art et vie grâce aux nombreux matériaux (y compris le vivant) et corps de métiers sollicités. L’assemblage devient la nouvelle façon de créer, qui remplace la peinture et la sculpture. Très concret, il contredit la pureté abstraite prônée par Clement Greenberg. De nouveaux objets sont inventés pour « passionner le monde », comme jadis les objets surréalistes, mais, issus de la société de consommation, ils ne peuvent en omettre une composante essentielle : le déchet, utilisé déjà par Schwitters. La non-cohérence n’est pas l’incohérence, c’est une nouvelle cohérence entre équilibre et déséquilibre, dans laquelle le regardeur a un rôle à jouer.

Pour approfondir les procédés de montage et d’assemblage, qui nient la mimésis et l’esthétique classique de la représentation, Dominique Berthet (« Montage et assemblage : une esthétique du choc ») accorde une place de choix aux cinéastes de l’avant-garde soviétiques, grâce auxquels le montage a mérité le statut de « concept » (cf. Dominique Chateau, Contribution à l’histoire du concept de montage. Kouléchov, Poudovkine, Vertov et Eisenstein, 2019). Refusant de copier le monde pour pouvoir le recréer, le montage disjoint ce qui est joint et inversement, produit des écarts et des rythmes inattendus entre des fragments, ce qui caractérise l’œuvre d’avant-garde. Différent du collage aléatoire, le montage est révolutionnaire car il produit des « réalités augmentées » à la hauteur des grandes secousses politiques de son temps.

Berthet revient sur les querelles entre penseurs de la sphère marxiste. Pour Lukács, le montage est inapte à remettre en cause le capitalisme et à rendre compte dialectiquement des rapports de forces sociaux et de la réalité objective. Pour Brecht au contraire, l’ébranlement de la fonction sociale de l’art par le montage et sa faculté de « nettoyage » du réalisme préparent la Révolution. Pour Adorno il n’y a pas d’esthétique révolutionnaire sans rejet d’un sens illusoire – qui résulterait du rapport fond/forme – au profit d’un sens restauré par une forme disloquée, résistant à un réel aliéné.

Berthet envisage les différentes facettes du fragment. Synonyme de manque, d’inachèvement, il est doté cependant d’une énergie propre. La force transgressive du montage, révélée au XX siècle, atteint au XXIᵉ une extension inédite grâce à la génétique, la robotique ou l’informatique…

Pour Christian Ruby (« Montage de part et d’autre ») c’est la notion même de « public » qui, de façon assez inattendue, est le résultat d’un « processus de montage », dont l’auteur s’attache à observer « les splendeurs et les misères » au fil de l’Histoire, en fonction des représentations dominantes ou des besoins de légitimation des institutions. Le public n’est ni une essence ni une forme unifiée.

En même temps que l’art cherche à s’exposer, le public devient au XVII siècle le baromètre de la réception de l’œuvre, en des lieux dédiés (théâtre, opéra), réservés à des communautés spécifiques.

Les élites parfois se sentent autosuffisantes en matière d’esthétique, parfois au contraire elles se définissent par rapport à un public jugé, selon les cas, actif et éducable, ou méprisable et passif. Les utopies de Schiller ou Kant ont tenté une troisième voie, celle d’un public capable de réguler ses contradictions internes.

Les approches sociologiques récentes rétablissent malheureusement des critères essentialistes : le public est bon ou mauvais (le « grand public »). Mais on ne peut souscrire à une telle négation d’un « public-montage » attesté, plus près de nous, par les provocations des avant-gardes (la « gifle au goût du public » de Maïakovski). La reconnaissance du « non-public » (la masse qui n’a pas accès à la culture) dans le manifeste de Villeurbanne (1968) a été une étape importante du processus. La « querelle de l’art contemporain », les arts de la rue, le spectacle vivant en immersion confirment l’existence de forces hétérogènes qui traversent un « public » en tension avec l’Art, à l’opposé de l’idéal kantien d’universalité du goût.

Artiste ayant vécu entre la France et la Martinique, Sentier (« Le tragique dans l’assemblage ») définit l’assemblage à partir du concept d’apeiron par lequel Anaximandre désignait l’informe, le principe originel de toute chose, l’indéfini, l’illimité, étroitement lié à l’Un, hantise de l’Antiquité et axe souterrain de l’assemblage, stable en apparence mais instable par essence. Son indétermination spatio-temporelle ouvre à tous les possibles d’un Réel sans cesse menacé. Il s’oppose à l’art traditionnel qui prétendait figer les forces antagonistes inhérentes à la création (Gilbert Simondon), les contenir grâce au cadre du tableau, à la sculpture en ronde-bosse, à la précision du socle ou au dessin sous vitre. L’assemblage peut s’effondrer à tout moment, par retrait d’un de ses fragments reliés au hasard chaotique de l’univers. Il n’est pas étonnant que les dadaïstes et surréalistes l’aient pratiqué, à une époque où les valeurs et certitudes scientifiques et philosophiques, corrélées aux monstruosités de l’Histoire, vacillaient. Le « bricolage » de Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage en est également une incarnation.

Sentier remarque que les assemblages de nombreux artistes (Beuys, Louise Bourgeois, Ana Mendieta, Tomas Hirschhorn, etc.) sont engagés politiquement et témoignent d’une sensibilité anticoloniale. Antonio Negri et Michael Hardt valorisent le collectif et la multitude, en adéquation avec la pratique de l’assemblage. L’assemblage refuse d’achever, c’est-à-dire de tuer. Il condamne la supériorité du tout sur la partie. Le manque, le lacunaire y sont valorisés. Il parle de l’intolérable et de la « logique du pire » (Clément Rosset) contre toutes les harmonies mensongères.

MONTAGE ET ASSEMBLAGE DANS LE CINÉMA

Si la pratique du montage par les cinéastes de l’avant-garde russe est d’une richesse incomparable, c’est qu’elle a tenté de se nourrir de théorie. L’article de Dominique Chateau (« Montage : un concept léniniste ») est un va-et-vient entre les écrits de Lénine, lecteur de Hegel, Marx et Engels, et les prises de positions des cinéastes soviétiques. Le montage quasi « gestaltiste » d’Eisenstein doit beaucoup à la dialectique hégéliano-marxiste, prônant le heurt entre des fragments qui prennent sens par leur emplacement dans une suite. Le Kinoglaz (Ciné-Œil) de Dziga Vertov propose une relecture du monde grâce aux « intervalles », ces écarts entre deux images successives dans un même plan, obligeant le spectateur à des « sauts dialectiques » révélateurs du décalage entre réalité et représentation.

Malgré leurs désaccords, Eisenstein et Vertov accordent tous deux une importance primordiale au dynamisme des images et au mouvement, par fidélité à un hégélianisme qui considérait le devenir et la transformation comme les processus essentiels du Réel. Leur conception du « mouvement » ne se réduisait pas au « rythme » de l’image mouvante du cinéma américain des débuts du XX siècle (Edwin S. Porter), mais recherchait un « dépassement dialectique » par le montage.

Aspirant à un cinéma révolutionnaire, les cinéastes russes n’ont pas fait allégeance au réalisme socialiste. Eisenstein était partisan d’une « auteurité » singulière – La Grève c’était de l’art – et Vertov était hostile à toute vulgate stérilisante. Tous deux ont trouvé dans les écrits léninistes un soubassement théorique à leur pratique, et les arguments dialectiques d’une résistance à une idéologie qui devenait totalitaire.

L’article de Bruno Péquignot (« Montage / assemblage : dialectique vs mécanique ») prolonge le précédent en approfondissant les théories de Dominique Chateau. La distinction entre « montage » et « assemblage » se calque parfaitement sur celle que fait Marx entre matérialisme classique et matérialisme dialectique. Transposées dans l’univers du cinéma, les oppositions binaires et mécaniques du matérialisme classique seraient du côté d’un « assemblage » réduit à un simple collage dans une continuité narrative. Or le « montage » d’Eisenstein recherche un « saut qualitatif », analogique de la transformation hégéliano-marxiste de la quantité en qualité et apte à désorganiser la logique ordinaire, à la dialectiser par la puissance du choc, en une sorte de distanciation brechtienne. Le montage n’est pas une « somme » mais un « dépassement ». Le tout « rétroagit » sur les parties, en vertu du « principe d’organicité » énoncé par Kouléchov.

Le montage est donc aux antipodes de la « théorie du reflet » du réalisme socialiste, niant l’être en perpétuel devenir (Héraclite) et « le processus éternel du mouvement, de la naissance des contradictions et de leur résolution » (Lénine).

Analysant les processus de « déconstruction » du célèbre Psycho (1960), Sébastien Rongier (« It’s all in your imagination », Alfred Hitchcock, « Sublime Psycho ») montre comment Alfred Hitchcock a su tirer parti des leçons de montage des avant-gardistes russes pour assouvir ses propres objectifs (La Mort aux trousses). Hitchcock excellait dans l’art de mettre en abyme les relations spectateur / auteurs comme Dziga Vertov qui, dans L’Homme à la caméra (1929), avait révélé les ficelles du montage. Hitchcock maniait à merveille les techniques de distanciation pour tromper l’attente du spectateur. Rien de tel que le procédé de « démontage publicitaire » de la bande-annonce, dans laquelle le cinéaste nous propose une visite des lieux du crime…

Le moment crucial est la célèbre scène du meurtre sous la douche. Choc et sidération, fascination et terreur, horreur et jouissance sont au rendez-vous de ce moment digne du « sublime » kantien et de son « surgissement » inouï. Mais si chez Kant il s’agit de phénomènes de la Nature, chez Hitchcock l’horreur surgit au cœur de la banalité. Le sublime selon Kant produit un « plaisir négatif » qui induit un jugement. Cela s’applique à la scène de la douche : ce qui n’aurait pas dû advenir, ce qui ne devrait susciter que dégoût est perçu inéluctablement comme un « montage », dont le spectateur ressent le vertige et dont il décompose intellectuellement les procédés, en une indéniable jouissance esthétique.

Hitchcock a contourné la censure hollywoodienne en faisant « voir » ce qu’il ne fallait pas voir. Au point que la « mise en désastre » ne concerne pas seulement le crime sous la douche mais représente la première anticipation, visuelle et populaire, d’une violente crise de société en gestation.

MONTAGE, ASSEMBLAGE ET DIVERSITÉ

Hélène Sirven (« Esthétique des pièces montées d’Antonin Carême, assemblages délicieux ») nous régale de l’univers fabuleux d’Antonin Carême (1783-1833), fondateur de la haute gastronomie et véritable architecte de la pièce montée de luxe, très prisée des cours de toute l’Europe. Ses « montages » culinaires insensés et ses installations de tables s’inspiraient de ses voyages et de son immense culture, du classicisme antique et de la décoration égyptienne jusqu’aux jardins anglais ou exotiques…

L’art contemporain s’est souvenu de cet art du montage éphémère, comparable à un spectacle onirique tout en étant un memento mori transformé en performance participante. Par son esthétique de l’instabilité, Carême n’ignorait pas la fragilité des mondes. Ses pièces montées représentaient une élévation avant « la digestion puis la disparition des délices et des vanités ».

D’autres artistes se sont exercés à la création culinaire, d’Arcimboldo au contemporain Saverio Lucariello. Daniel Spoerri a été l’un des plus talentueux artistes monteurs et assembleurs du gastronomique.

L’article de Laurette Célestine (« L’univers de la sape : art de l’assemblage vestimentaire ou art de vivre ? ») nous entraîne sans transition dans l’univers de la sape. Tout y est bon pour se fabriquer les assemblages les plus audacieux de grandes marques et d’accessoires de luxe, par la débrouille s’il le faut (échanges, marché noir, recyclage). La sape a sa langue spécifique, ses jeux de mots, ses surnoms pittoresques, ses joutes verbales, toute une mythologie parodique.

Est-elle née avec la friperie européenne d’Afrique de l’Ouest ? Descend-elle des dandys français du XIXᵉ siècle ou des « teddy boys » endimanchés des milieux populaires anglais (Manuel Charpy) ? Est-elle apparue avec le retour des combattants congolais de la première guerre mondiale ? Ou dans les années 50, quand des Congolais ayant étudié à Paris ouvraient des boutiques « existentialistes » avec des habits griffés ? Ou encore dans le quartier de Bacongo à Brazaville lors des folkloriques années 70 ?

La sapologie témoigne de la violence coloniale et des désirs d’émancipation identitaires. Les sapeurs se sont opposés à Mobutu. La dissidence de ces exclus a produit « une créolisation de la mode occidentale » (Alain Mabanckou).

La sape perdure en tant que révolte, malgré les critiques qu’elle subit. A Paris les sapeurs sont à Château Rouge, à Barbès, dans les boîtes de nuit, mais aussi de plus en plus dans les banlieues. Les églises évangéliques les accueillent un peu partout. Au Congo ils essaiment dans les villages. Ils sortent des frontières, du fait des migrations, et intègrent les femmes. La sape devient planétaire. C’est une culture qui réactualise les mythes, un art de vivre politique et non violent étendu à d’autres arts.

Steve Gadet (« Le Sampling ou l’art de l’échantillonnage dans la culture hip-hop : assemblage ou vol ? ») est enseignant-chercheur en civilisation américaine à l’Université des Antilles et rappeur immergé dans la culture hip-hop, qui concerne la danse, la musique, les arts visuels (graffitis), le DJing (techniques des DJ) et le rap.

Le sampling (l’échantillonnage) est un assemblage de fragments sonores hétéroclites insérés par les beatmakers dans des œuvres existantes. Il est né dans le Bronx des années 70, où les artistes, condamnés à la débrouille, se passionnaient pour l’emprunt, la transgression, le détournement. Enlever ses lacets, mettre sa casquette ou son jean à l’envers, exhiber des griffes de luxe malgré sa pauvreté, détourner le sens des mots : toutes ces idées ont été réinvesties dans la mode et la haute couture.

Cet art a été souvent mal jugé à cause de sa supposée facilité, de ses profits extravagants dans les années 80, de ses guerres de propriété intellectuelle et de ses procès (Copyright Criminals de Benjamin Franzen, 2009).

En fait, le sampling malmène la culture dominante en réduisant l’écart entre créateurs et consommateurs – tout le monde peut créer à partir de la boîte à rythme – et exacerbe de façon menaçante l’intérêt pour une culture noire américaine méconnue.

La presse musicale populaire, la grande industrie culturelle, bon nombre de musiciens et de critiques n’ont pas bien compris les subtilités de cet art pris pour du plagiat… alors qu’il descend d’Andy Warhol et d’une esthétique maîtrisée du collage.

Edu Monteiro (« Parangolaamb ») nous décrit la lutte sénégalaise (« laamb » en wolof), ce rituel magique de la tradition africaine, devenu un véritable sport national. Les lutteurs sont recouverts de vêtements (manteaux, housses) et accessoires (colliers, cornes, serpents, têtes de chèvres, cuir) qui forment des « assemblages » extravagants dotés de pouvoirs surnaturels. Aujourd’hui hautement médiatisée et urbanisée, la laamb, pratiquée dans les plus grands stades, se perpétue dans les villages les plus reculés. La ladja de Martinique et la capoeira du Brésil sont des réminiscences diasporiques de ces luttes qui ont pour fonction, grâce à la transe, de capter l’invisible.

Edu Monteiro tisse des rapprochements entre la laamb et les Parangolés de l’artiste brésilien Hélio Oiticica, ces couches de vêtements aux matériaux, couleurs et textures variés, souvent pauvres, semblables aux accoutrements des sorciers, danseurs et combattants africains, ce qui valut à Oiticica d’être désavoué par l’anti-africanisme de la dictature militaire (1964). Ces assemblages s’accordaient tout à fait avec la favela et la samba, née à de Rio de Janeiro au XIX siècle et héritière des percussions des esclaves africains.

Inspiré par Rauschenberg, Jasper Johns et Dubuffet, Oiticica ne s’est pas contenté de repenser des formes : ses Parangolés convoquaient l’ensemble de la culture et incitaient à la fusion du spectateur-acteur avec « le potentiel primitif de la vie ». Cet « anti-art » allait plus loin que les tentatives des avant-gardes occidentales de réintroduire du mythe (Breton) dans l’étroitesse du monde intellectuel et bourgeois.

PRATIQUES MONTAGISTES ET ASSEMBLAGISTES (SÉNÉGAL, FRANCE, QUÉBEC)

Babacar Mbaye Diop (« Daouda Ndiaye, un artiste dans la transversalité des formes d’expression ») rend hommage à un artiste très célèbre du Sénégal. Formé à l’art-thérapie, Daouda Ndiaye crée dans un esprit de développement personnel. Il coordonne de grands projets environnementaux, utilisant le recyclage et la récupération dont il est un adepte fervent. Habitué aux collectes de papiers, bouteilles, tissus, goudron, filets, plastiques, objets usagés, il les métamorphose par le dessin, le collage, la photo ou les installations. Les objets et matériaux les plus incongrus figurent dans ses assemblages : grigris ou vieilles chaussures, fragments de moteurs ou de télévision rouillés, disques grattés, cartons d’emballage, roseaux, et ainsi de suite… L’expérience jubilatoire de l’assemblage prime sur la réalisation d’une forme.

L’auteur distingue deux tendances dans l’assemblage contemporain : celui qui agence des objets ou des matières choisies pour leur histoire, leurs significations diverses, sans préjuger du résultat ; et celui qui part d’une idée précise de création et choisit des objets en rapport avec cette idée. Daouda Ndiaye pratique les deux méthodes.

Dans le premier cas il fait surgir les potentialités, l’instable et le provisoire, le gâchis de la société de consommation (la série des Consommables). Mais il transforme et sculpte aussi le papier récupéré pour concevoir le projet « 100 papiers » et la gigantesque Muraille des sans-papiers (2000), ou des flèches de chasseurs massaï en hommage au passé de l’Afrique…

Heiner Wittmann (« Du montage-livre aux assemblages mobiles de Michel Sicard, poète et plasticien ») nous fait pénétrer dans les livres d’artistes de Michel Sicard. Berlin palimpseste (1994) fait apparaître la ville comme « espace de stratification » dans un univers d’effacement et d’oubli.

Sicard est passé des concepts de dispositifs empruntés à Deleuze et Lyotard à la création sur matériaux vivants, tissus ou déchets. À partir de 2004 il produit en duo avec Mojgan Moslehi. L’exposition « Signes et Flux » (2008) joue sur l’érosion, la fluctuation, l’impossibilité de l’image à se fixer. Le thème du corps absent domine dans la série Corps spectral, compositions de peinture et vêtements découpés et vides, mus par une sorte de tornade. C’est le monde de l’aléatoire, du hasard et de la catastrophe (Paul Virilio), un « univers dystopique ». La langue des astres (2004) est un livre non feuilletable dont la déconstructivité inspirera d’autres installations « écartelées » comme Notes de brouillard (2017).

Ensuite viennent des assemblages mobiles, « sculptures de papiers flottants » qui jouent « des chevauchements, des superpositions, des coulures » (24 heures de pluie), des tableaux noirs qui « font bouger l’écriture » (Darkroom, 2016), des œuvres nourries de « dark energy », à la frontière de la peinture et de la physique, ou d’impermanence (Remanence). Le « montage/collage recto-verso » est censé rendre sensible une réalité obscure du passé, (The Hidden Face of the Moon).

On renvoie aux explications quelque peu hermétiques qui accompagnent la « non-œuvre » du duo d’artistes présentée dans une « non-exposition » (« Enfermement », Saint-Denis, 2019) pour parler de « disséminations, tremblements, ruptures », de « tourbillon de possibilités, virtuelles ou vivantes », lisibles en termes sartriens de « rien, sinon un « pullulement de ceci » !

L’artiste plasticien Bernard Paquet (« Monter la peinture à la recherche d’un milieu ») nous introduit beaucoup plus concrètement dans les secrets de fabrication d’une série d’œuvres réalisées entre 1987 et 1995. Le dispositif initial se compose d’une toile peinte tendue au mur et d’une série de documents personnels, tous de forme rectangulaire, librement disposés sur une table. Les documents viennent s’intégrer à la toile peinte, formant une grille aux démarcations régulières, éloignée de l’unité illusoire de la peinture traditionnelle comme de l’assemblage chaotique.

L’artiste s’intéresse plus au montage, sans principe préétabli, qu’au projet lui-même. Il raconte comment chaque document vient se placer sur la toile, géométriquement, mais aussi selon le principe des associations libres du « séparer pour mieux joindre, réunir pour mieux dissocier ».

La grille de l’artiste n’est pas celle de Dürer, qui sert de trame à une œuvre qui, une fois finie, fait disparaître les sutures, contrairement à la sienne. Elle se différencie aussi de la grille de Rosalind Krauss, cette structure régulière emblématique du modernisme. Sa grille joue sur des liaisons tâtonnantes sans cesse différées, dans une jubilation qui anticipe celle du regardeur. L’harmonie de la peinture hollandaise fait place aux sauts expérientiels, aux échanges de transparences et d’opacités, aux visions multiples.

Une dynamique centrifuge/centripète s’opère entre le fragment et le tout selon les priorités du regard. Cohésion et morcellement, ouverture et fermeture, dedans et dehors, vide et plein ne s’opposent plus. Comme Merleau-Ponty, Paquet constate que « si les choses empiètent les unes sur les autres, c’est parce qu’elles sont l’une hors de l’autre ». La toile est un « mi-lieu » qui « adoucit les déchirures inhérentes à la diversité », un plan visuel « pré-linguistique » et « transcatégoriel », un « entre-deux » d’émotions indicibles qui permettent à l’artiste de « s’assembler ».

MONTAGE ET ASSEMBLAGE EN CARAÏBE

Pour Frédéric Lefrançois (« Assemblage du paradigme proto-esthétique aux Amériques »), le paradigme proto-esthétique des Amériques est né avec le « traumatisme fondateur » de 1492, qui a posé les bases d’une « déterritorialisation de l’esthétique », d’une « chaosmose » (Guattari), d’une « pensée comme hétérogenèse » (Éric Alliez). Du choc des mondes, analysé ici de façon très documentée et érudite, devait naître cette sensibilité « composite et tectonique » qui caractérise l’esthétique du Nouveau Monde : puzzle, mosaïque, kaléidoscope, « hybridité éruptive » toujours remaniée à partir de fragments, dont l’existence même trouble la pensée de la « raison organisatrice » et de l’unité, chaque fragment étant en lui-même un microcosme. Édouard Glissant, à l’aide des métaphores du Tout-Monde et du rhizome, a réfléchi inlassablement aux passerelles, métissages, tissages et assemblages rendus possibles par les chocs incroyables, tremblements de terre naturels et séismes historiques à l’origine d’une modernité singulière. Entre esthétique occidentale (Baumgarten, Hegel) et sensibilité décoloniale, « légataire » de la proto-esthétique transaméricaine », cette nouvelle modernité s’incarne par exemple dans les étranges « assemblages transhistoriques » hybrides du Jamaïcain Colin Garland ou les installations en apparence chaotiques de la série Entrechocs de Valérie John.

Pour Scarlett Jésus (« Réflexions sur les notions de montage et d’assemblage à propos de quelques œuvres de trois artistes : Sébastien Jean, Eddy Firmin et Florence Poirier-Nkpa ») le montage artistique est une recomposition libre qui n’a rien à voir avec la « chaîne de montage » qui ajuste des pièces détachées pour réaliser un produit fini. Le montage digne de ce nom est « susceptible à son tour d’engendrer de nouveaux assemblages » et de rendre de la grandeur à des éléments méprisés.

Scarlett Jésus décrit une œuvre sans titre (2012) du Haïtien Sébastien Jean, faite d’éléments collectés au hasard mais triés à dessein : sommier à ressorts, tôle endommagée, volant de voiture, fil de fer, planches, aluminium. Du savant assemblage de ces fragments émerge une silhouette sombre encagée ou crucifiée. Le vaudou rôde. La pensée mythique de Lévi-Strauss revit dans les étranges compositions (les bris-collage) de l’artiste.

Scarlett Jésus s’intéresse ensuite aux Egoportraits d’Eddy Firmin, des assemblages parodiques qui mettent en scène la « ruse de l’intelligence » des descendants d’esclaves, « bidouillant » avec les moyens du bord. Ses moulages de tête déclinés à l’infini sont des chefs-d’œuvre d’errance imaginative, d’humour décapant anti-occidental, sans crainte du trivial ni du mauvais goût.

Florence Poirier-Nkpa à Saint-Martin réalise des « avatars », images de synthèse obtenues à partir d’éléments de son propre visage greffés sur les portraits numériques d’autres individus. Ses chimères transgenres, qui se métamorphosent inévitablement, sont souvent inquiétantes, comme son NoName#21 (2018) avec ses trois têtes emboîtées inidentifiables.

L ’ « esthétique du brouillage » questionne l’identité, l’altérité et le genre, au nom d’une « créolisation » en devenir.

Christian Bracy (« Articulations, désarticulations, reformulations ») s’approprie les mots « culture » (Lévi-Strauss), « crise du sens », « désajustement » pour défendre une conception politique de l’art. Les œuvres doivent rendre compte des chocs subis par l’artiste dans l’après-Auschwitz (Adorno), confronté au seul matériau brut et à une toile qui « n’est plus fenêtre » (Alberti, XVᵉ siècle) « mais surface » (Françoise Monnin).

L’auteur applique ses observations à cinq artistes guadeloupéens contemporains. Antonio Roscetti crée à partir de dessins spontanés réélaborés indéfiniment à l’aide du numérique et de matières hétérogènes. Michel Rovelas travaille « aux frontières du chaos », à la recherche d’une unité perdue. Daniel Dabriou, « photographe-auteur », produit des assemblages légendés de phrases détournées. Les dessins et les images de « corps-monuments » de Béliza Troupé mêlent la terre, l’eau, les textiles, les médecines traditionnelles, pour célébrer les autochtones amérindiens et leurs « afro-descendants ». Stanislas Musquer associe inspiration picturale haïtienne et emprunts à des livres d’heures du Moyen Âge chrétien ou à des planches anatomiques (Des parcelles de peaux noires sur la peau blanche, 2018).

L’art est-il métaphysique comme le prétendait Malraux ? Christian Bracy, à la suite de Nathalie Obadia (Géopolitique de l’art contemporain, 2019), réfléchit de façon plus terre à terre aux promesses de l’art mondialisé. Sa conclusion est pessimiste : les œuvres émancipées ne trouvent pas toujours d’interlocuteurs, car les pays du Sud restent tributaires des univers économiques et symboliques médiatisés des pays du Nord.

Dans son entretien avec Sophie Ravion d’Ingianni (« Hétérogénéité, discontinuité, assemblages et collages dans l’œuvre d’Hugues Henri »), Hugues Henri désavoue les assemblages « post-modernes » vides de sens. Et s’il compare ses « lambiscopes » (des objectifs vissés à des coquillages du Pacifique, les lambis) aux « téléphones-homards » de Dali, ludiques et poétiques, la plupart de ses œuvres sont engagées. Son installation Balseros de La Méduse (2019), outre l’allusion à Géricault, n’offre aucune difficulté d’interprétation : c’est un assemblage de gilets de sauvetage, valises, mâtures de bois, couvertures de survie, l’une enveloppant un mannequin peint en acrylique terre de sienne, le regard vide et les dents blanches. Il en va de même pour Opinion publique européenne qui réunit des dessins de personnages munis de lunettes 3D, des mannequins la tête en bas et des maquettes d’immeubles ceints de ferraille et surmontés de fausses caméras vidéos. Guerre civile – Guerre si visuelle (1995) parodie le martyre de Saint-Sébastien par ses empalements de machines à écrire, d’ordinateurs éventrés par des tiges métalliques, ses composants électroniques et panneaux mimant des logiciels. Les montages vidéos d’objets médiatiques transformés en armes matérialisent le « leurre virtuel » de Paul Virilio.

L’artiste tient à se différencier de Braque et Picasso, de l’Arte Povera et du Nouveau Réalisme. Il préfère se revendiquer de Rodtchenko et El Lissitzky, ou d’Eisenstein quand il décrit ses photomontages numériques d’Amérindiens, dont les parures de plumes circulaires coïncident avec les roues d’une machine à vapeur, dénonçant ainsi la dispersion des derniers Kalinagos de Guadeloupe à l’arrivée des machines de l’industrie sucrière. Son assemblage-colonne AMERIKKK FIRST, de 2016, est un message antiraciste explicite contre l’élection de Donald Trump.

Martine Potoczny (« Assemblage, montage et métamorphoses : regards croisés sur les pratiques de Christophe Mert (Martinique) et de Kcho (Cuba) »), qui s’est entretenu avec Mert et Kcho dans leurs ateliers, reconnaît dans leurs œuvres « ouvertes » (Umberto Eco) des affinités avec Schwitters. L’artiste martiniquais Serge Hélénon ajoute que celles-ci répondent aux spécificités de l’assemblage caribéen, conditionné par une culture de la survie et une société d’économie primitive.

Christophe Mert a grandi en bord de mer dans un ancien lieu d’habitation amérindienne. Objets ramassés dans le sable, coquillages, vieux bois, rebuts rejetés sur la plage de son enfance, déchets arrachés aux « encombrants » et aux décharges sauvages le mènent nécessairement à l’assemblage. Il malmène le bois des palettes ou les bidons de fer arrivés par bateaux. Il les démantèle, les brûle, les détruit sur place avant de créer. La tôle récupérée ici et là, les restes de rails et de wagons utilisés pour transporter la canne vers les usines sucrières parlent d’épaves humaines. Mert recrée à partir de « bribes et de morceaux, témoins fossiles de l’histoire d’un individu ou d’une société » (Florence de Mèredieu).

Son atelier est un invraisemblable bric-à-brac d’objets et matériaux accumulés sur un sol qu’il nomme « assemblage chaos » ou « magma créatif », et sur lequel poussent ses totems géants, ses Guérisseurs d’âmes en ferraille et petit électroménager, semblables aux vieux guerriers de Chamoiseau. Ses Atoumo (2013) sont des panneaux en bois brut et tôle imbriqués, écaillés, blessés, scarifiées et rouillés. Un système d’éclairage y dévoile des paroles, des visages et des présences…

Né dans une île au large de Cuba, Kcho appartient à la génération des artistes de 1990 hantée par l’isolement, la migration, la navigation et l’exil. Lui aussi pratique la collecte et l’appropriation : branches sèches, feuilles de palmier, filets, terre noire et rouge de Cuba, morceaux de quais, de pontons, de barques trouées, de cordes, rames, hélices, bouées et autres rebuts de la mer. Ses « embarcations loufoques », « surréalistes », à la fois bateaux, voitures ou maisons, sont démembrées et recomposées. El David est une gigantesque sculpture flottante. Le monumental El Pensador, interprétation cubaine sans cesse remaniée de Rodin, assemble des matériaux et objets de la terre et de la mer. Selon Emmanuel Guignon, l’œuvre de Kcho équivaut à « un naufrage ».

DOSSIER 13ᵉ BIENNALE DE CUBA

L’article de Lise Brossard (« Sept jours à la 13 Biennale de La Havane ») propose une déambulation illustrée dans les différents lieux d’exposition de la 13ᵉ Biennale d’art contemporain de La Havane d’avril-mai 2019, « La Construcción de lo Posible », dont la diversité et l’inventivité des œuvres émerveille. Utopie, engagement, participation des habitants, mondialisation, croisement des cultures du passé et d’aujourd’hui, mémoire des tragédies en sont les maîtres-mots.

Lors de cette biennale, deux artistes ont particulièrement impressionné Anne-Catherine Berry (« Montage et assemblage chez Richard-Viktor Sainsily Cayol (Guadeloupe) et Juan Roberto Diago Durruthy (Cuba) : un acte de résistance et de déconstruction ») qui tous deux ont recours à des fragments « collés, cloués, agrafés, cousus, emboîtés, attachés », symboliques d’une perte de totalité,

Grands Crus 2.0, de Richard-Viktor Sainsily Cayol, est une installation lumineuse de fûts de rhum, tiges métalliques et lampes à LED. Les défauts du bois, volontairement visibles, évoquent le vieillissement du rhum, la culture de la canne, l’esclavage de l’homme noir et le commerce « triangulaire » (comme le socle de l’installation). Les piques de métal, symboles de l’ordre occidental, donnent aux barils un air de poissons armés ou de poupées vaudou. Le fût métaphorise les tortures du corps noir et l’enrichissement des colons.

Les peintures, sculptures ou installations de Juan Roberto Diago Durruthy expriment les blessures de l’espace cubain, passées (la traite) et contemporaines (la crise économique des années 90, le réaménagement du socialisme, l’émigration de masse, l’afflux des touristes). Resistiendo en el tiempo (Résister dans le temps) est une sorte de conteneur, un montage d’éléments rouillés, une imbrication de pièces de structures différentes, une mosaïque colorée laissant apparaître des vides. Autant de variations que d’ « identités brisées, recomposées et plurielles ». Le métal représente Ogún, dieu de la guerre et du renouveau dans la mythologie yoruba. C’est une peau qui garde les cicatrices laissées par le feu de la forge, symbole de souffrance et de régénération. Les points de soudure ou de couture et le bois calciné renvoient aux blessures de l’esclavage et à l’art africain des scarifications. Ciudad quemada (Ville brûlée) est un agencement de boîtes en bois brûlé semblables aux habitats précaires de l’île et de tous les migrants du monde…

Paraphrasant Césaire l’auteur conclut que l’art est une arme non-violente contre la violence de l’Histoire.

CONCLUSION

De la lecture de cette revue ressortent des définitions claires des concepts de montage et assemblage, et relativement homogènes, avec quelques nuances précieuses selon les auteurs. Les présentations d’œuvres des sections III à VI sont riches en rêveries, utopie et poésie, et fortes d’une quête d’identité à restaurer. La dimension métaphorique immédiate des assemblages décrits relaie l’abstraction théorique des parties I et II, mais tous les articles sont émaillés de références historiques, philosophiques ou esthétiques, souvent très récentes.

Le cosmopolitisme revendiqué fait écho aux aspirations des premières avant-gardes, même si « l’art global » (contesté vivement par un des auteurs au moins) n’est plus l’internationalisme des débuts du XX siècle… On ne peut s’empêcher de penser que la biennale de La Havane ressemble beaucoup à celles d’autres grandes capitales…

Mais preuve est faite que le montage et l’assemblage sont des pratiques absolument contemporaines, illustrées par la richesse exceptionnelle de la production caribéenne, qui ne se prive pas, tout en puisant aux sources européennes, de les « créoliser » ou de les tourner en dérision au nom d’une révolte « décoloniale ».

Le plus émouvant est sans doute l’allusion, dans plusieurs articles, à une source « primitive » du montage, puisqu’à Zurich en 1918 Dada se voulait « nègre » avant tout, entre danses et tambours furieux de Huelsenbeck et masques de Marcel Janco, ces assemblages de matières pauvres, porteurs, comme les œuvres décrites ici, d’un potentiel de contestation de l’ordre dominant.

Février 2021

  1. Dominique Berthet est directeur du Centre d’Études et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques, critique d’art, professeur à l’Université des Antilles et de la Guyane et chercheur associé au Laboratoire d’Esthétique Théorique et Appliquée de l’Université Paris 1.

2. Marc Jimenez, très ancien collaborateur de la revue, est auteur de plusieurs ouvrages sur l’art contemporain, professeur d’esthétique à l’Université Paris 1 et directeur du Centre de Recherche en Esthétique.

Marko Ristić, De nuit en nuit

Marko Ristić, De nuit en nuit

Texte établi et présenté par Jelena Novaković, Non Lieu Éditions, Paris, 2019

Réflexion critique par Jean-Yves SAMACHER

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La tâche d’un éditeur peut consister à publier des best-sellers ; certains éditeurs, comme Non Lieu éditions, se proposent avant tout de faire découvrir des auteurs méconnus, appartenant souvent aux domaines étrangers (pays de la Méditerranée, pays des Balkans en particulier), ou de mettre en lumière des manuscrits anciens et oubliés, qu’ils aient déjà fait ou non l’objet d’une publication antérieure.

Paru aux éditions Non Lieu, De nuit en nuit est le titre d’un essai de Marko Ristić, l’un des fondateurs du groupe surréaliste de Belgrade, officiellement créé en 1929. D’abord écrit en serbe, et publié en 1940 dans la revue Pećat, sous le titre Iz noći u noć, le texte aurait ensuite été traduit en français, de manière incomplète, probablement par l’auteur lui-même. Du moins est-ce l’hypothèse de Jelena Novaković, qui a découvert le manuscrit inédit en réalisant des recherches aux Archives de l’Académie serbe des sciences et des arts. Cette spécialiste de l’œuvre de Ristić a procédé à quelques ajouts et adaptations, en comparant les différentes versions existantes, puis en se reportant de manière privilégiée au texte original serbe.

Dans cet essai sur les rapports entre l’art et la vie, qui propose une réflexion sensible sur la libération et la pacification de l’homme par l’art, l’auteur nous conduit « de nuit en nuit », balayant les limites géographiques et temporelles, abrasant les frontières disciplinaires, pour mieux nous faire pénétrer dans les arcanes du rêve. De nuit en nuit. L’expression choisie en guise de titre ne nous indique pas – et volontairement sans doute – le sens à donner à chacune des deux occurrences du terme « nuit », ni non plus en quel sens, au fond, s’oriente le voyage auquel nous sommes conviés.

Reprenant un motif cher aux adeptes du surréalisme, Marko Ristić développe principalement deux conceptions antagoniques de la Nuit. La première désigne une source d’inspiration inépuisable, issue des territoires souterrains et mystérieux de l’inconscient, dont l’exploitation esthétique permettrait à l’être humain, grâce aux effets cathartiques de la création, de se libérer – ne serait-ce que momentanément – de ses chaînes aliénantes. La seconde renvoie au contraire à un tarissement complet de la sensibilité, à la perte des émotions, la guerre et la misère – symptômes d’une indifférence généralisée – en constituant les corollaires. Dans son essai, Marko Ristić tente de prouver que cette part d’ombre fertile et de folie créatrice, épicentre des œuvres surréalistes, est le meilleur antidote contre le totalitarisme rationnel et mortifère, qui, en accomplissant le meurtre de l’imaginaire, en remplaçant la perception et le sentiment poétiques par une pensée mécaniste, techniciste, fasciste et belliciste, aboutit à la réification du monde, à sa complète déshumanisation.

Pour cultiver un perpétuel état d’acuité perceptuelle, à la fois dé-constructif et rédimant, l’écrivain s’appuie sur la contemplation méditative de la nature comme sur l’évocation passionnée des œuvres littéraires et artistiques de l’humanité, lesquelles ne cessent d’inspirer, d’abreuver et d’illustrer les textes surréalistes[1]. De nuit en nuit relève ainsi, au même titre que Sans Mesure, l’« antiroman » de Ristić, d’une esthétique de l’hétérogène[2] ; cet ouvrage appartient à un genre inclassable, le journal de voyage et la réflexion philosophique voisinant de près avec la critique d’art. Toutefois, le texte ne saurait se lire indépendamment des conditions socio-historiques dans lesquelles il fut écrit.

Août 1939. Marko Ristić se promène entre Venise et Florence, en compagnie de sa femme, ŠÉva. Le contraste entre le merveilleux atemporel propre aux villes de la Renaissance italienne et les bruits de bottes résonnant sous les nuages noirs s’amoncelant à l’horizon, depuis l’Allemagne nazie, engage l’écrivain dans une réflexion sur les pouvoirs propitiatoires de l’art et de la culture. Une menace sourde ne cesse de planer du début à la fin de l’ouvrage, relayée par les extraits de journaux d’époque, menace qui rend paradoxalement la vie plus réelle et plus intense : Venise « jamais n’a été plus belle, jamais plus aimable qu’en ce mois d’août qui portait en soi l’inévitable malheur du meurtre du mois de septembre. La catastrophe était là, prête à éclater, à commencer son interminable, son inconcevable œuvre destructrice, le malheur de septembre était sur le seuil, là, immédiatement derrière ce bonheur, dont respirait la lumière du soleil du mois d’août d’un après-midi vénitien »[3]. La suspension contemplative, produite par les artifices stylistiques de l’auteur comme par les chefs-d’œuvre qu’il décrit avec amour et délicatesse, au fil de son texte, permettra-t-elle d’échapper aux carnages de la guerre ? L’amour pour l’art parviendra-t-il à détourner la marche forcée de l’histoire ?

Refuge contre les assauts de cette imminente « nuit sombre, hostile, menaçante, méchante, fatale, funeste » (NN105), la ville de Venise, pleine de fantaisie baroque et de sensualité, plonge l’écrivain dans une nuit nostalgique, érotique, hypnotique, fertile en visions, favorables à l’émergence de la création poétique : « Venise remplit la condition fondamentale d’une telle création, en évoquant en nous des associations troubles, exceptionnelles, avec de longs retentissements dans les profondeurs mêmes de notre pyramide psychique […], en réveillant de profondes et séduisantes réminiscences, en levant du fond de notre être tout un cortège ténébreux d’apparitions émotionnantes et de phantasmes intimes. »(NN34)

La prise de conscience de ces fantasmes et de ces vérités cachées, peuplant nos tréfonds, amorce la réconciliation de l’homme avec lui-même, au-delà de tout clivage interne ; leur expression littéraire ou artistique répond d’ailleurs à l’un des enjeux essentiels du surréalisme, qui est de laisser pleine liberté à l’imaginaire. Marchant dans les pas d’André Breton, pour qui, à l’instar de Rimbaud, « l’existence est ailleurs »[4], Marko Ristić s’oppose à toute démarcation entre réalité et surréalité : « Faite de pierre, d’eau et de rêves »(NN33), emplie de « fantômes visibles et invisibles »(NN31), Venise offre précisément tous les attraits d’un monde de songes, où la fluidité des éléments favorise le surgissement d’une nuit complète en plein jour. L’auteur, à l’instar du narrateur d’À la recherche du temps perdu, flotte ainsi « au milieu de la ville enchantée »[5], où règne la loi du hasard, s’y promène et s’y perd « comme un personnage des Mille et Une Nuits »[6].

Après une traversée en vaporetto, le chantre de la « Nox microcosmica »[7] se trouve bientôt emporté dans le tourbillon des nuits florentines, peuplées de récits tragiques, d’amours et de crimes passionnels, de cavaliers médiévaux en armures, de monstres hybrides, de sorcières et d’empoisonneurs, de femmes nues et de moines délurés ; il observe alors « comme dans un miroir concave, tout ce qui arrive autour de l’homme et ce qui reste incompris à la perception de la raison » (NN48). Au voyage géographique se superpose un voyage intérieur, à la fois subjectif et universel, féérique et démoniaque, tragique et caricatural, excursion du labyrinthe des profondeurs de l’homme non « pas seulement pour connaître, mais aussi pour se révolter, s’opposer, ne pas consentir à la norme tyrannique » (NN51).

De fait, le surréalisme réside moins dans un mouvement artistique historiquement déterminé que dans une démarche existentielle et poétique, une attitude spirituelle spécifique visant l’émancipation totale de l’homme à travers la réunification du rêve et de la vie sociale ou, pour le dire plus psychanalytiquement, à travers la collusion du principe de plaisir et du principe de réalité. L’auteur désigne en effet ici l’un des buts possibles de la psychanalyse : chasser le Surmoi tyrannique et faire surgir le Ça à la conscience du sujet afin que celui-ci retrouve, dans un seul et même élan, la voie de son désir. Pas plus qu’aux surréalistes français, la psychanalyse n’est une discipline étrangère aux surréalistes serbes, même si cette discipline fait dans leurs rangs l’objet d’une réappropriation spécifique. Ainsi, en s’appuyant sur Malaise dans la civilisation[8] de Freud, Stevan Zivadinovic, dit Vane Bor, compatriote et ami de Ristić, avait tenté d’élaborer une théorie du désir[9]. André Breton, quant à lui, indiquait déjà dans son Manifeste (1924) : « L’homme propose et dispose. Il ne tient qu’à lui de s’appartenir tout entier, c’est-à-dire de maintenir à l’état anarchique la bande chaque jour plus redoutable de ses désirs. La poésie le lui enseigne. Elle porte en elle la compensation parfaite des misères que nous endurons. »[10]

Pour démontrer le pouvoir libérateur et compensatoire de l’art, pouvoir inhérent, selon lui, aux œuvres d’inspiration nocturne, Marko Ristić met à l’honneur les poètes médiévaux, baroques et romantiques, familiers des territoires de l’outre-monde : François Villon, Dante Alighieri, John Milton, Novalis, William Blake, Victor Hugo, le Comte de Lautréamont… constituant une sorte d’« armée des ombres »[11] que le Premier Manifeste du surréalisme présentait déjà comme une assemblée de prophètes et de précurseurs du mouvement. Mais Ristić s’attarde plus volontiers sur le champ de la peinture, faisant la part belle aux maîtres anciens : Andrea Orcagna, Piero di Cosimo et Paolo Uccello (de son vrai nom, Paolo di Dono), ce dernier ayant inspiré plusieurs textes poétiques à Antonin Artaud[12], dans les années 1920. L’auteur convoque également les peintres flamands, tels Jérôme Bosch et Peter Brueghel, afin d’exprimer toute la fantaisie et l’inventivité de ces artistes, situés à la charnière du Moyen Âge et de la Renaissance, rappelant au passage que Leonardo da Vinci et Piero di Cosimo, bien avant Salvador Dalí, avaient été les inventeurs d’une méthode de création que l’on pourrait qualifier de « paranoïaque critique » (NN80-81).

À l’instar d’André Breton, d’Antonin Artaud, et de bien d’autres surréalistes d’ailleurs, Marko Ristić apprécie les œuvres marquées par l’humour noir, les poèmes, récits et tableaux où à l’érotisme se mêle une certaine dose de violence et de cruauté. Car il voit dans cette attitude de défiance une forme de résilience, et de victoire sur la mort : « Dans les œuvres qui portent en elles le sceau authentique de cette hardiesse, de cette puissance de ‟l’humour noir”, avec lequel l’artiste ose regarder dans les yeux invisibles de la séduction fantomatique de l’obscurité mortelle sans sourciller, pour qu’ils lui communiquent leur puissance étrange, pour ensuite se voir lui-même et voir le monde avec leur regard, regarder la destinée humaine, dans les œuvres créées selon le modèle du monde extérieur et intérieur, tel que le voit maintenant le poète avec son nouveau regard de voyant – dans ces œuvres le triomphe de la mort, sa victoire sur l’homme, tourne à la gloire de l’homme, de la vie, de l’Éros. » (NN81-82)

Comme Ristić l’affirmait six ans plus tôt, dans le numéro 6 du Surréalisme au service de la Révolution[13], l’humour – quand bien même il serait mis au service d’une morale – ne saurait constituer en tant que tel une « attitude morale », prédéterminée, confinée dans la bienséance et la bien-pensance. Néanmoins, l’humour, notamment tel qu’il s’exprime dans l’art et la poésie – formes de sublimation des « instincts sexuels » – reste au service de la pulsion de vie. C’est ainsi, nous explique Ristić, que « Piero di Cosimo a conçu et réalisé le Triomphe de la Mort non comme une fresque ou un tableau, mais comme une mascarade pour le carnaval de l’année 1511 » (NN67), transformant la Danse macabre en « Triomphe de l’Humour » (NN67). En cela, l’humour noir – terme popularisé par l’anthologie proposée par André Breton[14] – se situerait également du côté de l’Éros.

Freud lui-même a souligné que l’humour, espace d’expression pour la mégalomanie de l’homme, n’était autre qu’une force de résistance face à la maladie et à la mort : l’humour a « un côté grandiose » qui « se trouve sans aucun doute dans le triomphe du narcissisme, dans l’invulnérabilité victorieusement affirmée du moi. Le moi refuse de subir une offense, de souffrir par des causes venant de la réalité, il persiste à croire que les traumas du monde extérieur n’ont aucune prise sur lui, il va même jusqu’à prouver qu’ils fournissent des motifs à son plaisir »[15]. Sur ce point, l’exemple donné par Freud dans son article se révèle particulièrement éloquent : « Voilà une semaine qui commence bien ! », déclare le condamné à mort qu’on emmène, le lundi, à la potence.

Visant à déjouer l’angoisse ontologique de l’homme, l’art nocturne auquel nous convie Marko Ristić implique une certaine prise de risques, tant pour les créateurs que pour les spectateurs ou les lecteurs, lesquels se retrouvent en effet confrontés au flux instable des passions, au revers de leur image, à la violence de la libido – quoique sublimée –, éléments théoriquement irreprésentables mais symbolisés dans De nuit et nuit par les figures mythologiques du Minotaure ou d’Hécate. Ainsi s’instaure une dialectique profonde entre Éros – tisseur de lien, à l’instar d’Ariane, fille de Minos – et Thanatos, alias le Minotaure – agent de déliaison et de corruption. L’amour de l’art ne s’arracherait-il qu’au prix du sang ? À l’instar du héros grec Thésée, « l’homme doit avoir du courage pour errer dans l’obscurité de son labyrinthe, là où se trament des sortilèges impurs qu’il peut débrouiller uniquement s’il ne les fuit pas, s’il ouvre pour lui-même son obscurité infernale où se sont répandus ces sortilèges. Pour se sauver des puissances de l’obscurité, de leur effet nuisible, destructeur, corrosif, l’homme doit avoir confiance en lui-même, mais aussi en elles, en ces mêmes puissances de l’obscurité, ne pas les ignorer, ne pas les mépriser […], les aimer même, de l’amour étrange dont tous les poètes aiment leur daïmôn » (NN71). Sur le modèle de Socrate, tout homme ne devrait-il pas tirer son fil, depuis le cœur des Ténèbres, en écoutant – par-delà toutes considérations de logique ou de morale – son démon intérieur ?

Désignant le versant dionysiaque de l’art, l’allusion de Ristić à La Plainte d’Ariane (NN72-74), poème de Friedrich Nietzsche, n’est pas fortuite. Si toute vérité est obscure – et n’est pas forcément bonne à dire –, l’exprimer poétiquement ou artistiquement, par le biais de la joie extatique, du rire ou de la fureur, permettrait de ne jamais céder à la pure jouissance, grâce à un dépassement, un « surpassement »(NN60, 62) dialectique (Aufhebung). Ce qui semble a priori rejoindre la conception cathartique du théâtre, telle qu’elle fut exprimée autour de 1935 par Antonin Artaud : « Quels que soient les conflits qui hantent la tête d’une époque, je défie bien un spectateur à qui des scènes violentes auront passé leur sang, qui aura senti en lui le passage d’une action supérieure, qui aura vu en éclair dans des faits extraordinaires les mouvements extraordinaires et essentiels de sa pensée, – la violence et le sang ayant été mis au service de la violence de la pensée, – je le défie de se livrer au-dehors à des idées de guerre, d’émeute et d’assassinat hasardeux. »[16] Le crime virtuel, rendu possible à travers le fantasme traduit par l’expression artistique sur une « autre scène »[17], empêcherait tout acte de violence réel de s’accomplir.

Même si la réalité ne cesse, hélas, d’apporter un démenti à cette analyse, Marko Ristić, inspiré comme nombre de surréalistes de son temps par les thèses marxistes, veut croire en un futur bienheureux, en un être humain enrichi par les sensations et les émotions, l’intelligence, l’art et la culture, l’éclosion des beaux jours eut-elle être repoussée à demain. À moins qu’il ne faille regarder plutôt vers les civilisations du passé ? « Je cherche l’or du temps », formulait pour sa part André Breton, dans l’« Introduction au discours sur le peu de réalité »[18]. À l’image de la chatte qui dort et se dore au soleil, et dont il contemple le repos extatique dans un palais vénitien, Ristić éprouverait le désir, pour lui-même comme pour le public, de s’unir aux œuvres d’art, nourrirait l’espoir de se noyer dans les tableaux des grands maîtres, de se perdre au milieu des sculptures fantomatiques et des dédales architecturaux de la « cité-chimère » (NN35), comme pour mieux échapper à la fuite du temps et à son sempiternel cortège d’horreurs sanguinaires.

Il n’est pas étonnant, sur ce point, que Ristić témoigne de la même fascination qu’Artaud pour les peintures d’Uccello : car elles sont, à l’instar du triptyque de la Bataille de San Romano – réalisé vers 1450-1455 pour le palais de Côme de Médicis –, l’expression d’un « nouveau monde hermétiquement fermé et enchanté » (NN88), comme figé hors du temps : « Dans ce monde autonome, dans cet espace dont la profondeur, la tridimensionnalité est systématiquement construite par des effets isolés de la perspective, les hommes et les chevaux ne sont plus que les parties d’une construction. Ils sacrifient leur vie individuelle à la vie de l’ensemble, à la vie totale des formes, des lignes et des couleurs, ce qui leur donne incontestablement ce caractère statique, cristallisé, raide, des objets morts. Mais ces objets, en tant qu’objets, vivent quand même, vivent d’une vie intense, telles des parties intégrantes de ce nouveau monde, immobile et extraordinairement dynamique en même temps, d’un dynamisme intérieur, puissant, structural et chromatique, en formes et en couleurs. » (NN88) Plongée dans sa virtualité hypnotique et féérique, la Bataille de San Romano s’oppose ainsi au violent cauchemar de la réalité historique.

Le même pouvoir de suspension du temps pourrait d’ailleurs être attribué à certaines œuvres musicales. Comme le relate Marko Ristić dans son essai, le lundi 28 août, à Florence, La Traviata de Verdi, résonnant devant le Palazzo Vecchio, parvint à faire oublier à quelques milliers d’auditeurs, au cours d’une trop brève soirée, les malheurs à venir…(NN100-104) Mercredi 30 août : « Tutta l’Europa in armi. »(NN105) Malgré la tentative de l’entraver, se poursuit inéluctablement l’avance des troupes armées… Jeudi 31 août : la Pologne est bombardée. À la fuite inexorable du temps, mettant un terme à l’extase contemplative, correspond la débâcle et l’exode des populations, toutes nationalités confondues, depuis l’Italie du Nord vers l’Europe de l’Est et les Balkans, et la transmutation quasi instantanée du train de vie en train de mort : « Cet après-midi déjà, l’express qui partait de Florence était fiévreux et bondé. Quand il entra dans la nuit, c’était déjà un train de guerre, qui retentit à travers les gares aux lumières éteintes où ne brûlaient que de petites lampes bleues, qui portait en lui l’inquiétude et la hâte, et l’angoisse devant cette hâte, où emportait-il si hâtivement cette foule multicolore de voyageurs polonais, roumains, bulgares, yougoslaves ? » (NN105)

Bien que datant d’avant la Catastrophe, De nuit en nuit, témoigne d’un état d’inquiétude et de fébrilité, l’odyssée culturelle à travers l’art, la poésie, l’histoire et les mythes se métamorphosant peu à peu en voyage au bout d’une « aube plus horrible que toutes les visions infernales, l’aube noire du meurtre européen contemporain, cette aube noire du jour blanc […], pleine du feu de l’artillerie, de naufrages dans la mer glacée, d’étouffements sous les ruines des maisons bombardées, de hurlements et de sang répandu sous les bombes, de sang et d’entrailles et du martyre insensé […] »(NN106) Ces paroles ne préfigurent-elles pas le « lait noir de l’aube »[19] bu par des hommes promis à un destin funeste dans la Fugue de mort (Todesfuge) de Paul Celan, poème écrit à Bucarest en 1945 ? N’annoncent-elles pas les fantômes d’une autre nuit, celle du Nacht und Nebel, faisant sourdre de l’innommable ces êtres émaciés et dépossédés d’eux-mêmes, atrocement exilés, qu’évoquait Benjamin Fondane, comme par une funeste prémonition, dès 1937 [20] ? Quoi qu’il en coûte, il conviendrait de conserver cette vision des destructions et massacres de masse causés par la Seconde Guerre mondiale pour apprécier dans toute sa force conjuratoire et salvatrice l’essai de Marko Ristić.

Cette volonté d’apaisement, cette recherche du bien-être contemplatif, cet anti-conformisme dans les choix artistiques, cet appel à la résistance contre la barbarie du quotidien, qui parcourent De nuit en Nuit, s’efforcent de repousser les prodromes d’une barbarie bien plus cruelle encore, celle qui sera véhiculée de manière exemplaire par l’idéologie nazie, et dont les symptômes tendent à ressurgir, avec une triste régularité, dans la Serbie contemporaine. Au cours de sa vie, Marko Ristić sera amené à exercer de hautes fonctions diplomatiques. Censuré en 1938 sous la régence du Prince Paul[21], dénigré par Tito, en 1939, en tant qu’« ami intime du trotskyste parisien et bourgeois dégénéré André Breton », il sera emprisonné pendant la guerre – un temps du moins – à la prison de Kruševac, avant d’être nommé ambassadeur de Serbie en 1945, en raison de son rapprochement avec le régime en place. Nourri par le même désir d’unité et de fraternité, il sera élu membre correspondant de l’Académie yougoslave des sciences et des arts de Zagreb en 1951, puis deviendra président de la Commission des relations culturelles étrangères et président de la Commission nationale yougoslave pour l’UNESCO en 1958. Dans la Serbie post-titiste – celle de Milošević comme celle d’Aleksandar Vučić –, il semble pourtant que son nom et son œuvre aient été entièrement oubliés, sinon effacés. Alors qu’ils mériteraient justement d’y être remis à l’honneur. De nuit en nuit ne résonne-t-il pas aujourd’hui comme un signal d’alerte prémonitoire que l’auteur aurait adressé en premier lieu à ses compatriotes, proies récurrentes de la folie nationaliste ?

Malgré le poids et les menaces de l’histoire, Marko Ristić, dans les dernières pages de son essai – qui ne valent pas forcément conclusion –, montre qu’il demeure un incurable humaniste. Si « l’effroi du Moyen Âge rôde toujours dans les plis sombres, glacés et venteux de cette nuit, cette nuit menaçante, minotaurienne, dans laquelle tremble convulsivement, comme dans une caverne, et s’agite l’homo sapiens actuel »(NN93), l’idéal marxiste qu’il défend, comme maints surréalistes, l’incite à croire en une vision résiliente et utopique d’un « art de l’avenir » (NN96) : « Quand elle ne sera plus conditionnée par cette obscurité sociale, la nuit psychique sera purifiée de bien des terreurs, de bien des fumées noires de l’enfer, et l’être psychique n’aura peut-être plus besoin de construire, à partir de la matière même de son obscurité, des systèmes spontanées de défense, il ne devra plus payer à Minos l’amende du sang, ni offrir de sacrifices à Hécate. Sans doute l’art cessera-t-il en grande partie d’exercer la fonction de soulagement, de moyen de défense contre les traumas provoqués par la réalité sociale inhumaine […] car entre la nécessité et la liberté, au sens social pour le moins, il n’y aura plus de différence. »(NN96-97) L’effacement de la nuit sociale n’effacera pas pour autant toute trace de la nuit cosmique, et ce en raison de la nature même de l’homme. C’est pourquoi, « dans les tableaux rayonnants d’un Piero della Francesca aussi, subsistera encore, dans le grain de la lumière, quelque chose du rayonnement nocturne, mystérieux, insaisissable, du clair de lune d’Uccello »(NN99).

Si la nature de cet art à naître, celui d’un au-delà de la nuit sociale, reste encore à définir, nous pouvons néanmoins rêver avec Marko Ristić que l’essor de la culture parmi les classes les plus défavorisées puisse contribuer à instaurer un ordre moins inégalitaire, et détrôner un jour l’industrie de guerre. Gageons qu’un espoir persistera tant qu’un homme sera capable de s’émouvoir du rire d’un enfant, d’apprécier un poème, un tableau ou un chant, et de verser au moins une larme sur le malheur de ses semblables.

 


[1] Ces derniers intègrent parfois dans leurs pages des photographies de paysages ou d’objets, ou encore des reproductions picturales, que l’on se réfère sur ce point à Nadja ou à L’Amour fou d’André Breton, mais aussi à Sans Mesure, de Marko Ristić.

[2] cf. conférence de Jelena Novaković : « Hybridation des genres dans le surréalisme. Sans Mesure de Marko Ristić », Institut français de Serbie, Belgrade, 19 octobre 2012 (disponible sur le site nadrealizam.rs).

[3] Marko Ristić, De nuit en nuit, Paris, Non Lieu éditions, 2019, p. 31-32. Par la sute, nous indiquons les références à ce livre par l’abréviation NN suivie du numéro de page.

[4] André Breton, « Manifeste du surréalisme » (1924), in Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, « Folio/essais », 1996 (1re éd : 1985), p. 60.

[5] Marcel Proust, Albertine disparue, chap. 3, Paris, Gallimard, « Folio/classique », 1999 (1e éd. : 1989 et 1992), p. 230.

[6] Ibid.

[7] Marko Ristić, op. cit., p. 47. Ristić est également l’auteur d’un recueil de poèmes, composés entre 1923 et 1953, intitulé Nox microcosmica.

[8] Ouvrage composé en 1929 et paru en Allemagne en 1930.

[9] cf. « Introduction à la métaphysique de l’esprit » (1930) et Talent et Culture (1934).

[10] André Breton, « Manifeste du surréalisme » (1924), op. cit., p. 28.

[11] L’Armée des ombres est un roman de Joseph Kessel écrit en 1943, qui sera adapté au cinéma par Jean-Pierre Melville en 1969. Dans le titre, les « ombres » désignent les Résistants.

[12] En particulier, « Paul les Oiseaux ou La Place de l’Amour », in « L’Ombilic des Limbes », in Antonin Artaud, Œuvres complètes, t.I*, Paris, NRF/Gallimard, 1994, p. 54-56, et « Uccello, le poil », in « L’Art et la Mort », in Œuvres complètes, op. cit., p. 140-142.

[13] « L’humour est-il une attitude morale ? », in Le Surréalisme au service de la révolution, n° 6, 1933, p. 36-39.

[14] N’est-il pas significatif que la première version de l’Anthologie de l’humour noir, publiée en 1940, ait subi la censure du régime de Vichy ?

[15] Sigmund Freud, cité par Ristić dans « L’humour est-il une attitude morale ? », op. cit.

[16] Antonin Artaud, « En finir avec les chefs-d’œuvre », in Le Théâtre et son Double, Paris, Gallimard, « Folio/essais », 1964, p. 127.

[17] cf. Octave Mannoni, Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Paris, Seuil, « Points Essais », 1985.

[18] André Breton, « Introduction au discours sur le peu de réalité », in Point du jour, Paris, Gallimard, « Folio/essais », 1970, p. 9.

[19] « Fugue de mort », in « Pavot et Mémoire », in Paul Celan, Choix de poèmes réunis par l’auteur, traduction et présentation de J.-P. Lefebvre, éd. bilingue, Paris, NRF/Gallimard, 1998, p. 52-57.

[20] Les poèmes de Benjamin Fondane seront rassemblés de manière posthume en recueil, sous le titre Le Mal des fantômes (cf. édition Verdier/Poche, 2006). Fondane sera déporté par les nazis et mourra à Auschwitz le 2 ou 3 octobre 1944.

[21] L’édition du poème Turpitude fut saisie par la police de Zagreb et détruite quasi intégralement. Seules quelques copies seront retrouvées ultérieurement sur un marché aux puces. Le poème sera publié pour la première fois en 1955 dans la revue Delo.