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Achille Chavée, ce vieux Peau-Rouge qui voulait « dissoudre le silence »

Achille Chavée, ce vieux Peau-Rouge qui voulait « dissoudre le silence »

 

Par Alain DELAUNOIS

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Achille CHAVÉE, Écrit sur un drapeau qui brûle, choix anthologique et postface de Gwendoline Moran Debraine, illustré par des étudiants de l’ENSAV La Cambre, note de Pascal Lemaître. Les Impressions nouvelles, coll. Espace Nord, Bruxelles, 2019, 280 p., 10 euros. ISBN : 978-2-87568-418-9

La collection Espace Nord a l’excellente idée de sortir du placard des poèmes et aphorismes du « plus célèbre poète de la rue Ferrer à La Louvière », Achille Chavée. Et cela alors qu’une première anthologie dans la même collection, est épuisée depuis belle lurette, et que son œuvre complet (6 volumes édités entre 1977 et 1994 par l’association des amis d’Achille) ne se trouve que rarement chez les bons bouquinistes. Chavée le disait en connaissance de cause, avec cet humour tantôt noir, tantôt railleur, qui le sauva tout au long de son existence de bien des déconvenues : « Introuvable, je tire parfois un livre à zéro exemplaire. »

Voici donc en un beau petit volume, un traité presque complet de chavéisme louviérois, brûlant d’autodérision, et illustré par une vingtaine de jeunes étudiants de La Cambre, à Bruxelles. L’enthousiasme communicatif de leur enseignant, l’illustrateur Pascal Lemaître, les a menés à suivre de près ou de loin les traces de ce « vieux Peau-Rouge qui ne marchera jamais dans une file indienne. » Sans doute son aphorisme le plus connu, mais beaucoup d’autres valent le crochet : « Je finis par découvrir que j’étais ingouvernable », « Être d’humeur à manger de l’anthropophage », « Un jour je n’entrerai pas à l’Académie », ou bien encore : « C’est avec les bons proverbes que l’on fait la mauvaise herbe ».

Côté mauvaise herbe, Chavée en connaissait un bout. Né en 1906 au sein d’une famille catholique de La Louvière, dans le Hainaut belge, il s’en écarte vigoureusement pour, dès ses études de droit à l’Université libre de Bruxelles, embrasser tout à la fois la laïcité, l’indépendance de la Wallonie, et la défense des classes sociales les plus démunies. En 1933, Henri Storck et Joris Ivens tournent le (toujours) bouleversant Misère au Borinage. Chavée y voit un écho à son Ode à la Wallonie de 1930, d’où montait « la rumeur de ses hommes/ Au jour de barricade et de fraternité (…) Wallonie, ô terre de travail/ Mineur, race géante/ Qui fouille ses entrailles ». Ce Chavée lyrique, nationaliste et idéalisateur, soutient les mouvements ouvriers insurrectionnels et les grèves sauvages en Hainaut. Il n’a pas encore tourné son regard vers le surréalisme d’André Breton. Ce qui est fait en 1934 : avec André Lorent, Marcel Parfondry, Albert Ludé, il fonde le groupe « Rupture », bientôt rejoint par son ami Fernand Dumont. Ainsi débute l’aventure du surréalisme hennuyer, qui, malgré des collaborations ponctuelles plus ou moins régulières et amicales, restera bien distinct du surréalisme bruxellois mené depuis le milieu des années 1920 par Nougé, Magritte, Mesens, Scutenaire.

« Aujourd’hui c’était une matinée/avec de grandes pantoufles usées de nuages/aux quatre coins du cœur du ciel ». La poésie de Chavée, née des coups de grisous et d’une révolte jamais éteinte contre l’absurdité de vivre, s’invente dans une écriture qui n’a bien souvent d’automatique que l’étiquette. L’histoire du surréalisme hennuyer n’échappe pas aux conflits idéologiques entre staliniens et trotskystes, et Chavée, rentré de la guerre d’Espagne, trouva dans l’URSS et le militantisme communiste Une Foi pour toutes (1938). Mais le poète restera, lui, à l’écart des dogmatismes. Passeur de contrebande, utopiste désabusé, Chavée associe le langage à son pouvoir d’insurrection. Il s’incarne dans la banalité du quotidien, dans la simplicité d’une conversation de bistrot, dans la rêverie mélancolique ou la violence éruptive. L’aube n’est jamais séparée de l’abîme que par quelques lettres. Chavée s’entend comme personne à rendre saisissable le bredouillement de toute vie humaine, ainsi dans son poème Je me de de :

« Je me vermine/ Je me métaphysique/ Je me termite/ Je m’albumine/… / Je transpire l’angoisse/ Je vais crever madame la marquise ».       

Le choix des poèmes et aphorismes retenu, dans une œuvre parfois inégale, suit sagement la ligne chronologique. Les nombreux recueils et plaquettes de Chavée ne courant pas les rues, on regrettera toutefois l’absence d’une bibliographie complète, en dehors de la table des matières, et de repères biographiques précis, qui auraient gagné à être extraits de la postface. Pas de quoi gâcher le plaisir de lecture : un demi-siècle après sa mort, celui qui se coupait la chique d’un claquant « Silence, Chavée, tu m’ennuies », trouve ici un nouveau souffle. Les jeunes générations croiseront sans déplaisir les poèmes intransigeants et les apostrophes, toujours d’actualité, de ce « vieil éléphant blanc », obstinément indomptable.

 

Le Purgatoire pour Gengenbach ?

Le Purgatoire pour Gengenbach ?

par Martine Monteau

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   Qui fut Gengenbach ? Ernest Gengenbach (1903-1979) – il ajoutera la particule plus tard, Jean Genghen, Jehan Sylvius – fut-il imposteur, manipulateur, abuseur ? Prêtre défroqué à 23 ans, tiraillé entre chair et mysticisme, péchés et repentirs, hystérie et duperie, entre liaisons sulfureuses et saintes femmes… Lui se voulait « poète maudit, surréaliste sataniste, pécheur public », désireux d’introduire le démoniaque au sein de l’église, de réconcilier Surréalisme et Christianisme (1938) pour, en cours de route, dénoncer Breton-Lucifer et sa bande de « possédés », puis tente de rapprocher christianisme et communisme, hésitant sans cesse entre cafés existentialistes et le cloître – avant de retourner à la foi de son enfance…

En tant que littérateur, il a peu publié (une dizaine de titres). Ses textes, autobiographiques, mêlent inextricablement expérience de débauches, phantasmes et réminiscences livresques. Une autofiction[1] ? Il y a du J.-J. Rousseau dans ces confessions qu’il ressasse et réécrit d’un livre à l’autre. Il accuse (sa mère, l’église, les prêtres, les surréalistes, ses amantes), se disculpe et tend parfois vers la paranoïa. Dans la phrase même, il revient sans cesse au passé. Il dit tout de ses turpitudes avec candeur et complaisance – alors même qu’il donne tort à Breton, dans Nadja, « de raconter sa vie privée, ses rendez-vous.[2] ». Il dit tout sauf l’enfance : son père tombé à la guerre de 14-18, il était l’aîné de cinq enfants ; sa mère veuve qui le vouait à la prêtrise obtint pour lui une bourse pour le séminaire où il fut un élève et étudiant brillant. Il ne dit rien de ses lectures. Rien du Paris surréaliste, des enjeux politiques de l’entre-deux-guerres. On aimerait connaître celles (et ceux) qui lui ont tendu la main, ces correspondants nombreux et influents. Il répète son escapade du séminaire pour aller au théâtre, son coup de foudre pour la comédienne célèbre Régine Flory, son renvoi du collège des Jésuites où il enseigne. Son retour dans les Vosges. Ses rencontres dans le salon mondain et cultivé de Mme Hérisé. La sanction disproportionnée lorsque l’évêque de Saint-Dié apprend ces visites : il est défroqué, sa mère le chasse, la comédienne le quitte. Il est tenté par le suicide – ou le cloître – quand il découvre le surréalisme et contacte André Breton. Il publie les circonstances de leur rencontre dans La Révolution surréaliste ; puis il y annoncera le suicide, dans les coulisses du théâtre, à Londres, de Mlle Flory[3] qu’il cherchait à revoir. Péret gifle ce séducteur en soutane. Il sollicite Breton afin qu’il le présente lors de sa conférence sur Satan à Paris, en 1927[4]. Il s’éloigne avec Artaud lorsque le groupe se politise. Il en est exclu en 1930. Lui rompt avec ces « démons » à la mort de Crevel en 1935. Entre retraites monastiques, prison ou internement psychiatrique, il va et vient des réseaux bien-pensants « aux mauvaises fréquentations », protégé dans des salons cossus ou ruinés. Pour Breton – dont Genbach s’attache la caution –, celui dont « la soutane ne le quittera plus » se rencontre partout : « J’ai fait à M. Jean Genbach quelques pas de conduite sur une route qui pour lui n’était pas assez large. Le goût de l’aventure extérieure le menait où il ne me mène pas. J’ai assisté à plusieurs scènes d’une des pièces que je connaisse qui respectent le moins l’unité de temps et de lieu. Un cabinet de voyante, une maison de rendez-vous, l’abbaye de Solesmes, le café Cyrano place Blanche, une antichambre de l’archevêché, les jardins de Mme Blumenthal, le presbytère du Mont-Saint-Michel ont gardé traces des visites, et se confondent dans les démarches étranges de M. Jean Genbach[5]. »

Une vie chahutée, oui, mais l’individu n’est, pour le repentir et pour la plume, ni Léon Bloy[6], ni Joris-Karl Huysmans (que lui préfère Breton). Sa prose n’est ni décadente ni mystique. Son mal, peu de spleen ou de gouffre intérieur, n’est pas baudelairien. Il se débat sans conviction au sein du Modernisme religieux. Le récit de ses déboires ne connaît pas le tourment d’un Bernanos, ni sa foi la ferveur véhémente d’un Bloy ou l’exaltation d’un Péguy chantant les mérites de Jeanne. Fourvoyé dans le milieu surréaliste, sa posture scandaleuse XVIIIe et fin de siècle n’est pas la leur ! Malgré les ingrédients, sa relation est trop embrouillée pour être captivante ; son personnage passif, trop hésitant et intéressé, rend la lecture insipide. Ni fiction, ni témoignage chrétien ou spirituel, ni écrits intimes…

Assiste-t-il à un miracle (prétexte de ce livre) ? Il n’est question que de lui, de ses déboires, de son espoir… Son comportement n’évolue pas, ses repentirs récurrents ne lui enseignent rien. La peur de la mort le fige : il est si terrifié de mourir en état de péché comme Crevel, comme Artaud dont la fin le précipite au fond d’un monastère. Il y reprend ses textes, les renie, en garde copie. Puis la retraite, la contrition lui pèsent. Il reprend ses aller-retour des néons des cafés, à l’ombre du confessionnal. Promettant de ne pas publier ses souvenirs tout en signant des contrats d’édition.

Pourquoi ce livre aujourd’hui ? De son vivant, Gengenbach est un mécontemporain. L’église a traversé le Modernisme. À l’époque où la laïcité et l’athéisme ont gagné, avec Freud et la libre-pensée, et ceux qui proclament « la mort de Dieu » entraînant celle du Diable, la soutane de l’ex-abbé jure dans le Paris des surréalistes. Malgré sa prose l’église est là, toujours prête à le secourir, à l’abriter, à pardonner… Dès le retour de Breton, il sollicitera celui-ci – démuni de tout, dépouillé par « l’Armée de Leclerc », il lui demande de l’accueillir et de l’aider. Breton ne répond pas. Alors qu’en 1948, paraît le texte collectif  A la niche les glapisseurs de Dieu ! « contre tout être agenouillé », en 1949, Gengenbach lui envoie ses livres L’Expérience démoniaque et Judas ou le vampire surréaliste. Proche des surréalistes belges et des existentialistes, en délicatesse avec les amis de Breton, comme avec ses éditeurs, l’apparition d’Espis donnée à un enfant de quatre ans vient à propos ; c’est un prétexte pour Gengenbach de parler de lui, pour séduire cette belle femme qui lui offrira son aide spirituelle… et matérielle. Pour se dédire encore envers les deux camps qui attendent son livre.

Philippe Didion est intrigué par ce curieux abbé décrit par Nadeau dans son Histoire du Surréalisme[7] et qui, après-guerre effectue « un retour sincère à la foi de son enfance ». Il entreprend des recherches et trouve une partie de ses archives à Saint-Dié[8], dont une brochure de 1949 sur un miracle marial et la maîtrise d’un étudiant italien. Espis un nouveau Lourdes ? n’est que le début d’un ouvrage en trois parties (non écrit) : Des ténèbres sataniques à l’Étoile du matin, histoire d’une conversion. Il fait rééditer le texte par Marc-Gabriel Malfant, un libraire lyonnais, avec préface, photos et extrait de lettre. Pour son éditeur, l’homme, qui se disait maudit, apparaît « particulièrement attachant dont la vie n’a été qu’hésitation entre idéal chrétien et vie terrestre décousus ».

Pour ma part, je ne trouve pas aimable ce personnage controversé. Plus que pécheur et scandaleux, il fut renégat à l’amour, à la liberté, à la poésie. Il trahit les femmes, les sulfureuses séductrices comme la « sainte » qu’il épousa et ruina. Il trahit Breton dont il se prévalait, puis le dénonçant comme Luciférien, il l’accusa avec le surréalisme, de tous les maux, regrettant que l’exorcisme n’ait plus cours. Il trahit l’église et ceux qui lui tendirent la main. Sa confession « transparente », sans cesse reprise cache des grands pans de sa vie – hors des tables surréalistes et des autels. Faut-il l’exhumer ?

Accusant, il va de repentance en rechutes. Il fréquentait un influent réseau de sociabilité mondaine et correspondait avec d’innombrables personnalités. Sous l’occupation il côtoya réellement le diable, mais sans le savoir : il fut l’un des amants de celle que Pierre Péan nommera « la diabolique de Caliure »[9].

Il s’est rendu à Banneux. On le pousse à Espis afin de témoigner des apparitions mariales (de 1948 à 1952) et du petit Gilles Bourhours. Il tarde à rédiger cette brochure de 27 p. dont 4 évoquent l’apparition et l’enfant. – Reçu deux fois par le pape, mort à quinze ans (1944-1960) ses visions ne seront pas reconnues par l’Église. Pas de miracle donc, pas d’un nouveau matin du monde. Gengenbach ne sera pas connu comme l’écrivain de la Vierge, ND d’Espis.

Ce petit livre est néanmoins déterminant, car avec lui, Gengenbach se range de l’écriture et rencontre celle qui l’aide à expier et à se stabiliser durant ses trente dernières années. Pour cette édition à compte d’auteur il aura endetté et ruiné sa bienfaitrice, cette bonne chrétienne qui lui a tendu la main, Élyane Bloch qu’il épousa en 1952. Cette année-là, il publie Adieu à Satan. Retiré dans l’Aude, le ménage vit chichement. Lui effectue plusieurs missions à l’étranger (Maroc, Italie, Vatican) pour le ministre des Affaires étrangères pour régler les dissensions avec l’Islam, et renforcer le catholicisme en Algérie. Il se rapproche du néo-catharisme autour de René Nelli. Il s’engage avec les poujadistes. En Bretagne, il contacte Jean Markale et le néo-Celtisme. Enfin le couple s’installe près de Dreux. À la faveur des années contestataires, certains de ses textes reparaissent chez Losfeld. Vers la fin de sa vie, Gengenbach correspond avec un étudiant italien qui veut faire une maîtrise sur ses écrits. Il fait don de ses archives à la bibliothèque de Saint-Dié. Il meurt deux ans après sa femme, en 1979, enfin réconcilié avec sa mère.

Si la soutane ne cachait qu’un séducteur qui craignait les femmes, si l’érotisme n’était qu’un masque littéraire, que le merveilleux comme le mystère l’émouvaient peu, de qui donc Gengbach était-il l’alias ? Comme son livre, Épis, un nouveau Lourdes ?, avec cette âme errante, cet esprit moyenâgeux (il se disait possédé par un moine maudit du Moyen Âge), égaré dans les labyrinthes séculiers, j’en terminerai sur un point d’interrogation.

MM.


[1] – Maria Emanuela Raffi, Autobiographie et imaginaire dans l’œuvre d’Ernest de Gengenbach, L’Harmattan (Espace littéraire), 2008.

[2] – Page manuscrite de Gengenbach insérée dans l’exemplaire original Satan à Paris, Paris, Meslin, 1927, dédié à A. Breton. Catalogue de vente Calmells-Cohen, Livres 1, notice 589

[3] – Jean Guéghen, lettre à André Breton, du 10 juillet 1925, (parue dans la Révolution surréaliste, 5, 1925. La Révolution surréaliste, 8, 1926 [par sa Lettre du 19 juin 1926, il annonce le suicide de R. Flory appris à Solesmes par voie de presse : « Neurasthénie d’une artiste »].

[4] – André Breton, OC 1, p. 923-927 : « Avant une conférence de Jean Genbach à la Salle Adyar [3 avril 1927] », « Satan à Paris ». Notes 1117 sq.

[5]Op. cit., p. 926.

[6] – Léon Bloy [1846 -1917], chantre de ND de La Salette : Celle qui pleure, 1908. Le Symbolisme de l’apparition, Le Mercier, 1925.

[7] – Maurice Nadeau, Histoire du Surréalisme, Paris, Le Seuil [Pierres Vives], 1945, p. 142-145 ; contient la lettre d’E. Gengenbach, du 10 juillet 1925, p. 288-289 [parue dans la Révolution Surréaliste, 5, 1925].

[8] – Grâce aux démarches de son conservateur Albert Ronsin, la Médiathèque Victor Hugo de Saint-Dié-des-Vosges conserve les fonds Maxime Alexandre, Ernest de Gengenbach, Yvan Goll.

[9] – Pierre Péan, La Diabolique de Caliure, Paris, Fayard, 1994. Amante de Gengenbach et d’un officier SS, Lydie Bastien [1922-1994] se servit de René Hardy, résistant, éperdument amoureux d’elle. Elle livra Jean Moulin et Charles Delestraint à Klaus Barbie en 1943, tombés lors de la fameuse réunion de Caluire.

Swinging Belleville rendez-vous

Swinging Belleville rendez-vous

 

Alain DELAUNOIS

Ivan ALECHINE et Pierre ALECHINSKY, Belleville sur un nuage, Yellow Now, collection, Les carnets, 114 p., 14 euros.
ISBN : 9 782 873 404 451

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En photo de couverture, une Pontiac Parisienne quatre portes défraîchie, modèle fin des années 50, exhibe sa carrosserie de paquebot, salement amochée aux ailes avant-arrière. Un immeuble tout aussi décati, les fenêtres murées de béton se maintient comme il peut en arrière-plan. On ne voit pas le mot « Hôtel », mais la suite du lettrage donne son nom : « de l’Avenir ». Visiblement, ça ne lui pas trop réussi. Mais il n’y a pas que ce bâtiment ni la lourde Américaine qui en ont pris un coup. Au milieu des années 60, tout le haut quartier de Belleville, dans le 20e arrondissement de Paris, se trouve entre deux eaux : une longue rénovation urbaine a commencé par la démolition d’îlots abandonnés ou insalubres, mais une grande partie du quartier est toujours constituée d’habitations aux loyers guère coûteux, de cabanons branlants, de petites rues, d’impasses, de cours et courettes, de jardinets imbriqués les uns dans les autres. « Paris était encore provincial, chaleureux et doux », écrit Ivan Alechine qui y a passé son enfance. « Les petits commerces, l’artisanat populaire nous nourrissaient, une certaine idée de l’entraide entre gens d’une même rue subsistait. Il y avait des ponts entre le passé et le présent. Nous avions les pieds dans le XIXe siècle, le nez au vent du XXe. »

Belleville sur un nuage, précieux petit livre d’Ivan Alechine et Pierre Alechinsky publié dans « Les carnets », la tonique collection d’archives photographiques des éditions Yellow Now, se regarde et se lit comme un album d’autrefois. Entre histoires individuelles et saisie socio-géographique d’un quartier aujourd’hui complètement bouleversé, photographies et textes bataillent contre les pertes de mémoires et l’oubli. De 1955 à 1964, date de leur déménagement vers Bougival, le jeune Ivan, ses parents, Pierre et Micky Alechinsky, le plus jeune frère, Nicolas, vont occuper un rez-de chaussée avec vue sur jardin, dans l’une de ces maisons qui constituent la Villa Ottoz, au 43 rue Piat.

Des amis, comme le contrebassiste de jazz Benoit Quersin, puis la romancière Christiane Rochefort, sont installés dans différentes parties de la maison, d’autres sont régulièrement de passage, le trompettiste Chet Baker ou Christian Dotremont. « Un lit de camp restait alors dressé pour lui dans la cuisine », précise Alechinsky. Émotions d’enfance, conversations libres des adultes, vagabondages urbains, atmosphères d’un quartier qu’Alechine n’aurait pu oublier – et dont le cinéma a gardé des traces : Cocteau vient en 1950 y filmer Jean Marais et Maria Casares dans Orphée, Jacques Becker y tourne Casque d’or avec Signoret et Reggiani un an plus tard, et Truffaut plante quelques images de Jules et Jim à la Villa Ortiz en 1961.

Le jeune Ivan n’aborde pas l’adolescence ni l’âge adulte facilement, il l’a notamment évoqué dans un livre précédent, Oldies (Galilée, 2012). Pour le tirer de son ennui, son père l’emmène un jour dans leur ancien quartier de Belleville. Père et fils, chacun un Leica à la main, revisitent les rues. Balade fondatrice, assure l’écrivain et photographe qu’est devenu Ivan Alechine. Il y a donc quelque chose du « roman d’apprentissage » dans cette promenade à Belleville, comme le montrent les images publiées aujourd’hui, côte à côte, d’Alechinsky et d’Alechine. On est en 1966, l’adolescent suit encore son père, écoute ce qui lui est enseigné, mais cadre parfois un peu de travers. Ce premier rouleau de pellicule, toutefois, ne sera pas perdu.

Dans les années qui suivent, Alechine revient seul à Belleville. Il saisit les immeubles de plus en plus fatigués, les maisons lézardées, les devantures volets baissés, puis murées, les lettrages d’enseigne en cours d’effacement progressif : « Bois et Charbons », « Soins de beauté », « Cherie la Semeuse » (pour Boucherie de la Semeuse), « Au Point du jour », « La Treille de Belleville »… Il musarde, retrouve les atmosphères d’autrefois, en découvre d’autres, qui, plus tard, se révèleront réellement à lui. Ainsi, un salon « Coiffure Dames » au n° 24 de la rue Vilin… Banal, rien de particulier. Mais on est en 1969. Cette année-là, Georges Perec a entrepris une exploration systématique du quartier de ses premières années, notamment pour écrire son livre W ou le Souvenir d’enfance. Perec a habité au 24, où sa mère tenait ce salon de coiffure, avant d’être déportée à Auschwitz en 1943.

Les alentours immédiats de la Villa Ottoz, un terrain vague rue de la Montagne – où cohabitent un ancien immeuble de rapport et une tour HLM nouvellement construite –, une passerelle reliant deux rues… Autant de signes qui annoncent les chevauchements d’époque, et les transitions difficiles, pour les commerçants comme pour les habitants du coin. Et pour Alechine, retrouver aujourd’hui ces images imprimées du Belleville d’autrefois, c’est, sans mélancolie noire, guetter à nouveau l’apparition « du nuage blanc sur lequel nous avions vécu. »

  

 

« René Char : le poème et l’action », Études littéraires,

« René Char : le poème et l’action », Études littéraires, vol. 47.3, automne 2016, sous la direction de Laure Michel et Anne Tomiche, Université Laval, 2018. 

Compte-rendu par Catherine Dufour

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Le volume 47.3 de la revue d’Études littéraires consacre un dossier à Fureur et Mystère (1948) de René Char, qui rassemble des textes écrits de 1938 à 1947, réunis après la guerre en cinq recueils : Seuls demeurent (1945), Feuillets d’Hypnos (1946), Les Loyaux adversaires, Le Poème pulvérisé et La Fontaine narrative (1947).

Engagé dans les maquis et refusant toute publication pendant la durée de la guerre, René Char semblait entériner l’incompatibilité entre l’action sur le terrain et l’action par la poésie, « dérisoirement insuffisante ». La lecture approfondie de Fureur et Mystère incite cependant à nuancer de telles affirmations. Les questions abordées au fil des articles permettent de cerner les caractéristiques d’une poésie résistante qui refuse de se dire « poésie de la Résistance ». Il y est question notamment des relations entre l’action et le verbe, du recours au silence poétique et à l’obscurité, du choix des formes (prose, feuillets, aphorismes), du rôle joué par la figure de Sade.

Ce dossier est complété par une analyse de La Case du commandeur d’Édouard Glissant et un entretien avec Le Clézio, suivi d’un article sur son écriture « sismographique », qui prolongent, à leur façon, la question de l’engagement en littérature.       

Bertrand Marchal, « L’action et le verbe dans Feuillets d’Hypnos »

La confrontation entre les « loyaux adversaires » (allusion au titre du troisième recueil de Fureur et Mystère) que sont « l’homme d’action » et « l’homme du verbe » sert de long préambule à B. Marchal, étayé par une étude serrée de l’Argument inaugural de Seuls demeurent et des métaphores, bibliques ou agropastorales, qui caractérisent ces deux protagonistes. Il en ressort que les opposer serait un contresens et que leur contradiction n’est pas de nature « hégélienne », mais « héraclitéenne ».

La suite de l’article s’organise autour des trois principes qui structurent cette dualité action/verbe : la suspension de la parole, l’éthique de l’action et l’invention d’une « poéthique ».

L’action clandestine suppose une « traversée du désert de la parole », qui renvoie à l’exode biblique. Le poète est un enfant (in-fans : celui qui ne parle pas encore). Le tarissement de la Sorgue est une image privilégiée de cette suspension. Mais Hypnos veille dans la nuit comme la Madeleine à la veilleuse de Georges de la Tour.

Une « éthique de l’action », qui se réfère au stoïcisme, remplit la place laissée vide par la suspension du verbe. Le « retour sur soi » poétique prépare à l’action, qui doit se réduire à l’essentiel, par « élagage de soi » et apprentissage de la liberté contre tous les déterminismes, darwiniens, marxistes ou freudiens.

La « poéthique » a pour mission de concilier l’action avec l’ascèse « du plus haut silence ». Le poète est tour à tour élagueur de branches mortes, aiguilleur, sourcier, boulanger de la « nouvelle eucharistie », berger nomade chef de maquis, antithèse des fermiers sédentaires (les généraux d’Alger).

La poésie de la Saison en enfer des années 1943-1944 est « en avant » (Rimbaud). Incarnée, elle ne doit pas céder au mysticisme. Elle est renaissance après une douloureuse « régression prénatale » : Char ne se prénommait-il pas René ? La poésie est vérité vivante et non soleil dénaturé comme la croix gammée. C’est une « infante » (féminin d’enfant ») en deçà de la parole. Mais elle n’est pas triomphale : elle dit « à voix basse » le langage de la sensation contre l’abstraction, de l’évidence subjective, de l’imagination. Elle irrigue l’action et ouvre l’horizon d’une espérance païenne, tandis que la « fécondité paradoxale de la nuit » prend à rebours les ténèbres hitlériennes. L’ange, ou la Femme du Prisonnier de Georges de La Tour, sont des allégories privilégiées de ce mystère métapoétique : la poésie est au « service énigmatique » de l’homme, non par son hermétisme, mais par l’hommage qu’elle rend au mystère même de sa condition.

Olivier Belin, « La “’voix d’encre”’ de René Char. Poésie et silence dans Fureur et Mystère »

L’article d’Olivier Belin complète celui de Bertrand Marchal par l’étude de la multiplicité des configurations du silence dans Fureur et Mystère. Il montre comment René Char fait « chanter le silence », repense le « mutisme éditorial » du poète et analyse les caractéristiques d’une « poésie asymptotique du silence ».

Le silence est un acte poétique à part entière. La parole doit être laissée un moment en suspens avant d’être relayée par l’action. La poésie de Char est aux antipodes de celle d’Aragon, épopée, « bel canto » ou « carmen ». Si le silence et la « parole entravée » sont constitutifs d’une certaine poésie moderne, chez Char ils témoignent d’une violence consentie pour échapper à la rhétorique et à la gratuité des images. Le silence est résistance contre la propagande nazie, mais aussi contre le bavardage littéraire.

Le « mutisme éditorial » de Char n’a pas été aussi radical que le veut la légende : le poète en 1940 propose à Gallimard une mouture de son premier recueil, qui est refusée, et ce n’est que peu à peu qu’il renonce à toute publication. L’intensification des combats de l’été 1943 n’autorise de toute façon que des notes hâtives, des bribes de parole arrachées par Hypnos, frère jumeau vigilant de Thanatos, à la parole bâillonnée. Les métaphores de l’incendie et du bélier illustrent la « fureur » de la plume.

Le silence a plusieurs visages. Il peut être hébétude, sidération, ou fragmentation de l’écrit dans les Feuillets d’Hypnos. Le mutisme de Saint-Just apprenant sa condamnation à mort est une réappropriation victorieuse de soi par le silence. Le recueillement sacré de l’homme ou de la « renarde », qui communient avec la nature, soulage de l’asphyxie ambiante. La parole murmurante est empreinte de religiosité, comme celle de l’ange, mais sans connotation chrétienne. À l’aurore ou au crépuscule, on croise parfois la silhouette d’une femme-fée, « héritière rurale et provençale de la passante baudelairienne et de la magicienne surréaliste », dont il serait sacrilège de troubler le mutisme recueilli. L’expérience érotique sublime la communion silencieuse avec la nature.

Aucun culte de l’ineffable toutefois dans l’écriture de Char : le silence est le préalable d’une parole authentique, la poésie est le « non encore formulé », le refus de la forme figée. La poésie résistante est « parole inchoative », parole d’enfance, parole émergente. La « voix d’encre » ne parle jamais qu’à « l’asymptote du silence ».

Mais à l’inverse le silence peut être cri, paroxysme et « fureur blanche », « gorge nouée par l’innommable, qui hésite entre le hurlement et le mutisme ». Il est parfois l’intensité visuelle des yeux, seuls capables de crier. Ou au contraire, chez Georges de la Tour, le halo d’une veilleuse intérieure.

Dans tous les cas il est politique et poétique, non pas privation, mais promesse de parole, non pas « absence de langage », mais attente de l’« inconnu de tout langage ». Le mutisme poétique est un art de la guerre conforme aux préceptes de Sun Tzu et des arts martiaux plus qu’à la tradition occidentale de la guerre, malgré le nom de résistance du combattant Char (Alexandre).

Laure Michel, « Obscurité de René Char »

Char s’est toujours défendu du reproche d’hermétisme poétique. Laure Michel préfère d’ailleurs parler d’obscurité plutôt que d’hermétisme, terme réservé à une acception philosophique. Après avoir analysé les particularités d’un contrat de lecture poétique qui présuppose l’obscurité, elle étudie les particularités stylistiques qui en résultent et propose un guide de lecture de la poésie de Char.

La question de l’obscurité ne se posait pas dans les premiers recueils de Char, tant le cercle restreint de ses lecteurs était acquis à l’idée du mystère inhérent à la poésie. Elle ne se manifeste qu’au lendemain de la Résistance, à la lecture de Fureur et Mystère, en même temps que progresse l’idée d’une poésie pour tous (Eluard). L’obscurité de Char ne coïncide pas pour autant avec un hermétisme élitiste à la manière de Mallarmé ou Valéry.

L’inspiration surréaliste est encore perceptible dans Fureur et mystère, mais Char tend à s’en éloigner, prenant congé également de l’agressivité verbale de ses débuts, influencée par Sade. Une poésie de l’échange amoureux apparaît, propice à la communication, bien qu’encore tributaire d’un certain ésotérisme, d’un cryptage amoureux à la manière d’Eluard, et de la tradition du merveilleux de la rencontre. Laure Michel relève la présence dans de nombreux poèmes d’une dimension cosmique, biblique, voire gnostique, d’un désir de déchiffrement du sens caché du monde. Les figures du mystère (l’ange, la passante) sont fréquentes dans les Feuillets d’Hypnos et la thématique des correspondances y est représentée, détournée cependant de sa signification première, car la poésie ne se limite plus à la connaissance, mais prépare l’avenir.

Mais pourquoi traduire par l’obscurité les mystères du monde ? C’est, répond Laure Michel, parce que l’obscurité dévoile en questionnant. Le symbole, le mythe ou l’énigme au cœur de l’activité poétique sont garants d’un sens indéfiniment ouvert.

L’obscurité est également reliée à l’action, car elle combat une autre obscurité : les ténèbres du nazisme. C’est la nuit des maquis, la nuit d’Hypnos, le clair-obscur et la bougie de Georges de la Tour, ennemie du soleil totalitaire des nazis. La nuit recèle tous les possibles, comme le noir des alchimistes.

Si toute poésie par définition cultive les écarts, dans Feuillets d’Hypnos le référent sans cesse affleure, mais ne suffit pas toujours à la clarté des énoncés, perturbée par le choix inattendu des formes ou l’absence d’un référentiel commun à tous les lecteurs.

Laure Michel montre bien que chercher à élucider le sens des nombreuses métaphores et figures énigmatiques, parfois triviales en apparence, parfois déguisées en maximes, mènerait à une impasse. En ce sens, l’obscurité de Char a encore quelque affinité avec le surréalisme. Plus intéressante cependant est la cohérence qui se tisse au gré des mots aimés du poète et de leurs significations spécifiques : l’amande, le torrent, la source, la fontaine, le velours, le givre, etc.

L’obscurité peut venir de la complexité sémantique et syntaxique des poèmes en prose comme de la brièveté des feuillets, des ellipses, des ruptures d’isotopie, des parataxes.

Cette « langue étrangère » nécessite un commentaire patient et ouvert. Mais l’essentiel c’est l’émotion, privilégiée par Char lui-même.

Laure Michel conclut sur la nécessité d’entrer avec confiance dans l’obscurité poétique, de se familiariser avec elle, sans fascination, et de mobiliser l’héritage poétique collectif pour l’apprivoiser.

Anne Gourio, « Le poème en prose, forme de la “’contre-terreur”’ »

Anne Gourio s’est intéressée à la place majeure du poème en prose dans Fureur et Mystère.

Un bref historique de cette forme en fait apparaître le caractère « incertain », symptôme de la crise moderne d’après Valéry. Chez René Char, elle cultive une « exaltante alliance des contraires ».

Après avoir replacé le poème en prose dans la logique d’ensemble de l’œuvre, et de Fureur et mystère en particulier, Anne Gourio tente de qualifier son lyrisme particulier et de comprendre ce qu’il nous dit de l’action.

Force est de constater que le poème en prose, qui s’impose dans la période surréaliste de Char comme débordement onirique, ne prend toute son ampleur qu’à partir de Seuls demeurent, précisément quand le poète s’éloigne du surréalisme. Au contact de la Résistance, il devient plus « massif » et correspond à ce que le poète nomme « le combat de la persévérance ».

Le poème en prose domine dans les sections I et III de Fureur et Mystère, celles de la « compacité résistante » ; la section II (Feuillets d’Hypnos) lui préfère en général le « tranchant » du fragment. C’est pourtant l’analyse détaillée d’un poème en prose de cette section (feuillet 141) et de sa métaphore du vallon ouvert sur l’espoir d’une « contre-terreur », qui conduit Anne Gourio à assimiler la structure même de Fureur et Mystère à un vallon, dont les sections I et III seraient les bords, et les Feuillets d’Hypnos le creux. De cette analyse elle dégage les pistes interprétatives nécessaires à la lecture de l’ensemble des poèmes en prose des sections I-III (l’espace vivifiant et créateur de la contre-terreur contre le précipité étouffant de la menace nazie) et met en évidence une double opposition formelle : prose/vers, poème en prose/aphorisme.

René Char a fait du vers un usage différent selon les époques : lyrique et harmonieux à l’époque surréaliste, il se disloque ensuite et devient heurté. Puis il évolue vers le chant ou la chanson. Dans Fureur et mystère, le poème en prose, hostile au prosaïsme baudelairien, propose un « lyrisme en mineur », qui mélange les procédés traditionnels de la musicalité (refrains, anaphores, scansion, rimes internes, invocations) avec des procédés d’atténuation du lyrisme : ruptures de ton, évocations concrètes de la nature – à l’inverse de l’onirisme surréaliste ou des hideuses métaphores du nazisme. La poésie tend au dépouillement et rejette les « légendes régressives » et le merveilleux. Char privilégie l’espace du sensible, les gestes simples du quotidien, la mémoire individuelle. Ces thématiques s’entrelacent dans les poèmes en prose : dans la section I ce sont la beauté de l’espace naturel, le quotidien, les gestes de l’artisan ; dans la section III, les motifs végétaux, les liens au passé, les éléments, la nuit, les inscriptions dans la pierre.

L’usage atypique de l’imparfait inchoatif exprime les promesses de l’avenir patiemment recherchées dans le passé, dont la résurgence de Fontaine de Vaucluse est le symbole.

Ancré dans l’imaginaire de la terre et de la mémoire, le poème en prose s’organise souvent autour d’un homme ou d’un lieu, et refuse la temporalité du « grand récit national ». La narration en pointillés, les ruptures induisent la présence, l’incantation, l’appel à l’action. Le déréférencement offre au lecteur la possibilité d’une recréation active du monde. En filigrane se tisse un « récit latent », dont la « lampe végétale » ou la chandelle de Georges de la Tour constituent des images séminales véhiculant une « contre-utopie ». À rebours du sens unilatéral que semble imposer l’Histoire se construit dans l’ombre une « résistance souterraine ».

Construits souvent en deux parties autour d’un point de basculement et de ruptures stylistiques, les poèmes en prose qualifient l’action : ils disent le passage d’un état ancien à un nouvel état, tandis que les finales performatives semblent préfigurer la reconquête. Mais la valeur prescriptive propre à l’aphorisme est toujours atténuée : par le flou référentiel, la polyphonie des voix et des énonciations, et le recul recherché par rapport aux événements.

Char indéniablement fuit le style « cocardier » : le poème en prose est allégé malgré la gravité du propos. Les nombreuses occurrences du motif de l’apesanteur traduisent le refus de toute morale édictée, au nom d’une conception nietzschéenne de la liberté. N’obéissant qu’à ses propres règles, cette forme coïncide avec une « morale du soulèvement, de l’autonomie, du dépassement ». Les ressources propres à la poésie y atténuent le sérieux de la sentence, tout en maintenant intacte l’énonciation d’une éthique de la révolte. Hostile à toute résolution des contraires, le poème en prose vit de mystère, d’ambiguïté et d’hybridité.

S’il a marqué l’entrée dans la modernité par refus d’un ordre, ici, paradoxalement, il tend à un équilibre dans le chaos du monde et annonce une contre-terreur « en creux ».

Jean-Michel Maulpoix, « “’Toi nuage passe devant”’. L’écriture résistante de René Char » 

Le mot « résistance », terme inaugural dans l’œuvre de Char dès 1927, n’est pas synonyme d ’ « engagement », car le poète voit plus avant que l’intellectuel qui s’exprime sur la scène publique. La poésie est au contraire « dégagement », indépendance et vision d’avenir.

Elle est à la fois « proximité » du réel et « éloignement ». Résister c’est se tenir « à l’écart ». C’est combattre dans les maquis, mais c’est aussi produire une écriture « résistante », difficile d’accès contrairement à celle d’Aragon ou Eluard. Pas de grandiloquence héroïque, pas de lyrisme national.

Les Feuillets d’Hypnos, souvent brefs et fragmentaires, coïncident avec une disponibilité malmenée par les événements. L’épopée, la satire ou le pamphlet, genres traditionnellement consacrés à la guerre, en sont exclus. La poésie, comme l’action combattante, doit trouver ses propres règles. Feuillets d’Hypnos est un art poétique.

Le poème n’est ni plainte, ni consolation, ni « charme », ni divertissement, ni maniérisme, ni quête d’un sacré galvaudé, ni rhétorique gratuite. La poésie est un faire qui, travaillant avec la résistance de la langue, produit des « accès de sens » comparables à des « accès de fièvre », fulgurants, aphoristiques.

L’écriture résistante s’organise autour de trois motifs : l’action, instinctive comme celle de l’animal, du chasseur ou du stratège, la mission en quête de sens, et l’insoumission à tout ordre, politique ou poétique.

Le mot « fureur » reflète la violence dans la guerre et l’écriture. « Furor » en latin désigne la colère, la passion amoureuse, l’inspiration poétique. Chez Char, les trois sont liées, nourricières et destructrices à la fois.

Pour porter cette fureur, les mots se font silex, ils sont « repères éblouissants » ou au contraire rêveurs, obscurs, inquiétants. Lieu d’une expérience resserrée, l’écriture doit être précise et efficace comme les tirs du maquis. Mais elle se déploie aussi en « extension », adoptant toutes les formes et toutes les énonciations possibles. La dureté, les antagonismes, l’insécurité l’emportent. Les métaphores fluides, le lyrisme musical n’y ont pas leur place. Les Feuillets d’Hypnos ce sont des notes rapides, intermittentes comme l’action, ajustées à elle, au plus précis, au plus bref. Parallèlement sont revendiquées, dès le texte liminaire, les plus hautes exigences morales pour l’avenir.

Volontiers injonctive l’écriture énonce les commandements de l’éthique combattante et poétique. Elle s’adresse au lecteur, en signe de fraternité. Elle est sentence, aphorisme métaphorique ou énigme de la pythie. Les métaphores de la combustion ou du passage sont fréquentes. La vitesse, la discontinuité, la condensation, l’explosion inattendue produisent un poème « pulvérisé » – « gerbe d’étincelles » ou « essaim d’abeilles » – qui contraste avec l’écoulement paisible de la Sorgue…

Fureur et Mystère décline plusieurs formes de temporalité. Le temps long de la guerre, dont les cinq grandes sections suivent la chronologie, se conjugue avec des instants saillants, pris dans leur « immédiateté ». La sensibilité du combattant et la grande Histoire se rencontrent. Il y a enfin le temps de la nature, vaste, tenace, tranquille, permanent. La guerre plus que jamais permet aux hommes de communier avec la terre des origines.

L’action poétique instaure un nouveau rapport au monde selon trois instances : « l’attention » opposée au divertissement, le « témoignage » qui laisse des traces et énonce des vérités, enfin « l’avertissement » qui voit loin. Mais le regard visionnaire est haut et large : il refuse la vengeance et les vains honneurs patriotiques.

La poésie de Char est solidaire d’une poignée d’hommes réunis dans un paysage bien localisé du Vaucluse, à la fois champ de bataille et refuge. La nature complice se personnifie et souffre. Le poète préconise un engagement « terrestre », sensoriel et païen malgré sa soif d’infini. La présence silencieuse, pure, précaire est exacerbée par l’idée de la finitude. Les villageois, bergers, artisans, vagabonds, cueilleuses de mimosas, « princes » de la terre, sont les défenseurs d’une nature et d’un monde menacés, et le poète est le « conservateur des infinis visages du vivant ». L’homme qui lutte est double, lucide et souffrant, assoiffé, mais espérant indéfiniment, apte à transformer la défaite en victoire.

J.-M. Maulpoix conclut en commentant l’image du « nuage de résistance », déjà utilisée en 1927, ce nuage de fumée qui va devant, signe d’un feu poétique salvateur. L’écriture, disait Char en 1929, est « de la respiration de noyé », qui se débat dans l’irrespirable, mais dispense l’oxygène régénérateur. Résister est une épreuve qui peut compter sur de solides appuis : le paysage de Provence, ses habitants, les poètes, les philosophes et les peintres, Georges de la Tour et sa Madeleine à la veilleuse. La « présence » poétique est essentielle, incarnation de « la vraie vie » selon Rimbaud. La résistance porte l’idée, « physiquement éprouvée », que cette vie a un sens. C’est à ce titre que Char la déclare « invulnérable ».

Éric Marty, « Hypnos avec Sade »

La figure de Sade, dont Éric Marty cite plusieurs occurrences cryptées, s’invite dès la première page de Fureur et Mystère. Mais l’auteur cherche à l’arracher aux poncifs qui la guettent. Il est vrai que cette référence, lieu commun du XXe siècle, résonne dans Feuillets d’Hypnos comme une provocation, dans le contexte de la barbarie nazie et au regard de l’engagement du poète, décrit en exergue du recueil comme « la résistance d’un humanisme conscient de ses devoirs ».

L’article d ’ Éric Marty consiste essentiellement en une analyse approfondie du feuillet 210, consacré à ce personnage infréquentable, exclu de la poésie de la Résistance et cantonné dans des œuvres à la marge de l’horreur historique, de Bataille et Breton en particulier (1942-1943).

L’allusion au seigneur criminel dans le feuillet 210 prend la forme significative d’une parenthèse, dans laquelle Char se souvient d’un charbonnier affirmant que la Révolution avait purgé la contrée d ’ « un certain Sade » égorgeur de jeunes filles. De son exégèse Éric Marty conclut que le seigneur criminel, deux fois exclu de la région, par la Révolution et par la Résistance, est réintégré par le poète sur le terrain des combats… avec une incontestable empathie ! Magistrale provocation contre la doxa résistante ! Refusant de ne considérer cette réhabilitation que comme le « méchant pied de nez d’un ancien surréaliste », et s’appuyant sur l’étude stylistique d’un « flottement généralisé du sens », Éric Marty analyse cette provocation comme l’implication personnelle de Char dans un procès, instruit contre Sade et contre lui-même, au nom de leur ambiguïté criminelle, exprimée dans la première phrase du feuillet par la métaphore de la « verrue ». Char reprendrait donc à son compte les condamnations portées par les idéologues de le Résistance contre les poètes de la nuit. La confrontation entre le mensonge du charbonnier (Sade n’a pas tué) et la vérité du désir du Marquis, qui suscite l’enthousiasme du poète, permet de faire la lumière sur une vérité plus profonde : le désir sadien n’a pas besoin de crime pour exister. Le charbonnier, d’une « avarice montagnarde » – allusion au dogmatisme de 1791 ? – ignorerait tout de la logique lacanienne du désir « discordantiel » et incarnerait les politologues obtus de l’époque. La sexualité de Sade est interprétée par Éric Marty comme une allégorie de l’écriture, qui permet de dire, en toute innocence, les désirs légitimement reconnus, fussent-ils criminels. Le feuillet 174 semble lui donner raison en prenant le parti du « mal, non dépravé, inspiré, fantasque » contre « l’oppression de cette ignominie dirigée qui s’intitule bien ».

La référence à Sade du feuillet 210 n’est donc pas anecdotique : elle nous conduit, par un travail de mémoire dans l’espace des combats et dans le temps, à contredire le doute émis en début de feuillet sur la validité de l’action. Le flou énonciatif et sémantique de la parenthèse, l’entremêlement du vrai et du faux, du réel et de l’imaginaire, du politique et de l’érotique, créent une rupture qui, dépourvue de volonté dialectique de résolution, produit un nouveau registre de discours « provisoirement sans clôture », déjouant les faux semblants de la fausse ou de la mauvaise conscience, et s’accordant avec le nom de Sade.

Dans cet article comme dans l’ensemble du dossier, ce sont des analyses textuelles très précises et détaillées qui mettent à jour les répercussions concrètes de la guerre sur une écriture en affinité avec la stratégie des maquis. Les mises à distance énonciatives, formelles (le poème en prose) et figurales (le personnage de Sade) témoignent d’un désaccord avec toute poésie dogmatique de la Résistance. Obscurité, silence, suspension du verbe, travail souterrain d’une parole opprimée, paradoxale et ouverte, en constituent les éléments tactiques. La fureur et le mystère sont les attributs d’Hypnos, divinité héraclitéenne du feu et de l’énergie créatrice, mais aussi de la nuit protectrice, promesse de Renaissance contre les ténèbres.

ANALYSE

Yasmina Sévigny-Côté, « Narrativité et réécriture de l’Histoire dans le roman La Case du commandeur d’Édouard Glissant »

Dans La Case du commandeur Édouard Glissant a mis le récit de fiction au service d’une réécriture de l’histoire antillaise. Il est évident, dès l’incipit, que le véritable narrateur c’est le peuple – corps divisé à l’image du territoire insulaire des Antilles – dont la dispersion a causé une perte de la mémoire, qui se reconstitue peu à peu au fil d’une narration éclatée. Pour dégager la spécificité de « l’acte de synthèse » qu’accomplit le roman aux prises avec « l’hétérogène », Yasmina Sévigny-Côté se réfère aux analyses de Paul Ricœur dans Temps et récit.

La première étape de « l’acte de synthèse » se nomme chez le philosophe « préfiguration de l’expérience temporelle du sujet », c’est-à-dire expérience du temps dans son obscurité et son hétérogénéité. La narrativité discursive, sorte de mosaïque, permet de figurer l’oubli. Une multiplicité d’histoires relate une multiplicité de destinées, à des époques et dans des lieux divers, avec des retours et des similitudes qui disent une amorce de cohérence. La première partie tente de remonter le cours de quatre générations, jusqu’aux débuts de l’esclavage, mais la mémoire défaillante ne trouve pas toujours les mots pour exprimer la douleur. Un cri irrationnel y supplée, proféré dès l’incipit, « Odono », qui scande le récit.

Le roman s’interrompt à la « Mitan du temps » pour commenter sa propre expérience et tenter d’en défaire l’opacité obsédante.

La seconde partie est constituée de bribes de passé remontant peu à peu à la conscience. On saute de l’une à l’autre, « sur le mode de l’étoilement ». Des souvenirs ressurgissent, témoins d’une Histoire omise par les manuels scolaires.

Pour déjouer l’amnésie collective et traquer le passé occulté, la narration se mue en fouille archéologique. La troisième partie est consacrée à Marie Celat, en quête obstinée du vent furieux charrié par la traite. Avide de « traces », la recherche progresse dans l’espace géographique, les époques, les générations, au rythme des contes et légendes des Antilles. Cette nouvelle Histoire est racontée par une polyphonie de voix, dont celle du narrateur. La rage des questions explique l’abondance des formes hypothétiques. L’adresse du narrateur au lecteur, commentant la narration en train de se faire, produit un métatexte.

Une configuration singulière de l’Histoire se dessine alors, deuxième étape du processus défini par Ricœur, grâce à la « mise en intrigue » qui synthétise l’expérience du sujet par des récits enchâssés et une mise en abyme d ’ « histoires cassées », dont la voix collective reconstitue les morceaux.

La Case du commandeur a choisi la subjectivité sensible contre la prétention d’objectivité de l’Histoire mensongère des colonisateurs. Le désordre de la mémoire orale, imaginante et multiple, s’oppose à l’Histoire officielle écrite et ordonnée. Seule la poétisation de la langue, dont Yasmina Savigny-Côté étudie en détail les figures, permet en effet de dire le traumatisme.

Le peuple pourra désormais se reconnaître dans le récit fondateur qui émerge, autorisant les projections individuelles vers l’avenir. La reconfiguration collective, qui fait intervenir le lecteur, constitue la dernière étape du processus de synthèse défini par Ricœur. « Toute l’histoire de la souffrance crie vengeance et appelle récit ».

ENTRETIEN

Xu Jun (Université de Zhejiang), « L’aventure poétique : un dialogue avec J.M.G. Le Clézio sur la création littéraire »

Lors de l’un de ses séjours à l’Université de Nanjing (2015-2016), Le Clézio eut l’occasion de s’entretenir avec Xu Jun, et de revisiter avec lui l’ensemble de son parcours.

L’entretien s’ouvre sur l’évocation de la grande rupture existentielle des années 1980 qui éloigna momentanément l’écrivain de l’écriture pour le rapprocher d’un peuple de la forêt. Cette rupture coïncidait avec une prise de distance vis-à-vis du « nouveau roman » et des jeux formels de l’avant-garde – hormis les audaces antiacadémiques des Anglo-saxons, Joyce, Dos Passos, Kerouac, Ginsberg ou Pound – et avec un retour à la simplicité du conte, de la nouvelle et du roman, à une écriture en quête d’immédiateté « cratyléenne », en harmonie avec la richesse des mythes panaméens.

Le Clézio évoque l’Ancien Monde de l’encre et du papier et la croyance mallarméenne en un Livre absolu, entretenue par une lignée d’écrivains qui voulaient concilier l’héritage occidental avec la pensée zen, comme le fit aussi Michaux, aventurier du silence et admirateur de la peinture orientale et de sa poésie du vide.

Le Clézio naquit donc à la littérature entre les obsessions langagières des avant-gardes et le silence de John Cage, dont il put approfondir l’expérience auprès des Amérindiens, loin de la cacophonie du web. A partir de ce moment son écriture fut essentiellement en recherche d’équilibre. L’oralité y joue un très grand rôle, ainsi que la polyphonie linguistique et culturelle, en résonance avec celle des modernes, Pound, Joyce ou Sarraute. La littérature, singulière et riche en même temps de toutes les influences du monde, est une contribution à l’Histoire non officielle de l’humanité, inscrite dans le sillage de ceux que les Chinois appellent les « Grands Maîtres ». Comme Édouard Glissant, Le Clézio récuse les hiérarchies culturelles au nom d’une œuvre ouverte, poétique, préexistant à toute forme, et politique, au sens large du terme.

Le mélange des genres cher à l’écrivain est-il quête d’absolu, de déconstruction, d’un dialogisme à la façon de Bakhtine, d’un métissage stylistique ? Aux questions de Xu Jun Le Clézio répond qu’il a toujours refusé les cloisonnements, comme l’avaient fait la littérature expérimentale et le cinéma, jusqu’à l’excès. Mais c’est la mondialisation qui a mis fin aux débats d’autorité : tout est permis aujourd’hui dans le roman, qui évolue avec les techniques et les réseaux. La multiplicité des voix est la grande richesse du monde contemporain, dont ce « genre bâtard » participe. Mais peut-être ne sera-t-il pas éternel ? Le roman traditionnel anglo-saxon semble pourtant bien s’accorder avec les contraintes de la « mondialisation »…

À ce stade du dialogue, Xu Jun interroge la place des arts dans l’œuvre de Le Clézio, qui explique que son écriture est passée de l’expression imagée (graphiques, symboles, dessins) à une plus grande intériorisation. Le romancier, contrairement au poète qui vise la perfection, est un « bricoleur », et le roman est toujours imparfait, inachevé. Le temps est fini de la « culture de bronze », détrônée par la « culture de l’éphémère », du document malléable, de la consommation et de l’oubli. Et ces deux cultures sont « irréconciliables »… Le livre total c’est la toile ; à la littérature il reste la paille, les bribes, le glanage, les rêves perdus, les synesthésies, la sensation du vivre.

Quand Xu Jun sollicite des précisions sur les dessins qu’on voit dans ses œuvres (dessins sur la peau, constellations, dessins d’enfants) et sur le paysage urbain qu’il affectionne, quasi cubiste, Le Clézio répond qu’écrire et dessiner ont toujours été une même chose depuis un certain dessin de son enfance, premier témoin de son amour de l’écriture. Souvent encore il dessine des carnets pour écrire, parfois inclus dans ses récits. La poésie c’est regarder et dessiner une montagne, jusqu’à devenir soi-même montagne, comme l’enseigne la littérature des Tang. Le Clézio apprécie la peinture orientale plus que la peinture occidentale – avec des exceptions comme le cubisme – souvent individualiste, marchande, peu sensible au vide.

La littérature a des points communs avec toutes les musiques du monde. Le « rythme » est essentiel, rythme du cœur et des cycles de la nature, du cosmos, de la lune, du féminin. L’écrivain décrit l’émotion qu’il ressentait à écouter sa mère pianiste, imaginant dans sa musique de magnifiques histoires. Au lycée il inventa la « polyphonie sympoétique », sorte de poème simultané à plusieurs voix, dont il transposa les recherches dans le roman.

Le Clézio raconte enfin son apprentissage, dès l’enfance, grâce à un écran improvisé et à des petites bobines bricolées avec des bouts de pellicule, de « la grammaire du cinéma », de ses techniques, de son regard spécifique, et de ses ambiances, qui lui furent très précieuses pour apprendre l’écriture. Mais le cinéma c’est aussi l’intimité magique de la salle obscure, semblable à la complicité laborieuse qui se noue avec un lecteur de roman, très éloignée de l’« incantation collective » propre à la poésie ou au théâtre. Revenant sur le terrorisme intellectuel de sa jeunesse, Le Clézio dit avoir préféré la liberté jubilatoire de Salinger, de Godard et de la nouvelle vague. La « caméra-stylo » c’était la spontanéité, la liberté touche à tout, à l’époque du premier maoïsme, du bouddhisme zen, et de sa découverte de Michaux et Lautréamont. À ses débuts, il s’immergea dans les grands cinémas américain et japonais, Ozu notamment, et cofonda même une revue, Pyramide. Cette époque d’écriture et de cinéma mêlés fut celle de la parution de grandes œuvres : Géants, L’Inconnu sur la terre, La Guerre.

Simon Levesque, « L’écriture sismographique de J.M.G. Le Clézio (1963-1975) : vers une politique leclézienne de la littérature »

Simon Levesque analyse la dimension indexicale (ou indicielle) de la langue de Le Clézio entre 1963 et 1975, corrélée avec la question politique. Son approche n’est pas une étude sociologique du positionnement de l’écrivain, mais un repérage, dans son discours, d’une théorie de « l’écriture-action ». L’auteur s’appuie notamment sur un de ses articles, « Le sismographe » (1970), véritable manifeste pour une écriture réaliste à visée éthique, fondée sur un langage en adéquation avec le monde.

La référence au sismographe vient de Michaux, qui, comme Le Clézio, rêvait d’une langue non circonscrite à la seule fonction de communication. Tous deux traquaient, au cœur même du langage commun, une langue archaïque oubliée, non utilitaire, dans laquelle les mots fusionnaient avec le monde, une langue qui était danse, nage, vol, mouvement. L’extase matérielle (1967) de Le Clézio considérait cette langue comme « un être en soi », tandis que la « poiesis » de Michaux participait de la création divine du monde. De telles conceptions allaient bien sûr à l’encontre de la sémiologie saussurienne et du structuralisme des années 1960, notamment de la théorie de l’arbitraire du signe, qui rendait impossible toute idée de continuité, et a fortiori d’unité, entre la langue et le monde.

Dans la langue poétique, les mots, par leur présence matérielle, sont la réalité des choses. Ils ne s’adressent pas à l’intellect, mais aux sens. Faits de chair, de sang et d’affects, ils s’enracinent dans « l’ethos ». L’écriture poétique n’a plus dès lors de fonction de représentation, elle est « indexicale » : elle agit dans le monde, elle est un « acte moral ». L’introduction au Procès-verbal (1963) plaidait déjà pour un « roman effectif », qui agirait physiquement sur le lecteur et l’obligerait à adopter un regard nouveau, une vie plus intense, plus consciente.

L’écriture ainsi conçue est un « réalisme » de l’en deçà des mots, fruit d’un travail ardu comme le réalisme prôné par Lukacs. Car la réalité n’est jamais donnée… comme l’atteste l’obscurité des premiers écrits de Le Clézio.

La main qui écrit est le sismographe enregistreur des « tremblements » du monde, depuis le séisme originel de la création, et l’écriture n’en est que « le signal ». L’écrivain allume un « filament de tungstène qui vient de loin, va ailleurs ». C’est le langage de la forêt ou de la « poésie libérée », de Rimbaud, Artaud, Lautréamont…

Mais l’écriture, comme la Révolution, est aussi fondation d’une communauté nouvelle, adhésion aux rites collectifs. Elle est semblable au chant rituel des sorciers du Mexique et du Panama où Le Clézio a séjourné. C’est une incantation, parfois à la limite du lisible, et une « médecine ».

Le sismographe est la métaphore d’une « écriture morale », d’un réalisme actif en adéquation avec le monde, d’une poésie indexicale qui traverse le corps de l’écrivain pour transmettre les vibrations du monde à un lecteur bouleversé. Rites et mythes peuvent alors circuler librement parmi les hommes.

Yasmina Sévigny-Côté, Le Clézio et Simon Levesque ont proposé une analyse de l’écriture traversée par les souffles du monde, poétiques et politiques, et par des expériences existentielles, personnelles et collectives, qui agissent sur elle et la transforment. C’est à ce titre qu’ils ont toute leur place dans ce numéro des Études littéraires consacré à la poésie résistante de René Char.  

 

 

 

 

 

En mémoire de Marie Wilson-Valaoritis

De Ioanna Papaspyridou

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« Une minute de silence surréaliste » : c’est ainsi qu’un journal grec intitulait son article consacré à Marie Wilson-Valaoritis qui s’est éteinte le 17 octobre 2017 à Athènes à l’âge de 95 ans. Une vie consacrée à l’art, une vie et une œuvre que peu de gens connaissent actuellement, même les Grecs, même les habitants de Kolonaki, quartier coquet de la capitale athénienne où avait résidé depuis plus de vingt ans Marie Wilson, épouse du grand écrivain surréaliste grec, peut-être le dernier survivant de ce mouvement, Nanos Valaoritis.
Cette grande dame du surréalisme est née le 4 août 1922 à Cedarville, ville californienne. Son grand-père était pasteur et sa grand-mère l’épouse délicate d’un prêtre qui collectionnait des objets indiens, fabriqués à la main . Marie a fait ses études au Collège de Sacramento en se spécialisant dans l’art, puis a obtenu une bourse pour poursuivre ses études au Collège Mills pendant les années 1942 – 1944. C’est là qu’elle a obtenu une licence en Beaux-arts. Après la fin de ce cycle d’études, elle a déménagé à Los Angeles où résidait la sœur de son grand-père et y a travaillé dans une usine de fabrication d’armes.
Peu après, elle a obtenu une nouvelle bourse, pourtant donnée à condition qu’elle travaille en tant qu’enseignante au Collège Mills, alors qu’elle poursuivait parallèlement ses études à l’Université Berkeley en Californie. Elle a aussi travaillé en tant qu’enseignante d’art au gymnase de Sacramento pendant deux ans, puis a donné des cours à des étudiants d’universités périphériques au musée d’Oackland.

Jusqu’à cette époque-là, sa formation en peinture (ou, si l’on veut, aux Beaux-arts en général) ne peut être caractérisée que comme conventionnelle. Or, tout va changer pour elle, quand elle rencontrera Jean Varda, qui deviendra son mécène. Grec expatrié, aventurier, Varda avait travaillé à Paris avec des artistes tels que Georges Braque et Joan Miro. Alors que les artistes de l’époque – qui rompaient avec les formes et la symétrie – ne savaient pas comment enseigner (ils montraient juste leurs tableaux et disaient « fais-le comme ça »), Varda possédait tout le bagage artistique et lui a inculqué les principes de l’art moderne.

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Marcel Lecomte, surréaliste appliqué dans la discrétion

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Une exposition et une publication rappellent à Bruxelles le souvenir de Marcel Lecomte, acteur discret du surréalisme en Belgique, écrivain, poète, critique d’art, auteur notamment de L’Homme au complet gris clair et de Le Carnet et les Instants

Alain Delaunois 

La place de Marcel Lecomte (1900-1966) au sein du surréalisme en Belgique et d’autres mouvements d’avant-garde, est l’une des plus particulières qui soit : à 18 ans, il fréquente déjà le poète et graveur dadaïste belge Clément Pansaers, auteur du Pan-Pan au Cul du Nu Nègre. Un peu plus tard, par son entremise, Lecomte publie un premier recueil chez Paul Neuhuys à Anvers. Puis se retrouve, avec Paul Nougé et Camille Goemans, l’un des trois signataires des tracts de Correspondance (1924-1925), avant d’en être éjecté sèchement, car trop enclin à faire œuvre littéraire aux yeux de Nougé. Dès 1922, Lecomte a rencontré René Magritte, qui illustre son recueil Applications en 1925, et que Lecomte accompagnera, malgré une période de brouille, dans tout son parcours de peintre et d’éditeur de revues. Préoccupé de taoïsme et de pensée chinoise, pétri de spiritualité et d’occultisme, tout comme des différentes tendances de l’art moderne, l’écrivain (Nougé ne s’était pas trompé) s’est également approché des œuvres de Léon Spilliaert, René Guiette, Henri Michaux, Rachel Baes ou Jane Graverol. Il est encore tout juste là pour repérer le devenir d’un certain Marcel Broodthaers. Il a donné quantité d’articles et de chroniques sur la littérature et les arts dans un nombre impressionnant de publications belges – outre une série d’articles de politique internationale, avant-guerre dans Le Rouge et le Noir, et après-guerre, au quotidien populaire La Lanterne, davantage faut-il dire, pour des raisons alimentaires que pour ses compétences d’analyste politique. Et l’on pourrait poursuivre, en soulignant qu’il était dès les années 1930 suffisamment proche de Jean Paulhan pour que ce dernier le publie dans la N.R.F., et préface encore en 1964 son livre de récits Le Carnet et les Instants

En dépit d’un titre qui semble plus racoleur que nécessaire (Les alcôves du surréalisme…), l’exposition consacrée à Marcel Lecomte par les Musées royaux des Beaux-Arts, à Bruxelles, réussit à situer assez justement, par le recours à des chapitres groupant œuvres et documents, le parcours tout en réseaux multiples de cet homme aussi méconnu qu’atypique. Figure discrète au sein du surréalisme belge, qu’il ne parvint jamais tout à fait à quitter et dont il évite les polémiques, Lecomte fut souvent remarqué (et moqué) pour son physique ingrat, et pour son verbe d’une lenteur toute cérémonielle. L’écrivain surréaliste Irène Hamoir (et compagne de Louis Scutenaire), dans l’une de ses nouvelles de La Cuve infernale, l’a à peine transformé, sous le personnage de Marcel Marquisat, « qui portait droit la tête, le regard hautain, le regard papal, dominant le groupe ou l’individu ». Lecomte est également au centre d’une célèbre peinture « pétrifiée » de Magritte, Souvenir de voyage (1955), que l’on peut voir aujourd’hui au Moma de New York. L’exposition propose de nombreuses archives intéressantes, et pêchées à bonne source puisque l’auteur de L’Accent du secret termina sa vie comme lecteur-rédacteur de fiches et notices au département des archives des Musées royaux des Beaux-Arts. Une fonction qui convenait bien à cet inlassable curieux, un lettré à l’ancienne plongé dans le bain de la modernité, soucieux de dénicher en toute œuvre, plastique ou poétique, le caractère de sa « spectralité ».

La publication qui entoure cette exposition ajoute, elle aussi, de l’intérêt au projet. Concocté par Philippe Dewolf, chercheur minutieux à qui l’on doit déjà la redécouverte des chroniques littéraires et artistiques de Lecomte (chez Labor, Les Voies de la littérature, en1988 et Le Regard des choses, en 1992), ce livre-catalogue est enrichi d’une belle iconographie, ainsi que d’une série de textes de Lecomte, et de lettres, pour certaines inédites, adressées par Magritte à Lecomte, de 1923 à 1966. Au gré des pages, l’on croise de nombreux complices, plus ou moins proches de Lecomte selon les périodes, de l’aventure surréaliste en Belgique : Magritte évidemment, Louis Scutenaire, Irène Hamoir, Paul Colinet, le photographe Georges Thiry. Mais Lecomte est décidément homme à chercher la synthèse des éléments, parfois même diamétralement opposés (ainsi collabore-t-il au Journal des Poètes de P.-L. Flouquet, honni par Mariën et Magritte). Paul Aron, dans un texte consacré à l’unique numéro de la revue Réponse (1945), souligne pour sa part comment Lecomte avait réussi à constituer, dans sa quête d’une « expérience magique » de l’écriture, un recueil de contributions disparates, animées par ce que Lecomte nommait « une critique interne élaborée ». « Au-delà de toutes les contradictions, écrit Paul Aron, jetant des ponts entre Bruxelles et Paris, entre le mysticisme chrétien et le merveilleux laïc du surréalisme, seul Marcel Lecomte pouvait organiser leur improbable rencontre. »

 

Marcel Lecomte. Les alcôves du surréalisme. Textes de Paul Aron et Philippe Dewolf, lettres de René Magritte, préface de Michel Draguet. Cahier n° 22 des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, 144 p., 20 euros.

Exposition jusqu’au 18 février 2018 aux Musées royaux des Beaux-Arts, rue de la Régence, 3, 1000 Bruxelles.

 

 

L’oro del tempo contro la moneta dei tempi… par Paola Dècina Lombardi

Compte-rendu du livre de Paola Dècina Lombardi, L’oro del tempo contro la moneta dei tempi. André Breton, Piuttosto la vita, Castelvecchi Editore, Roma, 2016, pp.410.

par Anna Lo Giudice.

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Ce livre n’est pas une biographie d’André Breton, mais un portrait moral du fondateur du plus important Mouvement d’avant-garde du siècle passé  : le Surréalisme. Breton « Chercheur de l’or du temps » contre « la monnaie des temps », livre passionné et passionnant, par certains traits touchant, n’a pas un caractère strictement académique, mais il est sérieux et approfondi  ; écrit à la lumière de la correspondance inédite, enfin révélée cinquante ans après la mort de l’auteur.

Recherche in progress que celle de Breton, pendant laquelle l’or du temps prend des aspects variés, mais répondant toujours à un problème identitaire  : l’incipit de Nadja, le « Qui suis-je  ? » strictement lié au « Comment vivre la vie  ? ». C’est à travers la vie, glorifiée dès le début à plusieurs reprises que Breton peut découvrir et établir son identité  : une vie qui est voyage, expérience. Une expérience qui reflète non seulement sa formation littéraire, mais peut-être encore plus sa formation médicale psychiatrique avec la découverte fondamentale que la condition de pathologie mentale véhicule une forte potentialité lyrique. C’est auprès du Centre neurologique de la Salpétrière, à Paris, que Breton assiste à l’expérimentation de l’écriture automatique avec l’équipe de Babibski, un des assistants de Charcot.

Ce livre débute avec une interrogation (à laquelle vont suivre bien d’autres) sur l’actualité de Breton et de son Mouvement  ; tout le développement, bien argumenté, essaie d’y répondre. La vraie vie, à laquelle on accède par la surréalité, est une sorte d’actualisation du mythe de l’Âge d’or, comme nous indique le film surréaliste de Luis Buñuel, L’âge d’or contre « la boue du temps monétisé », inspiration même de ce livre de Paola Dècina Lombardi. Étiologie du temps de l’innocence, de la merveille, abondance, paix, justice et donc bonheur. Poursuite de la satisfaction du désir, espoir dans le changement alimenté par l’or de l’intériorité. Nouvel humanisme contre « le peu de réalité  ».

Retraçant les différentes étapes de cette recherche, l’auteur met l’accent sur le rôle politiquement engagé de Breton, tout en ne négligeant pas, comme déjà annoncé, sa formation et sa production, à commencer par le rapport privilégié qu’il a avec Paul Valéry, enfin clarifié grâce à l’accès à leur correspondance. André adolescent (sa rencontre avec Valéry date de 1914) s’identifie avec l’anticonformisme et la révolte contre la bourgeoisie des poètes symbolistes. Mais c’est surtout la fougue iconoclaste et antilittéraire de M. Teste qui le pousse à vouloir connaître l’auteur de cette intense prose. L’esprit anarchique symboliste accompagnera le fondateur du Surréalisme sa vie durant et ce n’est pas un hasard si à ses funérailles les anarchistes de France voudront participer avec une couronne de roses rouges, afin de rendre hommage à l’homme fougueux et généreux qui les a représentés le long du siècle.

Révolte est le diktat de cet adolescent qui se prépare à vivre prêt à risquer le tout pour le tout, initié par le poète lui indiquant le chemin de la grande « révolte de l’esprit ». Paul Valéry se revoit lui-même, tel auprès de son maître jamais oublié Stéphane Mallarmé. C’est ainsi qu’il accueille l’aspirant poète avec la générosité et l’honnêteté intellectuelles qui l’ont toujours distingué, malgré son inclination à ne pas faire de prosélytes. Valéry n’apprendra pas seulement à Breton les secrets de la technique poétique, mais l’aidera concrètement à trouver un emploi dans le monde culturel, pour subvenir à ses besoins matériels, cherchant en même temps à se faire l’intermédiaire entre les parents d’André, qui rêvaient pour leur fils d’une carrière bien établie de médecin. Avec l’auteur de La Jeune Parque, Breton parle du fonctionnement de l’esprit, des rêves, en apprenant aussi à être exigeant avec soi-même.
Valéry à ce moment-là est en train d’écrire le poème qui le rendra célèbre et le fera sortir du silence public tant apprécié par Breton. Perplexe devant les alexandrins de La Jeune Parque, il sera encore plus perplexe devant son idole qui opte pour la mondanité. D’ailleurs, comme Paola Dècina Lombardi le souligne, n’hésitant pas à mettre en relief les contradictions et les défaillances de Breton, il ne s’est pas montré à la hauteur de la générosité amicale de Valéry. Il s’affranchira bientôt de sa présence paternelle, car il réalise que leur vision de la modernité est fort différente. Quand, en 1925, Valéry est élu à l’Académie française, la rupture est définitive. C’est à ce moment-là que – j’ajoute personnellement ce détail qui ne figure pas dans le livre – Breton vend les missives valéryennes. Ce sera une grande douleur pour celui qui est devenu le poète officiel de la troisième République. Valéry, qui a cru à l’amitié en tant que valeur fondamentale de l’existence, se sent cruellement blessé.

Breton montre un intérêt précoce pour la peinture, confirmé par la rencontre avec Apollinaire. Dans le livre de Paola Dècina Lombardi nous trouvons des descriptions détaillées des différentes expositions surréalistes et de tous ses peintres. Apollinaire non seulement fait connaître à Breton le Cubisme et l’Art nègre, mais lui révèle une dimension nouvelle de la critique d’art, la nécessité de sortir de l’oubli les auteurs injustement oubliés et la bibliophilie. À partir de là, Breton se forme un goût sûr qui lui sera utile même pour son nouvel emploi auprès du couturier-collectionneur Jacques Doucet.

L’été 1918, Soupault lui fait découvrir Lautréamont « beau comme le monde  », qui lui fournira des points de repère essentiels pour la création de la poétique surréaliste. C’est avec ce même Soupault qu’il s’essaie pour la première fois à l’écriture automatique recueillie dans Les Champs magnétiques (1919). Il s’agit, comme il la définit lui-même, en faisant le bilan de son Mouvement dans les Entretiens avec André Parinaud, du premier ouvrage surréaliste  : se confier entièrement à la spontanéité et sonder les profondeurs de l’inconscient pour en tirer le métal précieux, l’or. L’or est en effet associé à la poésie et à la créativité, résultat d’une révolte qui concerne la logique et le langage traditionnels. C’est la première étape du « Chercheur d’or »  : Breton sait qu’il poursuivra désormais un idéal de vie sans compromis ni fléchissements. Dans une lettre à Doucet, il déclare s’intéresser à la question morale, aux moralistes et en particulier à Vauvenargues et à Sade, ne se doutant pas encore qu’il allait devenir un des principaux exégètes du Divin Marquis. Il attribue à la morale un rôle de conciliation. Grâce à la rencontre foudroyante, en 1916, avec Jacques Vaché, il découvre en lui l’incarnation du « Chercheur d’or » et la révélation de l’humour. Ensemble ils projettent une Anthologie de l’humour noir, qui ne sera réalisée qu’à la fin des années « 30 (Vaché entre-temps est décédé) et qui ne sera éditée qu’en 1945. La pratique de l’humour, à la façon de Flaubert, aurait servi non seulement à dénoncer l’hypocrisie, mais à la neutraliser.

Paola Dècina Lombardi analyse finement toutes les œuvres fruit de l’exaltante aventure spirituelle d’André Breton, réduisant l’importance de son adhésion au dadaïsme de Tristan Tzara. En 1921, le Procès Barrès coïncide avec le début de son éloignement progressif de Dada. Breton opte pour la positivité. Le premier Manifeste de 1924 déclare choisir la vie, la vraie vie qui passe par la surréalité. Changer la vie  ? C’est bien possible ! Ce premier manifeste est conçu comme une nouvelle Déclaration des droits de l’homme.

Les textes automatiques de Poisson soluble (1924) indiquent la possibilité de découvrir dans chaque chose le signe de l’amour. La femme est la clef de voûte d’un univers de bonheur. Dans L’Union libre (1931), Breton voit réalisé, grâce à la conjonction amoureuse, le dépassement des contraires (mythe de l’androgyne) et même dans ce cas le rôle privilégié est attribué à la femme. Son corps, avec sa flore enchanteresse, devient alors l’espace idéal à habiter. La femme comme source d’émotion, refuge et espoir. Même espoir donc dans l’amour qui seul donne un sens à la vie  : L’Amour fou (1937). Arcane 17 (1944-1947) prolonge la célébration de la femme. Inspiré par celle qui deviendra sa troisième femme, Élisa  : la femme reste la source de lumière, de merveille, de bouleversement qui permet d’accéder à la surréalité. Toutefois, la glorification de l’amour, comme de la vie avait débuté avec son premier chef-d’œuvre, Nadja (1928), que Paola Dècina Lombardi définit «  le seul roman de Breton  ». Déclaration que j’ai trouvée choquante, connaissant non seulement le mépris de Breton pour ce genre littéraire, mais sa plus totale non-considération, dès le début. Il me semble qu’on ne peut même pas parler d’anti-roman, puisque pour Breton le roman n’existe pas  ; impossible donc de faire quelque chose contre l’inexistant. Il fait, plutôt, dans ce livre, la chronique d’une rencontre où la fiction est complètement abolie, exception faite pour quelques omissions compréhensibles. La transparence devient le mot-clef. Les protagonistes ne sont nullement des personnages, mais des individus réels, désignés par leur propre nom. Réels sont aussi les lieux décrits avec un surcroît de vérité dont témoignent les photos, qui font partie intégrante du texte. Le livre s’écrit au jour le jour et magiquement se confronte avec des événements provoqués, dans une certaine mesure, par l’écriture elle-même. Étape essentielle dans la recherche de comment réaliser la surréalité, si ce n’est à travers le véritable amour rencontré par et grâce à l’écriture de ce même texte.

La situation politique, économique et sociale des années » 30 impose un engagement plus déterminé et devient une étape fondamentale de notre « Chercheur d’or ». Breton se demande dans quelle perspective diriger la révolution surréaliste pour garantir la justice sociale dans le plus total respect de la pensée et l’autonomie de l’art. Le communisme soviétique côtoyé à partir de 1927 par Breton et d’autres surréalistes a été une expérience décevante. C’est, en partie, à ce genre de question qu’essaie de répondre le Second Manifeste, avec des tons plus durs et plus agressifs par rapport à la joie initiatique et l’espoir du premier Manifeste. À propos de la difficulté qu’éprouve Breton à se retrouver dans une coalition ou un parti, Paola Dècina Lombardi se demande si ce n’est justement son attitude anarchiste de fond, qui ne lui consent pas de renoncer à son autonomie individuelle. À partir de là, l’auteur examine la participation surréaliste aux principaux événements politiques de l’époque, à commencer par le Congrès de l’Aear, en juin 1935.

En avril 1938, grâce à Saint-John Perse, le Ministère des Affaires étrangères confie à Breton une mission « culturelle » au Mexique. Il pourra ainsi connaître Trotski, Diego Rivera et sa femme Frieda Khalo, qui deviendra, comme chacun sait, un célèbre peintre surréaliste. La dissidence de Trotski l’attire pour différentes raisons, lui qui avait aimé non pas le Marx du Capital, mais celui des premiers écrits. On se demande alors s’il n’a pas été un peu naïf à l’égard de ce personnage, auquel il a attribué des idées libertaires qui ne lui appartenaient pas complètement. Toutefois, ensemble, sans que Trotski ne figure, et avec Rivera, il rédige le Manifeste pour un Art libre.

En pleine guerre, en août 1943, sort Le Surréalisme encore et toujours avec des inédits de Breton et Péret, des dessins de Picasso, Tanguy, Magritte, Brauner, Dalì. Au printemps 1941, Breton avait quitté l’Europe pour se réfugier aux États-Unis, faisant une étape à la Martinique en compagnie de Lévi-Strauss et de Masson. Avec ce dernier il écrit un dialogue créole, Martinique charmeuse de serpents, cependant, ce qui compte le plus, c’est la rencontre avec le poète et directeur de la revue Tropiques, Aimé Césaire qui lui transmet le sentiment de la « négritude » et renforce sa prise de conscience sur les abus du colonialisme. L’arrivée à New York n’est pas aussi exaltante  : le dynamisme productif de ce continent, l’abandon de la  part de l’ondine de L’Amour fou, Jacqueline Lamba, sa deuxième femme, qui emporte avec elle son enfant adoré, Aube, ne facilitent pas son intégration. L’arrivée de Marcel Duchamp en juin 1942, la présence à ses côtés de Matta et surtout la rencontre avec Élisa lui évitent une crise dépressive et seront source d’une inspiration renouvelée.

Le 25 mai 1946, Breton est de retour en France. Son idéal libertaire et égalitaire, qui ne suffoque pas l’individualisme, trouve son incarnation en Charles Fourier, auquel il consacre une Ode. Dans le recueil Poèmes (1945-1948), dont le titre indique l’essentialité atteinte, il confirme que la poésie de la vie est le vrai or du temps. Breton a raison  : le Surréalisme n’est pas mort, car son retour en France continue de susciter différentes attaques et polémiques. Entre octobre 1956 et le printemps 1959 Breton, avec Jean Schuster, lance une nouvelle revue, Le Surréalisme même, qui se concentre sur l’actualité politique et sociale dénonçant des arrestations arbitraires, perquisitions, gardes à vue d’intellectuels qui ont pris parti pour l’indépendance algérienne, etc. Breton, en effet, suit attentivement et soutient avec vigueur le Comité des Intellectuels contre le prolongement de la guerre. En même temps, il ne néglige pas les luttes ouvrières et les objecteurs de conscience. La dernière des grandes expositions surréalistes date du 15 décembre 1961, y participent des artistes provenant de dix-neuf pays et qui témoignent de l’irradiation du Mouvement dans le monde entier. Et, pour terminer son dernier livre, L’art magique, Breton a besoin de la collaboration de Gérard Legrand. Partant de l’art préhistorique, véhicule de la magie, on arrive au Surréalisme avec « la magie retrouvée  ». C’est l’histoire d’une « introspection dans les profondeurs de l’esprit  » et c’est aussi la dernière étape de l’héroïque recherche bretonienne de l’or du temps.

Dans ce remarquable travail de Paola Décina Lombardi, le paragraphe assez détaillé consacré aux films surréalistes ne mentionne pas le dernier chef-d’œuvre de Luis Buñuel, paru en 1977, cet obscur objet du désir. Il me plaît de le rappeler. Le grand cinéaste a voulu conclure son parcours artistique avec un dernier acte de foi dans le Mouvement de sa jeunesse avec un film, qui est son testament et qui reprend tous les tropes non seulement surréalistes, mais bretoniens  : tout d’abord le désir le plus profond et caché, « obscur  » justement, la fatalité de la rencontre, la femme enfant, la beauté convulsive, Mélusine, la misère du travail, l’aberrante normalité, le rêve, la fureur des symboles, le hasard objectif, le démon de l’analogie, la puissance de l’imagination, bref l’Amour fou. De même, étant donnée l’importance de la correspondance inédite présente dans le texte, j’aurais mis plus en relief le nom du destinataire des missives ainsi que la date. J’aurais aussi ajouté à la riche bibliographie les œuvres de Breton. On regrettera les nombreuses coquilles et la répétition de la même citation sur l’éros dans les pages 335 et 337.

Lecture d’autant plus importante puisque le livre de Paola Dècina Lombardi est basé non seulement sur de la correspondance inédite, mais aussi sur les interviews par elle effectuées au cours des années. Elle a en effet rencontré quelques témoins de l’extraordinaire aventure bretonienne  : Devarennes, André Masson, Michel Leiris, Alain Jouffroy, Aube Breton,  Enrico Baj, Jean Schuster, last but not least Elisa Breton. Ce livre, dont même les titres des sous-chapitres sont évocateurs (42, rue Fontaine  ; les séances fantastiques, fascination et risque  ; la poésie qui résiste, etc.) n’est pas une exégèse d’André Breton, car l’auteur se pose des questions, comme nous l’avons déjà souligné et notamment aussi sur la misogynie (bien que la femme soit glorifiée dans les écrits) non seulement de la part du fondateur du Mouvement, mais aussi de la part d’autres compagnons de route. De même, Paola Dècina Lombardi fait ressortir les contradictions comportementales de Breton, dans la sphère privée comme dans la gestion du Mouvement. Il est vrai, cependant, que le portrait du grand homme qu’a été André Breton ne serait sans elles ni complet ni authentique. L’auteur complète ce beau portrait moral en faisant ressortir l’attitude tendrement paternelle de Breton à l’égard de sa fille. D’ailleurs, en exergue figure un passage d’une interview d’Aube. Attitude attentive, aimante, mais aussi sévère et fortement pédagogique. Ce qui est encore plus touchant c’est que ce père si différent des autres a surtout tenu à transmettre à son enfant la beauté et la merveille de la vie. En somme, je peux affirmer que ce livre est passionnant, élevé et noble autant que le portrait tracé. Il nous offre la belle image suggérée par Alexandrian évoquant l’entrée triomphale de Breton, dans une salle de conférences, à son retour en France  : « un fauve majestueux  ».

 

Soirée Dada organisée par la revue Souffles

Compte-rendu de la Soirée Dada organisée par la revue Souffles
aux Frigos (Paris XIIIe), le 30 janvier 2017

Jean-Yves Samacher
(alias Scato d’Urtic)

 Philippe Tancelin, Mme Muchnik, José Muchnik, Chrisophe Corp
© Francisco Calderon

Dada, non non, cent ans après sa naissance, le mouvement Dada n’est pas mort ni enterré ; car en période grise comme en période de crise, Dada ressuscite, Dada récite, Dada résiste, Dada rit, Dada crie, Dada maudit, Dada psalmodie, Dada chante, Dada danse, Dada joue, Dada trotte, Dada galope, Dada court, Dada flotte, Dada roule, Dada vole… bref, Dada vit et respire la pleine santé ! Comment ce mouvement antidogmatique pourrait-il d’ailleurs ne pas garder la forme lorsque le monde marche à ce point sur la tête ? Plus que jamais, Dada conserve toute son actualité. Voilà sans doute pourquoi (anti) commémorations en l’honneur de Dada ou de Tristan Tzara se poursuivent et se succèdent, depuis 2016 – année de naissance du mouvement – avec toujours autant de souffle, nous offrant de belles occasions de contrecarrer la folie ambiante, ou de l’exorciser par le rire comme par la fête.

Chaleureuse et régénératrice, telle fut la soirée en hommage à Dada organisée par la revue Souffles dans les Frigos du XIIIe arrondissement, à l’initiative d’Élisabeth Morcellet, le lundi 30 janvier 2017. Par son éclectisme, ses performances et son ambiance joyeuse, ne reproduisait-elle pas un peu de l’atmosphère des soirées qui, au début du XXe siècle, se donnaient au Cabaret Voltaire ? Elle réussit en tout cas à inverser le cours du temps, probablement l’un des objectifs sous-jacents des spectacles Dada[1].

Élisabeth Morcellet
© Francisco Calderon

Avant même l’amorce du récital, un appel fut effectué par un chauffeur de salle professionnel en la personne d’Alain Snyers. Outre qu’il permît de vérifier la présence des poètes, artistes, critiques, emmerdeurs et autres empêcheurs de tourner en rond, cet appel faisait œuvre de salubrité publique en réveillant l’esprit de l’assistance, en lui rappelant les vertus de bien mal se conduire.

Transition toute trouvée pour Chrisophe Corp qui, par son poème introductif, soulignait que « Résister, c’est exister ». De fait, on n’a jamais fini de résister à la bêtise ambiante, à l’autorité arbitraire comme à l’hypocrisie morale…

 

© Jean-Pierre Petit

Puis un trio de voix sublimes (Catherine Jarrett, José Muchnik et Philippe Tancelin) inonda les Frigos par un florilège de poèmes néo-dada, issus du numéro 252/253 de la revue Souffles. Tout commença par un Caca barytonant, car Dada aime les glissements de lettres (et de l’être), suivi de quelques Dada chantés, clamés, vrillés, trillés ou ânonnés, en fonction des dispositions intestines de chacun. C’est alors que du limon noir et obscur de l’urinoir duchampien surgirent, dans un ordre aussi imprévu qu’aléatoire, des fadas, des lunes, des femmes nues, des soleils, des prairies, des tranchées, des obus, Dieu, l’ONU, l’océan, la mer, un chaos cataclysmique…

Mais tout cela n’aurait presque rien voulu dire et se serait révélé pure vanité, sans le rappel de quelques maximes du Nécessaire à Dada d’après l’antiphilosophe Monsieur Aa alias Tristan Tzara, à même de remettre les idées en chair et le chaos en place :

« Dada est le caméléon du changement rapide et intéressé. Il se transforme – affirme – dit en même temps le contraire – sans importance – crie – pêche à la ligne. »

« Dada est le bonheur à la coque et nous les dadaïstes, nous sommes sortis trop cuits de ses œufs. »

En état d’urgence, ne jamais se départir de son Nécessaire à Dada.

Au premier entracte, Alain Snyers, régulant le flot des poèmes aqueux tout en signalant la proximité de la Seine, insista sur les consignes à suivre en cas d’inondation : « Au besoin, montez sur les chaises, si le niveau monte trop haut, égouttez l’eau ! », etc. « Écoutez l’eau ? », me suggéra fort judicieusement ma voisine…

© Jean-Pierre Petit

Très compétent dans son domaine, Max Horde nous proposa alors cinq méthodes pour tracer des « lignes invisibles », passe-temps qui, au vu du haut niveau de technicité déployé, a dû l’occuper pendant plusieurs années de sa vie. On dit même qu’il aurait traversé intégralement la ville de New York en suivant une seule ligne imaginaire. Sur les méthodes de réalisation de ces lignes, cependant, nous ne dévoilerons rien ici. Point, à la ligne.

© Jean-Pierre Petit

Autre numéro hors normes : les tours magiques de Sébastien Bergez, qui fit preuve d’une rare maestria : il téléporta André Breton, fit apparaître des cœurs à barbe, quintupla la taille d’un Manifeste Dada, scia en deux Tristan Tzara et fit se plier en quatre Arthur Cravan… À moins que ce ne fût l’inverse. Mais peu importe. Car qui ne croit pas aux métamorphoses ne saurait être Dada.

Puis Richard Piegza, Ana Kuczynska, Max Horde, Philippe Tancelin et Élisabeth Morcellet réalisèrent de concert un vibrant hommage au poète et artiste Bruno Mendonça, dans une performance intitulée Le Tapis volant à la mémoire de Bruno M., confrontant l’univers onirique des Mille et Une Nuits à la réalité tragique du jeu d’échecs et des courses de motos. Au final, dans un vacarme extatique, des roues en bois, comme s’extrayant de la Tête mécanique de Raoul Hausmann ou des oneilles d’Ubu, sortirent de la route… pour atteindre les jambes du public.

Le chauffeur de salle nous informa-t-il à ce moment-là des consignes de prudence autoroutières ou des consignes anti-incendie ? Difficile à dire.

Mais ce qui est sûr, c’est que de dadastrophe en dadastrophe nous parvînmes bientôt au poème super-rebondissant d’Hugo Ball, Ball, Ball, originalement sous-titré, au comique du cinéma muet franc hommage, mage, mage, mage.

Puis, saluant la foule, Élisabeth Morcellet, en digne héraut de la soirée, héroïne duchampienne, apparut en majesté sur son équidé badin. Dans un silence peuplé de flammes, la Dame à dada fendit l’air de quelques coups de cravache. La foule du public, étendards en main, attendait l’avènement du souffle dadasophique originel, à en perdre haleine. C’est alors que retentirent les paroles oraculaires, sur un air d’opéra de 1691 emprunté à Henry Purcell : « DADA DADA… DouDou DouDou… Papa Pipi Panpan Roro… Zaza… Zizi… ZINZIN… OHOHOH EH EH EH… » Ainsi, le Cold song ding dong fit se conjoindre les temps (1691-1916-2016 et 2017 !), et se coaguler, dans l’avènement renouvelé du Génie né encore à la tété, les esprits néo-Dada[2].

Après un tel acmé, l’esprit de contradiction exigea qu’une fête de foire s’emparât de la salle, et que le public se mette à danser aux accents simultanés de la guitare de Jean-Pierre Grosperrin et de la balalaïka de Wladimir Vostrikoff. Clin d’œil, peut-être, aux révolutionnaires russes qui, en 1916, portaient encore ce vent de libération qui désormais, hélas, ne semble plus qu’un rêve dilué.

Enfin, l’heure tournant le dos aux Frigos, le chauffeur de salle, plus enflammé que jamais, remercia les poètes, les artistes, les ressorts, les tire-bouchons, les tourne-disques, les fers à repasser, les rats, les ours blancs, les arcs-en-ciel… et j’en passe.

Ultime épreuve, ultime tour surnaturel de la soirée, les assistants-participants au spectacle furent invités par Max Horde à traverser un mur – car impossible n’est pas Dada. « Bravo. Vous venez de traverser un mur invisible. Les murs invisibles sont les plus difficiles à franchir », indiquait le tract distribué au public, dans le plus pur esprit Dada. Certains dirigeants du monde, prisonniers de leurs miradors intérieurs et obnubilés par la construction de murailles réelles, feraient bien d’en prendre de la graine…


[1] C’est pourquoi, dans mon compte-rendu, l’ordre chronologique des interventions de la soirée du 30 janvier 2017 ne sera pas forcément respecté.

[2] Après la rédaction de ce compte-rendu, Élisabeth Morcellet m’a fait parvenir un canevas de performance évoquant une autre interprétation, plus sombre et fortement ancrée dans l’actualité, de sa Croisadamor. Néanmoins, par amour du suspense, je la laisserai enveloppée dans sa chape de mystère et ne prononcerai que cette unique phrase : « Votez Dada ! »

Andrea Oberhuber, Alexandra Arvisais et Marie-Claude Dugas (dir.), Fictions modernistes du masculin-féminin : 1910-1940

Andrea Oberhuber, Alexandra Arvisais et Marie-Claude Dugas (dir.), Fictions modernistes du masculin-féminin : 1910-1940, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2016, 314 p.

Compte rendu de Léa Buisson

[Télécharger l’article Lea-Buisson_Fiction en PDF]

Le collectif Fictions modernistes du masculin-féminin, 1900-1940, codirigé par Andrea Oberhuber, Alexandra Arvisais et Marie-Claude Dugas, par la teneur même de son titre éloquent, exprime d’emblée les enjeux qui seront traités au fil de ses trois cents et quelques pages. Le substantif « fictions » se rapporte bien évidemment au principe de « genre », d’abord en tant que catégorie littéraire (et artistique), mais fait également écho à la question – centrale à l’ouvrage – du gender, le choix du pluriel soulignant judicieusement le foisonnement de leurs possibilités respectives. L’entrée dans le XXème siècle ainsi que les répercussions du premier conflit mondial impliquent bon nombre de transformations à l’échelle sociétale, le bouleversement des mœurs et le « renversement des rôles » (p. 8) qui s’ensuivent ayant pour conséquence l’émancipation de la femme européenne – et américaine, dans une certaine mesure –, qui n’aura de cesse de se réinventer dans la vie et en son miroir déformant, l’œuvre d’art. Selon Virginia Woolf, l’évolution d’une société, capable d’affecter une existence, devait nécessairement être accompagnée d’un renouveau de son pendant artistique, la « fiction moderne » (p. 7-8). Entre ici en jeu la notion de « modernisme », dont la conceptualisation est par définition plurielle, de quoi témoigne une fois de plus le titre de ce livre – son contenu s’attache d’ailleurs à démontrer cette multiplicité, et de façon convaincante, en choisissant d’éclairer principalement la part féminine de ce courant esthétique. Un modernisme au féminin, donc, qui se caractérise notamment par une réévaluation du fonctionnement biparti des identités sexuées et sexuelles, favorisant un « positionnement identitaire de l’entre-deux » (p. 12), où les propriétés masculines et féminines se chevauchent et s’interpénètrent jusqu’à atteindre, délibérément, une confusion tout à fait profitable sur le plan esthétique. En effet, les jalons temporels sélectionnés pour cet ouvrage (1900-1940) encadrent un créneau historique de « renouvellement formel et thématique » (p. 11) du récit moderniste, renvoyant à celui du corps social, particulièrement en ce qui a trait à l’élaboration du personnage et de la narration. De la Belle Époque à l’entre-deux-guerres, le nouveau siècle a été témoin de l’éclosion d’une identité féminine inédite que l’on a par la suite qualifiée de « femme nouvelle[1] », une figure définie par son insoumission et son implication dans l’espace public. Il est de ce fait possible d’établir un parallèle entre les spécificités innovantes de la poétique moderniste et la révolution sexuelle qui va ébranler, par le biais de ce nouveau genre, les soubassements d’une société depuis trop longtemps sclérosée. « Figure d’aboutissement des changements apportés vers la fin du XIXème siècle, la femme nouvelle appartient à la fois aux champs social et littéraire, puisqu’elle symbolise les valeurs du (re) nouveau » (p. 12).

Scindée en quatre parties que l’on peut lire de façon indépendante ou complémentaire, cette publication cherche à mettre en lumière la diversité des approches d’une problématique identitaire – qu’elle soit sexuée ou sexuelle – en cours de reconstruction, surtout dans le domaine littéraire, tout en portant une attention particulière à la production visuelle et plastique de la période étudiée. Après une introduction claire, richement illustrée et habilement menée, le premier chapitre du collectif, « Contours : modernismes littéraire et artistique », ouvre la voie à la réflexion en explorant et en s’employant à circonscrire le concept même de modernisme. Les deux chapitres subséquents, « Reconfigurations du personnage féminin » et « Confusions identitaires », ont pour ambition de passer en revue un échantillonnage représentatif de la pluralité des identités nouvelles qui jalonnent les fictions modernistes, s’attachant à illustrer le « brouillage des frontières » (p. 19) qui les travaille et met à mal tout aussi bien les notions de genre/gender que les catégories artistiques et médiatiques usuelles. Clôturant cet éventail de modèles non conventionnels, le dernier chapitre du livre, intitulé « Expérimentations modernistes », entend examiner plusieurs cas particuliers d’innovations formelles propres au courant moderniste, afin de « démontrer que l’hybridité du gender s’accompagne souvent d’une hybridation des genres littéraires et artistiques » (p. 19).

Une guerre de terrain : pour une nouvelle géographie féminine

À l’orée du XXème siècle, les rôles déterminants à jouer dans la sphère publique et, par extension, dans celle de l’art, n’ayant au cours de l’histoire presque jamais été attribués aux femmes, ces dernières, alors qu’elles commencent progressivement à prétendre à un renversement de leur statut et à la prise en charge de responsabilités et de comportements initialement réservés aux hommes, se dotent d’une stratégie qui consiste à revendiquer des droits nouveaux en cherchant à s’introduire dans l’espace public. Souvent contraintes d’évoluer en marge des lieux où s’exerce la culture, elles vont, empruntant des chemins variés, tenter de se délimiter une place qui leur appartient en propre dans une géographie auparavant prohibée. Bridget Elliot et Jo-Ann Wallace ont façonné un terme pour rendre compte de ce phénomène inédit, parlant d’« (im) positionings[2] », le préfixe « im » placé à dessein entre parenthèses pour exprimer « l’idée de positionnement volontaire » dans le champ de la culture : « Ce mot valise signale donc à la fois leur positionnement et les stratégies déployées pour s’imposer dans le milieu culturel. » (p. 17) Plusieurs des auteures et artistes dont il est question ici sont caractérisées par ce type de tactique, car, en vue de leur émancipation, les femmes se doivent d’être des « guerrières » (p. 278) qui se battent pour défendre leur liberté et conquérir de nouveaux territoires, en première ligne celui de la parole, comme le souligne l’étude d’Amélie Paquet sur Natalie Barney et la figure de l’amazone : « l’économie des moyens » procédant de l’aphorisme duquel celle-ci fait usage « s’oppose aux verbiages de ses ennemis, qui abusent de l’espace de parole[3] disponible pour insister sur leur privilège » (p. 273). L’instinct de survie féminin, en termes d’occupation de l’espace, requiert dès lors une aptitude à rendre plus vaste un territoire – initialement trop étroit –, parce qu’investi efficacement. De plus, apposer ses propres mots sur soi et le monde revient à ne pas se laisser définir par la grammaire androcentrique et hétéronormée du pôle masculin dominant. La prise de parole se manifeste également par le biais d’une conquête dans la fiction produite par Renée Vivien, Pascale Joubi s’employant à démontrer que l’un de ses recueils de nouvelles, La Dame à la louve (1904), relève d’une volonté de « réappropriation des clichés et des stéréotypes » (p. 214) produits par une littérature exclusivement tournée vers la pensée masculine. La cartographie parisienne n’offrant qu’un frauduleux reflet du culte saphique, la poétesse britannique opérera intrépidement dans le champ de la fiction, là « où elle aura le pouvoir de reconfigurer l’Île de Lesbos au gré de son imagination » (p. 212). Partant, la libération de la femme s’exprime et s’effectue souvent via l’occupation d’un territoire. Il s’agit, comme le signale Marc Décimo dans sa présentation de la « folle littéraire » Émilie-Herminie Hanin et de son autobiographie paranoïaque (Super-Despotes, 1934), de « faire et de faire sa place au soleil dans le monde des hommes » (p. 216), ou, selon Irene Gammel – qui s’inscrit dans la pensée de Bourdieu –, de « se faire un nom » (p. 76), ce qui revient à « faire exister une nouvelle position au-delà des positions occupées, en avant de ces positions, en avant-garde[4] ».

Répudiation des normes : le mariage n’est plus une terre d’élection

Cependant, se faire un nom peut signifier garder le sien propre en refusant catégoriquement de s’en remettre à l’institution du mariage. Sophie Pelletier, analysant deux romans[5] de la Belle Époque « à vocation didactique » – leur fonction première était d’expliquer aux jeunes filles comment se comporter en cas de célibat –, relève l’évolution progressive de la façon dont on perçoit la femme seule, au tournant du siècle. La vieille fille mise à l’écart, inspirant habituellement la pitié, se mue en une « célibataire épanouie, affranchie et fière » (p. 115), capable de prendre son destin en main et de s’assumer pleinement en s’emparant du « pouvoir du savoir au féminin [qui] doit être investi dans l’action et la création » (p. 122), par exemple par le biais de l’écriture d’un journal intime, genre à la faveur duquel peut se construire un « discours prônant des remaniements, un repositionnement » (p. 123). Émilie-Herminie Hanin, mentionnée ci-dessus, optera pour le célibat afin de ne pas mettre en péril l’héritage familial, en l’occurrence la découverte paternelle du « Calendrier perpétuel » (p. 219). Il va sans dire que cette liberté matrimoniale lui permettra aussi – et surtout – de consacrer toute son énergie à la défense et illustration d’un génie créatif qu’elle croit unique : « Elle s’est choisie parmi divers possibles identitaires ceux que la société de son temps valorise : être peintre (sse), être inventeur(e) et être auteur(e) » et « s’emploie à dénombrer ses propres qualités dans un livre autobiographique » (p. 216). Marc Décimo attire notre attention sur l’inégalité fondamentale, relevant de critères socio-économiques, entre les « fous littéraires » et leurs homologues féminines, car, produisant essentiellement des œuvres à compte d’auteur, cette activité nécessite pour elles d’être de riches veuves ou bien des célibataires aisées : « Parce que, avant 1907, une femme mariée ne peut pas disposer librement de son salaire. » (p. 222) Cette résistance aux « assignations normatives que leur impose la société en matière de mariage, de maternité » (Marie-Claude Dugas, p. 105) est semblablement partagée par Natalie Barney et Renée Vivien, la première en promouvant le modèle de l’amazone qui exclue l’homme de son territoire et « visit [e] [ses] voisins lorsqu’elle désir [e] se reproduire » (p. 277), la seconde en rejetant fermement toute forme de commerce amoureux entre personnes de sexe opposé, en raison d’une fatale incompatibilité : « pour une femme, l’enfer sur terre équivaut à vivre un amour hétérosexuel en étant dominée par un homme ; le paradis, s’épanouir dans un milieu gynocentrique où seul l’amour saphique a droit de cité. » (p. 209)

Le corps : « siège de performance » de l’artiste moderniste

Passant en revue les différents lieux que tentent de s’approprier les artistes appartenant à ce nouveau paradigme féminin, nous ne laissons pas d’être frappés par l’étroitesse qui leur est commune. Ces territoires à conquérir étant parfois absents de toutes les cartes originairement tracées par l’homme, il faut impérativement être imaginative afin de se créer un vibrant trésor de « zones blanches » inexplorées. Et toutes les ruses sont bonnes. Alors que l’espace public ne leur offrait que peu de points d’ancrage pour échafauder une œuvre, la baronne Elsa et Florine Stettheimer, nous explique Irene Gammel, faisant de leur propre corps le territoire de leur art, « investi [ssent] toutes deux les lieux de l’avant-garde new-yorkaise » des années 1910 en s’investissant dans « l’esthétique du vêtement (et son détournement) », qui se révèle un « moyen de construction d’une subjectivité s’exprimant en dehors des conventions sociales » (p. 64). Irene Gammel rappelle que le modernisme a été jalonné par l’élaboration de plusieurs courants de pensées relatifs à la « mode », ce substantif étant d’ailleurs inclus dans celui qui nous intéresse ici, la « modernité » : « La mode et la modernité, comme l’ont observé Baudelaire et Benjamin, sont fixées dans la temporalité et impliquent d’abord et avant tout les notions de nouveauté et de transitoire. » (p. 69) Le travestissement ainsi que d’autres formes d’excentricités vestimentaires ont donc permis la construction et la diffusion d’identités nouvelles, qui contrevenaient, bien entendu, aux modèles normés du genre et de la sexualité. Le terrain d’élection de ces procédés artistiques inédits étant le corps même de l’artiste, les frontières habituelles qui séparent l’art de la vie s’en voient sérieusement brouillées (p. 82).

La littérature « middlebrow » : un modernisme féminin à grande échelle

Ayant par conséquent exploré, pour ainsi dire, l’infiniment petit (le corps), les femmes modernistes se tournent également vers l’infiniment grand, soit la « culture de masse », spécialement à travers la littérature « middlebrow », qualifiée de la sorte en anglais pour désigner des romans faciles d’accès, « ciblant un lectorat “moyen”, qui offre [nt] le plaisir d’une histoire captivante tout en abordant des thèmes pertinents pour les lecteurs » (p. 51). Diana Holmes, dans une étude portant sur Daniel Lesueur, Marcelle Tinayre et Colette, observe un net contraste entre les productions modernistes féminine et masculine : en effet, le « modernisme au féminin » (p. 52) se caractérise moins par l’innovation formelle que par une tendance à « capter et cartographier » (p. 53) la réalité d’une époque, principalement en créant des héroïnes de papier représentatives du modèle de la « femme nouvelle », évoqué précédemment. Diana Holmes propose deux arguments probants pour expliquer cette tendance. Premièrement, il apparaît que la modernité n’est pas semblablement expérimentée en fonction du genre de l’artiste : un scepticisme à l’endroit du progrès l’emporte pour les hommes, tandis que les femmes y voient la promesse d’un avenir meilleur. Deuxièmement, le facteur socio-économique est, une fois de plus, déterminant, les écrivaines ne disposant pas des mêmes ressources matérielles que leurs pairs masculins, en plus du manque de crédibilité lié à leur sexe : « L’accès des femmes à la publication passe donc souvent par la petite porte de la littérature “mercantile”, qu’elle soit populaire ou moyenne, car dans ces cas les éditeurs s’inquiètent moins du statut social de leurs auteurs que de leur capacité à plaire au grand public et à réaliser des ventes élevées. » (p. 52-53) Dans son article sur « L’ambivalence du personnage féminin dans les romans populaires de la Belle Époque », Fanny Gonzalez met en exergue la pluralité de cette catégorie littéraire, insistant sur la « multiplicité de [ses] possibles » (p. 127), car, loin d’être uniquement stéréotypé ou conventionnel, le genre est au contraire fluctuant et laisse un vent de progrès s’immiscer dans ses pages. Le mode industriel de production du roman populaire a un résultat pour le moins ambivalent : démocratisant la diffusion de ses ouvrages, il facilite la propagation des conceptions avant-gardistes tout en « dupliqu [ant] les schémas narratifs, créant ainsi des tropes qui donnent aux hommes et aux femmes un rôle social précis » (p. 137).

Déjouer les attentes en inversant les positions

Les artistes féminines de la période étudiée ont donc recours à des stratégies diverses pour prendre possession de territoires initialement occupés par les hommes, s’en inventant parfois de nouveaux, mais les modalités de cette occupation de l’espace se traduisent aussi par l’adoption d’une démarche symétriquement opposée, soit l’évacuation des positions traditionnellement échues au genre féminin, à commencer par celle de la femme-objet, contemplée et convoitée par l’homme. Analysant deux romans de Colette, Chéri (1920) et La Fin de Chéri (1926), Vanessa Courville fait état d’un bouleversement des « divisions binaires du masculin et du féminin », qui découle singulièrement de l’ascendant qu’exerce le personnage de Léa sur Chéri, son jeune amant : « L’approche singulière du regard repositionne les rôles sexués traditionnels en posant l’homme comme la chose vue et le corps sans subjectivité. » (p. 196) Un phénomène similaire est observable dans l’étude que nous propose Anne Reynes-Delobel du portrait de Tanja Ramm conçu par Man Ray, Hommage à D. A. F. de Sade (1930), qui déplace les rapports d’autorité en présentant dans son œuvre un « signifiant féminin [qui] n’y est pas seulement manipulé, mais manipule les fantasmes de l’artiste (consentant) et du spectateur » (p. 237) Il en est de même pour plusieurs des photographies de la compagne du peintre et photographe américain, Lee Miller, qui témoignent d’une réflexion sur « la fétichisation du signifiant féminin et sa mise sous cloche » permettant « de le remettre en question en termes de transparence, de consommation et de valeur » (p. 240). L’artiste, ayant recours à une esthétique de la rupture qui met en scène « l’expérience intérieure de la perte » (p. 239), se libérera progressivement de sa fonction passée de modèle et de muse pour renaître en photographe à part entière : « En refusant de se laisser davantage objectifier […] et en s’emparant du médium pour, à son tour, objectiver sa subjectivité et favoriser son passage dans la réalité, Miller éprouvait son autonomie individuelle à l’aune de sa liberté créatrice. » (p. 239) Cette conquête d’un territoire qui s’incarne dans une inversion du regard a pareillement cours dans Meshes of the Afternoon (1943), le film de Maya Deren que nous présente Sylvano Santini : « la femme, chez Deren, n’est pas l’objet d’un regard, n’est plus une muse, mais s’affirme d’emblée comme regard et vision, comme artiste et cinéaste. » En repensant la façon dont les mécanismes de la perception se manifestent sur la pellicule, Deren renouvelle la tradition du film surréaliste et « indique consciemment la place qu’elle occupe dans le monde » (p. 92).

Conflits intérieurs : dédoublement de l’ethos féminin moderniste

Si l’objectif des auteures et artistes dont traite ce collectif repose la plupart du temps sur la « conquête de l’espace public et du domaine de l’expression artistique » (p. 34), il est important de signaler qu’un certain nombre de contradictions travaillent leurs œuvres. Dans un article qui amorce la réflexion théorique et conceptuelle de l’ouvrage, Andrea Oberhuber, alors qu’elle examine les écrits manifestaires de la déconcertante Valentine de Saint-Point, rappelle que l’équation entre modernisme et avant-garde ne va pas pas toujours de soi : « Il arrive que des fictions modernistes se trouvent sous-tendues, comme le montre le cas saint-pointiste, par une lame de fond résolument antimoderne. » (p. 47) Sans égaler la radicalité des propos antiféministes à caractère fasciste de l’arrière-petite-nièce de Lamartine, la femme de lettres connue sous le pseudonyme de Rachilde est à l’origine d’un paradoxe qu’il est intéressant de mentionner. En effet, alors que les héroïnes de ses romans sont symptomatiques des « mutations du féminin » (p. 111) et d’une évolution des mentalités au courant de la Belle Époque, Rachilde surprend par la teneur de ses chroniques sexistes qui vont à rebours des revendications exprimées dans ses fictions. Cependant, Marie-Claude Dugas affirme que, « [m]algré l’intransigeance de ses propos, l’indépendance de Rachilde ainsi que son appropriation de certains droits et rôles réservés aux hommes lui confèrent des qualités attribuées aux femmes nouvelles » (p. 109). Dans le même ordre d’idées, Patricia Izquierdo constate un déséquilibre entre la posture tenue par Lucie Delarue-Mardrus dans l’espace public – par exemple dans certaines de ses interventions dans les journaux – et la volonté d’émancipation de ses personnages féminins, « comme si la médiation romanesque libérait sa parole » (p. 141). Elle explique cette antinomie par un phénomène de « double bind » (p. 145) s’instaurant dans la psyché de l’auteure, et qui résulte d’un écartèlement produit par l’incompatibilité entre son statut d’écrivain dans la sphère littéraire et sa condition féminine : « Les deux ne sont conciliables à l’époque qu’à la condition de refuser toute implication clairement féministe et toute revendication forte liée à son sexe. » (p. 145-146) À cela vient s’ajouter l’impossibilité pour Lucie Delarue-Mardrus de rendre publique son orientation sexuelle, ne révélant son lesbianisme qu’en 1938, alors qu’elle publie son autobiographie (p. 147). Patricia Izquierdo insiste donc sur la nécessité de prendre en considération l’intégralité des textes de cette écrivaine complexe « afin de comparer ses ethos et de mettre en lumière sa véritable éthique » (p. 151).

Le positionnement inter du modernisme

Les frictions posturales observées par plusieurs des contributrices ne sont que l’une des conséquences de la conjoncture particulière, corollaire du passage d’un siècle à l’autre, où les « points de tension entre ancien et nouveau » (p. 20) sont légion. Dans le corpus étudié ici, l’une des œuvres les plus caractéristiques de cette distorsion se trouve être Monsieur Ouine (1943) de Georges Bernanos, dans laquelle l’auteur exprime par des voies détournées sa perception catastrophiste de la modernité : « non pas une simple évolution des mœurs […], mais une complète déstabilisation de l’ordre ancien, qui voit la civilisation courir à sa perte sur le mode d’une terrifiante hystérie collective. » (p. 157) Yves Baudelle avance que, malgré la vocation pamphlétaire d’un roman qui fustige l’échec d’une civilisation à prévenir le démantèlement inexorable des modèles genrés usuels (p.161), Bernanos apporte sa pierre à l’édifice (à venir) des gender studies en « esquissant une archéologie explicative des nouvelles codifications de genre » (p. 162).

Emblématique d’une période transitoire de reconfiguration des modèles anciens, l’œuvre[6] de Claude Cahun qu’analyse Alexandra Arvisais l’est aussi, puisqu’elle laisse apparaître une tension entre la tradition littéraire de la fin du XIXe siècle – avec l’influence notable du symbolisme – et les courants picturaux récents comme l’Art nouveau, de même qu’entre la conception ancestrale d’un sujet unifié et la mise en crise de la notion d’identité, généralement reliée à la modernité. « [L] ivre hybride à la position inter » (p. 252), Vues et visions articule des esthétiques hétérogènes en usant d’un « procédé du double » qui a la vertu d’offrir un « espace où s’insèrent de nouvelles f (r) ictions littéraires et visuelles » (p. 258). Alexandra Arvisais a forgé le concept de « partage » pour particulariser ce qui sous-tend l’hybridation constitutive de la production cahunienne : « Son esthétique prône ainsi le partage, car elle prend plaisir à brouiller les frontières, déjà poreuses, par le biais du dédoublement. » (p. 261) En outre, ce désir de se soustraire aux conventions artistiques, considérées comme obsolètes, d’un temps désormais révolu mais qui tarde à épouser les ardeurs d’une jeunesse en quête de changement, est aussi le fait du roman de Mireille Havet, Carnaval (1922), dont Patrick Bergeron nous livre une critique inédite, insistant sur l’originalité d’une « œuvre trépidante de modernisme et à la facture plus ouvragée qu’il n’appert à la première lecture » (p. 291). À l’intersection d’influences décadent-symbolistes et d’une esthétique audacieuse qui réévalue les normes romanesques, Carnaval est symptomatique, à en croire Patrick Bergeron, du « nouveau Mal du Siècle » (p. 289) propre à une jeune génération irréparablement marquée par la Grande Guerre.

Renaître en une fleur de lotus

En définitive, le collectif Fictions modernistes du masculin-féminin : 1900-1940 propose une « réflexion sur la mobilité des identités genrées » (p. 25), dont la richesse et la diversité exemplifient à merveille la fécondité du renouveau esthétique et thématique propre à ce créneau de l’histoire de l’art qu’est le modernisme, de surcroît lorsqu’il est travaillé par les tensions du masculin-féminin. Jean-Pierre Montier, nous proposant une interprétation insolite mais pointue du pseudonyme derrière lequel se cache l’écrivain Louis Viaud (alias Loti), met bien en évidence « l’épaisseur supplémentaire à l’analyse d’une œuvre » (p. 42) qu’apporte, selon Andrea Oberhuber, la pensée du gender. En effet, « loti » est la forme latine pluriel de « lotus », et, simultanément nom de plume et patronyme fictif de personnage, cette appellation est par conséquent le « symbole d’une identité sexuelle trouble : cette fleur étant hermaphrodite (elle contient étamines et pistil), elle incarne en quelque sorte le mythe littéraire du “troisième sexe” » (p. 184).


[1] New Woman, ou encore Neue Frau. Pour plus d’informations sur ce concept, les codirectrices nous orientent vers les travaux de W. Chadwick et T. T. Latimer (The Modern Woman Revisited. Paris Between the Wars, New Brunswick-New Jersey-Londres, Rutgers University Press, 2003).

[2] B. Elliot et J.-A. Wallace, citées par les codirectrices (p. 17) : Women Artists and Writers : Modernist (Im)Positionings, Londres-New-York, Routledge, 1994, p. 16.

[3] Nous soulignons.

[4] Pierre Bourdieu, cité par Irene Gammel (p. 76) : « La production de la croyance [contribution à une économie des biens symboliques] », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 13, février 1977, p. 39.

[5] Marthe Brienz (1909) d’Émilie Arnal et Vieille fille tu seras ! (1912) d’Antoinette Montaudry.

[6] Claude Cahun, Vues et visions, dessins de Marcel Moore, Paris, Éditions Georges Crès & Cie, 1919.

G. LISTA, Qu’est-ce-que le futurisme ? recension par Fleur Thaury

 Giovanni LISTA, Qu’est-ce-que le futurisme ? suivi de Dictionnaire des futuristes, Paris, Gallimard, col. « Folio essais », n° 610, 2015, 1168 p., 16 p. hors texte, 38 ill.

Recension par Fleur THAURY

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Publié peu de temps après l’ouvrage qui regroupe l’ensemble du corpus des textes du mouvement futuriste[i], Qu’est-ce que le futurisme ? de G. Lista apparaît comme le complément analytique de ce recueil. En effet, les trois propositions (recueil des manifestes, essais et dictionnaire des futuristes) sont autant d’outils pour proposer une compréhension en profondeur du mouvement d’avant-garde à la longévité exceptionnelle (1909-1944). Somme des années de recherches de G. Lista, cet essai ambitieux propose une vision panoramique du mouvement futuriste italien qui va de ses origines à ses héritiers.

Le texte est dense et reprend de nombreuses analyses que l’auteur a menées auparavant[ii], mettant en évidence, dès l’introduction, la spécificité du futurisme comme projet artistique, idéologique et anthropologique révolutionnaire. L’ouvrage est organisé de manière synchronique et diachronique mêlant la chronologie du mouvement à des analyses thématiques (comme sur les manifestes pp. 109-112) et à des excursus dans le cadre de sous-chapitres entiers (comme « du motlibrisme au livre-objet » pp. 704-725). On retrouve de manière complexifiée les trois grands paradigmes que G. Lista avait déjà proposés comme permettant une périodisation non figée du futurisme[iii] : l’« art du dynamique », « la machine comme modèle » et « le mythe du vol ».

1.     Fondation du futurisme et naissance de l’avant-garde

Les trois premiers chapitres décrivent la naissance du mouvement futuriste, en donnant des éléments de contextualisation, pour mettre au jour la spécificité du mouvement.

Dans « L’Italie au début du siècle » (pp. 19-53), G. Lista montre que le futurisme s’inscrit dans l’histoire de l’Italie, nuançant la thèse d’une « filiation directe entre la culture française et le futurisme italien » (p. 25). Le futurisme apparaît dans un contexte d’échec partiel du Risorgimento italien qui, s’il aboutit à une unité politique, n’en construit pas pour autant une identité nationale et culturelle forte. La question du renouvellement de la culture italienne de la fin du XIXe siècle se pose dans un contexte d’industrialisation et de modernisation progressive de l’Italie, qui reste néanmoins en retard comparativement aux autres puissances de l’Europe.

Dans le chapitre suivant, « Une idéologie du renouveau » (pp. 54-98), G. Lista met en valeur le rôle fondateur et central de Filippo Tommaso Marinetti dans la création du mouvement. Fort d’une éducation cosmopolite, d’une fortune considérable et d’une bonne connaissance du monde artistico-littéraire parisien, il fonde en 1905 la revue Poesia, qui promeut un nouveau modèle poétique. C’est à partir de ce moment qu’il conçoit un mouvement artistique sur le modèle du syndicalisme révolutionnaire et des théories de l’action directe. Le futurisme naît officiellement le 20 février 1909 avec la parution dans Le Figaro du manifeste « Fondation et Manifeste du Futurisme » dont la genèse longue est reprise étape par étape par l’auteur. Ce manifeste défend un modèle de « l’art-action » qui engage à une tabula rasa du passé et de ses avatars. Le chapitre III « Anthropogonie, pluralité et activisme » (pp. 99-138), décrit l’expansion progressive du mouvement qui se développe dans tous les champs artistiques (peinture, musique…) et qui promeut une idéologie politique nationaliste et révolutionnaire.

2.     « Un art du dynamisme »

Le chapitre IV, « Un art du dynamisme » (pp. 139-551), décrit ce que Giovanni Lista conçoit comme la « toute première phase du futurisme » (p. 141), c’est-à-dire l’orientation des recherches artistiques du mouvement selon le paradigme du dynamisme, qui sera progressivement théorisé, notamment en peinture. C’est au cours de cette première phase que s’élabore un réseau notionnel pour désigner la modernité et transposable dans les différents arts : « vibration universelle », « lignes-forces », « compénétration », « simultanéité », « états d’âme », « synthèse », « complémentarisme inné »… . Parallèlement, les futuristes élargissent leur champ de recherches avec l’intégration de la sculpture, de la photographie, du travail sur le bruit, de l’architecture, du théâtre, de la danse, des réflexions sur les mœurs et la femme, de la mode et du cinéma. Le paradigme du dynamisme est incarné en littérature par les mot-en-libertés qui promeuvent une révolution du langage. Dans ce chapitre, G. Lista évoque les liens entre l’avant-garde futuriste et les artistes parisiens allant jusqu’à parler d’un « cubo-futurisme » (p. 202). Il montre que c’est à cette période que se constitue une bonne part de la réception critique du mouvement qui explique en partie l’éclipse du mouvement, comparativement aux autres avant-gardes (p. 241 ; p. 266). L’auteur met également en valeur les dynamiques qui animent le groupe : entre intégration de nouveaux membres et conflits, notamment en raison de Boccioni qui instaure une orthodoxie futuriste. C’est ainsi que les futuristes se rapprochent puis se séparent, et parfois retrouvent, les cérébristes, les cubistes, l’orphisme sous la houlette d’Apollinaire, Félix Del Marle, le groupe de Lacerba. Ces évolutions sont entérinées par des polémiques violentes qui assurent la publicité et la promotion du mouvement. La période du « dynamisme » marque la transition de la phase destructive à la phase constructive du futurisme, notamment autour du manifeste Reconstruction futuriste de l’univers de Balla et Depero en 1915. Cette période est également marquée par la guerre, activement souhaitée par Marinetti. G. Lista distingue à ce sujet le « bellicisme outrancier » de Marinetti du « patriotisme » des autres (p. 542). Malgré des dissensions à ce sujet au sein du mouvement, les futuristes engagent très tôt une propagande nationaliste et interventionniste. Le conflit entraîne une transformation du mouvement dans la mesure où de nombreux adhérents meurent sur le champ de bataille comme Boccioni ou Sant’Elia, ou délaissent le mouvement comme Severini, Carrà et Soffici.

Dans le chapitre V « Une avant-garde planétaire » (pp. 552-610), G. Lista propose une analyse à part sur l’internationalisation du futurisme qui devient « le modèle globale d’un profond renouveau » (p. 552). Il explicite à la fois sa fonction de prototype et les spécificités de sa réappropriation par différentes cultures : en Europe, en Russie, en Turquie, en Égypte, en Amérique latine et Amérique centrale, ainsi qu’en Chine, au Japon et aux États-Unis (pp. 561-603). Le processus d’internationalisation du futurisme n’est pas, selon lui, le résultat d’un « impérialisme culturel », ni d’une « vocation expansionniste » mais plutôt d’un « apostolat » (p. 552), fondé sur une idéologie universaliste héritée du Risorgimento. Le descriptif complet des différents lieux influencés par le futurisme sert d’argument à la thèse de G. Lista formulée ainsi : « Le futurisme représente un phénomène mondial bien avant la naissance des mass-médias technologiques dans le monde des réseaux et de la communication planétaire que nous connaissons aujourd’hui » (p. 605). Par ailleurs, il insiste à plusieurs reprises sur le rôle d’instigateur du futurisme : « […] tous ces mouvements doivent leur naissance même à l’essor du futurisme » (p. 598) ou encore, « […] le futurisme est bien le moteur des idées nouvelles » (p. 599) tout en prenant deux précautions méthodologiques : d’une part, la réception du futurisme a été facilitée par un « terreau favorable » (p. 607) et d’autre part, cette réception s’est faite de façon « dialectique » (p. 608), créant un réseau global. Il faudrait insister sur ce point, et nuancer le rôle précurseur du futurisme dans la constitution d’un champ international de l’art[iv].

Le chapitre VI, « La révolution et l’utopie » (pp. 611-658) met en lumière l’engagement politique de Marinetti, de la constitution du parti politique futuriste en 1918 jusqu’en 1922, année que G. Lista considère comme l’année du désengagement politique marinettien. Pour lui, le Manifeste du parti politique futuriste italien de 1918 sanctionne la fin « d’un projet révolutionnaire misant sur l’impact social de l’art lui-même » (p. 612) où l’artiste « n’apparaît plus chargé d’une fonction sociale » (p. 614). Il montre cependant que, dans la pratique, ce projet d’action politique directe n’entérine pas totalement la mythologie de l’art-action. Le parti politique futuriste est influencé par l’idéologie contradictoire de Marinetti, que G. Lista expose avec finesse et précision (notamment dans son commentaire de Démocratie futuriste. Dynamisme politique, pp. 623-627). L’échec aux élections de novembre 1919 où les futuristes se présentent sur la liste des Faisceaux de combat, aux côtés de Mussolini et des Arditi, le virage à droite mussolinien en opposition aux velléités anticléricales et antimonarchistes de Marinetti, n’entament pas cependant tout engagement des futuristes qui rallient la prise de Fiume par D’Annunzio et tentent des rapprochements divers avec les anarchistes, les socialistes, et les marxistes. Pour G. Lista, c’est la publication de Gli indomabili et du Tambour de feu en 1922 qui entérine le retrait des futuristes, et plus particulièrement de Marinetti, de la scène politique. Cependant, avec l’accession au pouvoir de Mussolini, Marinetti entrevoit la possibilité d’« un rôle institutionnel pour le futurisme en tant qu’art de la nouvelle Italie gouvernée par Mussolini » (p. 654).

3.     « La machine comme modèle, ou les années vingt »

L’engagement de Marinetti auprès du fascisme entraîne la prise de distance voire la scission de certains futuristes. Le paradigme de la machine exposé dans le chapitre VII « La machine comme modèle, ou les années vingt » (pp. 659-770) est, selon G. Lista, celui qui domine la création et les débats théoriques des futuristes des années vingt. Que ce soit dans les ballets mécaniques, ou en faisant la promotion du livre-objet qui concilie l’esthétique motlibriste et l’art mécanique, les futuristes proposent plusieurs interprétations du rapport à la machine et aux matériaux industriels. Parallèlement, laissant de côté ses méthodes violentes de l’agitation culturelle, Marinetti déploie un savoir-faire d’opérateur culturel en organisant des expositions et des concours. L’Après-guerre marque le « tournant du futurisme vers les “’arts appliqués”’ » (p. 726) avec l’ouverture des Casa d’Arte et le développement d’une esthétique de l’éphémère et du quotidien. En ce sens, la publicité devient un outil de réflexion privilégiée et un support de la création artistique. Cela s’accompagne d’une modification de la structure du mouvement selon une capillarisation du territoire italien. G. Lista conclut ce chapitre par l’identification d’un « style de vie » (p. 761) futuriste montrant que c’est un projet anthropologique fondé sur la volonté de joindre l’art et la vie.

4.     « Le mythe du vol, ou les années trente »

Au chapitre VIII, « Le mythe du vol, ou les années trente » (pp. 771-891), G. Lista, montre que dans les années trente les relations entre fascisme et futurisme sont complexes. Marinetti reçoit les honneurs et promeut le régime fasciste à l’étranger où il est apprécié. Il faut souligner que ce que l’auteur identifie à une « ouverture à la modernité européenne » (p. 778) qui irait à l’encontre des tendances de « retour à l’ordre » préconisées par le fascisme est, en partie, une initiative de Mussolini lui-même qui fait de Marinetti son ambassadeur à l’étranger[v]. Il défend dans ce chapitre une thèse selon laquelle « Marinetti est de plus en plus relégué à un rôle marginal, en dépit du fait que tous les futuristes invoquent sa présence tutélaire […] » (p. 773), faisant de « Mino Somenzi […] le véritable animateur du futurisme des années trente » (p. 862)[vi]. Les années trente sont marquées par le paradigme du vol et par l’aéropeinture scindée en plusieurs courants : le premier cherche à rendre la « vision physique » (p. 786) du vol quand le second s’attache à sa dimension d’expérience psychique et spirituelle. Parallèlement, les futuristes investissent à nouveaux frais les médiums de la photographie et du cinéma. Toujours, dans une optique d’art du quotidien, ils proposent une réflexion sur le sport et la cuisine, mettant en scène une vision du corps particulière. Giovanni Lista prend soin de montrer l’« opposition radicale » (p. 829) entre la vision du corps fasciste et la vision du corps futuriste en insistant sur l’aspect ludique de cette dernière, tout en nuançant cette opposition dans la mesure où certains artistes, comme Thayaht, promeuvent une esthétique du corps parfait et sportif proche de la vision fasciste. Enfin, l’auteur identifie le dernier paradigme de la recherche futuriste au plurimatérisme. Pour conclure ce chapitre, G. Lista propose une réflexion sur les rapports entre fascisme et futurisme à partir des analyses de W. Benjamin. En effet, le mouvement futuriste s’est engagé à la suite de Marinetti dans un art de guerre et de propagande dans le contexte de la conquête de l’Éthiopie voulue par Mussolini. Il propose également une thèse intéressante pour examiner les derniers manifestes des années trente en analysant la primauté du geste théorique sur les œuvres comme « un moyen de s’évader du réel » (p. 887).

Dans le chapitre conclusif, « Héritage et développements » (pp. 892 – 932), G. Lista montre comment, malgré une occultation relative après la fin du fascisme, le mouvement futuriste est une source d’inspiration et un modèle pour de nombreux artistes. C’est par la reprise de thèmes, de techniques, de concepts, que s’établit une filiation entre les apports du futurisme et des créations récentes.

5.     Conclusion critique

Cet ouvrage très documenté, détaillé et complet, offre de nombreuses remises au point claires et argumentées. Concernant, par exemple, la distinction entre les positions de Marinetti et les autres artistes du futurisme, G. Lista offre une vision plurielle de ce mouvement[vii]. En outre, il engage un travail de recontextualisation extrêmement précis qui permet une nouvelle lecture des œuvres et des écrits[viii]. Sur ce point la mise au jour de l’intertextualité comme fondement des écrits théoriques du futurisme est intéressante. De plus, et dans l’ensemble, les analyses des œuvres sont précises et mettent en lumière les rapports entre individualité et collectivité au sein du mouvement[ix]. Enfin, la triade, essais, recueil, dictionnaire, est conçue comme un outil de travail universitaire utile.

Cependant, ce livre souffre de trois problèmes majeurs.

Premièrement, et cela est moins un problème qu’un regret, le manque d’appareil critique dans le cadre d’un livre qui se présente comme une somme universitaire, entraîne un défaut de clarté et de précision. D’une part, à certains endroits, le texte est trop elliptique, au risque d’être schématique, notamment concernant la distinction avec le futurisme russe (p. 573). De même, le manque de référence des citations entraîne une certaine confusion. Ainsi lorsque G. Lista analyse l’emploi du terme « futurisme » comme équivalent d’« avant-garde », non pas comme « une confusion, mais plutôt [comme] la conscience aigüe que le futurisme, en tant que vision du monde, incarne l’essence de toute avant-garde » (p. 604), il cite, pour étayer son propos, une formule d’Apollinaire allant dans ce sens, qui soit est un contresens[x], soit fait référence à une période de rapprochement entre Apollinaire et les futuristes assez conjoncturelle. D’autre part, G. Lista prend position dans des débats en cours dans le cadre de la recherche sur le futurisme, sans les nommer et sans permettre au lecteur de s’y référer comme, par exemple, sur le manifeste d’Apollinaire de 1913 (pp. 407-414)[xi].

Deuxièmement, ce livre hésite toujours entre deux postures : celle de l’historien de l’art qui propose une histoire du mouvement futuriste et celle de l’essayiste qui engage une réflexion autour de la problématique « qu’est-ce-que le futurisme ? ». Or, cela entraîne la superposition entre deux types de périodisations : une périodisation stylistique avec la méthode de l’historien de l’art (type l’argumentation en faveur d’un cubo-futurisme [p. 265 et sqq.] à une périodisation plus définitionnelle [type celles préfuturisme[xii], postfuturisme, p. 612]. Or, le fait de parler de « postfuturisme » ne paraît pas pertinent dans la mesure où le mouvement est toujours en activité.

Le mélange des périodisations semble conduire au troisième problème. Celui, lié à l’ordre de l’essai, dans lequel G. Lista tente de fournir une définition essentialisante du futurisme dont l’argumentation échoue à être convaincante. Or, pour ce faire, il identifie le mouvement au concept d’« avant-garde » et à celui de « révolution », impliquant une argumentation circulaire[xiii]. Par ailleurs, cela engendre certaines conclusions interprétatives peu satisfaisantes sur le futurisme des années vingt et trente. Autant dans les détails, G. Lista est précis et convaincant, autant, certaines conclusions sur un « postfuturisme », sur une dénaturation du mouvement semblent être proposées à l’aune du critère de l’avant-garde, pensée sur le modèle du premier futurisme et qui prend une connotation méliorative en comparaison à la période fasciste. Certes le futurisme est dénaturé dans le sens d’une métamorphose face à sa nature première, mais cela n’engage pas une dénaturation dans le sens de l’abandon d’un projet révolutionnaire ou d’un désengagement de la politique. Au contraire, il semble que l’adaptation de l’action artistique et politique au domaine culturel, notamment dans les années trente, engage une redéfinition de l’agir politique[xiv] : pour le dire schématiquement, le futurisme, par son action culturelle, s’affirme sur le plan politique[xv].

En permettant une connaissance approfondie du futurisme et en mettant à disposition des outils de travail et de recherche complémentaires, Giovanni Lista engage à une réflexion polyphonique sur le mouvement italien.


[i] Giovanni Lista, Le futurisme. Textes et manifestes [1909-1944], Ceyzérieu, Champ Vallon, coll. « Les classiques », 2015. Cette publication est à mettre en parallèle avec le projet ambitieux des « Nuovi archivi del futurismo » dirigé par Enrico Crispolti, chez De Luca Editore, et dont le tome sur les manifestes, dirigé par Matteo D’Ambrosio, est à paraître.

[ii] Nous pouvons citer Giovanni Lista, Le Futurisme : création et avant-garde, Paris, Éditions L’Amateur, 2001 ou Le Futurisme, une avant-garde radicale, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 2008. Ainsi que ses ouvrages sur le théâtre, le cinéma et la photographie futuristes.

[iii] Voir les chapitres de Giovanni Lista, Le Futurisme, Paris, Terrail, 2001.

[iv]  Voir à ce sujet, Béatrice Joyeux-Prunel qui montre que, dès le milieu du XIXe siècle, le marché de l’art s’internationalise et indique que l’internationalisation est une stratégie des groupes artistiques pour accéder à une visibilité plus grande dans leurs propres pays, in « Nul n’est prophète en son pays » ou la logique avant-gardiste. L’internationalisation de la peinture des avant-gardes parisiennes, 1855-1914, thèse de doctorat en histoire, sous la direction de Christophe Charle, Paris, Université Paris I, 2005.

[v] Voir par les audiences politiques accordées à Marinetti décrites par Jean-Philippe Bareil in « ’Futurismo »’ [1932-1933], « ’Sant’Elia »’ [1933-1934], « ’Artecrazia »’ [1934-1939]. Une revue futuriste dans l’Italie fasciste. Texte issu de l’Habilitation à diriger des recherches, sous la direction de François Livi, 2010, pp. 293-297.

[vi] De même, Jean-Philippe Bareil montre que Marinetti tient encore ses troupes in « Mino Somenzi, journaliste et organisateur de culture », op. cit. pp. 75-150.

[vii] Par exemple, sur les deux conceptions de la synthèse, G. Lista distingue la « ligne vitaliste » de Marinetti et le modèle de l’« ars combinatoria » chez les cérébristes [pp. 461-462].

[viii] Nous citerons comme exemples paradigmatiques, la datation de la lettre de Severini et ses notes sur le cubisme [pp. 243-244] et le rapprochement entre le refrain piémontais et le « Merda/rosa » d’Apollinaire du manifeste L’Antitradition futuriste. Manifeste-synthèse [p. 412] Bonne recontextualisation comme sens de « religion de l’avenir », notamment sur les questions d’intertextualité et de reprise par Marientti et les futuristes de thèmes, phrases, idées. [p. 555]

[ix] Voir par exemple pp. 156-157.

[x] La référence n’étant pas précise, le lecteur peut y voir la citation tronquée d’une lettre à Léonide Massine, de mai 1917, où Apollinaire dit : « J’avais pensé, un jour, que le terme de futurisme serait le mieux approprié aux recherches nouvelles de quelqu’ordre qu’elles fussent. L’outrancière réclamière de Marinetti a empêché que cela ne fût accepté ici. » Apollinaire décrit ensuite les recherches futuristes sur le mouvement en indiquant une filiation avec le cubisme et conclut sur une analyse du statut d’« école » du futurisme et sur le « manque » d’« un mouvement assez vaste pour absorber toutes les tendances modernes », in Ornella Volta Satie/Cocteau. Les malentendus d’une entente, Pantin, Le Castor Astral, 1993, pp.139-140. Dans ce cadre c’est soit un contre-sens, car Apollinaire, se dédit en 1917, soit un anachronisme, car Giovanni Lista, s’en sert pour étayer des arguments de l’année 1913.

[xi] Giovanni Lista prend position dans le débat sur l’interprétation du « futurisme » du manifeste d’Apollinaire engagé : Michel Décaudin parle d’une mise à distance ironique du mouvement [in « Apollinaire et Marinetti », in Mélanges de littérature française moderne offerts à Garnet Rees, Paris, Minard, 1980, p. 112] tandis que Barbara Meazzi y voit le signe d’une ouverture au futuristes [in « L’Antitradition futuriste – Une mise au point chronologique » in Que Vlo-Ve ?, série 4, n° 16, septembre-décembre 2001, pp. 97-100.]. Il nous semble que G. Lista, n’insiste pas assez sur l’aspect ironique et ludique du manifeste, et cela semble lié au contexte de débat qu’il aurait été judicieux de mentionner dans ce cadre.

[xii] « La vraie date de naissance du futurisme est en réalité février 1905 » avec la parution de la revue Poesia [p. 71].

[xiii] Notamment le recours à l’accumulation des caractéristiques du futurisme semblent être le signe de cette circularité. [« le futurisme c’est… » ; « être futuriste c’est… »].

[xiv] Je reprends ici l’hypothèse formulée par Jean-Philippe Bareil in « ’Futurismo »’ [1932-1933], « ’Sant’Elia »’ [1933-1934], « ’Artecrazia »’ [1934-1939]. Une revue futuriste dans l’Italie fasciste. Texte issu de l’Habilitation à diriger des recherches sous la direction de François Livi, 2010. p. 20, qu’il formule ainsi : « On peut dès lors se demander si le second futurisme, plus qu’il ne les a abandonnés, n’a pas en réalité redéfini les moyens de son action politique à travers son action culturelle ».

[xv] Ruth Ben-Ghiat parle de la culture comme de « la sphère d’action de substitution », in La cultura fascista, Bologna, Società editrice il Mulino, coll. « Biblioteca storica », 2000, p. 52.

Les inconnu(e)s du surréalisme

Les inconnu(e)s du surréalisme

formule

Par Émilie Frémond

Sur : Georges Sebbag, Foucault Deleuze. Nouvelles Impressions du Surréalisme, Hermann, coll. « Philosophie », 318 p.

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 On sait tout ce que l’on doit à Georges Sebbag, infatigable défenseur du surréalisme, témoin et acteur des dernières années du mouvement qui, tout en poursuivant une carrière de professeur de philosophie, sut à la fois servir la mémoire du mouvement et tisser sa propre toile autour de lui. C’est à lui que l’on doit d’avoir rendu accessibles les archives du rêve, le souvenir des séances de jeux surréalistes, le contenu des célèbres enquêtes (sur le suicide, la rencontre capitale, le désir etc.), mais aussi d’avoir retracé scrupuleusement le parcours des éditions surréalistes ou encore édité la correspondance de Jacques Vaché[i] — autrement dit d’avoir assuré une fonction de conservation et de diffusion de ces documents qui font l’histoire du surréalisme et permettent d’en poursuivre ou d’en actualiser la lecture. Loin de se limiter cependant à un rôle de conservateur ou d’archiviste de la mémoire surréaliste, Georges Sebbag a publié depuis 1972 une série d’essais dans lesquels il développe une philosophie personnelle dont on peut d’ailleurs trouver les différents « concepts » sur le site de l’auteur[ii] — philosophie qui s’élabore plus ou moins étroitement à partir d’une relecture du surréalisme.

Ce nouvel essai, loin d’introduire une rupture, en juxtaposant, comme il le fait, le nom de deux autorités de la philosophie post-moderne, opère au contraire une véritable ressaisie de la pensée critique de son auteur, qui met ici à profit quelques réflexions menées dans les parages du surréalisme, à la faveur de plusieurs expositions[iii]. Depuis Le Temps sans fil paru en 1984, jusqu’aux Microdurées. Le temps atomisé, en passant par L’imprononçable jour de ma naissance 17NDRÉ 13RETON où s’élaborait, à partir d’un fait tragique (Breton écrivant à Jacques Vaché sans savoir encore qu’il était mort) une réflexion sur le hasard, mais aussi les textes écrits sur le rêve, sur la philosophie du déguisement de Grandville ou sur l’objet surréaliste, chacun de ces éléments se trouve réinvesti dans un éclectique et vaste parcours, dont le titre Foucault Deleuze, pas plus que le sous-titre — Nouvelles Impressions du Surréalisme — ne permettent de prendre véritablement la mesure. Si le but premier de l’essayiste est bien de remonter le cours du temps afin de révéler une filiation méconnue entre Foucault, Deleuze et les surréalistes, la démonstration embrasse en fait un spectre beaucoup plus large — Grandville, Brisset, Roussel, Jarry, Nietzsche, Vaché, Rigaut, Breton, Aragon, Heidegger, Foucault et Deleuze — selon une série de coïncidences et d’analogies qui, de proche en proche, transforment l’arbre généalogique en un rhizome proprement deleuzien.

L’ouvrage précédent (Potence avec paratonnerre, Surréalisme et philosophie), publié en 2012 dans la même collection, avait beau annoncer que le présent « ouvrage, centré sur l’entre-deux-guerres, pourrait avoir une suite dans laquelle il serait notamment fait appel à Salvador Dali, Georges Bataille, Ferdinand Alquié Jacques Lacan, Gilles Deleuze et Michel Foucault », c’est à une vaste réunion de famille qu’il nous est donné d’assister, dans la plus pure tradition surréaliste : pulsion analogique, cousinages et hybridations défiant la chronologie et jeu de l’un dans l’autre. Avec ces Nouvelles Impressions du Surréalisme, c’est un peu comme si le lecteur de 2015 découvrait les notices imaginaires, actualisées et complétées, d’une Anthologie de l’humour noir toujours continuée.

Littérature et philosophie : les vases communicants

Publié dans la collection « Philosophie » des éditions Hermann, ce Foucault Deleuze rappelle d’abord par son titre quelques-uns des couples de philosophes dont la postérité a fixé pour longtemps les liens de parenté : Voltaire et Rousseau, Diderot et d’Alembert, Marx et Engels. L’absence de copule entre les noms des deux hommes (fût-ce un trait d’union) produit toutefois un effet de brouillage, manière de rappeler peut-être discrètement que Deleuze est l’auteur d’un Foucault (éditions de Minuit, 1986), et que les deux philosophes n’eurent de cesse de s’entre-gloser. Nul, quoi qu’il en soit, ne s’étonnera de voir mis en lumière au sein d’une collection de philosophie, le duo le plus médiatique de la philosophie, duo qui se met à occuper le devant de la scène au moment même où le groupe surréaliste se dissout, la fin des années soixante et le début des années soixante-dix. La relève, en somme. Le sous-titre surprend davantage et introduit un passager clandestin qui ne le restera pas longtemps, pour qui n’aurait pas reconnu derrière ces Nouvelles Impressions du Surréalisme les Nouvelles Impressions d’Afrique de Raymond Roussel. Trois autorités tutélaires donc, trois hommes : Foucault, Deleuze, Roussel, à partir desquels Georges Sebbag propose une histoire croisée du surréalisme et de la philosophie qui lui a succédé, en réaction à l’ennemi commun : l’existentialisme.

L’ambition de l’essai n’est donc rien moins que de réunir littérature et philosophie. En remontant le cours du temps, selon deux trajectoires successives — depuis Diderot jusqu’à l’entre-deux guerres, époque du surréalisme triomphant, et depuis l’après-guerre jusqu’aux années 1980 — G. Sebbag entend montrer ce que deux des philosophes majeurs de la deuxième moitié du xxe siècle, tous deux préoccupés par la question du langage et les enjeux spécifiques de la littérature, doivent à la Révolution surréaliste, et ce, en procédant à un inventaire des motifs empruntés, dissimulés, transformés ou assimilés.

Au fil des quatorze chapitres qui composent l’essai — quatorze chapitres autonomes, pour certains monographiques[iv], dont on perd parfois de vue l’objectif initial, mais qui apparaissent peu à peu comme les différents temps d’une démonstration dont les fils finissent par se nouer [v] — Georges Sebbag recompose pour nous des généalogies secrètes et procède à la manière de Breton lorsqu’il annexait au surréalisme naissant, dès le Manifeste, une série de surréalistes par anticipation[vi], avant de récidiver dans l’Anthologie de l’humour noir et le Dictionnaire abrégé du surréalisme en assimilant, au sens littéral, un certains nombre d’auteurs élus. Georges Sebbag n’annexe pourtant au surréalisme aucun ascendant qui n’ait reçu l’assentiment des pères de famille — Roussel, Jarry, Brisset et Grandville sont célébrés par Breton, Leiris ou Ernst — mais il nous invite à considérer sur un même plan Foucault, Deleuze et les surréalistes, comme autant de « mains électives » capables de relayer ces « précurseurs sombres »[vii] que furent pour chacun d’entre eux Roussel et Jarry.

Véritable dénominateur commun de la pensée de Foucault, Deleuze et des surréalistes, l’œuvre de Roussel et de Jarry, constitue donc le spectre qui hante ces trois ensembles — ce dont Georges Sebbag semble avoir eu l’intuition en lisant l’article de Deleuze publié dans Critique et clinique (1993) : « Un précurseur méconnu de Heidegger, Alfred Jarry ». À la manière de Deleuze qui semblait ne pas se préoccuper de savoir si Heidegger avait pu lire Jarry mais considérait plutôt la littérature comme un système clos à l’intérieur duquel il observait les différences de potentiel[viii] et isolait le « différenciant de ces différences » (Deleuze, Différence et répétition, cité p. 281), G. Sebbag fait de « Huysmans le précurseur sombre de Breton », de Jean-Pierre Brisset « le précurseur sombre de Deleuze » et de « Roussel, le précurseur sombre de Foucault » (p. 285). Dans cette nouvelle généalogie surréaliste, l’originalité de Georges Sebbag se situe donc plutôt du côté des descendants. Or, si l’essai nous permet de découvrir des liens particulièrement intéressants entre les philosophes de la post-modernité et le surréalisme (mais, disons-le tout de suite, sans doute pas tous les surréalismes, celui de Breton n’étant pas celui d’Artaud, ni celui de Gherasim Luca, ni même celui d’Aragon), faire de Foucault et Deleuze les héritiers du surréalisme déconcertera sans doute plus d’un philosophe. Les amis de mes amis ne sont pas tous mes amis.

Le pari de Georges Sebbag, qui apparaît dès l’introduction, est audacieux, mais c’est aussi le pari de l’essai, au meilleur sens du terme : éprouver une hypothèse jusque dans ses conséquences ultimes, partir d’une œuvre fantôme pour considérer tout ce que cette fiction critique peut avoir de productif. C’est en effet par une œuvre virtuelle que débute l’essai, œuvre-pagure écrite à quatre mains, quarante ans après Les Champs magnétiques de Breton et Soupault, où l’on reconnaît le sous-titre de l’essai : « En 1966, au moment où il annonce la disparition de l’homme, Michel Foucault marche sur les brisées du mouvement surréaliste. Il trouve un allié en Gilles Deleuze avec qui il rédige à l’encre sympathique de Nouvelles Impressions du Surréalisme ». L’introduction est assez claire sur le projet qui inspire l’essai, sur ce que Foucault emprunte à Roussel (« les concepts de doublure et de pli », p. 9), Roussel à qui les surréalistes empruntent eux aussi (mais lui empruntent-ils les mêmes choses ? la réponse est moins sûre), sur ce que Deleuze emprunte à Foucault … qui emprunte lui-même à Roussel[ix]. Apparaît ici l’un des traits caractéristiques de l’essai : dans cette chaîne d’inspirés et ce concert de voix enchâssées, on n’est jamais certain de ne pas avoir perdu le fil. La démonstration devient cependant plus claire à partir du chapitre VIII :

Nous formulons l’hypothèse que Deleuze et Foucault, sans se concerter, se sont mis à deux pour développer une philosophie de la différence et de la répétition. Le socle de cette pensée, Foucault l’a exposé dans son Raymond Roussel. Cinq ans plus tard, en 1968, Deleuze publiera Différence et répétition […]. (p. 184)

Le projet, enfin, prend tout son sens à partir du chapitre X, « L’homme et ses doubles » :

En 1966, Foucault expose une philosophie de la doublure pendant que Deleuze creuse sa pensée de la différence et de la répétition. Mais tous deux adoptent, bon gré mal gré, la plupart des tenants et des aboutissants du projet philosophique surréaliste. (p. 238)

Au-delà des analogies thématiques (la folie, le rêve, le goût des procédés) G. Sebbag déplace enfin le lien entre le surréalisme et les deux philosophes sur le plan plus général de l’humanisme :

deux vides s’étendent à présent sous le sol des années 1960. Il y a celui laissé par l’homme récemment apparu et qui est sur le point de disparaître. Il y a celui que le surréalisme et le « nageur entre deux mots » ont creusé dans le vide humaniste depuis plus de quarante ans. Le creux surréaliste, le vide évidant l’homme et la modernité, est un oui décisif sans arrière-goût nihiliste. Qui dépliera le geste ou la geste surréaliste, qui déplacera cette case vide, opérera un redoublement surréaliste et écrira de Nouvelles Impressions du Surréalisme. (p. 304)

En montrant comment, d’une manière non concertée, Foucault et Deleuze ont développé une pensée de la « différence et de la répétition », G. Sebbag s’intéresse en somme aux bénéfices de la rencontre fortuite sur une table de travail d’un rhizome (le « rhizomorhododendron » de Jarry), d’un procédé (le métagramme de Roussel), d’un corps sans organes (celui d’Artaud) et d’un philosophe, adepte des simulacres ou des doublures : « Jarry, Roussel et leurs acolytes surréalistes (praticiens du collagisme matériel, passionnel et temporel) tombaient alors à pic » conclut-il (p. 304). On comprend mieux, grâce à cet essai, ce que chacun des deux philosophes avait à gagner à reprendre tel ou tel élément du surréalisme qui consonnait avec ses préoccupations : « la question du « comment écrire » » et la question du temps — la conception de l’événement pur de Deleuze ayant à voir, comme le montre l’auteur, avec la théorisation de la rencontre et du hasard objectif chez Breton.

La conclusion de l’essai achève le tressage mis en œuvre au long des quatorze chapitres qui se chargent, l’un après l’autre, d’administrer les preuves : « au tournant de 1963, Foucault et Deleuze ont [donc] fait cause commune pour découvrir un procédé d’écriture et supprimer les cloisons séparant les rayons de philosophie et de littérature ». Selon une méthode largement éprouvée dans le reste de l’essai — méthode qui consiste à interrompre le récit des événements de résumés ou bilans en n points — G. Sebbag récapitule les chefs principaux de la démonstration :

Aragon & Breton, Foucault & Deleuze ont trois points en commun : 1. ils traduisent au plus haut l’esprit de leur génération ; 2. procédistes à la manière de Brisset et Roussel, ils fendent les mots et les choses ; 3. ils suivent la trajectoire double du rêve et de la philosophie, empruntée par Diderot, Grandville, Hervey de Saint-Denys, Jarry et Bergson.

La preuve est faite, la cause entendue, pour qui aura réussi néanmoins à ne pas se perdre dans un tourbillon d’analogies, puisque l’essai se donne à lire comme un véritable jeu de combinatoires où les couples se font et se défont, non sans quelques acrobaties. À côté des couples légitimes comme Aragon et Breton (incarnations du surréalisme), Breton et Soupault (auteurs des Champs magnétiques), Deleuze et Guattari (auteurs de Mille plateaux), Luca et Trost (inventeurs du « non oedipien »), on trouve en effet des couples de circonstance, comme Jarry et Heidegger, Brisset et Deleuze, Foucault et Roussel, mais aussi quelques couples illégitimes (légitimés par la seule croyance aux coïncidences dirons-nous), Jacques le fataliste et Jacques Vaché, le neveu de Rameau et le neveu d’Oscar Wilde (Arthur Cravan).

On peut regretter qu’il faille attendre la conclusion pour découvrir que l’ouvrage fait suite à un autre essai dont il n’a pourtant jamais été fait mention auparavant, ouvrage de 2012 dans lequel sont définis la plupart des concepts forgés par G. Sebbag, ici utilisés comme s’ils étaient parfaitement transparents : les trois types de collage (spatial, passionnel, temporel) et les durées automatiques, respectivement définis dans les chapitres IV et V de la Troisième partie (Concepts surréalistes) ou encore « le temps sans fil ». Or, il s’avère que Foucault Deleuze reprend plusieurs des éléments développés dans le précédent essai, ce qui explique en partie le style elliptique pour happy few[x], en particulier dans le chapitre I (« Aragon & Breton, un projet philosophique ») qui synthétise les deux premières parties de Potence avec paratonnerre, voire en reprend certains développements (sur Les Déracinés de Barrès par exemple).

L’arbre (généalogique) à n branches : formules et démonstrations

Entrons à présent dans le détail de l’essai pour comprendre la manière dont progresse la démonstration, la table des matières étant probablement un peu trop descriptive et thématique pour en révéler le mouvement. Le chapitre I, mené tambour battant, brosse à grand traits une « identité double face » du surréalisme, « inséparable » selon G. Sebbag « d’un projet philosophique » (p. 13) dont la dimension morale serait ce qui distingue le surréalisme de Dada. Kant, Hegel, Berkeley, Schelling sont envisagés comme les relais essentiels de l’idéalisme de la première période et ce, d’une manière tout à fait claire, le seul reproche qu’on puisse faire ici à Georges Sebbag étant le principe auquel il adhère, corrélatif au genre de l’essai et qui consiste à négliger les travaux universitaires menés sur la question. Lorsque G. Sebbag déclare en conclusion que « les historiens, les critiques et même la tradition interne au groupe surréaliste ont superbement ignoré cette composante philosophique » (p. 339), on regrette que certains vases ne communiquent pas davantage si l’on considère les nombreux travaux consacrés à la question depuis une quinzaine d’années[xi].

Le chapitre II paraît d’abord décalé par rapport au précédent, qui exposait les prémisses de la démonstration, en rappelant que le surréalisme était sous-tendu par un projet philosophique. Quelques transitions, si elles avaient pu être ménagées, auraient sans doute facilité la lisibilité de la démonstration. « La peinture animée du rêveur surréaliste », qui mêle le titre d’un article de Breton (« La peinture animée ») et le thème du transformisme emprunté à L’Autre monde de Grandville, offre cependant un utile panorama en douze points des recherches surréalistes sur le rêve, qu’on pouvait déjà lire en 2013 (en espagnol ou en anglais) dans le catalogue de l’exposition El Surrealismo y el sueño[xii]. Sans transition (p. 40), le chapitre revient ensuite à la question philosophique avec Diderot et Le Rêve de d’Alembert, la perd de vue de nouveau avec les développements sur Grandville (au demeurant tout à fait intéressants) et la retrouve grâce à Bergson, avec un parti pris de syncrétisme affiché : « Bergson théorise les expériences de Diderot, les intuitions de Grandville et les recherches d’Hervey de Saint-Denys ». Bergson et Breton étant reliés sous le signe de la distraction « vis-à-vis du monde réel », on passe ainsi tout naturellement aux récits de rêve surréalistes, au rapport ambigu des surréalistes à la psychanalyse freudienne, pour voir formulée enfin « une philosophie du rêve » (p. 40) dont G. Sebbag résume les sept postulats (p. 62). Le but paraît ici de déporter l’expérience surréaliste du côté de la « philosophie dormante de Diderot » et de la dissocier du freudisme.

À partir du concept de « précurseur sombre » emprunté à Gilles Deleuze et en vertu d’un renouvellement de la question du temps qu’il retrouve à la fois chez Jarry, les futuristes, les surréalistes et chez Heidegger[xiii], G. Sebbag se risque dans le chapitre III à faire parler quelques coïncidences de pensée. De la même manière que l’hostilité des surréalistes à l’égard de la philosophie de Bergson n’empêchait pas G. Sebbag de faire figurer le philosophe dans l’arbre généalogique du mouvement[xiv], l’ignorance ou la faible estime dans laquelle fut tenu Heidegger (moqué et ridiculisé par Max Ernst dans une interview de 1954 parue dans Médium) n’empêche pas G. Sebbag de proposer, après un résumé d’Être et temps en douze points, un portrait d’« Heidegger en futuriste et surréaliste » inspiré, on le comprend rétrospectivement, de l’article de Deleuze reliant Heidegger et Jarry. C’est sans doute là que Georges Sebbag se montre le plus fidèle à l’esprit surréaliste : en faisant fi des goûts et des aversions proclamés et en n’hésitant pas à habiller, comme dans les dessins de Grandville, un philosophe allemand d’un costume de poète italien ou, comme dans les cadavres exquis graphiques, de faire quelques exercices de critique fictionnelle : la tête de Marinetti, le tronc d’Heidegger et les jambes de Breton — sans fil comme le « temps sans fil » au nom duquel G. Sebbag relie ces personnalités pourtant contrastées. Ou sans filet.

Le chapitre IV approfondit dès lors assez logiquement la pensée de Jarry, et dans la mesure où ce dernier constitue l’un des inspirateurs du surréalisme, « dégag[er] la conception du temps chez Jarry », c’est pour G. Sebbag accéder simultanément au futurisme, au surréalisme et à Heidegger (p. 88). Avec les chapitres IV et V commence néanmoins un jeu complexe de poupées gigognes : Jarry étant le précurseur sombre d’Heidegger selon Deleuze, il devient aussi aux yeux de G. Sebbag celui de Deleuze lui-même, de Breton et des futuristes (p. 104). Ce jeu d’influences croisées finit par devenir un véritable palais des glaces quand on lit que le rapport de Deleuze au surréalisme, « non déclaré » (p. 124) « se déduit de sa longue connivence avec Michel Foucault […] qui d’emblée va beaucoup miser sur Raymond Roussel » (ibid.). Ne redescend pas qui veut de cet arbre généalogique touffu.

Procédant à une sélection des éléments utiles à sa démonstration, l’essayiste nous permet de reparcourir l’œuvre de Jarry, mais aussi celle de Lautréamont pour établir une filiation commune au surréalisme et à l’œuvre de Deleuze (en particulier le rhizome). Dans un style alerte qui ne dissimule pas son plaisir à jouer avec les mots (« Les duettistes de Mille plateaux choisissent le dessin contre le dessein » p. 112), G. Sebbag ne cesse de tisser des fils, lui pourtant défenseur du « temps sans fil » :

L’auteur du Père Ubu se drogue sans drogue en rêvant les Jours et en veillant les Nuits. Les surréalistes se droguent sans drogue en usant du Stupéfiant Image. Deleuze et Guattari se droguent en forgeant des concept et en empruntant certaines lignes de fuite. (p. 119)

Le chapitre achève de réunir Breton et Deleuze, transformés à la faveur d’une analogie en nouveaux Thésée rompant le fil du temps. Le chapitre VI suspend provisoirement la démonstration philosophique pour s’intéresser à l’œuvre de Grandville et à son influence sur le surréalisme, filiation dont G. Sebbag voit la preuve dans une lettre de Breton à Lise Meyer. Si l’on ne voit pas immédiatement comment « la philosophie du déguisement » de Grandville s’articule avec l’œuvre de Foucault et Deleuze, c’est peut-être parce que G. Sebbag reprend ici un article publié dans Grandville : un autre monde, un autre temps, à la faveur d’une exposition organisée au Musée du temps de Besançon en 2011[xv]. Seuls les voyages dans le temps du personnage inventé par Grandville, Kracq, rappellent la réflexion menée sur le temps sans fil tandis que les machines-automates préparent peut-être les machines désirantes de Deleuze.

Le chapitre VII, consacré au « concept de doublure » dans l’œuvre de Roussel pourra être rattaché au chapitre précédent si l’on sait percevoir ce que le déguisement suggère de duplicité et comprendre dans quelle mesure la doublure peut-être un avatar du déguisement. Du roman de Roussel publié en 1904, La Doublure, G. Sebbag va tirer l’essentiel des chapitres à venir, en particulier parce que la philosophie de la différence et de la répétition de Foucault trouverait là son origine. G. Sebbag évoque les différents sens de la doublure dans la mesure où « la problématique de Roussel repose sur l’équivocité du langage et la duplicité des images » (p. 152) — on comprend mieux le lien avec Grandville — mais s’attache à fournir une définition extensive de la notion : « on appellera doublures des plans externes ou internes juxtaposables » (ibid.), « représentations mentales ou théâtrales, subjectives ou concrètes, sujettes à répétition » (p. 153), auxquelles s’ajoutent les « doublures sémantiques et phonétiques ». G. Sebbag reprend l’intrigue de Locus solus et procède au relevé des doublures (en 6 points qui correspondent aux stations des visiteurs), puis s’adonne au même exercice avec L’Étoile au front en 18 points, qui correspondent aux 18 objets qui défilent dans la pièce de Roussel, pris aux yeux de l’essayiste dans un vaste réseau de doublures. Peu à peu les éléments du puzzle se mettent en place et l’on finit par comprendre que le rapprochement entre Grandville et Roussel est emprunté à un article de Robert de Montesquiou (p. 172-173) dont on aurait pu souhaiter qu’il soit placé au début du chapitre plutôt qu’à la fin, pour éviter de donner l’impression que l’initiateur du rapprochement vient confirmer celui qui s’en est inspiré. La fin de ce chapitre permet toutefois de tendre les fils entre Diderot, Grandville et Roussel :

Grandville raisonne comme Diderot. Le décousu du rêve n’est qu’apparent car toute une dynamique emporte les images qui se métamorphosent et se relaient. […] Or cette peinture animée du rêve on la retrouvera intacte chez Roussel dans sa traversées des doublures […]. (p. 175)

Le chapitre VIII, le plus long de l’ouvrage, constitue probablement le carrefour de l’essai : nous sommes désormais en 1963 et la parole est à Foucault, lecteur de Roussel. G. Sebbag rappelle alors le procédé roussellien du métagramme, et nous permet de découvrir ou de redécouvrir l’œuvre de Roussel à travers le discours de Foucault, mais aussi de découvrir le philosophe par ce qui le retient et l’appelle, dans l’œuvre de Roussel. C’est en effet sans doute l’un des atouts de l’essai que de nous présenter un instrument d’optique inédit, loupe à double foyer, qui permet de rendre l’objet et le sujet réversibles l’un à l’autre. À lire Foucault, on comprend mieux, encore une fois, le raisonnement de G. Sebbag : « le mot comme un visage de carton bariolé cache ce qu’il redouble » (cité p. 179). Foucault lecteur de Roussel révèle en effet comme par un phénomène de hasard objectif la parenté entre le carnaval de Grandville et celui de Roussel dans La Doublure. La suite du chapitre prend véritablement son essor car la thèse initiale, à partir de là, passe au premier plan. Le Raymond Roussel de Foucault est mis en regard du Proust et les signes de Deleuze, la préface de La Grammaire logique de Jean-Pierre Brisset par Foucault confrontée à celle que fournit Deleuze à l’ouvrage de Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, préfaces publiées l’une et l’autre en 1970 et dont G. Sebbag montre bien à quel point elles viennent former un canon à deux voix. Foucault cite Deleuze, tandis que Deleuze cite Roussel par l’intermédiaire de Foucault. Tout l’enjeu de la fin du chapitre est alors de remonter aux surréalistes pour montrer qu’ils surent, les premiers, jeter un pont entre Jean-Pierre Brisset et Raymond Roussel et poursuivre leur entreprise en inventant à leur tour de nouveaux procédés d’écriture.

Le chapitre IX a pour but de montrer comment Foucault, par l’hommage qu’il rend au surréalisme, par la manière dont il utilise certaines expressions de René Char ou d’André Breton (en particulier « l’infracassable noyau de nuit ») parle surréaliste sans le savoir (« Foucault et Breton disent en réalité la même chose » p. 205) ou sans le dire et marche ainsi sur les traces du surréalisme : quand il s’intéresse au rêve et rédige une introduction pour l’ouvrage de Binswanger, Le Rêve et l’Existence, paru en 1930 et quand il s’intéresse à l’histoire de la folie. La première partie du chapitre offre des points de convergence particulièrement intéressants, même si l’on est en droit de douter que citer René Char ou Yves Bonnefoy (qualifiés un peu hâtivement d’« ardents surréalistes », si l’on considère les œuvres citées p. 209) soit la preuve qu’on souscrit à l’héritage surréaliste. Si dans la préface de son Histoire de la folie à l’âge classique, supprimée, rappelons-le, à partir de 1972, Foucault omet d’attribuer les emprunts qu’il fait aux poètes surréalistes, il faut peut-être voir aussi une volonté de ne pas revendiquer l’héritage d’un mouvement. Dire que « la préface de la thèse de Foucault est placée sous les auspices de Nietzsche et de deux anciens ardents surréalistes » (p. 209) est peut-être donc un peu forcé, dès lors que leur nom est soigneusement éludé et les citations parfois transformées, ce que note lui-même Georges Sebbag mais pour y voir le souvenir d’une pratique d’Isidore Ducasse. Le rappel (p. 209-212) des diverses voies par lesquelles s’est exprimé l’intérêt des surréalistes pour la folie est tout à fait utile et c’est l’une des vertus de l’essai que de procéder régulièrement à des chronologies thématiques ordonnées en plusieurs points. La suite du chapitre est moins convaincante, qui tente de relier L’Art magique et L’Histoire de la folie sous le signe de Bosch, Jacques Vaché et Artaud derrière la notion d’absence d’œuvre, caractéristique de la folie et qui réunit sur « la scène théâtrale et philosophique du multiple » de « l’opéra fabuleux » rimbaldien une série de personnages dont on peine à comprendre ce qui justifie qu’ils soient ici rassemblés.

Le chapitre X intitulé « L’homme et ses doubles » et le chapitre XI font encore entrer sur cette « scène du multiple » de nouveaux personnages : Lautréamont, Bachelard, Nietzsche, Klossowski, Bataille, Blanchot et le groupe Tel quel (il ne manque personne de la scène intellectuelle des années 1960), tous introduits par un intercesseur, surréaliste ou ancêtre du surréalisme. Le tour de force de G. Sebbag est néanmoins de faire une lecture des Mots et les choses paru en 1966 à partir du Raymond Roussel (qui date de 1963) en affirmant que « l’archéologie des sciences humaines décrite » dans l’essai « n’est que l’histoire intermittente de l’homme et ses doublures » (p. 233) et de faire apparaître les liens sous-jacents entre Deleuze et Roussel, qui passent par Klossowski, auquel Deleuze et Foucault s’intéressent par l’intermédiaire de Nietzsche — où l’on retrouve cette chaîne d’inspirés tourbillonnante déjà mentionnée. Le panorama de la scène intellectuelle que dresse G. Sebbag permet de comprendre comment se font les échanges, comment la lecture du surréalisme par Blanchot peut rendre le surréalisme lisible et audible pour Foucault et comment ce dernier peut en arriver à rendre un vibrant hommage à Breton l’année de sa mort. On saluera Georges Sebbag de nous permettre ici de relire ou de découvrir (quoiqu’il ne le cite pas en entier, son résumé en fournit une éclairante paraphrase) une réflexion d’une remarquable finesse de la part de Foucault dans cet entretien intitulé « C’était un nageur entre deux mots ». C’est d’ailleurs après avoir rappelé scrupuleusement les termes de l’hommage que l’auteur peut donner l’estocade : « L’auteur des Mots et les choses montre […] qu’il n’a plus rien à cacher. Il assume tout l’héritage surréaliste portant sur le langage, le savoir et l’expérience » (p. 260) et de surenchérir à la page suivante : « dans les années 1960, Foucault ne peut pas fonder le structuralisme puisqu’il renouvelle le surréalisme ». De la même manière que Grandville proposait une immersion dans l’autre monde, G. Sebbag propose donc au lecteur de découvrir l’autre monde de la philosophie. Quant à savoir comment Foucault peut-être simultanément surréaliste et structuraliste en Roussel[xvi], peut-être la réponse se trouve-t-elle dans la manière dont Roussel est désigné au regard du couple Foucault/Deleuze : un « joker » (p. 265).

Les trois derniers chapitres (XII à XIV), largement inspirés de la philosophie et des concepts de Deleuze s’appliquent enfin à relier la philosophie de l’auteur de Logique du sens, en particulier la notion d’événement pur, au surréalisme et à tout ce que la pensée du hasard et des « pétrifiantes coïncidences » (Breton) supposent d’implication dans une réflexion sur le temps. Ainsi le cas de Joë Bousquet auquel s’intéresse Deleuze est-il mis en relation, par exemple, avec l’énucléation accidentelle de Victor Brauner qui s’était représenté quelques années plus tôt avec un œil crevé ; la référence à Novalis, commune au poète et au philosophe, permet ensuite de montrer que « Deleuze s’accorde avec l’auteur du Manifeste sur l’idéalité de l’événement » (p. 289) et il n’est pas jusqu’à l’usage de la métaphore électrique des différences de potentiels qui ne soit reliée à la pensée de Deleuze (p. 284), avec il est vrai quelques précautions. Si l’on parvient encore à peu près à suivre la démonstration du chapitre XII, l’enchâssement des discours atteint un tel degré de complexité, dans le chapitre suivant (« Fendre les mots et les choses ») que la virtuosité du jeu d’agrès auquel se livre G. Sebbag risque de perdre définitivement le lecteur peu versé da,s cette gymnastique. Il y est question en effet du commentaire par Deleuze de l’œuvre de Foucault, lui-même commentateur de l’œuvre de Roussel et l’on comprend implicitement que l’idée de réinterpréter l’œuvre de Foucault à partir de son Raymond Roussel trouve son origine chez Deleuze. Les plis de Deleuze sur Leibniz finissent par rejoindre les plis de Michaux, les doublures de Roussel, les « grands transparents » de Breton, tout cela dans un virevoltant jeu d’analogies et d’échanges putatifs. La fin du chapitre XIII, qui voit se rencontrer Derrida jouant à inventer la différance, Lacan retrouvant Roussel dans l’objet a, Deleuze opposant différenciation et différentiation fait l’effet d’un salut final de tous les acteurs réunis sur la scène de ce « theatrum philosophicum » (titre d’un article de Foucault commentateur cette fois de Deleuze) pour rendre hommage à Raymond Roussel où semble s’originer, si l’on en croit Georges Sebbag, l’avant-garde poétique et l’avant-garde philosophique les plus importantes du xxe siècle.

Après ce finale grandiose où tous les acteurs du structuralisme semblent communier dans le souvenir de Roussel, le chapitre XIV fait l’effet d’un ajout après terme ou d’une excroissance. Certes le développement sur la pensée des deux surréalistes roumains, Gherasim Luca et Dolfi Trost, dont certains des concepts deleuziens héritent directement, apporte des informations intéressantes et convainc d’une certaine connivence entre Deleuze et certains surréalistes, le bégaiement de la langue permettant de jeter un pont entre Roussel et Luca. Cependant, on aurait pu souhaiter voir cité (et qui sait, débattu ?) l’ouvrage de Paolo Scopelliti qui date de 2002, L’Influence du surréalisme sur la psychanalyse, dans lequel l’auteur étudie assez minutieusement la question des rapports entre Deleuze et les deux roumains[xvii]. De même, comme c’était déjà le cas de Foucault citant dans la préface de son Histoire de la folie Char et Bonnefoy sans les nommer, Deleuze et Guattari occultent l’appartenance au surréalisme des deux roumains dont ils font pourtant l’éloge et qu’ils préfèrent considérer comme des « auteurs étrangement méconnus » (cité p. 336). Sans négliger un tel déni, G. Sebbag se contente souvent de s’en étonner là où on aurait aimé voir s’ouvrir un débat. Creuser ce refus du surréalisme, le désir de Foucault et Deleuze d’effacer les traces eût peut-être nui à la cohérence d’un essai qui s’évertue justement, à révéler traces et sillons, quitte à en suggérer seulement parfois les possibles[xviii]. L’essai n’est-il pas construit sur une œuvre-fantôme ?

Vertiges de la doublure

Si l’on reprend la métaphore de la couture dont l’auteur use à de nombreuses reprises en vertu de l’un des sens du mot doublure, l’essai de Georges Sebbag apparaîtra donc comme un essai-rhapsodie. Composé à certains endroits de textes publiés ailleurs, dans d’autres contextes et pour d’autres fins (sans que la chose soit d’ailleurs formulée), l’ensemble n’évite pas les redites[xix], mais il témoigne d’une passion vivace et vivifiante pour le surréalisme et révèle un esprit en prise directe avec l’ensemble de la constellation du mouvement. C’est un peu comme si G. Sebbag, reprenant la célèbre double page parue dans Littérature en 1923 (no 11-12) intitulée, on s’en souvient Errutaretil [xx] — lecture renversante de la littérature s’il en est — comme si Georges Sebbag avait choisi sans le dire d’inventer un parcours entre les différents noms qui figurent sur ce frontispice de l’histoire du surréalisme[xxi], de tracer au crayon tous les itinéraires possibles et d’inscrire, à l’encre sympathique, quelques noms supplémentaires. D’écrire en somme une autre histoire renversante, celle de la philosophie, un Eihposolihp inavoué, beaucoup moins facile à lire et à prononcer, on en conviendra.

On peut n’être pas toujours convaincu par les jeux d’influences et l’ajout de ces nouvelles branches à l’arbre généalogique du surréalisme, d’autant plus qu’on entend finalement peu la voix du surréalisme parmi les philosophes des années soixante, moment sur lequel G. Sebbag choisit de faire porter l’accent. La réflexion se fait souvent à sens unique, à partir des deux philosophes Foucault et Deleuze, G. Sebbag faisant un peu avec le surréalisme ce que Benedetto Croce faisait avec la philosophie de Hegel en écrivant en 1910 Ce qui est vivant et ce qui est mort de la philosophie de Hegel. On ignore tout de ce que les surréalistes des années soixante, rejoints par Georges Sebbag en 1964, disent ou pensent de Foucault et Deleuze et même s’ils les ont lus.

Si, pour finir, on choisit pourtant de substituer au réseau d’analogies et à l’interprétation déterministe qui le sous-tend une série d’homologies, pour ne plus considérer qu’une histoire des schèmes de la pensée, poétique ou philosophique (simulacre, répétition, procédé), on trouvera dans l’essai de Georges Sebbag de bonnes raisons de croire que l’interrogation sur le langage des poètes et des philosophes a quelque chance de se rencontrer ailleurs que sur le terrain de la pensée spéculative.


[i] Un grand nombre de ces ouvrages a été publié aux éditions Jean-Michel Place dans la collection « Surréaliste », voir notamment Enquêtes surréalistes, En Jeux surréalistes, Sommeils et rêves surréalistes tous publiés en 2004. Voir également Les éditions surréalistes 1926-1968, IMEC, coll. « L’Édition contemporaine », 1993 ; Jacques Vaché, Soixante-dix neuf lettres de guerre, Jean-Michel Place, 1989.

[ii] http://www.philosophieetsurrealisme.fr

[iii] Les expositions Charles Fourier et Grandville à Besançon en 2010 et 2011, l’exposition El Surrealismo y el sueño à Madrid en 2013, ou encore une collaboration avec Emmanuel Guigon, directeur du Musée des Beaux-Arts de Besançon sur l’objet surréaliste.

[iv] Par exemple « Aragon &Breton, un projet philosophique » (chap. I), « Heidegger en futuriste et surréaliste » (chap. III), « Les courses immobiles d’Alfred Jarry » (chap. IV) ou encore « Grandville philosophe du déguisement » (chap. VI).

[v] Il faut par exemple attendre la pages 93 pour voir apparaître, après l’introduction, Gilles Deleuze à la faveur d’un développement sur Alfred Jarry et la page 126 pour qu’un développement soit consacré à Michel Foucault.

[vi] On se souvient de la liste célèbre : « Chateaubriand est surréaliste dans l’exotisme », « Victor Hugo est surréaliste quand il n’est pas bête », « Jacques Vaché est surréaliste en moi ».

[vii] L’expression « sombre précurseur » ou « précurseur sombre » est employée par Deleuze dans Différence et répétition en 1968 et constitue l’un des concepts directeurs de l’essai de G. Sebbag. En revanche, nous empruntons l’expression « main élective » à André Breton qui dans « Fronton-virage » désignait ainsi Jean Ferry et Maurice Heine, tous deux proches du surréalisme, pour la manière dont ils étaient parvenus à dépasser leur rôle de simple commentateur en réunissant les conditions pour faire rayonner les œuvres élues : celle de Roussel, précisément, et celle de Sade. Voir La Clé des champs, Œuvres complètes, t. III, Marguerite Bonnet et alii éd., Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 840

[viii] « Deleuze suppose, écrit Sebbag, qu’il y a dans tout système un précurseur sombre, invisible et insensible, qui détermine en creux et à l’avance le chemin de la foudre qui va éclater entre les intensités différentes », où l’on voit G. Sebbag préparer le rapprochement entre la définition par Breton de l’image surréaliste et la question des potentiels chez Deleuze, p. 283-284.

[ix] « le concept de doublure […] p[ouvant] être converti en termes de différence et de répétition » (p. 9).

[x] Les passages cités sont dépourvus de note. Aussi mieux vaut-il savoir où trouver le texte « Du décor » d’Aragon et avoir en tête la citation de Kant « sur le cinabre tantôt rouge, tantôt noir » dans Le Paysan de Paris, supposée être « la plus significative », si l’on veut suivre la comparaison en quatre points dressée par G. Sebbag entre l’histoire racontée par Barrès dans Les Déracinés et l’histoire du groupe surréaliste. Idem pour certains passages où la spécificité de chaque auteur se voit résumée dans une parenthèse elliptique : « D’autres individus double face sont venus après Ducasse : Alfred Jarry (identité des contraires), Raymond Roussel (doublure), Francis Picabia (indifférence immobile), Arthur Cravan (poète et boxeur), Marcel Duchamp (méta-ironie), Arp (pile ou face) » (p. 24) sans parler de ces collages citationnels non démarqués qui flatteront l’initié, mais agaceront les autres. Voir par exemple p. 26 et 27 où les motifs de L’Amour fou s’enchevêtrent à la faveur d’une série de jeux de mots sans qu’il soit jamais fait mention de l’œuvre elle-même.

[xi] Voir d’Emmanuel Rubio : Les Philosophies d’André Breton 1924-1941, L’Âge d’homme, 2009 ouvrage tiré d’une thèse soutenue en 2002 sous la direction d’Henri Béhar ; « Présences de Schelling dans Le Paysan de Paris », Recherches croisées Aragon/ Elsa Triolet, no 8, 2002 ; « Hegel, l’amour et Le Paysan de Paris », in L’Atelier d’un écrivain : Le xixe siècle d’Aragon, textes réunis par Edouard Béguin et Suzanne Ravis, Publications de l’Université de Provence, coll. « Textuelles littérature », 2003 ; « Le mythe de Moedler », Une tornade d’énigmes, Le Paysan de Paris de Louis Aragon, textes réunis par Anne-Elizabeth Halpern et Alain Trouvé, Éditions L’Improviste, 2003 ainsi que l’article de Nathalie Piégay-Gros, dans le même ouvrage, « Philosophie de l’image ». Voir également de Franck Merger, « L’allégorie de la « grotte » : enjeux philosophiques et littéraires d’un passage du Paysan de Paris », Annales de la société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, no 4, 2002 ; de Philippe Sabot, Pratiques d’écriture, pratiques de pensée : figures du sujet chez Breton, Éluard, Bataille et Leiris, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Problématiques philosophiques », 2001 (dont le chapitre I comporte une section intitulée « Y a-t-il une philosophie du surréalisme ? »), mais aussi l’ouvrage déjà ancien de Roger Garaudy, Du Surréalisme au monde réel. L’Itinéraire d’Aragon, Gallimard, 1961, dans lequel la dette envers Kant, Hegel et D’Holbach était déjà abordée.

[xii] Georges Sebbag, « La pintura animada del surrealista que sueña », El Surrealismo y el sueño, Madrid, Museo Thyssen- Bornemisza, 2013, p. 57-65. La reprise de ce texte dans le présent essai n’est cependant à aucun moment signalée, pas plus qu’elle ne l’est sur le site de l’auteur.

[xiii] La question du temps est celle qui revient le plus, semble-t-il, dans les ouvrages de G. Sebbag.

[xiv] Citons par exemple cette phrase tirée d’un tract surréaliste : « Nous a-t-on assez couru sur le haricot avec M. Bergson, le bergsonisme et les bergsoniens ? » (« À suivre », 1929) et dans le célèbre Lisez/ Ne lisez pas, on se souvient peut-être qu’il faut lire Freud, mais ne pas lire Bergson, associé en matière d’idiotie à cette autre bête noire des surréalistes : Paul Claudel. Aragon parle quant à lui dans Traité du style de ce « philosophe [qu’il] n’aime guère ».

[xv] Texte consultable en ligne sur le site de l’auteur à l’adresse suivante : http://www.philosophieetsurrealisme.fr/grandville-philosophe-du-deguisement/ . Seule une phrase a été modifiée dans le chapitre VI (p. 131-150) et un titre ajouté.

[xvi] « Foucault ne peut être structuraliste que sur un plan roussellien » (p. 261).

[xvii] Paolo Scopelliti, L’influence du surréalisme sur la psychanalyse, Lausanne, L’Âge d’homme, coll. « Bibliothèque Mélusine » , 2002, p. 121-178.

[xviii] Prudent malgré tout, Georges Sebbag multiplie les formules suspensives (nous soulignons) : « Toutes ces visions mouvantes [celles de Grandville] que Diderot n’aurait pas reniées » (p. 44), « on peut se demander, à l’issue de ce survol, si les surréalistes ne fréquentaient pas les mêmes sentiers philosophiques que l’auteur d’Être et Temps » (p. 75) ; ou encore « comme s’il [Foucault] avait en tête la table d’opération évoquée par Breton dans Ralentir travaux » (p. 224) ; « c’est probablement en pensant au métagramme de Roussel pourvoyeur en doublures que Foucault détecte la fonction de métathèse produite par le miroir [dans les Ménines] ( p. 225), « les pages finales sur la double affirmation d’Ariane [chez Deleuze] inspireront sans doute Michel Foucault » 237 ; « on imagine que deux phrases ont dû tinter dans la tête du natif de Poitiers [i.e. Foucault] » (p. 268) ; « Peut-être un clin d’œil aux Champs magnétiques de Breton et Soupault » (p. 306).

[xix] Notamment p. 22/ 32 ; p. 20/50 ; p. 8./59 ; p. 32/80 ; p. 79/131 ; p. 147/174.

[xx] Pour découvrir l’original de cette double page on se reportera au site de la Bibliothèque Jacques-Doucet à l’adresse suivante : http://www.doucet-litterature.org/spip.php?article51 et à l’article de Marie-Claire Dumas « Errutaretil, ou la littérature selon André Breton (et Cie ?) qui en fournit une première description. On pourra lire alors avec profit l’article de Marie-Paule Berranger qui en fournit une lecture éclairante dans « Errutaretil : ciel de lit du surréalisme » : http://www.doucet-litterature.org/spip.php?article55

[xxi] Sade, Diderot, Grandville, Jarry, Roussel, Vaché, Cravan ou Lautréamont figurent en bonne place au sein de cette constellation.

 

TOYEN PÉRET DVD

« À quoi bon baisser la tête si le ciel est haut ? »

PAR DOMINIQUE RABOURDIN

Deux nouveaux films et deux des meilleurs de la collection Phares, animée par Aube Elléouët, sont consacrés à des intimes parmi les intimes d’André Breton, ses « fidèles » leur vie durant, Benjamin Péret et Toyen. L’amitié et l’admiration de Breton pour « Benjamin l’impossible » dès le début des années vingt, évoquées dans les premières pages de Nadja, furent aussi indéfectibles que celles de Péret pour Breton et de Péret et Breton pour Toyen. On est là au fond du cœur du surréalisme, de ce qui n’a pas cessé d’en faire le prix.

TOYEN L’ORIGINE DE LA VÉRITÉ
De Dominique et Julien Ferrandou
BENJAMIN PÉRET POÈTE C’EST-À-DIRE RÉVOLUTIONNAIRE
De Rémy Ricordeau.
Seven doc 2015, 93 et 94 minutes, 23 euros

Sa très grande discrétion et son refus de toute forme de compromission ont longtemps empêché Toyen d’occuper dans la constellation des peintres surréalistes la place qui lui revenait, une des toutes premières. Le réalisateur dans cette collection des films sur Yves Elléouët, Alice Rahon, Leonora Carrington et Dorothea Tanning, Dominique Ferrandou, en respecte cette fois encore le modèle chronologique et didactique habituel, trop restrictif pour une femme qui faisait exploser toutes les conventions. On suit pas à pas les grandes étapes de la vie de cette très jeune femme devenue, avec Jindrich Styrsky, une des figures emblématiques de l’avant-garde tchèque : sa participation à Devĕ tsil, les séjours à Paris à partir de 1925 et la découverte du surréalisme dans toute sa nouveauté. En 1927, « par opposition, écrit-elle, au réalisme et au naturalisme » sa peinture évolue vers « l’artificialisme », qu’elle définit comme « l’identification du poète et du peintre. » C’est d’autant plus important, a précisé son ami Radovan Ivšić, « que l’ensemble de son activité peut être considéré comme une véritable défense et illustration de cette intuition de jeunesse. Car à travers les aspects très divers de sa peinture, Toyen n’a cessé de témoigner de cette identification totale du peintre et du poète.» Un des grands intérêts de ce film est de révéler des œuvres majeures de cette période décisive.

Après la visite de Breton et Éluard à Prague en 1935, Styrsky, Toyen et leurs amis Nezval et Teige participent aux publications et aux expositions internationales du surréalisme. Pendant l’occupation nazie, Toyen est inscrite sur la liste des intellectuels à qui toute manifestation publique est interdite. Après la mise au pas stalinienne de son pays, elle n’a plus la possibilité d’y travailler librement. Un jeune surréaliste ayant choisi de vivre aujourd’hui à Prague, Bertrand Schmitt, bien placé pour savoir ce qui se passait sous un régime totalitaire, le rappelle d’une manière qui fait froid dans le dos : « En 1946, Paul Éluard est revenu à Prague, André Breton était encore aux États-Unis, et Toyen lui a demandé des nouvelles d’André Breton, en disant : « Mais que devient André ?» et Paul Éluard lui a fait savoir qu’il fallait choisir, c’était soit lui soit André Breton, et Toyen a choisi et a dit : « Dans ce cas-là c’est André Breton. » Et Paul Éluard lui a dit : « Si c’est comme ça, je ferai tout pour vous détruire.»

En 1947, elle n’a plus d’autres choix que l’exil. Avec Jindrich Heisler, autre figure majeure du surréalisme tchèque, elle s’installe à Paris, qu’elle ne quittera plus. Jusqu’à la dissolution du groupe en 1969 elle s’associe pleinement à toutes ses activités, y compris politiques. Elle illustre les revues, les poèmes et les livres de Breton, Péret (qui la surnommait affectueusement « baronne »), Octavio Paz et des nouveaux venus comme Gérard Legrand, Elie-Charles Flamand, Jean-Pierre Duprey, Radovan Ivsic et Annie Lebrun. Peut-être ce film serait-il resté sagement classique si n’y avaient participé de façon déterminante quelques-uns de ceux qui avaient su l’entourer sa vie durant, qui sont restés près d’elle après la mort de Breton. Ils ne sont pas venus raconter quelques anecdotes « pittoresques », ni faire étalage de leurs connaissances. Ils sont poètes et parlent de ce qui leur est essentiel, la liberté, l’amour, la poésie. Georges Goldfayn, un des animateurs de l’Age du cinéma avec Robert Benayoun et Ado Kyrou, le benjamin du groupe en 1950 quand il rencontre Toyen pour devenir un de ses intimes (elle lui confie le choix des titres de ses tableaux), avait toujours refusé de s’exprimer devant une caméra. Il est sorti de son silence parce qu’il a la conviction que ce qu’il sait sur elle, et sur Péret, il est aujourd’hui le seul à pouvoir le transmettre. Devant Annie Lebrun, il met toute son énergie, toute sa conviction, en martelant ses mots, à expliquer l’attitude de la femme magnifique qui disait hautement : « Je ne suis pas Peintre ! » « J’ai essayé, explique-t-il, de vous montrer la détermination et la force avec laquelle Toyen s’exprimait, pour préciser qu’elle avait cette singularité d’être ce qu’elle était, mais c’est en se définissant comme une personne qui n’était pas un peintre. Or elle disposait de tous les moyens techniques de la peinture, elle était extrêmement attentive, vétilleuse dans l’emploi de tous les moyens techniques associés à la peinture, mais elle ne se définissait pas comme un peintre. C’est dire qu’elle faisait référence au fait qu’elle avait une activité poétique. Sa singularité spécifique : c’était qu’elle était une poète. « Breton avait trouvé les mots pour saluer Toyen, de qui je ne puis jamais évoquer sans émotion le visage médaillé de noblesse, le frémissement profond en même temps que la résistance de roc aux assauts les plus furieux et dont les yeux sont des plages de lumière…  » La beauté de ce film est qu’il ne se contente pas de montrer – un peu trop classiquement — ses admirables tableaux, ses grands cycles de dessins et ses exquises fantaisies pornographiques, mais qu’il donne la parole à ceux qui l’avaient connue, admirée et aimée et partageaient ses exigences, parce qu’eux-mêmes étaient poètes, comme elle.

« Qu’est-ce que le surréalisme ?
C’est la beauté de Benjamin Péret écoutant les mots de famille, de religion et de patrie ».

Qu’un film intitulé Poète c’est-à-dire révolutionnaire s’ouvre sur ces mots d’André Breton est un signe fort. Pour un des principaux intervenants, Guy Prévan, auteur de Péret Benjamin, révolutionnaire permanent, et lui-même « réfractaire à temps complet », « ces trois mots qui réunissaient Breton et Péret et d’autres bien sûr, c’était la poésie l’amour et la liberté. C’est avec la liberté que l’on peut faire le joint, la poésie suppose la liberté, c’est pour ça qu’elle n’aime pas les honneurs. La politique telle que la concevait Péret avait aussi comme objectif « la liberté, arriver à la liberté ». Donc de « changer la vie ».

En publiant à News York, en 1943, sous le titre La Parole est à Péret sa préface à l’Anthologie des mythes, légendes et contes populaires d’Amérique, Breton saluait « un esprit d’une liberté inaltérable que n’a cessé de cautionner une vie singulièrement pure de concessions ». Rémy Ricordeau, le réalisateur, connaît assez Péret pour ne pas ouvrir le robinet d’eau tiède. Son film est tout sauf « sage » et « bien-pensant » parce qu’il ne fait intervenir que ceux qui ont connu et compris cet homme mort en 1959, il y a plus de 55 ans. Les plus jeunes ont — peut-être — 80 ans, mais ils parlent d’un homme qui leur a embelli la vie comme aucun « spécialiste » ne sera jamais capable de le faire. Grâce à eux, ce film est à la hauteur de son titre : Poète c’est-à-dire révolutionnaire.

Presque tous ont fait partie du groupe surréaliste autour de Breton (et de Toyen). Leur présence est un défi au temps : Georges Goldfayn parle de Péret comme s’il l’avait quitté la veille : « Il n’y a pas un être qui se soit à ce point confondu avec l’activité poétique, avec ce qu’il appelle lui, connaissance intuitive. Il n’y a pas un être qui l’a été autant que lui. » Michel Zimbacca revoit Péret écrivant le commentaire inspiré du film l’Invention du monde. Jean-Claude Silbermann admire que « chez Benjamin l’automatisme ait trouvé sa raison d’être en poésie même ». Alain Joubert définit clairement les positions de Péret aux moments cruciaux de sa vie, la guerre d’Espagne, la prison, l’exil au Mexique, les luttes politiques, et partage avec Guy Prévan qui, lui, parle en militant politique du militant Péret, le rôle de narrateur. Maurice Nadeau est un jeune homme en 1939 quand la responsabilité de Clé, le journal de la FIARI – Fédération Internationale de l’Art Révolutionnaire Indépendant, fondée par Breton et Trotsky, qui eut tout de même deux numéros avant la guerre lui est confiée sous le contrôle de Péret, dont il garde un meilleur souvenir que de Breton. J’ai assisté en 2012, quelques mois avant sa mort, au tournage de ce qui doit être son dernier entretien, 75 ans après leur rencontre. Il avait plus de 100 ans : « Je ne le prenais pas pour un surréaliste comme les autres finalement. Parce que c’était un surréaliste qui travaillait et qui gagnait sa croûte. Enfin il avait un boulot. Les autres pouvaient vivre de peintures, de machin, je ne sais pas quoi, je n’ai jamais voulu le savoir. Mais lui, il était dans le concret, dans la vie. C’est ça. »

Breton est présent avec sa voix, ses Entretiens pour la radio, la lecture de Nadja et de quelques extraits de ses lettres (inédites) à Péret, dont celle de New York, le 26 mai 1943, où il félicite son « Très cher Benjamin » de la préface à sa future anthologie, qu’il publiera toutes affaires cessantes :

« Tu as écrit un texte de toute importance, cette préface. C’est même la première fois que tu te décides à t’exprimer d’une manière autre que strictement poétique, en dépit de mes instances de 20 ans. Et c’est mieux qu’une réussite : tu donnes du premier coup, comme j’ai eu maintes occasions de le dire et comme chacun en a convenu avec enthousiasme autour de moi, le premier grand texte manifeste de cette époque, ce que nous pouvons appeler entre nous un chef-d’œuvre. »

La parole est aussi largement donnée à Péret lui-même avec des enregistrements pour la radio et sa poésie, jubilatoire quand elle est dite par Breton et Pierre Brasseur, autre complice des années vingt. Ses mots apparaissent à l’écran, beaucoup de textes courts ponctuent le film. La poésie jaillit à jets continus, « comme de source ». Et l’on prend le temps d’écouter des passages essentiels de ses grands « manifestes », dont le splendide Déshonneur des poètes : « Le poète n’a pas à entretenir chez autrui une illusoire espérance humaine ou céleste, ni à désarmer les esprits en leur insufflant une confiance sans limite en un père ou un chef contre qui toute critique devient sacrilège. Tout au contraire, c’est à lui de prononcer les paroles toujours sacrilèges et les blasphèmes permanents […] Il sera donc révolutionnaire, mais non de ceux qui s’opposent au tyran d’aujourd’hui, néfaste à leurs yeux parce qu’il dessert leurs intérêts, pour vanter l’excellence de l’oppresseur de demain dont ils se sont déjà constitués les serviteurs. Non, le poète lutte contre toute oppression : celle de l’homme par l’homme d’abord et l’oppression de sa pensée par les dogmes religieux, philosophiques ou sociaux. Il combat pour que l’homme atteigne une connaissance à jamais perfectible de lui-même et de l’univers ».

On ne s’étonne pas que de tels propos aient pu valoir à leur auteur de solides inimitiés, qui ne s’éteignirent pas avec sa mort. Jacques Prévert eut alors l’occasion de prendre sa défense : « Benjamin Péret, c’était un poète entier, qui n’écrivait jamais les choses à moitié. Il tenait à ses idées, ses amitiés, ses rêves. Benjamin Péret, c’était et c’est toujours Benjamin Péret. »

« À quoi bon baisser la tête si le ciel est haut ? », écrivait-il à Toyen.

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Post-scriptum : L’Association des amis de Benjamin Péret, 50 rue de la Charité-69-002-Lyon, qui a apporté son soutien au film de Rémy Ricordeau, vient de publier le quatrième des Cahiers Benjamin Péret, avec des dossiers sur Le Brésil de Benjamin Péret et sur André Breton et ses amis surréalistes à Saint-Cirq Lapopie, ainsi qu’un important inédit en français, Noirs sur Blancs au Brésil, écrit en 1934 pour la célèbre Negro Anthology de Nancy Cunard. Et les Rouilles enragées, publiées jadis sous le pseudonyme de Satyremont retrouvent enfin leur titre original, les Couilles enragées, aux éditions Prairial. 72 pages, 8 euros.

CC

Nadja Cohen, Les Poètes modernes et le cinéma (1910-1930)

Cohen Nadja, Les Poètes modernes et le cinéma (1910-1930), Paris, Classiques Garnier, coll. « études de littérature des XXe et XXIe siècles », 2013, 449 p.

Recension par Léa Buisson

Issu d’une thèse de doctorat[1] dirigée par Jean-Pierre Bobillot à l’Université Stendhal-Grenoble 3, l’ouvrage de Nadja Cohen constitue un précieux document nous éclairant sur le rôle qu’a pu jouer le cinéma – « stupéfiant image[2] » porteur d’une mythologie propre à l’éclosion du XXe siècle – dans le discours poétique de la modernité. Spécialiste des rapports entre la poésie et les médias[3], l’auteure place d’entrée de jeu son étude « sous le signe d’Apollinaire, “prophète médiologique (p. 9)” » qui prédisait déjà, en juin 1917, la fin du livre imprimé, voué, selon lui, à être rapidement concurrencé par les productions phonographiques et cinématographiques. « Homme-époque » (p. 10, Nadja Cohen reprend ici une expression employée par Savinio dans une lettre de 1916 à Apollinaire), Apollinaire fait office de jalon pour l’analyse d’un corpus poétique français s’étendant de 1910 à 1930, qui est celui d’une génération littéralement sous l’emprise du medium cinéma, et appartenant à ce que François Albera désigne par « épistémè du cinéma », soit un « nouveau paradigme de pensée et de représentation qui innerve tout l’espace de la communication et de l’expression et dont le cinéma n’est point le tout mais la concrétisation la plus achevée, qui l’éclaire de ce fait mieux que quiconque[4] ». Partant du constat qu’il n’existe à ce jour que très peu de travaux consacrés aux relations entretenues par les poètes modernes avec le cinéma, Nadja Cohen nous propose un ouvrage qui ne se limite pas à l’analyse d’œuvres appartenant au mouvement surréaliste – dont on connaît la passion pour le septième art, et cela dès ses débuts –, mais qui tente de « défricher un terrain critique encore presque vierge tout en soulignant à la fois les phénomènes de continuité et les divergences entre l’avant et l’après-guerre, mais aussi l’avant et l’après-Manifeste de 1924 » (p. 20). Choisissant une « optique générationnelle » (p. 20), plutôt qu’un mouvement littéraire en particulier, cet ouvrage met en avant aussi bien certains protagonistes du surréalisme – avec l’analyse de textes de Louis Aragon, Robert Desnos, Antonin Artaud et Philippe Soupault – que des poètes modernistes d’horizons variés mais ayant manifesté un profond attachement pour le cinéma – comme Max Jacob, Blaise Cendrars, Henri Michaux et Pierre Reverdy –, ou d’autres, moins connus, comme Benjamin Fondane et Pierre Albert-Birot.

Poésie et cinéma : une rencontre

Souhaitant couvrir un phénomène de grande envergure, aussi bien esthétique qu’historique et culturel – voire anthropologique –, Les Poètes modernes et le cinéma est composé de trois grandes parties qui ont la qualité de faire s’articuler astucieusement réflexions théoriques et études de cas. La première d’entre elles, intitulée « Poésie et cinéma au début du XXe siècle : les raisons d’une rencontre », s’attache à expliquer ce qui put aimanter si irrésistiblement les poètes modernes au cinématographe, divertissement initialement populaire et anti-intellectuel, mais témoignant d’une perpétuation « du goût romantique pour les arts dits primitifs et, plus directement, dans la lignée des revendications provocatrices de Rimbaud (p. 29) ». Après avoir survolé la généalogie d’une tradition poétique moderne captivée par la trivialité des arts populaires et les « refrains niais[5] », Nadja Cohen consacre une sous-partie à la poétique baudelairienne et au phénomène de « prosaïsation » de la poésie, terme qui « présente […] l’intérêt de faire entendre à la fois le mot “prose” et l’adjectif “prosaïque” (p. 34) », et qui désigne la contamination du vers par la prose, mais aussi le renouvellement des sujets poétiques, du lexique et du niveau de langue, ouvrant sur une poésie du quotidien. Baudelaire fut de ce fait l’initiateur d’une poésie de (la) circonstance, mais son projet se démarqua grandement de celui des avant-gardes de 1910, en ce qu’il pensait encore pouvoir extraire de sa pratique scripturale une forme d’éternité.

Par ailleurs, les relations entre poésie et journalisme constituent un jalon important dans la genèse du modernisme, des poètes comme Apollinaire ou Cendrars considérant le « lyrisme visuel » des affiches publicitaires comme un « moyen d’élargir le champ d’action de la poésie (p. 52) », rejoignant en cela les manifestes futuristes, ainsi que les expérimentations picturales cubistes. Bien que « [l]a valorisation de la culture populaire et l’éloge du banal [soient] un des points de rencontre entre le modernisme et le premier surréalisme (p. 61) », un usage différent sera fait de la réclame par les futurs surréalistes, qui la considéreront avant tout comme une « puissance de mort » de laquelle résulte une « poésie-activité de l’esprit (p. 57. La seconde expression est de Tristan Tzara.) ». En outre, l’une des caractéristiques les plus notables de la poésie moderniste consiste en la remise en question du lyrisme personnel, le sujet poétique étant appelé à se dissoudre dans l’anonymat de la foule « avec laquelle il vibre à l’unisson (p. 70) ». Partant, le problème de la simultanéité taraude les poètes – en témoignent les « poèmes-conversations » d’Apollinaire –, à l’instar d’une volonté de produire une poésie objective qui semblerait jaillir naturellement de l’immanence des choses et du monde, et non d’un « je » lyrique. Et c’est ici qu’entre en jeu le medium cinéma qui, au moment de sa naissance, est « [p]erçu non comme un art mais comme une machine à enregistrer le réel », et se révèle ainsi « un modèle esthétique rêvé dans le cadre de la revendication d’une poésie objective, où le sujet lyrique s’effacerait pour céder la place aux faits et aux images (p. 86) ».

Après avoir dressé un panorama des différentes technologies pré-cinématographiques, Nadja Cohen entre de plain-pied dans l’histoire du cinéma des premiers temps, commençant par opposer deux conceptions très différentes, soit le « film documentaire et réaliste des “vues” Lumière » et le « film onirique et illusionniste, riche en trucages, de Georges Méliès » (p. 110), pour ensuite analyser diverses strates du discours sur le cinéma en ce début de siècle. Divertissement populaire par excellence, le cinématographe est d’abord dédaigné par la bourgeoisie, entre autres raisons parce qu’il serait, et cela depuis sa naissance, associé à une forme de violence physique et/ou psychique. Peu valorisé socialement, ce nouveau type de spectacle souffre également de la faiblesse des films produits, qui, compte tenu d’une technique encore balbutiante, s’apparentent davantage à du théâtre filmé. Bien que l’apparition progressive d’un public d’esthètes contribuera à l’émergence de la cinéphilie dans les années 1920, les détracteurs de cette « école du vice[6] » n’auront de cesse d’envahir les journaux de leurs discours « édifiants », pour la plupart péjoratifs. Enfin, achevant ce premier chapitre, l’auteure se penche sur les modalités de la vision moderne, soulignant notamment le rôle crucial joué par les théories bergsoniennes dans l’élaboration de plusieurs conceptions philosophiques et artistiques : Bergson a de la sorte « contribué à imposer les paradigmes photographique et cinématographique comme analogies privilégiées avec le processus de la mémoire » (p. 141).

« Projection et projectile : le cinéma et l’homme moderne. Vitesse, violence et subversion »

La deuxième grande partie de cet ouvrage, intitulée « Projection et projectile : le cinéma et l’homme moderne. Vitesse, violence et subversion », porte sur la conjonction même du cinéma et de l’homme moderne. Elle fait la part belle à Walter Benjamin, pour qui le septième art était à l’origine d’une « esthétique du choc », bien que le philosophe n’ait jamais condamné ce medium, car, selon lui, comme l’avait déjà fait l’œuvre dadaïste, le film mettait en œuvre un « choc traumatique » (p. 177), mais cette fois-ci sur un plan perceptif et non moral, le cinéma ayant pour but de « délivrer l’effet de choc physique de la gangue morale où le dadaïsme l’avait en quelque sorte enfermé[7] ». En parfaite adéquation avec l’expérience moderne de la vie urbaine, le cinéma agissait donc comme un révélateur de ses attributs, en premier lieu la vitesse :

« Le Cinéma, venu au monde avec ces machines, machine lui-même et l’une des plus belles, perçoit mécaniquement la photogénie mécanique. Une fraternité curieuse rapproche l’invention prodigieuse de la reproduction du mouvement de ces autres inventions qui ont porté le mouvement à sa limite la plus intense[8]. »

Le cinéaste et critique français Jean Tedesco analyse avec justesse ce qui participera de l’engouement de bon nombre d’artistes et de poètes pour un medium qui semblait prendre en charge et devancer l’évolution de l’appareil sensoriel humain requise par l’ère mécanique et citadine. Grand admirateur du cinématographe, Aragon soulignait déjà, dans Le Paysan de Paris, l’ampleur de la contrainte adaptative imposée à l’être humain par la fulgurance moderne : « [Les effets de la vitesse] modifient à un tel point celui qui les éprouve qu’on peut à peine dire […] qu’il est le même qui vivait dans la lenteur[9] ». L’éloge de l’énergie se situe ainsi en plein cœur de la polarisation des poètes vers le medium cinéma, certains personnages mythiques, tels Charlot ou Fantômas, incarnant – chacun à sa manière – un idéal de rapidité et d’efficacité propre au film d’action. Et c’est à point nommé que Nadja Cohen met en lumière les travaux méconnus de Jean Epstein sur le cinéma et la poésie, deux essais[10] qui cherchent à démontrer que les poètes modernistes ont donné la prééminence à la sensation plutôt qu’à l’idée, « l’émotion étant un levier de mise en marche du cerveau d’un rendement bien supérieur à l’intelligence » (p. 186). Bien que ses théories manquent de précision et s’avèrent parfois quelque peu fantaisistes, le futur cinéaste est convaincu que la poésie moderne et le cinéma sont faits pour s’entendre à merveille, et, par conséquent, rêve d’une collaboration fructueuse entre ces deux arts « où prédominent les notions de vitesse, de choc, et de sensualité » (p. 187). Mais la vitesse n’est pas l’unique vecteur d’enthousiasme entre la poésie et le cinéma, ce divertissement absorbant largement son public grâce au climat subversif qui l’englobe dès ses débuts. Violence et érotisme sont par conséquent au rendez-vous de la dernière partie clôturant la deuxième grande section de l’ouvrage, l’auteure examinant plusieurs cas spécifiques, cheminant de l’imaginaire sensuel – voire obscène – des salles obscures au mythique maillot noir de Musidora.

Poésie et cinéma : étincelles ou effectivité ?

La dernière grande section de cette étude, titrée « Le cinéma : outil polémique ou instrument de renouvellement esthétique ? », se propose d’analyser les résultats effectifs d’une rencontre poésie/cinéma, circonscrite et analysée avec précision dans les deux sections précédentes – principalement sur les plans historiographique et anthropologique. Au-delà des affinités électives qui sont celles de ces deux media, il s’agit à présent de comprendre quels sont les véritables enjeux et les retombées esthétiques de ce confluent artistique. Pour ce faire, l’auteure choisit de procéder à une analyse en trois temps, s’attardant en premier lieu sur l’ambivalence du discours poétique portant sur le cinéma. En effet, les poètes avant-gardistes – tels Aragon, Cendrars, ou encore les dadaïstes –, ont toujours exprimé leur préférence pour un cinéma populaire, finissant par cultiver un « dandysme de l’anti-culture (p. 262) » qui prendra une ampleur particulière chez les surréalistes :

« Alors pourquoi aller au cinéma sinon pour y découvrir, comme dans les paysages, les enseignes, les affiches, les maisons en démolition, les gros titres des journaux, des choses (ou des films) qui soient surréalistes, mais sans que les auteurs aient jamais entendu parler de notre mouvement[11]. »

Peu importe, donc, la qualité du film, le cinéma joue le rôle d’une corne d’abondance pourvoyeuse d’une matière susceptible de se métamorphoser en merveilleux surréaliste. Mais Breton ira encore plus loin, puisqu’il affichera à plusieurs reprises un mépris caractérisé pour le cinéma, l’éloge de son « idiotie » n’étant pas, à première vue, une panacée qui légitimerait le septième art : « Je dois confesser mon faible pour les films français les plus complètement idiots. Je comprends, du reste, assez mal, je suis trop vaguement. Parfois cela finit par me gêner, alors j’interroge mes voisins[12]. » Il faut bien reconnaître que l’usage qui est fait ici du cinéma relève davantage d’un goût pour le scandale que d’un réel parti pris cinématographique. Par la suite, il sera d’ailleurs reproché aux surréalistes d’avoir complètement ignoré la réalité technique et matérielle de ce nouveau medium, de s’être contentés de rêvasser en « consommant » de la pellicule sans but précis.
Dans un second temps, Nadja Cohen fait l’état des lieux de cette relation pour le moins ambiguë et recense les réflexions théoriques et esthétiques majeures engendrées par plusieurs poètes s’étant momentanément mués en penseurs du cinématographe. Il en ressort avant toute chose un intérêt significatif pour la visualité du cinéma, et, symétriquement, un rejet massif de l’élément narratif, duquel découle, très logiquement, un refus de toute forme de théâtre filmé. Ce pan critique du cinéma, issu du champ poétique, plaide souvent pour un « lyrisme de la matière » (p. 311), vouant un culte certain à la technique du gros plan, car « [c]ette nouvelle vie des objets ouvre la voie à une nouvelle esthétique du fragment, où l’hyperréalisme engendre l’abstraction. En effet, la médiation de la machine permet d’accéder à la profondeur de l’objet, à son intimité » (p. 309). Medium éminemment visuel, le cinéma que les poètes portent aux nues se doit d’être silencieux, la mutité ouvrant plus aisément les portes du merveilleux et de l’inconscient, il s’ensuit un affranchissement du logos et des contraintes corrélatives à la logique et à la raison.

Polysémie du cinéma

Objet de réflexion consacré de l’avant-garde poétique[13], le cinéma, réservoir d’images au « caractère alogique et pulsionnel » (p. 325), a fasciné sans pourtant jamais devenir une véritable menace pour le langage et l’écriture, les surréalistes ayant notamment fait de cet art un « adjuvant du renouvellement » (p. 326) qu’ils souhaitaient si ardemment. C’est pourquoi Nadja Cohen, alors que sonne l’heure des bilans, préfère parler de confluence plutôt que d’influence, s’agissant du cinéma et de la poésie. Et, finalement, afin de mettre en lumière la production artistique tangible résultant de cette singulière rencontre, l’auteure entreprend l’analyse détaillée d’une sélection de scénarios, « poèmes cinématographiques » et « ciné-poèmes[14] », qui constituent peut-être les seules traces résiduelles d’une passion somme toute avortée. Concluant son ouvrage avec une série d’études textuelles et transmédiatiques fort subtiles[15], Nadja Cohen cherche à souligner l’ambiguïté terminologique du substantif « cinéma » dans l’esprit des différents poètes modernes appartenant à son corpus, « le terme ne désign[ant] que rarement l’art visuel tel que nous le connaissons (p. 399) ». À l’orée du XXe siècle, l’apparition d’un tel dispositif optique innovant, capable tout à la fois de capter des vues animées et de les projeter ensuite sur un écran, bouleverse considérablement la place et le rôle de l’artiste. Divertissement populaire élu par une frange d’intellectuels, de poètes et de plasticiens, l’arrivée de ce medium visuel inédit a permis de relancer, puis de nourrir les questionnements sur l’efficacité ou les failles éventuelles du langage, venant concurrencer la « fonction imageante (p. 399) » de la poésie, et l’invitant donc à se surpasser. Cependant, ne se limitant pas à la réflexion théorique, les poètes visités dans cet ouvrage regorgent d’inventivité et créent de nouvelles formes poétiques – souvent inspirées du scénario –, ces textes hybrides représentant désormais une archive de taille pour mesurer l’ampleur d’un phénomène propre à une époque donnée, où le cinéma se fait « le cadre cognitif à travers lequel le XXe siècle pense sa propre culture[16]. »


[1] Nadja Cohen, « Place et effets du cinéma dans le discours poétique de la modernité », thèse de doctorat soutenue le 1er décembre 2010.
[2] Expression citée en quatrième de couverture et provenant du Paysan de Paris de Louis Aragon, Gallimard, coll. « Folio », 2007 [1926], p. 82.
[3] Voir à ce sujet les actes du colloque qu’elle a co-organisé en 2008 à la Sorbonne : Poésie et médias : XXe-XXIe siècles, Paris, Nouveau monde éditions, coll. « Culture-médias », 2012.
[4] François Albera, L’Avant-garde au cinéma, Paris, Armand Colin, coll. « Armand Colin cinéma », 2005. Cité par Nadja Cohen, op. cit., p. 23.
[5] Arthur Rimbaud, « Alchimie du verbe », Une Saison en Enfer, Gallimard, coll. « Poésie », 1999, p. 139. Cité par Nadja Cohen, op. cit., p. 33.
[6] Édouard Poulain, « Contre le cinéma, école du vice et du crime. Pour le cinéma, école d’éducation, moralisation et vulgarisation », Imprimerie de l’Est, Besançon, 1918. Cité par Nadja Cohen, op. cit., p. 136.
[7] Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, dans Œuvres III, Gallimard, Paris, coll. « Folio essais », 2000 [1935], p. 97. Cité par Nadja Cohen, op. cit., p. 177.
[8] Jean Tedesco, « Le cinéma, expression de l’esprit moderne », Cinéma-Ciné pour tous, n° 82, avril 1927. Cité par Nadja Cohen, op. cit., p. 179.
[9] Louis Aragon, op. cit., p. 146. Cité par Nadja Cohen, op. cit., p. 181.
[10] Bonjour cinéma et La poésie d’aujourd’hui, un nouvel état d’intelligence, tous deux parus en 1921 [réédités en 1974-1975 et 2014].
[11] Georges Sadoul, « Souvenirs d’un témoin », Études cinématographiques, n° 38-39, 1965, p. 10. Cité par Nadja Cohen, op. cit., p. 263.
[12] André Breton, Nadja, dans Œuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988 [1928], p. 663. C’est Breton qui souligne. Cité par Nadja Cohen, op. cit., p. 264.
[13] Entre autres Pierre Albert-Birot, Blaise Cendrars, Pierre Reverdy, Louis Aragon, Robert Desnos, Antonin Artaud, ou encore Benjamin Fondane.
[14] L’Étoile de mer de Desnos/Man Ray, La Coquille et le clergyman d’Artaud/Dulac, La Bréhatine d’Apollinaire, La Perle fiévreuse de Cendrars, Les dix-huit secondes d’Artaud, etc.
[15] À ce titre, la belle trouvaille de « l’homophonie entre “verre” et “vers” qui met en relation les composantes matérielles du film et celles du poème » L’Étoile de mer est exemplaire (cf. p. 335).
[16] Philippe Ortel, « L’envers du cinéma dans la poésie de Pierre Reverdy », Poésie et médias, op. cit., p. 33. Cité par Nadja Cohen, op. cit., p. 400.

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De Tristan Tzara à Ghérasim Luca …

De Tristan Tzara à Ghérasim Luca : Impulsions des modernités roumaines au sein de l’avant-garde européenne

Nicole MANUCU, De Tristan Tzara à Ghérasim Luca : Impulsions des modernités roumaines au sein de l’avant-garde européenne, Paris, Honoré Champion, 2014, 260 p. « Bibliothèque de Littérature Générale et Comparée ».
Recension par Valentina Karampagia

   Dans ce dense essai, suivi d’une riche bibliographie, l’auteur tente de caractériser soigneusement la place de la littérature roumaine du XXe siècle dans l’espace européen, en suivant le fil des avant-gardes roumaines et de la façon dont elles résonnent dans le paysage littéraire français de l’avant et de l’après-Guerre. L’auteur se penche sur le cas de deux poètes roumains d’expression française, qui ont laissé une trace – étrange, étrangère, inclassable – dans la littérature française moderne : Tristan Tzara et Ghérasim Luca.

     Une question traverse de part en part cette étude historico-esthétique, pouvant résumer à elle seule le paradoxe de ce kaléidoscope ou jeu de forces qu’est l’Europe et qui s’énonce ainsi : « comment un espace aussi petit, perçu comme démuni et arriéré, devient le lieu, où épisodiquement, la nouveauté et la modernité s’inventent aussi ? ». Cette question pourrait se poser, au fond, aussi bien dans le cas d’autres littératures nationales de la « périphérie » européenne. Elle est d’une forte actualité dans un espace complexe, comme celui de l’Europe, où l’autre face des passerelles entre économies, cultures et langues est l’opposition entre centre et périphérie.

   Cette question, Nicole Manucu la traite en deux temps : dans un premier temps, elle s’essaie à problématiser la définition des termes « modernité » et « avant-garde », en soulignant leur complexité, leurs emboitements et dissociations et les catégorisations inadéquates dans lesquelles elles figent, souvent, l’art. Tout cela est ancré dans un continent argumentatif profondément historicisé et contextuel : la Roumanie du Dada et du Surréalisme, présentée comme une terre tenaillée entre tradition et innovation, appartenance à la nation et ouverture à l’Europe, langue unitaire d’un passé latinisant et idiomes pluriels de diverses populations et minorités. L’auteur soutient que la tentative de la Roumanie du début du XXe siècle de « récupérer son retard » par rapport à l’Occident « civilisé », engendrera une confrontation intense entre spécificité locale et libéralité transnationale, qui marginalisera indistinctement les forces vives de la tradition. Ces forces vives, les avant-gardes littéraires roumaines les réhabiliteront dans la langue, prouvant par-là, leur insituable lien à l’histoire et à la notion même de modernité. Effectivement, si moderne signifie « être de son temps », les avant-gardes roumaines autour de la revue Urmuz, le Cabaret Voltaire, la revue 75 H.P. et Tristan Tzara, ainsi qu’autour des peintres comme Victor Brauner et Jacques Hérold ou du « Groupe des cinq » et des écrivains et peintres surréalistes comme Ghérasim Luca, Gellu Naum et Dolfi Trost, défient cette identification à l’air du temps, étant précisément non–identifiables, parce qu’à la fois en avance et en retard ; en avance par l’accueil des nouvelles esthétiques européennes, et plus particulièrement françaises, et en retard par le repeuplement de l’art savant par des caractéristiques d’art populaire. Le dialogue avec le surréalisme français, le gout prononcé pour la francophonie qui donnera lieu, dans les cercles avant-gardistes roumains, à la rédaction de textes directement en français, participent de cette identité hétérogène de la modernité roumaine, comme le démontre l’auteur.

   Dans un deuxième temps, l’étude se centre sur une approche interprétative de poèmes de Tristan Tzara et de Gherasim Luca, deux écritures différentes et singulières en elles-mêmes, dans lesquelles se télescopent quelques-uns des traits de l’avant-garde roumaine du XXe siècle : affranchissement des frontières nationales, cosmopolitisme, contestation des usages balisés du langage et des institutions. Si une distance certaine sépare chronologiquement et stylistiquement l’écriture des deux auteurs, elle n’est aucunement effacée dans l’analyse de Nicole Manucu, qui fait précisément de cette distance la marque significative de l’aspect inclassable des avant-gardes roumaines. Tzara et Luca, poètes qui ont choisi d’écrire dans leur langue d’accueil, le français, s’arrachant à leur terre d’origine et aux représentations qui lui étaient propres, développent dans la langue française un rapport subversif au langage et, par-là même, au monde. En cela, comme le signale l’écrivaine, l’auteur de « la pensée se fait dans la bouche » rencontre celui de « théâtre de bouche », tous deux entrevoyant dans la plasticité du langage, le véritable vecteur de la pensée.

     En dissociant la réelle modernité opératoire dans l’écriture de Tzara de l’assignation « moderne » des manuels scolaires et des encyclopédies, Nicole Manucu s’attache à revivifier la dimension non canonique de l’œuvre du fondateur de Dada, en montrant que ces discours qui légitiment son travail finissent par le décontextualiser, le figer et le priver même de son sens premier : un rapport étrange à la modernité qui est dans une continuité créative avec la tradition. Quant à Gherasim Luca, l’auteur souligne de façon sensible et en dialogue constant avec ses poèmes, le parti-pris de cette écriture performative : mettre en branle l’aspect phonique, phonétique et sémantique de la langue, déployer son infinie capacité de transformation, creuser sa matérialité pour faire émerger « l’in-vu », « l’in-su » et « le non-entendu » et « retourner la puissance des poèmes contre le plomb des discours ». Ces interprétations qui entendent dans la langue de Luca le désir d’habiter le monde autrement, sont accompagnées d’une présentation de poèmes inédits provenant de la bibliothèque Jacques-Doucet. Ainsi, en rapprochant ces deux déracinés du sol et de la langue maternelle, Tristan Tzara et Gherasim Luca, Nicole Manucu s’essaie à cerner la propension des avant-gardes à penser le langage comme une expérience de métamorphose de soi et des conceptions de l’autre, comme une transgression de ce qui est donné d’avance.

   Dans sa conclusion, l’auteur revient sur ses intentions, à savoir distinguer la modernité – en tant que notion quantitative et historique – de l’avant-garde, en tant que notion qualitative et esthétique, souligner leurs éventuels recouvrements et leurs dissonances et surtout esquisser le portrait singulier des avant-gardes littéraires roumaines, qui, loin du « modèle hiératique de l’Occident », nous parlent encore aujourd’hui, en traversant le temps, de ce qu’il ne faut jamais oublier : le besoin de ré-habiter les langues.

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Jean Lancri, De l’ombre chez (ou sur ?) Marcel Duchamp

Jean Lancri, De l’ombre chez (ou sur ?) Marcel Duchamp
Quatre-vingts notes conjointes sur Étant donnés, Paris, Apolis éditions, 2013, 70 pages.

Compte rendu de Pierre Juhasz

Il fallait le regard incisif de Jean Lancri, sa culture théorique transversale et sa sensibilité de plasticien pour lever le voile sur la question de l’ombre dans l’œuvre de Marcel Duchamp et apporter une magistrale interprétation de l’œuvre ultime de l’inventeur du ready-made : celle de l’installation intitulée Étant donnés : 1) La chute d’eau 2) le gaz d’éclairage, érigée un an après le décès de l’auteur, en 1969, en vertu du contrat passé par l’artiste et à laquelle il consacra les vingt dernières années de sa vie ; en somme, une œuvre posthume, qui recèlerait, selon Jean Lancri, comme un supplément d’œuvre. En quatre-vingts notes successives et progressives – autant d’arguments édifiés au fil des notes –, le propos, imprégné de psychanalyse et de sémiotique, révèle non seulement l’importance de l’ombre dans toute l’œuvre de Duchamp, mais plus particulièrement, de cette ombre étrange, jusque-là inaperçue, qui grandit au fil des regardeurs-voyeurs, apposant leur visage sur la porte de Étant donnés, où ils sont conviés à regarder, par deux trous, une femme qui s’exhibe. « Il se pourrait, selon Jean Lancri, que cette installation n’ait été programmée par Marcel qu’en tant que leurre pour amener les “regardeurs” de son œuvre finale à faire œuvre eux-mêmes, au-delà de son trépas, voire à leur insu » (p. 7). Ainsi les lignes se concentrent petit à petit sur la porte de Étant donné, porte hantée par cette œuvre fantôme – le halo laissé par les multiples visages –, cette œuvre à la fois « achéiropoïète et céphalopoïète, […] élaborée, d’une part, dans la tête de Marcel ; produite grâce à la pression de toutes les têtes moins une, en l’occurrence, moins celle de M.D., définitivement retiré, quant à lui, “du champ” des vivants » (p. 56).

À travers le dédale de la langue – des langues : le français et l’anglais –, à travers le jeu des mots qu’affectionnait Duchamp, mais aussi l’auteur de l’ouvrage, à l’appui de ses aphorismes, maximes et écrits, comme « a guest + a host = a ghost » ou bien encore à l’examen des termes dyer (teinturier) et dier (moureur) et l’homophonie avec le terme d’ailleurs, Jean Lancri montre comment l’œuvre ultime de celui dont l’épitaphe inscrite sur la tombe est « D’ailleurs, c’est toujours les autres qui meurent » serait un magistral memento mori. « Nous aurions là,  écrit-il, lancé par-delà le trépas et depuis l’au-delà, misé tel un coup de dés, tel un tout dernier coup de “D”, un appel de Duchamp à Marcel […]. S’il faut se voir Soi-même comme un autre (ainsi que dira Paul Ricœur), l’y voici par lui-même désigné comme un autre ; au plus vif d’une apostrophe partagée en deux langues, rongée par l’altérité la plus foncière qui soit, celle de la mort » (pp. 48-49).

Empreinte des visages successifs, « telle une photo, note l’auteur, le halo noirâtre est un indice (au sens de Peirce) » (p. 58), mais aussi index. « Le dispositif duchampien fonctionnerait tel un gigantesque appareil de photo » (pp. 58-59). À l’appui de la thèse de Rosalind Krauss concernant le photographique dans l’œuvre de Duchamp, l’auteur souligne : « Au plus fort de la pulsion scopique, quand le corps d’un visiteur de Étant donné se fait le voyeur d’une femme qui s’exhibe, c’est à l’aveugle et dans l’ombre de l’esprit que ce corps produit l’ombre du halo : tache aveugle, aveuglée en son centre par l’éclair du voir, par l’éclat du désir » (p. 59).

« Les porteurs d’ombre travaillent dans l’infra-mince » avait écrit Duchamp. C’est cet aphorisme que Jean Lancri choisit comme exergue au seuil de son ouvrage. Plus tard, il note : « Une œuvre infra-mince enfin, […] où Duchamp, en habit d’outre-tombe et livrée de « porteur d’ombre », continuerait discrètement à « travailler dans l’infra-mince » ; où il ne cesserait de « re-venir », par têtes (présentes et à venir) interposées, pour œuvrer » (p. 56).

Le texte de Jean Lancri est précis, précieux, puissant. Il donne à comprendre et à sentir en quoi l’œuvre de Duchamp, « infra-mince et minimale ; minimale et liminale » (p. 56), hantée de tous les visages moins le sien, par la profondeur de l’ombre qu’il propage, continue à hanter malicieusement le devenir de l’art.

Pierre Juhasz

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Infra-noir

Infra-noir

recension par Georges Sebbag

 « Infra-noir », un et multiple / Un groupe surréaliste entre Bucarest et Paris, 1945-1947, sous la direction de Monique Yaari, Peter Lang, Bern, 2014.

http://www.peterlang.com/index.cfm?event=cmp.ccc.seitenstruktur.detailseiten&seitentyp=produkt&pk=80035

 Cet ouvrage sur les surréalistes de Bucarest a d’abord le mérite de reproduire, dans un format réduit il est vrai, une série d’opuscules ou de catalogues, parfois illustrés, pour la plupart écrits en français[1]. À cette liste impressionnante convoquant Gherasim Luca, Dolfi Trost, Paul Paun (ou Paon), Virgil Teodorescu et Gellu Naum, pourraient s’ajouter d’autres livres plus copieux,  notamment Le Vampire passif de Gherasim Luca et Vision dans le cristal de Trost publiés en 1945 aux Éditions de l’Oubli, également à Bucarest. Pour qui examine ces textes hostiles à la littérature, ces graphies aimantées par le hasard, ces objets tournant le dos à l’art, pour qui se penche sur ces manifestes surréalistes émaillés de nouveaux concepts, il apparaît soudain que le surréalisme, entre janvier 1945 et mai 1947, n’a atteint sa plus haute cime ni à Paris ni à New York mais à Bucarest.

L’ouvrage sur Infra-noir vise à être exhaustif. Dans une introduction bien articulée et détaillée, Monique Yaari, après avoir évoqué la genèse du groupe et la parenthèse sombre de la Seconde Guerre mondiale, dresse un bilan de l’œuvre des cinq surréalistes, nés, rappelons-le, entre 1910 et 1916, et apporte quelque lumière sur chacune des trajectoires. Elle ne cache pas qu’en dépit de manifestes communs et d’expositions collectives, il existe une fracture entre le duo Luca-Trost et le trio Naum-Paun-Teodorescu qui depuis longtemps voit en Luca et Trost deux incorrigibles mystiques. Il faut néanmoins préciser que le couple Luca-Trost implosera en août 1951, au moment de son séjour en Israël, pourtant après une expérience prometteuse d’un rendez-vous mental fixé à une heure précise du dimanche 18 mars entre Breton, Paon, Luca et Trost, se trouvant respectivement à Paris, Bucarest et en deux lieux différents en Israël.

Krzysztof Fijalkowski entreprend une étude patiente, éclairante et directe des écrits fondateurs de Gherasim Luca, en particulier du Vampire passif, qu’il a d’ailleurs traduit en anglais. Il reconnaît là, dans la veine de Nadja ou de Huysmans, le souci invincible d’une mise à l’épreuve du réel. Il souligne le rôle des objets dont on peut vérifier, à travers les photographies de Théodore Brauner, la charge obsédante et magique et la part incontestable qu’ils prennent dans le cours tumultueux et déroutant des événements. Luca, qui instaure un redoublement de l’objet dans sa pratique de l’Objet Objectivement Offert, opère une véritable mutation de l’objet au point qu’on peut se demander s’il n’a pas réussi à surmonter ce que Breton avait appelé la « crise de l’objet ». On a le sentiment d’un puissant renouvellement sur des terrains essentiels comme l’invention, la passion ou la formulation. Luca ne se prive pas d’affirmer qu’il réinvente l’amour et affronte la mort sans coup férir. Toutes ses audaces ne font que prolonger à ses yeux l’ébranlement par lequel les surréalistes ont secoué la vieille carcasse de la société.

Dans Dialectique de la dialectique, Luca et Trost entendent, à travers ce message adressé au surréalisme international, transformer le désir en « réalité du désir ». Ils précisent que le surréalisme ne cherche pas plus à gérer l’héritage de la pensée révolutionnaire qu’à occuper la place dévolue à l’avant-garde. Les surréalistes ne cessent de répliquer le désir. Comme le note Fijalkowski, ils se trouvent toujours dans la phase d’un « désir de désirer ». Aussi l’amour objectif vient-il prendre le relais de la découverte capitale du hasard objectif.

Fijalkowski, avec Amphitrite et Le Secret du vide et du plein, poursuit son étude au scalpel des textes infra-noir de Luca. Nous devinons, à travers ses indications minutieuses, tout un monde palpitant de passions et d’interrogations.

Alors qu’elle prétend conduire une étude serrée de deux textes de Trost, Le Même du même et Le Plaisir de flotter / Rêves et délires, Françoise Nicol échoue à montrer en quoi la théorie du Même du même trouve son application dans Le Plaisir de flotter. Elle ne voit pas que Trost est exactement dans la posture de Breton pour qui le Manifeste du surréalisme sert de préface aux images et aux « historiettes » de Poisson soluble. Mais surtout, loin de s’apercevoir que Trost (en même temps que Luca) renverse du tout au tout la théorie freudienne, elle suppose que Le Même du même « critique une partie de la conception freudienne du rêve et sa méthode d’interprétation. » En réalité, Trost ne conserve pas une seule miette de Freud. Dans la foulée des surréalistes des années 1920, il affirme la toute-puissance du rêve manifeste, invalide la quête du rêve latent et ne laisse plus la moindre place à l’interprétation freudienne. N’ayant pas compris le coup de force théorique opéré par Luca, Françoise Nicol n’a pas pu saisir l’importance du sous-titre du Plaisir de flotter qui ne fait que singer l’étude de Freud Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen. Quand il rêve et délire, Trost ne flotte pas sur les décombres du passé mais sur une scène actuelle ou un paysage à venir. C’est ainsi qu’à notre grande stupéfaction nous décelons dans Plaisir de flotter la jeune fille et la jeune femme, deux personnages qui n’en feront bientôt qu’un dans Visible et invisible et Librement mécanique : la jeune fille-femme, la figure et le concept qui viendront enrichir les intuitions et les pensées de Trost.

Si les cinq surréalistes de Bucarest, entre 1945 et 1947, affrontent l’esprit et la matière, il n’est pas surprenant que Paul Paun soit amené à revisiter dans Les Esprits animaux le concept cartésien microphysique d’une matière impondérable et subtile. Un point que Monique Yaari aurait dû marquer davantage. Pour sa part, Jacqueline Chénieux-Gendron situe avec justesse « Sable nocturne », contribution du « groupe surréaliste roumain » dans le catalogue de la fameuse exposition « Le Surréalisme en 1947 ».

Dans un court essai, Jonathan Eburne s’interroge sur la part stratégique et le contenu théorique de l’obscurité chez les surréalistes de Bucarest. En somme, le groupe Infra-noir affronte à son tour la question de l’occultation du surréalisme. Eburne s’appuie sur le catalogue de l’exposition L’INFRA-NOIR, Préliminaires à une intervention sur-thaumaturgique dans la conquête du désirable de Luca, Paun et Trost, qui comprend un texte truffé de quarante-cinq énoncés en italique numérotés (Luca : 1 à 15 ; Paun : 16 à 30 ; Trost : 31 à 45), probablement les titres des œuvres présentées lors de cette exposition de septembre-octobre 1946. Mais le texte étant cosigné par les cinq surréalistes de Bucarest, on peut imaginer qu’ils y ont tous participé, avec comme seule consigne de remplir les vides entre les énoncés en italique. « Nous levons un verre pour provoquer le vol de sa consistance (6), nous mettons sur la table une feuille de papier pour trouer les résistances (7). » Un tel passage jonglant avec le plein et le vide, à la manière d’ailleurs de la photo Les Buveurs de Paul Nougé, ne creuse-t-il pas une forme d’absence et ne nous alerte-t-il pas sur les ressources propres à l’ombre et à l’obscurité ?

Le « surautomatisme » ou la « sur-thaumaturgie » indiquent à souhait que les membres d’Infra-noir ne lésinent pas sur le supra. Néanmoins, ils ont surtout conscience d’adhérer à l’infra. Non qu’ils se croient assujettis à une infrastructure économique et sociale mais parce que toutes leurs expériences passionnelles et intellectuelles, oniriques et verbales, relatives à des individus ou à des objets, se déroulent sur le terrain chaotique de l’infra-noir. Et sans aucun recours à la dialectique hégélienne, ils veulent toucher du doigt, en aveugles s’il le faut, les ombres et les spectres dans l’obscurité même du surréalisme.

[1] En voici la liste : Gherasim Luca et Trost, Dialectique de la dialectique / Message adressé au mouvement surréaliste international, S / Surréalisme, 1945 ; Gherasim Luca et Trost, Présentation de graphies colorées, de cubomanies et d’objets, 7 janvier – 28 janvier 1945 ; Paul Paun, Brevet Lovaj, colectia suprarealista, 1945 ; Exposition Gherasim Luca / Paul Pan / Trost, L’INFRA-NOIR, Préliminaires à une intervention sur-thaumaturgique dans la conquête du désirable, S / Surréalisme, 1946 ; Gherasim Luca, Amphitrite / Mouvements sur-thaumaturgiques et non-œdipiens, Infra-noir, 1947 ; Gherasim Luca, Le Secret du vide et du plein, Infra-noir, 1947 ; Paul Paun, Les Esprits animaux, Infra-noir, 1947 ; Paul Paun, La Conspiration du silence, Infra-noir, 1947 ; Trost, Le Même du même, Infra-noir, 1947 ; Trost, Le Plaisir de flotter / Rêves et délires, Infra-noir, 1947 ; Virgil Teodorescu, Au lobe du sel, Infra-noir, 1947 ; Virgil Teodorescu, La Provocation, Infra-noir, 1947 ; Gherasim Luca, Gellu Naum, Paul Paun, Virgil Teodorescu et Trost, Éloge de Malombra / Cerne de l’amour absolu, S / Surréalisme, 1947.

[Télécharger l’article   Infra-noir – G. Sebbag]

CC

L’Art du crime surréaliste

L’Art du crime surréaliste

Recension par Georges Sebbag

Jonathan Eburne, Surrealism and the art of crime, Cornell University Press, Ithaca & London, 2008.
Masao Suzuki, Faits divers surréalistes, coll. Surréaliste, Jean-Michel Place, 2013.
Histoires littéraires, janvier-mars 2013, vol. XIV, n° 53.

Dans Surrealism and the art of crime, le livre très charpenté et novateur de Jonathan P. Eburne, la pensée et les activités surréalistes sont passées au crible du crime ou du fait divers, une notion concrète dont l’auteur dégage au fur et à mesure le concept. Cela l’autorise, avec un tel fil conducteur, à se faufiler entre le crime individuel et la violence collective, le battage médiatique et la réflexion théorique. Jonathan Eburne peut ainsi élaborer des interrogations nouvelles sur le mal, la terreur et la révolution. S’exprimant dans un style élégant et concis, il se résout par souci pédagogique à exposer, séquence après séquence, la chronologie du crime arpentée par les surréalistes. Surtout, il se montre d’une efficacité redoutable en sélectionnant des textes et des documents que l’historiographie du surréalisme avait négligés. Prenant à témoin le lecteur, il détaille les manifestations du crime, dissèque les éléments ambiants, exploite une série d’indices ou de signaux, déroule des arguments sans jamais forcer le trait. Bref, il conduit une enquête, le plus souvent inédite, sur l’art du crime surréaliste.

Bien entendu, Eburne examine à fond le dossier de Germaine Berton, des sœurs Papin ou de Violette Nozières, toutes ces femmes dont les surréalistes ont exalté le geste criminel. Il ne manque pas non plus de s’interroger sur Breton déclarant que s’il était fou et enfermé dans un asile il assassinerait le médecin lui tombant sous la main (Nadja) ou bien définissant l’acte surréaliste le plus simple comme le fait de tirer au hasard dans la foule (Second manifeste). Mais de façon encore plus subtile, il soumet au lecteur des pièces à conviction beaucoup plus inattendues :

  1. On sait que l’auteur du Manifeste du surréalisme s’appuie sur la description d’une chambre par Dostoïevski pour tirer à boulets rouges sur le métier de romancier. Or, contrairement à l’affirmation de Breton, cette description de Crime et châtiment n’a rien d’arbitraire, elle correspond à un moment de repérage par Raskolnikov, assassin en puissance. Ainsi, même si elle est invoquée par défaut, cette chambre tapissée de papier jaune, scène virtuelle d’un crime, semble logée au sein même du dispositif surréaliste.
  2. En mai 1922, dans Littérature, nouvelle série, n° 2, paraît « Au Clair de la Lune », un texte dédié à Raymond Roussel et signé d’un certain Philippe Weil. Y est décrite avec la minutie d’un huissier la scène d’un crime : une chambre où repose un cadavre masculin et où les vêtements, les rideaux et les diverses pièces du mobilier sont constellés de gouttelettes de sang. Derrière Philippe Weil se cache en réalité Philippe Soupault. Cette description redondante de taches de sang prendra tout son sens, une fois replacée dans le roman À la dérive, mais alors le cadavre sera féminin. Notons que ce même numéro de Littérature s’achève par une lettre, à la signature illisible, reçue par la rédaction : « Nous avons le plaisir de vous informer que nous vous expédions par ce courrier la douzaine d’enfants français morts de faim que vous nous réclamez en échange des spécimens russes que vous avez eu la bonté de nous envoyer. / Toujours dévoués à vos ordres, agréez, etc. » Outre cette missive qui balance entre le sinistre et l’humour noir, rappelons que Soupault à la même époque écrivait Invitation au suicide, un ouvrage dont on n’a toujours pas retrouvé la trace. On peut se demander si André Breton, à qui le roman À la dérive est dédié, n’a pas voulu sanctionner, à travers la chambre de Crime et châtiment, une autre chambre du crime, celle où Soupault s’appesantissait sur les gouttes de sang et modifiait à son gré le sexe du cadavre.
  3. Down Below (En bas), le récit dramatique et bouleversant de Leonora Carrington sur sa fuite en Espagne et son internement dans une clinique, est l’occasion pour Eburne, après un bilan de l’approche du délire paranoïaque par Dalí, Lacan et Crevel, de situer l’infortunée Carrington dans ce sillage. D’un côté, il établit un parallèle entre le plan de la clinique dessiné par la surréaliste et celui de la clinique du docteur Flechsig inséré par le fameux Président Schreber dans Mémoires d’un névropathe. D’un autre côté, il insiste sur la portée cosmique, sociale et politique d’un délire intégrant la persécution des Juifs en pleine Seconde Guerre mondiale.
  4. La Reine des pommes de Chester Himes publié en 1958 dans la Série noire, la collection de l’ancien surréaliste Marcel Duhamel, autorise une interrogation sur les ramifications de l’humour noir mais aussi sur une nouvelle façon pour l’écrivain afro-américain de rebattre les cartes du crime et de la violence sociale dans sa propre écriture du roman noir.

Ces quelques aperçus de l’ouvrage de Jonathan Eburne laissent deviner à quel point son investigation du champ criminel comme de la violence collective représente une réelle avancée dans la connaissance critique et épistémologique du surréalisme. Il est impossible de ne pas associer ce livre au dossier Faits divers surréalistes de Masao Suzuki, qui était sur le point de paraître en 2007 et qui n’a finalement vu le jour qu’en 2013. On trouve là rassemblés, dans l’esprit de la collection Surréaliste chez Jean-Michel Place, tous les textes publiés dans les revues surréalistes précisément sur ce thème. Sous le titre « L’Opium / Des jeunes gens s’étaient essayés à fumer le terrible suc », la mort de Jacques Vaché et de Paul Bonnet dans un hôtel à Nantes le 6 janvier 1919 ouvre le bal des faits divers. Benjamin Péret, dans Littérature de juillet-août 1920, fait de la surenchère sur le récent fait divers d’une fillette violée puis découpée en cinquante-cinq morceaux et précise ainsi son point de vue : « Un crime ne nous intéresse que tant qu’il est une expérience (une dissociation de composés chimiques). » Pour Eburne, cet article de Péret jette les fondements de l’art du crime surréaliste.

On peut donner une idée de l’étendue documentaire des faits divers en citant les trois grandes sections de l’anthologie de Masao Suzuki : « Qui a tué Philippe Daudet ? “C’est moi”, dit Germaine Berton / Violette, victime d’inceste et parricide / Denise Labbé, diaboliquement envoutée ». Comment expliquer que le fait divers soit consubstantiel au surréalisme ? Masao Suzuki y voit deux raisons. D’une part, le fait divers, en tant qu’énoncé journalistique, tombe sur celui qui le reçoit comme un message, voire comme un message automatique. D’autre part, ce message invérifiable trouve dans le groupe surréaliste, qui est une pluralité convulsive, un terrain affectif particulièrement propice.

Dans cette histoire surréaliste du crime et des faits divers, j’ai eu l’occasion à maintes reprises de souligner trois points : 1. « Il y a un homme coupé en deux par le fenêtre », le premier message automatique entendu par Breton est de nature schizophrénique. 2. Ce message succède au conte L’Homme coupé en morceaux projeté par Breton peu auparavant, en novembre 1918. 3. Ce conte, ce message, ainsi que quelques années plus tard, le jeu du cadavre exquis, ne sont rien d’autre que la projection de la femme ou de l’homme coupé en morceaux, un fait divers qui a ses lettres de noblesse avec Jean Lorrain (« Autour d’un cadavre / Propos d’opium », Le Journal, 29 janvier 1901), Alphonse Allais (« La vérité sur l’homme coupé en morceaux dévoilée par l’assassin lui-même », Le Journal, 30 janvier 1901) et Alfred Jarry (« Opinion de l’homme coupé en morceaux », L’Œil, 21 juin 1903). Cette revue de presse ne serait pas complète sans l’article retentissant « Pour l’homme coupé en morceaux » publié par Joseph Delteil dans Paris-Journal du 9 janvier 1925 : « Chaque fois que l’opinion, énervée, troublée par des incidents d’ordre international, des bruits sociaux, des querelles politiques, glisse, tangue, a besoin d’un cachet de véronal, vite on fait appel à l’homme coupé en morceaux. »

Il m’a paru nécessaire de réunir deux travaux qui bien qu’écrits l’un indépendamment de l’autre, se complètent admirablement. À l’étude magistrale de Jonathan Eburne qui irradie autour du foyer conceptuel du crime répondent les pièces de ce même dossier rassemblées et analysées par Masao Suzuki avec la plus grande finesse. Une nouvelle compréhension du surréalisme se fait jour quand ceux qui le mettent à nu en éprouvent la sensibilité même.

Dans « André Breton et le grand fait divers » (Histoires littéraires, janvier-mars 2013, vol. XIV, n° 53), dont le titre fait allusion à Divagations de Stéphane Mallarmé, Henri Béhar pose en note cette question pertinente : pourquoi les surréalistes ont-ils appelé leur Violette Nozières et non Nozière ?

[Télécharger l‘art du crime surréaliste par Georges Sebbag]

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