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Fortunes et infortunes du surréalisme en Italie de 1924 à 1969

Fortunes et infortunes du surréalisme en Italie de 1924 à 1969

Le surréalisme en Italie 1929-1954

conférence d’Alessandro Nigro

Cette conférence a eu lieu en visioconférence le  3 avril 2021 dans le cadre des activités de l’APRES.

On analysera la manière dont le surréalisme a été perçu en Italie pendant la période d’existence officielle du mouvement. Il n’est pas surprenant que dans l’Italie des années 1920 et 1930, opprimée par une dictature totalitaire, il y ait eu peu d’occasions de se confronter à un mouvement d’avant-garde libertaire ; l’attention portée au surréalisme à cette époque est en effet restreinte et révèle des clichés et des malentendus plutôt qu’une connaissance effective de la poétique et des objectifs du groupe de Breton. Il y eut cependant des exceptions importantes, comme dans le cas du numéro monographique de la revue Prospettive, dont le directeur était Curzio Malaparte (Il surrealismo e l’Italia, 1940).
Il est en revanche beaucoup plus étonnant de constater les difficultés de compréhension du surréalisme après 1945 et tout au long des années 1950 : dans une Italie divisée entre le conservatisme catholique et une gauche encore fondamentaliste, le surréalisme apparaît comme un corps étranger qui suscite des inquiétudes sur tous les fronts, tant sur le plan idéologique que formel : en témoignent le climat contrasté qui accompagne la présentation de la collection de Peggy Guggenheim à la Biennale de Venise en 1949 et la vive controverse qui marque la présence du surréalisme à la Biennale de Venise de 1954.
Un tournant dans la connaissance du surréalisme en Italie peut être enregistré dans les années 1960 grâce à l’activité de certaines galeries d’art, en particulier celles de Carlo Cardazzo et d’Arturo Schwarz, et au succès des œuvres surréalistes sur le marché de l’art italien et auprès des collectionneurs d’art. Enfin, une grande exposition comme celle organisée par Luigi Carluccio pour la Galleria d’arte moderna de Turin en 1967 (« Le muse inquietanti. Maestri del surrealismo »), même si elle n’était pas exempte de malentendus sur le mouvement, peut être considérée comme le premier moment d’institutionnalisation du surréalisme en Italie.

Alessandro Nigro a étudié l’histoire de l’art à l’université de Rome “La Sapienza” et à l’université de Padoue. Il est professeur associé à l’université de Florence depuis 2005. Ses thèmes de recherche portent sur l’histoire de la critique d’art du XVIIIe au XXe siècle, sur l’histoire des avant-gardes (notamment le futurisme et le surréalisme) et sur le portrait. ll a été chercheur invité à la Fondazione Cini de Venise en 2017 et Directeur d’études associé à la Maison des Sciences de l’Homme de Paris en 2018. Parmi ses dernières publications : « ‘L’Homme 100-têtes’ : André Breton photographié par Man Ray devant L’Énigme d’une journée de Giorgio de Chirico. Entre portrait et autoportrait » (in Autoportrait et altérité, 2014) ; « Bernard Berenson, Charles Vignier e i mercanti d’arte orientale a Parigi » (Studi di Memofonte, 2015) ; « “Au carrefour de la poésie et de la révolution” : la critica militante di René Crevel nella Parigi degli anni Venti» (Ricerche di storia dell’arte, 2017) ; « Edward Gordon Craig e i Berenson » (Biblioteca teatrale, 2018) ; « Il prezzo di un ritratto nella Parigi dell’Ancien Régime: prime osservazioni sul Discours sur la portraiture (Genève, 1776) » (Ricerche di storia dell’arte, 2019) ; « « Le muse inquietanti. Maestri del surrealismo » (Turin, 1967) : histoire d’une exposition surréaliste mémorable » (dans Le Surréalisme et l’argent, Heidelberg 2021).

Hommages à Jean-Michel Goutier

Jean-Michel Goutier nous a quittés

Poète et essayiste, Jean-Michel Goutier vient de s’éteindre, à l’âge de 85 ans, le 27 août 2020. Il fait partie de cette génération, devenue rare, qui connut André Breton. C’est à la demande de ce dernier qu’il réalisa, avec sa compagne Giovanna, « La Carte absolue » sur le thème de l’androgynat, dans le cadre de l’Exposition internationale du Surréalisme en 1965 : « L’Écart absolu ». Dès lors, il participa activement, à partir de 1965, aux activités du groupe surréaliste jusqu’à sa dissolution en 1969. On ne dira jamais assez combien les adhérents à ce groupe en furent durablement marqués, l’impression d’appartenir à une communauté initiatique non ésotérique, une sorte d’égrégore dira Jean-Michel, qui les liait par un pacte. Revenu écœuré de la guerre d’Algérie, il ne pouvait trouver meilleur lieu pour exprimer sa révolte et lui donner un sens nouveau visant à « changer la vie » et à ouvrir la pensée à la poésie qui était pour lui synonyme de liberté. Durant toute sa vie, son engagement pour défendre l’idéal surréaliste et le promouvoir fut indéfectible.

Jean-Michel Goutier ne s’est jamais beaucoup soucié de réaliser une œuvre personnelle.
À cela, il préférait de loin la mise en commun des moyens d’expression dans des écrits et des aventures collectives, répondant ainsi d’une certaine manière à l’injonction de Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous. Non par un. » Quelques livres ont cependant jalonné son parcours : « Chanson de geste » (Le Soleil noir, 1976), « Pacifique que ça » (Éditions La Goutte d’eau, 1995), « Toute affaire cessante », avec des dessins de Giovanna (Éditions A noir, 1998) et une monographie sur Iván Tovar. Mais son tempérament généreux le portait surtout à évoquer l’œuvre des poètes et des artistes qu’il aimait et dont il savait parler magnifiquement. Voici à titre d’exemple ce qu’il écrit dans sa préface au livre de Stanislas Rodanski, « Des proies aux chimères » : « Mais il en est de certaines œuvres rares comme de lointains continents engloutis pour lesquels il n’existe ni carte, ni boussole, commentaires et références sont frappés d’inanité et alors il faut avancer seul au-devant de l’inconnu. »

Il rédigea de nombreuses préfaces – Maurice Blanchard, Stanislas Rodanski, Aloysius Bertrand, Édouard Jaguer, Jacques Lacomblez, André Breton (Lettres à Simone Kahn),
René Crevel… – et textes pour des expositions – Kurt Seligmann, « André Breton, la beauté convulsive » (Centre Georges Pompidou), « La Révolution surréaliste » (Centre Georges Pompidou), Arshile Gorky, Magritte, Jean Arp et Sophie Taeuber, José Pierre, Giovanna, Yves Elléouët, Jacques Hérold… –, sans oublier moult conférences, y compris dans un cadre international, où ses prestations étaient très appréciées. Par ailleurs, il avait conçu et réalisé « Je vois, j’imagine », ouvrage d’art sur les poèmes-objets d’André Breton (Éditions Gallimard). C’est précisément cette activité intense et chaleureuse qui constitue l’œuvre de Jean-Michel Goutier et il serait important de rassembler tous ces textes épars, ainsi que ses poèmes publiés dans des revues, en un livre qui porterait ainsi témoignage de ce que fut le surréalisme, du moins certaines de ses orientations, après la mort d’André Breton.

Nous ne saurions passer sous silence l’énergie qu’il déploya au fil des ans pour la publication d’auteurs parfois peu connus et oubliés. Ainsi, il anima « Les cahiers noirs du soleil » aux Éditions du Soleil Noir, fut cofondateur du collectif d’éditions « Le Récipiendaire », créa et anima la collection « En Dehors » aux Éditions Plasma.

Enfin, il est important de souligner le rôle essentiel qu’il a joué pour la publication des œuvres de Benjamin Péret et certaines lettres d’André Breton publiées chez Gallimard : « Lettres à Aube » et « Lettres à Simone Kahn ».

Jean-Michel Goutier fut un homme intègre qui, à l’instar de Péret, détestait toute compromission, ce qui a pu lui valoir des inimitiés. Poète, il le fut dans sa vie comme dans ses multiples activités et rares sont ceux qui ont porté aussi haut que lui le goût de la liberté.

Adieu Jean-Michel.

                                                               Alain Roussel
01 septembre 2020


Pour Jean-Michel Goutier

 

Qu’un être comme Jean-Michel Goutier disparaisse, et c’est la stupéfaction qui étreint les survivants. Nous nous retrouvons incrédules devant cet arrachement brutal, devant cette « injustice », pour reprendre le mot employé dans son message par celle qui aura partagé sa vie entière, Giovanna, aux côtés de laquelle nous nous recueillons : Giovanna, qui aura vécu avec lui tant d’années faites d’amour fusionnel, de complicité des corps et des esprits, de suscitations réciproques à la création, dans l’art comme dans la poésie.

Ce 2 septembre 2020, il me revient en mémoire l’interrogation que la mort d’un ami, Pierre Mabille, dicta en 1952 à celui dont la rencontre et l’œuvre auront marqué précocement la destinée de Jean-Michel. On devine que je veux parler d’André Breton.

Le texte dense et sourdement bouleversé que la mort de Mabille inspire à Breton quelques jours plus tard s’ouvre sur l’étonnement accablé devant l’inimaginable, étonnement condensé dans la formule : « Vous, Pierre, dans les ombres ? » À peine prononcé, le questionnement douloureux trouve son démenti, Breton invoquant aussitôt le rayonnement humain et spirituel qui émanait de l’ami disparu. Il parle ainsi de la « trouée de lumière » que chacun de ses passages semblait instaurer dans l’instant ou de l’univers étoilé que constituait son immense savoir.

 

Aujourd’hui, c’est à notre tour de nous demander : « Vous, Jean-Michel, dans les ombres ? » Non, il ne saurait rallier les ombres, lieu de l’oubli, celui dont nous gardons tous présente à l’esprit la lumière qui résidait dans son regard intense, perçant, éclatant même.

 

L’œil de Jean-Michel pouvait parfois s’illuminer de l’indignation suscitée par l’injustice. Sa voix prenait alors des intonations particulièrement vibrantes et l’on se rappelait alors qu’il avait été, très jeune, acquis à l’anarchie, la « claire Tour qui sur les flots domine » pour reprendre la formule du poète Laurent Tailhade que Breton aimait citer.

 

Car Jean-Michel Goutier avait la volonté de rester un homme de la véhémence, ne déclarant admettre ni les compromis, ni les jeux de l’arrivisme, ni les récupérations intellectuelles, surtout quand les manœuvres qui l’irritaient trouvaient leur prétexte dans des travaux consacrés à ce surréalisme qui aura été l’âme de toute sa vie et dans l’orbe duquel il aura composé lui-même une œuvre de poète et de critique. Quant à lui, il voulait rester guidé par un élan de l’être, élan qui impliquait à ses yeux un désintéressement sans concessions.

 

C’était souvent le feu de la sympathie, la joie des retrouvailles, l’expression de l’enthousiasme passionné qui éclairaient son visage, son regard. Il était, en quelque sorte, l’ennemi du neutre. Quand il parlait de ce qu’il aimait, la voix se chargeait d’inflexions pressantes, les mots se précipitaient dans sa bouche. Je n’oublie pas l’une de nos dernières conversations téléphoniques, dont la publication de textes de Breton — qu’il ne désignait pas autrement qu’« André » —  était une fois de plus le sujet.

 

J’ai rencontré Jean-Michel voici trente-cinq ans, vers 1985, alors qu’avec l’admirable, l’irremplaçable Marguerite Bonnet commençait la mise sur pied de la Pléiade des œuvres complètes d’André Breton, dont je ne savais pas alors que ce serait pour moi une aventure de plus de vingt années. En ces temps, nous avions la chance de consulter manuscrits et livres de Breton dans l’atelier magique du 42, rue Fontaine, resté dans ma mémoire inséparable de la présence d’Elisa, au beau regard voilé. L’âge ne l’empêchait pas de suivre et d’encourager notre travail. Après la mort d’André Breton, Jean-Michel allait consacrer une immense partie de son temps à assister Elisa, notamment dans la gestion de l’œuvre et dans les incessantes tâches de correspondance qui en découlaient. Il ne se ménagea pas alors pour faciliter nos propres travaux, répondant avec une promptitude exemplaire à nos demandes.

C’est cette disponibilité sans réserve que j’ai retrouvée en lui ces dernières années lors de la préparation de deux volumes de correspondances d’André Breton (lettres à Jacques Doucet et correspondance échangée avec Paul Eluard). Aube Breton-Elléouët dirait beaucoup mieux que moi le rôle qu’il a rempli dans ces publications auxquelles elle-même a donné voici plus de dix ans une impulsion décisive à laquelle l’engagement sans réserve d’Antoine Gallimard a permis de donner une réalisation exemplaire. Non, nos publications n’auraient pu se faire sans le suivi attentif et généreux dont Aube et Jean-Michel les ont fait bénéficier. Je ne peux que me remémorer avec reconnaissance et émotion l’ingrate lecture des épreuves du volume Breton-Eluard à laquelle Jean-Michel, à ma demande, avait bien voulu s’astreindre.

Qu’il en soit une nouvelle fois remercié, dis-je spontanément en utilisant les mots qui me montent aux lèvres. Cher Jean-Michel, c’est encore une citation de Breton qui me vient à l’esprit pour vous situer aujourd’hui. Il s’agit plus exactement d’une citation faite dans l’hommage à Mabille que j’ai évoqué tout à l’heure. Empruntés au Tombeau composé en 1897 par Mallarmé pour la mort de Verlaine, ce sont quelques mots glissés par Breton en caractères italiques à la fin de son texte : « Un peu profond ruisseau calomnié ».

En vérité, après « ruisseau calomnié », Mallarmé avait ajouté : « la mort ». Eh bien, Breton avait éludé justement ce mot définitif, comme pour signifier que Pierre Mabille vivait toujours à ses propres yeux. Vous aussi, cher Jean-Michel, vous êtes et resterez vivant pour nous.

Vous n’êtes pas mort.

                                                                                                                                                Étienne-Alain Hubert
2 septembre 2020

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Exposition : Jamais, Oscar Dominguez et Pablo Picasso

Exposition : Jamais,
Oscar Dominguez et Pablo Picasso

Del 15 de juliol al 8 de novembre de 2020
 au Musée Picasso Barcelone

L’objet surréaliste Jamais d’Oscar Dominguez (un phonographe modifié) réputé détruit ou disparu a refait surface. Grâce un reportage photographique dans l’atelier parisien de Picasso datant de 1947, Emmanuel Guigon a pu en retouver l’heureuse propriétaire, Catherine Hutin, la fille de Jacqueline Picasso.

Nous avons pu établir que le phonographe Jamais était un des clous de l’Exposition internationale du surréalisme de janvier-février 1938 à la galerie Beaux-Arts de Paris, au même titre que le Taxi pluvieux de Dali présenté à l’entrée de la galerie.

L’exposition Jamais, centré sur le phonographe (qui a été restauré), permet de restituer l’atmosphère de la salle principale de l’exposition de 1938 et d’évoquer en particulier la performance de la « danseuse surréaliste » Hélène Vanel.


Un catalogue de 112 pages, rédigé par Emmanuel Guigon et Georges Sebbag, et abondamment illustré, accompagne cette exposition. Le lecteur pourra choisir un des quatre catalogues (espagnol, catalan, français et anglais).

Nous vous proposons de télécharger en PDF un extrait de la version française ici

Commissaires d’exposition : Georges Sebbag et Emmanuel Guigon

Iveta Slavkova, Réparer l’homme, par Catherine Dufour

Iveta Slavkova, Réparer l’homme – La crise de l’humanisme et l’Homme nouveau des avant-gardes autour de la Grande Guerre (1909-1929), les presses du réel, mars 2020, 416 pages (65 illustrations)

 Compte rendu par Catherine Dufour

[Télécharger cet article en PDF]

 

 Prologue. La crise de l’humanisme et le besoin d’un Homme nouveau

« Réparer l’homme », chercher dans l’expérience de la Grande Guerre l’énergie nécessaire à la refondation de l’Humain, telle a été la mission paradoxale poursuivie par deux avant-gardes majeures, le Futurisme et le Bauhaus, nées respectivement en 1909 et 1919. L’Homme nouveau sublimé devait permettre de triompher du chaos, de la décadence qui en était la cause, et des remises en question de la modernité. L’essai ambitieux d’Iveta Slavkova tente de comprendre les soubassements et configurations de ce nouvel humanisme issu des décombres de la guerre. Le prologue de l’ouvrage montre que la quête d’un Homme nouveau est en réalité très ancienne et en retrace la généalogie depuis la Renaissance. Le Surhomme de Nietzsche en a constitué une étape essentielle, par sa fascination de la guerre comme acte vitaliste et expression de la volonté de puissance d’une subjectivité entravée par une morale mortifère. De nombreux intellectuels et artistes du début du XXe siècle ont à leur tour prêté à la guerre une vertu régénératrice, tel Fernand Léger, dont l’idéal de héros bâtisseur dans un univers de machines tendait à faire oublier le démembrement des corps sur les champs de bataille. Chemin faisant, cet essai ambitieux met à jour les similitudes structurelles du Futurisme et du Bauhaus. Ces deux avant-gardes, issues de pays dont l’unification nationale récente ne s’était pas réalisée sans peine, ont été portées par une dynamique nationaliste et un idéalisme radical. Toutes deux ont fait de l’artiste un démiurge habilité à dire comment le monde devait être. Toutes deux ont entretenu des rapports ambigus avec des dictatures dont elles ont favorisé l’émergence et flatté les tropismes totalitaires, tout en étant en conflit avec elles. Toutes deux enfin ont été considérées après coup comme déshumanisantes, à cause de leur relation étroite avec la guerre, de leur élitisme dominateur, misogyne ou raciste dans certains cas, de leurs liens avec la modernité urbaine, la machine et l’industrie, de leur haine d’une Nature méprisée. L’humanisme forcené et paradoxal de ces deux avant-gardes, si différentes par ailleurs, l’une réputée plutôt de droite et l’autre de gauche, fut à l’origine, après la seconde guerre mondiale, d’un courant antihumaniste réactionnel, représenté par Jacques Audiberti, Camille Bryen, Martin Heidegger…

Chapitre I. L’horreur d’une guerre nouvelle, La perfection d’un Homme nouveau.

Le premier grand chapitre de l’ouvrage est consacré au contexte général de mythification de la guerre et de propagande dénégatrice. Une guerre parallèle a lieu par le biais de l’affiche publicitaire, de la photographie, des reportages cinématographiques, des cartes postales. Plusieurs reproductions issues de revues illustrées, comme Le Miroir, expriment un lyrisme ou un pathos propres à atténuer la sauvagerie et l’absurdité des massacres. Les états-majors et la censure contrôlent strictement les images : les cartes postales, qui permettent de relier le front à l’arrière, minimisent les dures conditions de la guerre au profit de représentations optimistes (soldats jouant aux cartes), humoristiques ou édifiantes (combattants sans expression apparente de désarroi, infirmières dévouées). S’appuyant sur une très riche documentation historique et iconographique, Iveta Slavkova propose des analyses minutieuses des détournements destinés à sublimer la réalité, y compris la plus violente (le bombardement d’Arras, les tranchées). Le répertoire architectural des monuments aux morts est lui aussi très significatif, reprenant les codes des temples antiques et de la statuaire des héros et des Victoires, ou ceux du sacrifice chrétien et des Pietà. L’invention du Soldat inconnu, cet archétype unificateur, idéalisé et anonyme, cherche à atténuer la douleur des deuils particuliers, et à les glorifier en les rattachant au corps collectif de la Nation. Des lettres d’instituteurs analysées par les historiens font entendre des jeunes gens qui, messagers des idéaux républicains, ont porté la haute idée de leur mission jusque sur le terrain des tranchées, dans l’espoir d’une humanité meilleure forgée par le sacrifice. S’il existe bien sûr une littérature qui dénonce la guerre, la plupart des livres publiés à l’époque, dans les pays concernés, concourent à la mythification des combats décrits comme une occasion exaltante de se réaliser. Le Songe, de l’ancien combattant Henry de Montherlant, n’est qu’un exemple parmi d’autres… L’auteure propose un tour d’horizon des écrivains européens qui ont participé à l’élaboration de la figure de l’Homme nouveau, souvent caricaturale. Parmi les plus grands, elle analyse l’« humanisme d’acier » d’Ernst Jünger, pour qui la guerre est une affirmation prométhéenne contre la décadence. Pour la plupart des intellectuels allemands, la guerre est source de cohésion nationale entre les élites et le peuple. Pour Thomas Mann, elle symbolise la tension salutaire entre germanité et latinité, elle ennoblit l’individu, elle est humaniste, civilisatrice, éducatrice. Sa grandeur transcende les souffrances individuelles. En France, le manifeste « Pour un parti de l’Intelligence » (1919) insiste sur sa portée spirituelle. Il est signé par le Comité du soldat inconnu et par des personnalités de l’art et de la littérature tels Paul Bourget, Maurice Denis, Edmond Jaloux, Camille Mauclair ou Charles Maurras, qui justifie tous les sacrifices au nom du triptyque sacré : Dieu, l’Humanité et la France. Même Henri Barbusse, pacifiste convaincu, accepte « avec joie » le don de soi, au nom de la fraternité. Curieusement l’Homme nouveau exalte l’idée de Nation tout en revendiquant une dimension universelle ; les actes barbares ne sont que contingences à relativiser au regard des Idées supérieures. Le massacre industriel devient presque abstrait. Le modèle antique gréco-romain, viril et intègre, plane sur une guerre moderne qui fait ressurgir les Titans. Le culte de Winckelmann pour la statuaire grecque classique triomphe. Le principe de la fiction historique pratiquée par David pour embellir le corps de Marat assassiné, au mépris de tout réalisme, est encore vivace. En Allemagne, l’Homme nouveau se décline dans le « style cyclopéen » monumental de Franz Stassen qui, en 1914, représente des hommes-titans sur fond d’éléments architecturaux empruntés au Jugendstil. Malgré les gueules cassées, cette esthétique va s’imposer. La figure de l’aviateur, Christ descendu du ciel ou surhomme triomphant, à l’intersection de valeurs antiques et modernes, est un avatar glorieux de l’Homme nouveau. Robert Delaunay célèbre l’aviation dans son Hommage à Blériot (1914) et autres tableaux qui redessinent le monde à l’échelle d’une hélice pré-futuriste, œil spirituel omniscient du nouvel humanisme. L’artiste peut s’identifier sans peine à cet homme supérieur engendré par la guerre et les machines. Un célèbre collage de Carrà, Manifestazione interventista [Démonstration interventionniste] propose en 1914 une version nationaliste du regard panoramique de l’aviateur : une vue aérienne à travers l’hélice d’un avion diffuse ses fuseaux rayonnants sur une toile parsemée de « mots en liberté » patriotiques. Ce collage montre combien l’inhumanité souvent reprochée au futurisme (apologie de la guerre, de l’homme-machine et de l’industrie destructrice, rejet des valeurs de Lumières) était en fait l’aboutissement d’un projet humaniste d’ascension, de perfection, de totalisation, la quête d’un Homme maître de lui-même et dominateur.

Chapitre II. L’Homme nouveau du futurisme, Entre hybride multiplié et sujet absolu

Le deuxième chapitre de l’essai approfondit les caractéristiques de l’humanisme futuriste, aux antipodes de l’humanisme de la Renaissance, malgré des affinités, ce qui est un paradoxe pour un mouvement qui prétendait faire table rase du passé et de la tradition. L’Homme nouveau futuriste n’est plus le sujet central unifié et harmonieux de la création. C’est un sujet multiplié et hybride, un dieu tout-puissant maître du monde et de lui-même. Le nationalisme et la modernité cosmopolite font bon ménage, c’est un deuxième paradoxe. Se souvenant du Risorgimento qui avait conduit à une réunification italienne au goût amer, car tributaire des puissances européennes, le futurisme rêvait de Panitalianisme, d’où le cosmopolitisme conquérant de Marinetti. Son vitalisme et sa foi en des Hommes régénérés par la guerre pour mieux assurer l’unité de la Nation frisent le fascisme, ce que nuance cependant Iveta Slavkova en retraçant les étapes de la relation entre Marinetti et Mussolini jusqu’à leur rupture en 1922. La glorification de la Guerre s’enracine dans une obsession de la virilité, attestée par une multitude d’œuvres futuristes. De longs développements sont consacrés à la misogynie légendaire de Marinetti, qui pourtant soutenait les suffragettes, souhaitait l’abolition du statut domestique de la femme, la réforme du divorce, l’égalité des salaires, et admirait certaines femmes émancipées. Valentine de Saint-Point, comme lui, ne lésine pas sur les contradictions, chantre d’une idéologie sexiste misogyne préfasciste ou inversement d’un progressisme de femme libérée, masculinisée et annonciatrice avant l’heure des idées de « genre ». En fait, Marinetti redoutait le féminin et l’amour, ce principe émollient qui menaçait la stabilité de l’homme. La vulve, piège de la virilité guerrière, lui inspirait de la terreur, et la parturition du dégoût. Une étude approfondie de Mafarka le futuriste (1909) établit que ce roman, sur fond de fantasmes sexuels débridés et de fantasmagories mythologiques hallucinées, est un manifeste pour la parthénogenèse. Mafarka engendre Gazourmah sans acte sexuel ni matrice féminine, par la seule volonté de son esprit, en une variante burlesque de la conception christique. Ce fils est sculpté dans du bois de chêne ciselé par les étoiles, et transformé en chair. Doté de grandes ailes en acier d’homme-avion, cet être infatigable d’une insigne beauté, capable de tout contrôler, y compris les éléments naturels et mécaniques qui le constituent, est une synthèse du projet futuriste de maîtrise absolue de l’univers par un sujet hybride multiplié. Ce nouvel Icare, qui n’est pas l’Homme de la Renaissance, entretient pourtant avec lui de curieuses ressemblances… Les innombrables manifestes techniques de la littérature futuriste reprennent, dans un autre registre, le thème du moi multiplié, en prônant une écriture éclatée (« les mots en liberté ») et l’abolition du sujet (le « je », le petit moi) au nom d’une conscience propulsée dans toutes les directions de l’univers et du monde industriel, pour en capter les énergies et les placer sous la tutelle d’un moi renforcé.

On retrouve cette multiplicité, inséparable d’une affirmation radicale de maîtrise, dans les peintures d’Umberto Boccioni, Luigi Russolo, Carlo Carrà, Gino Severini, Giacomo Balla. Iveta Slavkova retrace l’évolution de ces artistes, de leurs sympathies anarchistes des débuts à leur culte de la « race » latine. Leur misogynie ressort dans plusieurs tableaux. Tous souscrivent à l’engagement guerrier qui transforme leurs toiles en « drames plastiques ». La « sensation dynamique » et la dislocation sensorielle de la vision produisent des compositions centrifuges ou centripètes, des heurts violents et maîtrisés de lignes, de forces, de formes, de couleurs, de foules, bref une « rhétorique héroïque » de l’élan vital. A partir de 1914-1915, la guerre est présente explicitement dans des « tableaux-synthèse » constellés de recherches typographiques. L’artiste futuriste est le seul à pouvoir contenir les vibrations cosmiques tout en évitant la dissolution (la décadence, le féminin). Le spectateur, lui-même multiplié, est projeté au centre du tableau par cette peinture « immersive », si bien mise en valeur par les grands formats de l’exposition parisienne de 1912. Une toile mérite qu’on s’y arrête, Elasticità (1912) de Boccioni, à la pointe de l’avant-garde par son traitement plastique et sa thématique d’une nature agressée par les pylônes et cheminées d’usine, anticipation assumée des destructions de la Grande Guerre. L’élasticité, caractéristique essentielle de la matière, qui permet le mouvement des corps et le retour à leur état initial, est une métaphore de l’expansion du moi dans l’univers. Un cheval et son cavalier, fondus dans le paysage, mais identifiables au centre du tableau, figurent les dilatations et contractions de ce moi multiplié qui peut, à tout moment, revenir à lui-même. La référence à une célèbre statue de Marc Aurèle, un symbole national, y est évidente. Le cheval, allié inattendu des futuristes à l’ère des voitures et des avions, concentre en lui la force brute de la vie moderne, tandis que le cavalier métaphorise le triomphe de l’Homme sur la nature : maître de ses instincts, résistant à une dissolution dans le paysage qui semble imminente, il est le sujet-artiste souverain qui domine le monde. Iveta Slavkova prolonge cette réflexion sur le va-et-vient entre multiplicité et unité par le commentaire approfondi d’une sculpture de Boccioni, de 1913, Forme uniche della continuità nello spazio [Formes uniques de continuité dans l’espace]. Un Homme hybride s’élance dans l’espace, solitaire, encore englué dans la matière. La métamorphose des éléments – chair ou air, pleins ou vides, ombres ou lumières – y est traitée avec génie. L’absence de bras fait place aux ailes embryonnaires qui « dorment dans la chair de l’homme » (Marinetti). Le visage de ce combattant cruel forme une croix-glaive, associant le baptême à la conquête. Le dynamisme qui le porte vers l’avant fait penser à L’Homme qui marche de Rodin ou même à la Victoire de Samothrace. La sensation de continuité spatiale résulte des flux qui traversent son corps, organique et inorganique comme celui de Mafarka. L’exégèse des écrits théoriques de Boccioni permet de comprendre les objectifs d’un « rythme plastique pur » en résonance avec la pensée de Bergson dans Matière et mémoire : rendre sensible le prolongement des choses dans l’espace et l’esprit libéré par le mouvement, dépasser la notion d’espace-temps au profit de la durée, produire une quatrième dimension. Cette nouveauté radicale ne peut masquer certaines parentés avec Michel-Ange ou Le Bernin, malgré les dénégations de Boccioni. Un tableau de Severini, Synthèse plastique de l’idée « Guerre » (1914-1915), illustre plus précisément le rapport du nouvel humanisme futuriste à la nature : un paysage métallique dans lequel s’entrecroisent un relevé topographique, des formules mathématiques et chimiques, un poteau électrique et une cheminée d’usine, est surplombé par le mot ANTIHUMANISME. Des diverses interprétations qui ont été faites de ce tableau, Iveta Slavkova privilégie celle de Philippe Dagen qui y décrypte l’inscription futuriste d’un ordre belliciste et d’un désir de destruction de la nature au profit d’une race rénovée. Une lecture freudienne de l’humanisme athée « déshumanisant » du futurisme, édifié sur un moi dominateur, et tributaire souterrainement de mythologie chrétienne et d’esprit de la Renaissance, permet de l’interpréter comme une défense contre les forces inconscientes, un fantasme d’« intégrité totalisante du sujet» induisant un modèle politique autoritaire.

 Chapitre III. La pureté, la morale et la machine : l’Homme nouveau du Bauhaus

Le chapitre III permet de dégager, au-delà des similitudes, les différences entre le projet d’Homme nouveau du Bauhaus et celui du Futurisme. Au sujet multiplié le Bauhaus oppose un sujet qui, tout aussi dominateur, tire son identité d’un Idéal d’unité, de simplicité, de création épurée. Les grandes étapes du Bauhaus, de sa fondation en 1919 à Weimar par Walter Gropius à sa fermeture par les nazis à Berlin en 1933, sont envisagées à partir de quatre personnalités majeures – Walter Gropius, Hannes Meyer, Johannes Itten, Oskar Schlemmer – et ponctuées par la description de couvertures de revues, de dessins et maquettes, de reproductions de tableaux, de photographies. Au Bauhaus tout commence avec des idéaux anciens. La cathédrale est le symbole fondateur du [« Programme et manifeste »] de Gropius, dont la couverture en 1919 reproduit une illustration de Lyonel Feininger, Die Kathedrale, un bâtiment d’allure gothique revisité par les codes plastiques contemporains : distorsions, géométrisation, facettes éclatées à la manière cubiste et faisceaux lumineux d’inspiration futuriste. La cathédrale gothique incarne une germanité glorieuse, un idéal mystique, mais aussi le mode de vie des guildes et corporations du Moyen Âge, qui alliaient l’art de la construction à des principes de vie collective. Le Bauhaus excelle à ajuster la tradition aux exigences de la vie moderne. L’architecture, indissociable des utopies politiques, y occupe une place centrale. L’école, à ses débuts, sympathise avec les « Arts and Crafts » du designer et théoricien socialiste anglais William Morris. Gropius, comme Morris, était hostile à une accumulation capitaliste aveugle et rêvait d’une vie harmonieuse dédiée au travail manuel et à la beauté des objets. Mais, contrairement à Morris, il ne condamne pas la production industrielle. La sympathie initiale du Bauhaus pour l’artisanat est d’ailleurs un motif de conflit au sein de l’école, provoquant en 1923 la rupture dite « constructiviste », pro-industrielle, qui incarnera, aux yeux de la postérité, l’identité véritable du Bauhaus. D’innombrables projets d’habitat et de cités futures voient le jour, au nom d’un bonheur collectif conforme à la « vraie » nature humaine. Gropius aspire à une ville faite de bâtiments en béton, bien alignés, standardisés, garants d’une vie égalitaire.

Hannes Meyer, marxiste convaincu, pousse à l’extrême l’idéal de standardisation de l’habitat anti-bourgeois, pensé pour un individu inscrit dans le collectif. L’égalité proclamée des citoyens et des sexes – malgré un modèle dominant de femmes virilisées – sous-tend ses projets de design coopératif de la seconde moitié des années 1920 : peu d’objets et de mobilier, des espaces identiques produits en série, des formes sobres, des lignes épurées. Chez Meyer, comme chez Gropius, l’architecture a une vocation morale : restaurer le vivant broyé par la guerre, combattre le chaos par une catharsis nécessaire, sublimer la violence. L’architecture de verre, matériau cristallin vecteur de lumière et de vérité, reflète parfaitement les qualités de l’Homme nouveau. Influencé par Bruno Taut, concepteur en 1917 d’une cité-jardin idéale et d’une architecture de cristal à connotation spirituelle, Gropius regrette cependant son absence de pensée fonctionnelle : en 1925, la façade entièrement vitrée des ateliers du Bauhaus à Dessau tiendra compte de besoins plus terrestres. Héritiers de la pureté d’Adolf Loos, élitistes et visionnaires, les architectes du Bauhaus se considèrent comme des maîtres spirituels. Leurs convictions démocratiques sont indéniables, mais leur condescendance, voire leur mépris, vis-à-vis d’un peuple qu’il faut éclairer malgré lui, ne le sont pas moins. Et leur aspiration au « Grand Tout » n’est pas dépourvue d’implicites nationalistes, théosophiques, potentiellement totalitaires.

Avec Johannes Itten « le gourou », pédagogue charismatique, c’est une nouvelle partie qui se joue. Contrairement à Gropius, le Bauhaus ne lui apparaît pas comme un outil politique et social, mais comme un terrain de recrutement d’artistes supérieurement doués, désignés pour parfaire leur élévation spirituelle. Adepte de la religion mazdéenne fondée sur l’enseignement de Zarathoustra (Zoroastre), il va chercher ses idées de réalisation de l’Homme nouveau dans l’occultisme proche-oriental, dans la science des proportions et des nombres, dans des techniques de maîtrise du corps et de la pensée pour améliorer la race. Son hermétisme philosophique puise aussi dans le courant « völkisch » du début du XXe siècle, un mélange de néo-paganisme germanique et de christianisme, de mythologie allemande ancienne, de romantisme, de franc-maçonnerie, de théosophie, de biologie et de darwinisme. Son Kinderbild [Portrait d’enfant], de 1921-1922, synthétise ses conceptions esthétiques, ésotériques et idéologiques. On voit bien qu’Itten préfigure le nazisme en se réclamant des Aryens (les Perses zoroastriens), ancêtres d’une race supérieure et d’une Nation fusionnelle, soumise « librement » à des élites reconnues.

Dernière figure incontournable du Bauhaus, Oskar Schlemmer livre une autre interprétation de l’Homme nouveau. La Forme règne dans son œuvre, en tant que telle, et ne cesse de s’épurer. L’artiste démiurge a pour mission de transposer les lois de l’univers dans le réel par la force du point, de la ligne, du triangle et du cercle. La guerre et ses massacres sont sublimés par la géométrisation des formes, des corps et du mouvement. Le logo officiel du Bauhaus conçu par Schlemmer en 1921, avec des variantes en 1922-1923 lors de la transition « constructiviste», est un visage stylisé, géométrisé, jouant sur les contrastes noir-blanc, sur la spiritualité sous-jacente d’un œil carré en forme de fenêtre, préfigurant les unités standard métallisées de la verrière de Dessau. Cet Homme nouveau, bien accordé à l’architecture de béton, fait penser à la statuaire grecque de Winckelmann. Der Tänzer [Le Danseur], sans doute un autoportrait idéalisé de 1923, éclatant de blancheur, et une photographie de 1926 du projet Raumtanz [Danse de l’espace] résument l’idéal humaniste de Schlemmer : gestes retenus, précision quasi mécanique rehaussée par les horizontales, les verticales et les obliques, têtes rasées ou masquées, corps indifférenciés, standardisés, anonymes, dans des costumes et des décors eux-mêmes stylisés ou symboliques. Un architecte-démiurge préside à ce monde homogène, égalitaire et universel. Fasciné par les foules, par les individus qui fusionnent dans le « Grand Tout », Schlemmer, dans son « Ballet mécanique » de 1917, juge exaltante la gymnastique des stades et des parades militaires : ces exécutions géométriques démontrent que « l’homme est la mesure de toute chose » (Héraclite). Au Bauhaus, il consacre son cours à l’Homme, étudié dans une perspective encyclopédique digne de la Renaissance. Iveta Slavkova compare une de ses planches pédagogiques de 1928, Mensch im Ideenkreis [L’Homme dans le cercle des idées], avec le célèbre Homme de Vitruve de Léonard de Vinci. Un coureur, saisi de profil en pleine action, abstrait et stylisé, lévite harmonieusement dans un cercle entouré d’inscriptions correspondant aux grandes orientations de l’enseignement de Schlemmer : la biologie, la forme, la philosophie, l’esthétique et l’éthique. La perfection géométrique des corps dans ces deux œuvres, leur architecture cosmique, expriment une vision transcendée de l’homme. Mais il y a une grande différence : le rapport entre corps et esprit, dialectisé chez Léonard de Vinci, est symbolisé par le nombril qui, libéré de sa double connotation négative, chrétienne et platonicienne, est la preuve du vivant, du viscéral et de la sexualité. Schlemmer, en optant pour l’abstraction, pour l’esprit contre la chair, pour la perfection mathématique des proportions, ignore une telle complexité dialectique. Sa spiritualité renvoie à Jakob Böhme et à la figure de l’androgyne, antithèse de « l’homme mortel sexué » de Léonard de Vinci. L’homme de Schlemmer est une « figure d’art » (Kunstfigur), une représentation débarrassée de toute contingence biologique. Les lois mécaniques du monde industriel s’introduisent dans le corps humain. Cette esthétisation systématique de la vie ainsi que le nationalisme mystique de l’artiste, héritier du « völkish », expliquent que le salut nazi et le svastika se soient immiscés subrepticement dans certaines de ses œuvres décryptées par Iveta Slavkova, qui refuse cependant d’accuser d’enrégimentement un artiste qui s’insurgea à plusieurs reprises contre le nazisme, tenta de raisonner Goebbels et s’arrêta de peindre entre 1933 et 1935. De là à occulter ses ambiguïtés, comme l’ont fait certains de ses historiographes, il y a une marge… Schlemmer incontestablement, comme les Futuristes, a contribué à l’idéologie totalitaire par sa simplification et son esthétisation de l’Histoire. Les corps déchiquetés sur les champs de bataille ont retrouvé forme sur la scène du Bauhaus, nouvel espace de l’utopie à partir de 1921. Schlemmer y prolongeait les grands principes scéniques, débarrassés de leur expressionnisme mystique, de Lothar Schreyer, premier maitre de l’atelier théâtre du Bauhaus : refus de la narration, costumes abstraits, gestes mécaniques d’acteurs-marionnettes hermétiques à l’Histoire. Dans son célèbre Ballet triadique, monté en 1922, les préoccupations plastiques excluent définitivement la psychologie. Le chiffre trois règne sur les couleurs primaires et les formes géométriques mises au service d’un modèle social harmonieux. Iveta Slavkova dévoile pas à pas l’étrange complexité de cette œuvre qui exalte un Homme en symbiose avec les lois éternelles de l’art et celles du monde industriel. Inspiré par la marionnette romantique de Heinrich von Kleist et la « surmarionnette » d’Edward Gordon Craig, Schlemmer donne à voir des corps silencieux, « libérés » par le « dressage », comme l’a expliqué Éric Michaud, protégés des horreurs de la guerre et des maux de la République de Weimar par leur rigueur de machine. La « déshumanisation » des marionnettes, qui n’est pas dans son principe « antihumaniste », au contraire – l’homme domine la machine et celle-ci peut l’aider à son amélioration au profit du Grand Tout – a été interprétée diversement par les metteurs en scène ultérieurs. Les sociologues, quant à eux, ont analysé comment, à force de nier la peur du morcellement, le désir totalitaire l’a importé en Allemagne entre les deux guerres. Les traumatismes historiques ont été recouverts par des effigies d’hommes dominateurs, effrayés par les troubles de la psyché, du « devenir femme » et de la chair, dans un corps-machine sous contrôle absolu. Ces « idoles humanistes modernes » ont échoué à réparer le massacre et à protéger l’avenir…

Épilogue : Réparation, Rédemption, Devenir

La déshumanisation comme résultat d’un projet humaniste est l’étonnant paradoxe entretenu conjointement par le Futurisme et la Bauhaus. Mais tandis que le Futurisme, thuriféraire de la guerre, misogyne, raciste et anti-démocratique, faisait allégeance à une cruauté qu’il pensait inhérente à l’homme et à la créativité, le Bauhaus s’inscrivait globalement dans une tradition bourgeoise, altruiste, socio-démocrate, hostile à la violence. Le Futurisme aspirait à la guerre comme moyen de réalisation de soi tandis que le Bauhaus y voyait un mal nécessaire, une épreuve à traverser. Mais les deux mouvements se sont finalement rejoints : tous les acteurs du Bauhaus ont eu partie liée avec la guerre, de près ou de loin, et certains ont pactisé avec un pouvoir totalitaire ; à cette différence près que la domination du peuple par l’artiste signifiait, pour le Bauhaus, une réconciliation des individus avec leurs désirs profonds et leur « vraie » nature, souvent inconnus d’eux…

Le mouvement du « retour à l’ordre » des années 1920 prétendait que revenir à l’humanisme traditionnel ferait oublier la barbarie d’une époque. La guerre avait été la parenthèse nécessaire pour renouer avec un essentiel en perdition… « La guerre finie, tout s’organise, tout se clarifie et s’épure » écrivent Le Corbusier et Amédée Ozenfant dans Après le cubisme (1918). De fait, plusieurs avant-gardes perpétuent après la guerre le mysticisme de l’Homme nouveau. Le Néo-plasticisme de Mondrian considère que le spiritualisme et l’abstraction ont vocation à révéler la profondeur dernière des choses et la nature authentique de l’homme. Les constructivistes russes développent un projet humain totalisant, véhiculé par le communisme et un artiste démiurge qui recompose les formes et s’allie avec la production industrielle. Les similitudes sont grandes entre le constructivisme russe et le design coopératif de Hannes Meyer…

Les dernières pages d’Iveta Slavkova contrebalancent tout le reste de l’ouvrage. Il y est question en effet de Dada et du Surréalisme, ces deux avant-gardes qui, au contraire du Futurisme et du Bauhaus, ont déclaré leur intention d’en finir avec l’humanisme, cause ultime de la Grande Guerre. L’auteure nous propose un riche survol de textes, d’œuvres ou de manifestations dadaïstes, à Zurich, Paris ou en Allemagne, de Tzara, Arp, Picabia, Huelsenbeck ou Hausmann, qui clament haut et fort leur haine de l’humanisme, de la Renaissance, des Lumières, leur irrespect de la culture, de la raison, du langage construit et de toute idéologie totalisante. Dada ne veut rien, ne croit en rien, n’a pas de programme. Les dadaïstes célèbrent le culte du moi éclaté, de l’inconscient primitif, de la multiplicité fondamentale de l’Être. Ils revendiquent le cosmopolitisme et crient leur haine du nationalisme. Regardant l’horreur de la guerre en face, la nommant, la dénonçant, ils tirent parti de l’art non pour « réparer l’Homme » mais pour engager un grand travail de déconstruction énoncé dans tous leurs manifestes, à commencer par le Manifeste Dada 1918 de Tristan Tzara. Ces manifestes cultivent la dérision sarcastique, le blasphème et la destruction des formes (poésie phonétique, collage, assemblage). Le célèbre photomontage de Hausmann, ABCD (Portrait de l’artiste), de 1923-1924, scruté en détail, est une antithèse absolue du Danseur de Schlemmer. Tout y est : visage loufoque à la bouche grande ouverte, criant ou hurlant de rire, corps morcelé, mise en page éclatée, lettres surdimensionnées, fragments de papier, billets de banque et tickets, morceaux de ciel étoilé, utérus scientifiquement dessiné et pénis perforant une revue futuriste, évocation de sons discordants et de violence, etc. Les surréalistes à la suite de Dada manifesteront leur dégoût d’une conception de l’art dont les horreurs de la guerre avaient aboli le sens. À la suite de Breton, ils postulent que « l’homme n’est peut-être pas le centre, le point de mire de l’univers ». L’antihumanisme est relayé, après la deuxième guerre mondiale, par de nombreux philosophes ou écrivains, mais ce dernier chapitre accorde une place particulière à la déconstruction selon Foucault et Deleuze, à leur remise en question de la centralité de l’humain et du sujet. Deleuze oppose l’ambition totalitaire du Futurisme à la volonté chaotique de Dada, qui tire sa vitalité des « machines désirantes » animant un individu toujours autre que lui-même.

On ne peut que remercier Iveta Slavkova de nous prévenir en note que l’antihumanisme de Dada et du surréalisme est une problématique qui sera abordée dans un livre futur. Celui-ci semble en effet indispensable pour démontrer que les avant-gardes hostiles à une restauration humaniste illusoire ont contribué, mieux que le Futurisme ou le Bauhaus, à libérer l’avenir…


Position de thèse de Iveta Slavkova

https://melusine-surrealisme.fr/wp/wp-content/uploads/2020/07/Slavkova_Position.pdf

 

 

 

 

Des envois à la pelle au vent, par Georges Sebbag

Des envois à la pelle au vent

par Georges SEBBAG

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Henri Béhar, Potlatch André Breton ou La cérémonie du don, éd. Du Lérot, 2020, 560 p.

L’ouvrage d’Henri Béhar recense les envois qu’André Breton a apposés et signés en tête de ses livres et qu’il a adressés à ses proches et à ses amis, à des écrivains et à des artistes, à des critiques littéraires ou à des collectionneurs. Il rassemble aussi les envois autographes que de nombreux auteurs ont adressés à André Breton. Lorsque les dédicaces sont réciproques, on assiste parfois à une partie de ping-pong, ou bien s’y célèbre, comme l’affirme Henri Béhar, une cérémonie de potlatch, qualification sur laquelle nous reviendrons. La pêche aux E. A. S. (Envois Autographes Signés) a été fructueuse. Parmi les 1 750 volumes qui ont circulé entre Breton et quelque 448 personnes, il faut retenir le chiffre de 700 exemplaires dédicacés par le seul André Breton. Ce répertoire de dédicaces est établi notamment à partir du catalogue de vente de 2003 de la bibliothèque du 42, rue Fontaine ainsi que de divers catalogues de libraire ou de vente publique, où sont de plus en plus monnayés les envois d’André Breton et autres célébrités.

Le livre est agréable à feuilleter : le papier est solide, la maquette claire, le format conséquent,  les envois sont correctement reproduits. On peut d’ores et déjà faire l’hypothèse qu’une future édition, qui ratisserait encore plus large, atteindrait facilement les 1 000 pages ou davantage. Cette profusion de dédicaces dans le commerce littéraire n’est pas nouvelle. Mais elle se hisse à un sommet chez les surréalistes qui ont su mettre en pratique un esprit collagiste, sur le plan formel (cadavre exquis, par exemple), sur le terrain passionnel (formation de duos, trios, quatuors au sein du groupe) et dans le domaine temporel (hasard objectif, coagulation de durées automatiques). Dans l’ensemble, on ne peut s’empêcher d’admirer l’expression poétique et lyrique des envois de Breton, alors que dans l’autre sens, nombre d’envois déférents frisent le conventionnel.

La première leçon de cette masse d’envois provient de certains échanges, qui rompent avec la légende d’un Breton maniaque de l’exclusion. Sans même faire appel à leurs échanges épistolaires, on découvre qu’après 1945, les rapports d’André Breton avec Georges Bataille, Michel Leiris ou Roger Caillois sont au beau fixe. Les thuriféraires de ces trois derniers auteurs qui depuis des décennies ont brossé le tableau d’une guerre perpétuelle entre leur protégé et le surréaliste Breton en auront pour leurs frais. Premier échantillon : « à Georges Bataille, l’un des seuls hommes que la vie ait valu pour moi de connaître. André Breton » (Arcane 17, 1947) ; « À André Breton, avec lequel, je n’ai jamais cessé d’être uni profondément au-delà des amitiés faciles. » (Les Larmes d’Eros, 1961). Deuxième échantillon : «  À André Breton, ce livre qui lui revient de droit avec l’amitié de Michel Leiris. » (Nuits sans nuit, et quelque jours sans jour, 1961). Troisième échantillon : «  À Roger Caillois / – à nos divergences près / À mes yeux peu de chose  / en vive estime / et affection / André Breton » (Manifestes du surréalisme, 1955) ;  « Pour André Breton ce livre où il est souvent cité avec la fidèle amitié de R. Caillois » (Art poétique, 1958). S’il y a des exclusives chez Breton, elles sont plutôt rares ; elles concernent Aragon après 1932 et Éluard après 1945. À propos de ce dernier, Béhar a reproduit à juste titre une liste destinée à un libraire rédigée par Breton un mois après la mort de son ancien ami. Cette liste détaillait vingt-trois livres offerts par Éluard jusqu’en 1938, le plus souvent des tirages de tête comportant des envois plus mirifiques les uns que les autres.

Deuxième leçon : si les envois de Breton, qui ont souvent une triple fonction (expression poétique, évocation de l’ouvrage et inclusion du destinataire), peuvent nous informer sur la geste surréaliste, ils sont très loin d’égaler les lettres où Breton peut déployer à son gré ses désirs, ses émotions, ses idées et son talent ; il est rare qu’on puisse y déceler un propos ou un aveu franchement inattendus.

Troisième leçon. Rappelons que, le 11 mars 1928, Breton s’envole pour Ajaccio, où il compte surprendre Suzanne Muzard qui est alors avec Emmanuel Berl ; pour justifier sa visite, il demande à Suzanne de l’autoriser à lui dédier Nadja qui va bientôt paraître. Si l’on s’attache aux dédicaces de volumes en entier, précisons que « Les Champs magnétiques sont dédiés à la mémoire de Jacques Vaché » par Breton et Soupault, que Clair de terre est dédié « Au grand poète / SAINT-POL-ROUX / À ceux qui comme lui / s’offrent / LE MAGNIFIQUE / plaisir de se faire oublier », que Ralentir travaux est dédié par Breton, Char et Éluard « À Benjamin Péret » et que Le Revolver à cheveux blancs est dédié  « À Paul Éluard ». Il importe de comprendre la différence radicale entre les dédicaces imprimées et rendues publiques et les envois autographes à usage privé. Il est étonnant qu’Henri Béhar ne soit pas attaqué à la question des dédicaces dont l’offrande publique et le rôle stratégique permettent de mieux appréhender le problème des envois qui, eux, ne sont portés à notre connaissance qu’à l’occasion et de façon tardive. Car Breton s’est préoccupé très tôt de la question des dédicaces. Le 29 décembre 1920, il note ceci dans son Carnet : « B. Péret me dédie un poème : Memento. On m’a ainsi dédié : Reverdy Près de la route et du pont, Soupault Je mens, Tzara Noblesse galvanisée, Picabia Dada philosophe, Éluard Simples remarques et Influences, Paulhan La Mauvaise pendule et la première version de La Guérison sévère, Pansaers un poème, Ungaretti un poème. Ce doit être tout. Aragon ne me dédiera pas Anicet bien que Soupault le lui ait demandé. » L’échange des dédicaces est particulièrement répandue chez les dada-surréalistes. Il ne faut pas seulement y voir un renvoi d’ascenseur. La circulation des noms dans les œuvres des uns et des autres ne fait que poursuivre la pratique opérée par Breton dans son recueil Mont de piété. Ces emprunts et ces reconnaissances mutuelles, au même titre que l’écriture plurielle ou l’action collective, sont des manifestations typiques du collagisme surréaliste. Il y a tout un jeu de dédicaces entre les dada-surréalistes nommés Breton, Aragon et Drieu mais aussi entre les vieux amis Berl et Drieu qui, de février à juillet 1927, rédigeront à deux une série de cahiers intitulés Les Derniers Jours. Le jeu des dédicaces témoigne de toutes sortes d’échanges nourris. En mai 1922, André Breton publie dans Littérature « L’année des chapeaux rouges », qu’il dédie à Pierre Drieu la Rochelle. Ce long et beau texte sera repris à la fin de Poisson soluble. En 1924, c’est au tour d’Aragon de dédier à Drieu son ouvrage Le Libertinage. En 1925, Drieu lui renvoie la pareille en lui dédiant L’Homme couvert de femmes. 1927 est une année charnière. Drieu dédie à André Breton « Le sergent de ville », une nouvelle de La Suite dans les idées et l’important essai intitulé Le Jeune Européen, où l’auteur, sensible à la décadence et allergique aux nations, en appelle à la création des États-Unis d’Europe. Une phrase du Paysan de Paris sert d’épigraphe à la seconde partie du Jeune Européen. De son côté, Berl dédie son roman La Route n° 10 à Pierre Drieu la Rochelle. En 1928, Drieu dédie Genève ou Moscou à Emmanuel Berl, tandis que Breton, qui aurait souhaité dédier Nadja à Suzanne Muzard, y renonce. En 1929,  le nouvel ami et associé de Berl s’appelant Malraux, c’est à lui qu’iront les faveurs de la dédicace de Mort de la pensée bourgeoise. En 1930, Berl conçoit ainsi sa dédicace de Mort de la morale bourgeoise : « À ma femme, à mes oncles, à mes tantes, à mes cousins, à mes cousines. » Suzanne Berl-Muzard fait désormais partie de la famille. L’année suivante, il récidive malicieusement à l’occasion de son essai  Le Bourgeois et l’amour : « À Suzanne, pour Suzanne ». Mais cette fois-ci derrière son épouse Suzanne, une deuxième, voire une troisième Suzanne, semblent se profiler.

Quatrième leçon. En 1931, Breton publie sans nom d’auteur le poème L’Union libre, qui exalte toutes les parties du corps de Suzanne Muzard[1]. Il nous paraît particulièrement oiseux d’affirmer que la « femme » de L’Union libre est purement imaginaire. Sous prétexte que Breton a dédicacé après coup L’Union libre à Marcelle Ferry puis à Élisa Breton, José Pierre n’hésite pas à conclure que Suzanne Muzard n’est pas l’inspiratrice du poème mais que L’Union libre est « un hommage à la femme en général[2] ». Il est surprenant qu’Henri Béhar lui emboîte le pas. Dans le premier envoi, Breton proclame que Marcelle est devenue son amante, sa femme : « À Marcelle, / ma femme ici prédite, / L’UNION LIBRE / la liberté continuant à n’être / que la connaissance de la nécessité  / André Breton ». Dans le second envoi, André justifie comme il peut, par le voyage d’Élisa en France en 1931, le fait que la Chilienne deviendra son épouse, sa femme : « “Ma femme à la chevelure…” / c’était donc toi / mon amour / aussi vrai que je ne lui donnais / alors aucun visage / et qu’en ce début de 1931 / tu venais en France / pour la première fois / André » (Poèmes, 1948). Quand il dédicace L’Union libre vers 1933 et vers 1948 à deux femmes aimées, il n’entend pas détruire l’amour qu’il a eu pour Suzanne Muzard. Au contraire, cet amour antérieur lui sert de tremplin. Quant au déni du visage de Suzanne, il s’agit d’un tour dialectique dont Breton est familier : comme Nadja annonçait Suzanne, à son tour le poème dédié à Suzanne coïncide avec la visite annonciatrice d’Élisa à Paris. À ce compte, le poème du corps sensuel et glorieux de Suzanne contiendrait en germe toutes les beautés des femmes aimées à venir – Marcelle, Jacqueline et Élisa.

Cinquième leçon. L’interprétation générale donnée par Béhar aux envois qu’il a recueillis est loin d’être adéquate. Rappelons que le potlatch, selon Marcel Mauss, est une cérémonie ostentatoire, au cours de laquelle les richesses accumulées par une tribu sont partagées et consumées avec une tribu rivale, qui à son tour relevant le défi accumulera des biens encore plus somptueux, et ainsi de suite ; c’est à qui acquerra le plus de prestige dans une accumulation destinée à une pure dépense. Le potlatch est un « phénomène social total », festif et collectif, qui s’exprime au grand jour. Il n’est pas plus adaptable aux dédicaces imprimées mettant en jeu des individualités qu’aux envois autographes qui relèvent plutôt d’une cérémonie secrète et intime.

Sixième leçon. Il faut féliciter Henri Béhar pour les notices brèves et topiques consacrées aux 458 auteurs ou destinataires d’envois autographes. À toutes ces personnes, il faudrait ajouter André Cresson, le professeur de philosophie d’André Breton, qu’on a présenté à tort comme un anti-hégélien. Dans une lettre inédite du 4 janvier 1932, Cresson remercie Breton de lui avoir envoyé Les Vases communicants : « Non seulement vous ne me “désespérez” pas. Mais je vous lis avec beaucoup d’intérêt et d’amusement. Ce que vous dites des rêves me paraît plein de suggestions dont la valeur psychologique est incontestable. Et l’analyse de votre action dans une sorte de demi-rêve éveillé me paraît très véritable. / Seulement, il y a une chose qui m’étonne chez vous. Je comprends que la société bourgeoise vous dégoûte. Elle me dégoûte aussi. Mais ce que je ne comprends pas c’est l’amour que vous manifestez pour le régime communiste. Qu’on soit libertaire, anarchiste, individualiste à outrance, cela, non seulement ne m’effraye pas, mais me paraît tout à fait sympathique. […] je me représente l’organisation communiste comme le pire des bagnes que l’humanité a pu rêver. »

L’ouvrage d’Henri Béhar est une somme, qui a exigé de la constance et de la persévérance. Tout amoureux d’André Breton, tout connaisseur du surréalisme, se doit de l’acquérir.

Mai 2020


[1] Voir Georges Sebbag, André Breton L’amour folie / Suzanne Nadja Lise Simone, Jean-Michel Place, 2004, p. 184 et p. 197-202. Lire en particulier la lettre d’Aragon à Suzanne Muzard du 23 novembre 1971 et la réponse de Suzanne du jour suivant, où les deux correspondants s’accordent pour dire que L’Union libre concerne exclusivement Suzanne.

[2] André Breton, Œuvres complètes, II, pp. 1317-1318. José Pierre cite en outre une lettre à Jacqueline Lamba du 4 septembre 1939 ; son épouse se trouvant à Lyons-la-Forêt, Breton lui demande qu’elle lui parle de « ce beau pays qui est après tout celui qui m’a inspiré L’Union libre pour toi que je ne connaissais pas encore. »

Thomas HUNKELER, ou le nationalisme des avant-gardes, par C. Dufour

THOMAS HUNKELER (dir.), Paradoxes de l’avant-garde. La modernité artistique à l’épreuve de sa nationalisation, Classiques Garnier, 2014, 327 p.
THOMAS HUNKELER, Paris et le nationalisme des avant-gardes : 1909-1924, ParisHermann2018,
260 p.

Compte rendu par Catherine DUFOUR

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Ces deux ouvrages traitent du même thème, le nationalisme des avant-gardes.

Le premier, Paradoxes de l’avant-garde. La modernité artistique à l’épreuve de sa nationalisation, réunit, sous la direction de Thomas Hunkeler, les actes d’un colloque qui s’est tenu à l’Université de Fribourg en mars 2011. Trois chapitres développent les trois grands « paradoxes » des avant-gardes : le conflit entre aspirations cosmopolites et rivalités nationales (I), entre centre et périphérie (II), entre modernité et traditionalisme (III). Ce volume se compose d’études assez éclectiques, qui constituent une mosaïque de cas centrés autour de personnalités emblématiques ou marginales, de revues ou de mouvements. L’introduction de l’ouvrage, « Vers une ‘’contre-histoire’’ comparatiste des avant-gardes » explique que, si les mots « rupture » et « internationalisme » ont longtemps servi à caractériser les avant-gardes, la réalité est plus complexe. En effet, l’histoire des avant-gardes a été forgée par leurs protagonistes mêmes, souvent hagiographes ou mythologues dans l’après seconde guerre mondiale. Mais cette historiographie a elle-même été remise en question par une « contre-histoire » qui, au lieu de chercher à unifier et idéaliser, a établi les disparités, les ambivalences, les contradictions, les zones d’ombre. L’approche comparatiste est revendiquée ici comme outil méthodologique propre à « relativiser » au lieu de « totaliser » : elle ne perd jamais de vue que le cosmopolitisme a souvent cédé le pas au nationalisme, même dans le cas de Dada, champion de l’internationalisme. Le propos est donc de repenser la notion d’ « avant-garde » de façon moins totalitaire. Hélas les rivalités entre historiens ne sont toujours pas closes, et les chercheurs ou critiques s’identifient souvent aux artistes, courants ou pays qu’ils étudient.

Le deuxième volume, Paris et le nationalisme des avant-gardes 1909-1924, est une synthèse réalisée par Thomas Hunkeler, qui prolonge les thématiques abordées dans le premier volume, en six chapitres consacrés à des mouvements et revues essentiels de l’avant-garde européenne : le futurisme et le cubisme à Paris (I), l’expressionnisme allemand (II), l’avant-garde russe (III), le vorticisme anglais (IV), les revues d’art en France (V), Dada à Paris (VI). L’introduction plaide de nouveau pour « une autre histoire des avant-gardes », qui reconnaisse la place prise par les nationalismes au cœur du projet internationaliste. L’auteur y précise ses intentions en se défendant de tout « relativisme » (qui ne verrait dans le nationalisme des avant-gardes qu’un fait normal pour l’époque, se rapprochant ainsi de la droite ou de l’extrême droite) et de tout « révisionnisme » (qui consisterait à lire les avant-gardes en termes de nationalisme exclusivement). Une approche dialectique est revendiquée, qui n’oublie pas, comme dans le précédent volume, que l’histoire des avant-gardes a été écrite dans un premier temps par ses propres acteurs. Cette introduction insiste longuement sur les contradictions d’Apollinaire : « bâtard, métèque et fauché » à l’origine, mis longtemps à l’écart du fait de ses origines (décrites parfois comme juives !), puis traumatisé par une guerre qui le rendit patriote, Apollinaire se mit à chérir l’idée d’une tribune internationale où à défendre la supériorité nationale parisienne, menacée à sa périphérie par des nationalismes en éveil. Cet exemple nous ramène à une évidence : si les avant-gardes, Dada au premier chef, ont revendiqué l’internationalisme, c’est parce que le nationalisme faisait rage et que les désirs hégémoniques parasitaient l’idée cosmopolite. Ainsi s’explique que la proximité culturelle d’Apollinaire avec l’Italie ait pris des allures paternalistes, chauvines et dominatrices, et que Marinetti ait tenté d’inscrire le futurisme sur le territoire parisien. La position centrale de Paris dans l’histoire des avant-gardes se trouva inévitablement remise en question. Il faut rendre hommage à La République des Lettres de Pascale Casanova d’avoir étudié en détail ces mécanismes. Si le futurisme est souvent cité comme l’exemple de la collusion entre nationalisme et cosmopolitisme, il ne faut pas oublier que toutes les avant-gardes ont participé de cette ambiguïté. C’est pourquoi elles sont souvent appréhendées d’abord en fonction de leur origine nationale : allemande pour l’expressionnisme, italienne pour le futurisme, etc.

Paradoxes de l’avant-garde. La modernité artistique à l’épreuve de sa nationalisation.

I. L’Avant-garde entre aspirations nationales et rivalités internationales

Cette première partie se présente comme un catalogue qui envisage successivement des collectifs (le dadaïsme zurichois, Der Sturm, L’Internationale lettriste), une revue (Europe), des personnalités majeures (Tzara, T. S. Eliot, Cendrars) pour mettre en évidence dans chacun des cas la tension entre cosmopolitisme et nationalisme.

Wolfgang Asholt (Dada de Zurich à Paris. Une nationalisation de l’internationalisme ?) détaille la stratégie par laquelle Tzara à Zurich aurait œuvré dans le sens d’une francisation de Dada, afin de pouvoir, originaire lui-même d’une petite nation, intégrer les cercles littéraires parisiens qui se méfiaient de la part trop allemande de Dada, comme Apollinaire ou les revues Sic et Nord-Sud. Accordant une place de plus en plus grande aux artistes et écrivains français, qui culmina dans sa collaboration avec Picabia ou Arp, il aurait contribué sciemment à une déradicalisation d’un mouvement très cosmopolite à ses débuts, ce que Huelsenbeck ne se priva pas de lui reprocher. Mais Tzara ne se doutait pas qu’il serait à son tour, en conformité avec les analyses de Bourdieu, mis à l’écart de la vie littéraire française…

L’article de William Marx (Le modernisme entre internationalisme et nationalisme. T. S. Eliot : Paris aller-retour) se consacre aux ambivalences de T. S. Eliot, fasciné par Paris, la culture française et le destin de ces immigrants nés outre-Atlantique, tels Stuart Merrill ou Francis Vielé-Griffin, qui devinrent de vrais poètes symbolistes français. Mais paradoxalement, les influences qu’Eliot subit à Paris en 1910-1911, de La NRF, de Paul Claudel, Saint-John Perse, Bergson, et surtout Maurras, le conduisirent, dans un désir d’enracinement indispensable au travail d’écriture, à s’installer quelques années plus tard, et jusqu’à sa mort, dans un village du Somerset, berceau de sa famille, soutenant la monarchie et l’église anglicane par fidélité aux principes de l’Action française…

Hubert van den Berg (Der Sturm. Une revue et une galerie berlinoise d’avant-garde entre internationalisme et nationalisme ») se consacre à la galerie Der Sturm et à la revue du même nom, animés par Herwarth Walden à Berlin, dont l’internationalisme légendaire dans les années 1910-1920 contribua pour beaucoup, à l’heure de l’écriture des avant-gardes dans les années 60-70, à rendre indissociables les mots « internationalisme et « avant-garde ». Mais on sait depuis que Der Sturm a participé pendant la guerre à des activités de renseignement pour les services secrets allemands, utilisant l’expressionnisme comme étendard culturel d’un nationalisme qui ne disait pas son nom. Les artistes du Sturm ont donc joué diverses partitions, de l’internationalisme convaincu de Kurt Schwitters à des positions franchement nationalistes, comme celles de Lothar Schreyer, artiste « dégénéré »… qui fit allégeance à Hitler.  

Bruno Curatolo (Promotion et réception des avant-gardes dans la revue Europe : 1923-1939) tente de comprendre les ambiguïtés de la revue Europe, fondée en 1923 sous l’égide de Romain Rolland et officiellement favorable aux avant-gardes, en traquant le flou sémantique et les jugements contradictoires qui entourent le mot « avant-garde » dans différents articles sur la musique, la littérature, les arts plastiques, le théâtre. Chemin faisant, l’auteur constate qu’en progressant vers les sinistres années 30 la revue délaissa peu à peu les significations associées aux expérimentations d’après-guerre, pour adopter le sens humaniste et démocratique que prendrait le terme quelques années plus tard, à l’heure du TNP de Jean Vilar ou des Maisons de la Culture d’André Malraux.

Question de terminologie encore : Cendrars était-il d’avant-garde ? C’est la question posée par Claude Leroy (Modernité chez Cendrars. L’amour des commencements) à propos de cet écrivain qui assouvit ses pulsions destructrices et sa haine des Boches à « l’avant-garde » des champs de bataille, mais qui détestait, comme Baudelaire, la métaphore militaire appliquée à la littérature, sauf quand elle était utilisée au premier degré par Marinetti. Indéniable pionnier de la pensée européenne, Cendrars eut des affinités avec les dadas et les surréalistes, mais il détestait les « ismes », les groupes, les chefs (notamment Breton), et les rivalités de clans. Il préférait la modernité délirante et singulière de Moravagine et chérissait le Présent plus que les « lendemains qui chantent ». Se méfiant des dadaïstes embusqués qui guerroyaient avec des mots, il devint après 14-18 un vrai moderne, un créateur-défricheur (descobridor) débarrassé des accessoires modernistes. Il laissa alors libre cours au tropisme du « partir » et des commencements, en hommage à « la partition originaire du corps de la mère », son premier départ manqué, et à un corps amputé d’une main « partie au combat ».

Laurent Jenny (Entre fonctionnalisme et surréalisme. L’Internationale lettriste) montre comment L’Internationale lettriste, après avoir posé les bases du Situationnisme, échoua à cause d’une incompatibilité foncière entre les deux avant-gardes dont elle était issue : l’architecture fonctionnaliste d’Asger Jorn, volontariste et constructive, et le surréalisme de Debord, voué à la passivité de l’inconscient. Jorn contestait l’urbanisme de Le Corbusier, aussi répressif que celui d’Haussmann : les « cités radieuses », destinées à améliorer les conditions d’existence, négligeaient les aspirations esthétiques et imaginaires de la Nouvelle Babylone rêvée par Constant dans les années 60. Debord de son côté voulut dépasser la déambulation hypnotique de Breton en la menant vers un « urbanisme unitaire » activiste. Mais chez Debord, comme chez Constant, la construction tua la situation, et, au carrefour du fonctionnalisme et du surréalisme, la Révolution n’eut pas lieu… La Nouvelle Babylone se mua en musée d’art contemporain géré par des commissaires, plagiaires dévoyés des équipes techniques situationnistes.

II. Entre Centre et Périphérie

La Flandre, le Danemark, la Serbie et la Roumanie, nations périphériques autour desquels s’organise la deuxième partie du recueil, ont multiplié les paradoxes et les tropismes nationalistes.

L’avant-garde flamingante évoquée par Geert Buelens  (« En Flandre, les révolutionnaires qui ne sont pas des nationalistes flamands sont bien rares ». Quelques remarques sur le nationalisme, l’internationalisme et l’activisme dans l’avant-garde flamande après la Grande Guerre) fut tiraillée, pendant et après la guerre, entre une tendance conservatrice néo-symboliste, et une tendance progressiste influencée par l’expressionnisme allemand humaniste, le vers libre de Whitman, Dada, l’art abstrait et le Bauhaus, la Révolution avortée de Berlin en 1918. Or cette deuxième tendance, contre toute attente, se rallia à un nationalisme flamand… qui sympathisait avec l’internationale communiste ! Paul van Ostaijen et la revue Het Overzicht (1921) de Fernand Berckelaers (alias Michel Seuphor) y jouèrent un rôle de premier plan. Ce nationalisme paradoxal, très minoritaire, combattit activement le nationalisme belge traditionnel renforcé par la guerre. Mais la belle impulsion révolutionnaire prit fin … et le nationalisme flamand se radicalisa jusqu’à rejoindre plus tard le nazisme…

Sylvain Briens (La Renaissance gotique et Le grand voyage de Johannes V. Jensen. Fantasmagorie cosmopolite et historiographie nationale aux origines de l’avant-garde danoise) a choisi deux ouvrages de l’écrivain danois Johannes V. Jensen, La Renaissance gotique (1901) et Le grand voyage (1908-1922), pour mettre en évidence les thèmes entrecroisés de l’identité nationale et du cosmopolitisme, et leur influence décisive sur les avant-gardes du Danemark et de Suède. La Roue, un des figures récurrentes de Jensen, inspirée d’un fonds mythologique scandinave, est à la fois représentation cosmique atemporelle et hymne au progrès technique. Le grand voyage, gigantesque épopée qui remonte à la Préhistoire, établit d’étonnantes passerelles entre les Vikings, la découverte de l’Amérique et la modernité industrielle, célèbre le génie des Gots, source d’un nationalisme danois ouvert à l’universel. Jensen a inventé un nouveau genre, le « mythe », court texte fictionnel en prose consacré à un aspect du monde contemporain, qui fait penser aux mythologies d’Aragon (Le Paysan de Paris), de Barthes ou de W. Benjamin. Sa « fantasmagorie de l’histoire » est proche de « l’illumination profane » de W. Benjamin. Jansen influencera le suédois Harry Martinson dans les années 30, puis le Situationnisme danois et CoBra, ses héritiers directs.

Jens Herlth analyse les contradictions de Miloš Crnjanski (« Tout cela donc sans aucune prétention ». Miloš Crnjanski, la nation et l’avant-garde serbe), chantre de l’avant-garde serbe dans les années 1919-21, mais accusé dans les années 30 d’un nationalisme illustré dès 1929 par son roman Migrations. Jens Herlth refuse d’utiliser le mot « avant-garde » selon les critères normatifs des années 1960-70. Ce serait en effet oublier que, pour la jeune Yougoslavie multiculturelle de 1918, le mot « nationalisme » avait un sens bien particulier. Miloš Crnjanski souhaitait que la jeune nation intègre le modernisme européen, mais il voulait aussi qu’elle se distingue de la tabula rasa des Occidentaux ou des futuristes russes. Son unique manifeste, « L’Explication de Sumatra », plaide pour une poésie sans posture guerrière, inspirée du « neutre » de Roland Barthes et quasi bouddhiste. Un « sous-texte » engagé y affleure toutefois, une vision poétique de la « nation », fruit d’une tension entre le jugoslovenstvo, le modernisme yougoslave multiculturel affranchi du provincialisme, et le srpstvo, inspiré du passé national serbe. De même les écrivains de Zagreb ne pouvaient-ils ignorer leurs racines croates, ni Ivo Andrić ses origines bosniaques… L’idée romantique de nation se mua hélas chez Crnjanski en un nationalisme qui dériva vers le pire…

Quatre articles sont consacrés aux prolifiques avant-gardes roumaines. Ion Pop (Offensives et défensives de l’avant-garde roumaine) en retrace les étapes depuis la fin du XIXe siècle, partagé entre courants littéraires nationalistes d’inspiration rurale et tendances symbolistes cosmopolites. Le début du XXe siècle donne lieu à une offensive poétique anti-traditionaliste (Ion Vinea, Adrian Manu), qui culmine en 1913-1916, sans jamais atteindre la radicalité de Tristan Tzara. La Roumanie n’était pas prête pour l’onde de choc dadaïste, pas plus qu’elle ne l’avait été pour le manifeste de Marinetti publié à Bucarest dès 1909. Il fallut attendre les années 1924-30 pour qu’émerge une avant-garde digne de ce nom, incarnée par Ion Vinea, Ilarie Voronca, Max Hermann Maxy, Geo Bogza. Ses détracteurs, xénophobes ou antisémites, la taxaient de phénomène de mode « importé », oubliant que la littérature roumaine puisait depuis toujours à des sources étrangères et que Dada, mouvement « exporté », s’était inspiré de certaines spécificités déconstructives de la littérature traditionnelle. L’avant-garde roumaine évolua du constructivisme futuriste des années 20 vers le surréalisme des années 40 (Gellu Naum, Ghérasim Luca), en une « mosaïque de tendances » ponctuées par des accès de fièvre et recouvertes par l’occupation soviétique. Saşa Pană ou Geo Bogza se rallièrent alors au communisme prolétarien, tandis que Gherasim Luca, D. Trost ou Paul Păun prenaient le chemin de l’exil…

Ionannah Both (Comment peut-on être roumain ? Brève histoire de la réception critique des avant-gardes roumaines, en Roumanie) s’est intéressée à la réception des avant-gardes roumaines dans les histoires littéraires, rythmée par les revirements idéologiques. En 1924, pour qualifier les artistes d’avant-garde, « communiste » est une insulte qui rime avec « juif », malade mental ou dégénéré. En 1941, en temps de domination hitlérienne, Tzara et ses amis, jugés complices de l’Occident, sont évalués à l’aune d’une judaïté méprisée. Mais en 1944, quand l’Armée Rouge entre en Pologne, les « fils prodigues » de retour d’Occident sont encensés comme conquérants roumains de la culture européenne, dont on « redécouvre » les origines judaïques… Le socialisme d’inspiration soviétique fait bon ménage avec le surréalisme triomphant des années 40, mais les surréalistes dissidents doivent quitter le pays… Saşa Pană en 1969 publie la première anthologie qui « canonise » les avant-gardes, envisagées sous le seul angle « esthétique », et omet leurs compromissions avec le pouvoir stalinien. En 1983, sous Ceaușescu, le « protochronisme » est roi : les avant-gardes n’auraient rien inventé qui ne se trouve déjà dans la littérature roumaine ! Ion Pop, autorité critique essentielle, fait lui aussi, de 1970 à 2006, le jeu de la dépolitisation au profit du structurel, de l’éternel ou de l’intertextuel. Paul Cernat, membre éminent de la nouvelle critique roumaine, publie en 2007 un ouvrage d’un nationalisme encore vivace…

Adriana Copaciu (Les revues roumaines d’avant-garde à la recherche d’un nouvel espace de parole) dresse un panorama des revues d’avant-gardes roumaines, depuis le manifeste fondateur de Vinea, en 1924, jusqu’au surréalisme. L’auteure y approfondit les trois logiques déployées entre 1923 et 1928 : la synthèse, la synchronisation, l’internationalisation. La synthèse a été réalisée grâce à l’« Intégralisme » de Voronca, cette variante roumaine du constructivisme, distincte à la fois du radicalisme importé et du traditionalisme. La synchronisation ce fut l’adaptation au présent, qui permit aux revues de combler le « retard » pris par une culture périphérique méprisée. L’internationalisation enfin correspondit à une sorte de « colonialisme culturel inversé » – conforme aux théories de Bourdieu ou à celles de Pascale Casanova dans La République des Lettres – par lequel les revues triomphèrent des résistances nationales tout en consolidant leur lien à la nation grâce à des réseaux extérieurs ; ainsi fut légitimée, sans soumission ni plagiat, une culture roumaine jusque-là tenue à distance par les grands centres européens.

Adrian Tudurachi (« Le stéréotype ethnique dans la littérature roumaine d’avant-garde et les dérives de l’internationalisme ») a étudié le « stéréotype ethnique » mis au service de l’internationalisme par le futurisme, et par le dadaïsme zurichois qui porta sur scène les spécificités linguistiques de ses artistes au profit du polyglottisme. Dans l’avant-garde roumaine on relève une tension entre la résistance au parisianisme de la génération symboliste, et l’impossibilité, propre à toute culture mineure, de récuser les emprunts extérieurs. Cette avant-garde oscilla, dans les années 20, entre le modèle spirituel d’une sensibilité esthétique universelle prônée par Vinea et la quête matérialiste d’une égalité d’accès aux moyens culturels. Après avoir tergiversé, Voronca opta pour le modèle spirituel, apte à valoriser les différents stéréotypes ethniques. Mais, sous prétexte de cosmopolitisme, l’empathie pour « le cowboy agile du Colorado » ou « l’hindou vendeur de bananes à Calcutta » (Integral, 1925) perpétuait un monde ethniquement réifié. Et si philosophe Agamben inscrit ces stéréotypes dans le cadre d’une ironie ethnique antinationaliste, ceux-ci ne peuvent masquer un fond nationaliste… Bref, le stéréotype ethnique, qui a occupé dans l’avant-garde roumaine des fonctions diverses, ne saurait se réduire au désir de préserver le nationalisme au cœur de l’internationalisme.

III. Quelles traditions pour la modernité ?  

La troisième partie se penche sur l’inscription plus ou moins explicite du traditionalisme dans des collectifs ou chez des personnalités d’avant-garde.

Roxana VICOVANU (Le difficile équilibre du « retour à l’ordre », du « classicisme moderne » et de l’avant-garde. Le cas de L’Esprit nouveau) dresse un catalogue des nombreuses concessions au « retour à l’ordre » dans L’Esprit Nouveau (1920) de Paul Dermée, Amédée Ozenfant et Le Corbusier. Cette revue, officiellement ouverte aux avant-gardes, omet El Lissitzky, la typographie constructiviste, Lajos Kassák, etc. Prétendument cosmopolite et pacifiste, elle aspire à l’hégémonie européenne de Le Corbusier. Élitiste, elle défend la perfection, l’éternel, et un art consacré à l’utile. Elle s’oppose, malgré Dermée, aux conceptions artistiques subversives et aux idées politiques révolutionnaires. Ses préférences sont nationales et traditionalistes : le cubisme est apprécié parce que compatible avec Ingres ! Le retour au métier et aux « académismes » y domine. Paris y est très prisé car il concilie le rayonnement cosmopolite et le génie français. L’Esprit Nouveau hésite finalement entre deux tendances distinctes : le « classicisme moderne » du « retour à l’ordre » et le « modernisme esthétique », qui s’intéresse au passé (le Parthénon) sans exclure les recherches formelles des avant-gardes internationales.

Ce n’est un secret pour personne, comme le rappelle Isabel Violante (Les gares cosmopolites d’Ardengo Soffici) que les avant-gardes italiennes, cosmopolites avant 1914, sont devenues nationalistes après 1918. Le futuriste Ardengo Soffici ne fait pas exception à la règle. Ses écrits sur les gares italiennes, sensibles au charme cosmopolite de ces lieux, sont imprégnés de mélancolie, de nostalgie rurale et d’hymne à la lenteur, aux antipodes des conceptions futuristes de l’architecte Antonio Sant’Elia. Quand Mussolini dans les années 30 projette une reconstruction mégalomaniaque des gares, dont celle de Florence, Soffici s’insurge : en effet, malgré l’utilisation des pierres et marbres régionaux et le respect de certaines traditions locales, cette gare est un hymne aux formes, matières et tendances de l’architecture européenne d’avant-garde. Nikolaus Pevsner, peu suspect d’indulgence pour les régimes totalitaires, en chante d’ailleurs les louanges. Et alors que les artistes italiens, fascistes ou pas, sont divisés par ce projet selon leur degré d’adhésion aux innovations européennes, Soffici se déchaîne contre une modernité dominée par les étrangers, métèques, Juifs, francs-maçons, bolchéviques et autres dégénérés ; ou par le monde « nordique et protestant » ligué « contre Rome et sa latinité ». L’orientation fasciste de cet ancien futuriste, devenu allié des nazis, ira crescendo…

Denis Pernot (Barrès et les princes de la nouvelle jeunesse. Les vertus avant-gardistes d’un cadavre) montre comment Barrès considéré, avant la guerre de 14, comme un écrivain dépassé et concurrencé par Maurras, œuvra habilement pour redevenir « prince de le jeunesse » et guide de la nouvelle avant-garde. S’éclipsant derrière les paroles des combattants et endossant, après la guerre, le rôle de chantre des « écrivains morts pour la patrie », il alla jusqu’à contester la légitimité de la littérature, se sentant ainsi autorisé à fédérer l’avant-garde, fût-elle son ennemie. Très ambivalents, les dadas lui firent un procès en 1921, tout en aspirant à sa reconnaissance comme référence majeure d’une vie littéraire française… qu’ils récusaient. Barrès remit aux écrivains d’avant-garde son œuvre en héritage, pour qu’ils l’inscrivent dans un patrimoine qu’il avait lui-même négligé, de Rimbaud à Apollinaire. La distance prise, en apparence, vis-à-vis de sa « magistrature intellectuelle » facilita la « rupture intégrante » des jeunes rebelles, à l’origine d’une « filiation d’un projet inabouti du maître », très perceptible notamment chez Joseph Delteil.

Pierre Drieu la Rochelle, c’est aussi une histoire paradoxale, étudiée par Fabien Dubosson (Pierre Drieu la Rochelle et le surréalisme. Un « avant-gardiste de droite » dans une « arrière-garde de gauche » ?). Malgré sa formation de droite, Drieu s’engage aux côtés des surréalistes dès 1924, avant de se compromettre avec le fascisme dix ans après. Son expérience du front le liait au groupe de Breton. Mais pour lui la guerre était chargée d’un signe mystique de refondation des valeurs, y compris esthétiques. Sa Terre symbolique, qui n’était pas le sol sacré de Barrès, glorifiait le sacrifice de soi et les amitiés viriles. Drieu attendait de Dada et des Surréalistes qu’ils en soient les passeurs. Mais ces alliés d’un moment étaient antinationalistes ! Bien avant Gilles (1939), Drieu leur reprocha leur abandon de Dieu, puis, après les événements du Rif, leur adhésion au communisme, à Hegel, à l’amour de l’Orient contre l’Occident. Il voyait les surréalistes comme des hommes du XIXe siècle, préférant l’engagement réel à la révolution de l’esprit… dont il aurait dû être le guide. L’indécision de ses écrits, entre lyrisme mystique et déconstruction, reflète l’ambivalence d’un homme tenté aussi par l’Action française, contestée pour d’autres raisons …  Ses polémiques avec les surréalistes ont peut-être révélé les aspects totalitaires du mouvement, ceux-là même qui le fascinaient. Irrémédiablement solitaire, il renvoya dos à dos deux groupes autoritaires entre lesquels il ne put se décider… avant d’opter pour des choix plus radicaux…

Avec Alain Clavien (Les « helvétistes », entre avant-garde et réaction) nous sommes à Genève au début du XXe siècle, quand de petits groupes d’avant-garde cherchent à s’émanciper de la tutelle parisienne. Une mouvance nationaliste, dite « helvétiste », voit le jour, notamment dans La Voile latine de 1906 à 1910, et s’engouffre dans les débats suscités par les bouleversements structurels de la Suisse des années 1908-1910 : industrialisation, urbanisation, mouvements sociaux, exode rural, présence étrangère croissante. Les helvétistes s’orientent vers des positions antidémocratiques, xénophobes et antisémites, au nom de l’esprit guerrier ancestral, du patrimoine et des traditions contre les étrangers, de l’Ancien Régime contre le XIXe siècle décadent. Drôle de mouvement, qui, d’un côté, se dit d’avant-garde, sur le modèle du poète-prophète et de l’artiste éclairé, et de l’autre adopte les idées réactionnaires d’un ordre moral, religieux, rural, frugal, voué au travail. Les helvétistes n’hésitent pas à prendre en otage la figure parisienne de Ramuz et à utiliser Maurras et Barrès comme alibis « avant-gardistes ». Tant de contradictions laissent pantois ! Fédérés en ligue patriote à partir de 1912, ces nationalistes accueillent la guerre avec satisfaction…

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La synthèse qui suit, prise en charge intégralement par Thomas Hunkeler, propose une vue d’ensemble du nationalisme des avant-gardes européennes, envisagé sous l’angle de leur désir de conquête symbolique des grands centres culturels dominants, Paris en tête.

Paris et le nationalisme des avant-gardes : 1909-1924

I. « Nous avons pris la tête du mouvement de la peinture européenne ». Le futurisme et le cubisme à Paris

Le futurisme et le cubisme sont en rivalité à Paris. Les futuristes y mènent à partir de 1909 une véritable guerre de conquête, qui culmine au moment de l’exposition de février 1912 à la Galerie Bernheim-Jeune. Mais dès 1911 ils mettent leur italianité à distance pour être reconnus maîtres de la peinture européenne et Boccioni essaie de démarquer le futurisme d’un cubisme soupçonné de progermanisme. Officiellement ami des futuristes, Apollinaire oppose à leur volonté d’ascension une démonstration de supériorité nationale, et prend parti sans partage pour le cubisme, aux côtés de Salmon et Gleizes, qui veulent le sacrer « « art parisien » au détriment de son jumeau futuriste. Le cubisme est interprété alors comme héritier de Courbet, Manet, Cézanne ou Matisse, et le futurisme comme descendant de la Renaissance italienne, cet « attentat » au génie national. Gleizes se réclame du « celtisme » des néo-symbolistes et du retour à l’art médiéval ; de nombreux peintres cubistes illustrent cette francisation par le traditionalisme de leurs sujets. La revue Montjoie ! fondée en 1913 par le franco-italien Ricciotto Canudo devient un « organe de l’Impérialisme artistique français », celtique et parisien, antisémite à l’occasion, sorte de passerelle entre le Moyen-Âge et les innovations de l’avant-garde. En Italie, Papini et Soffici militent quant à eux, avant et après la guerre, pour une bonne entente entre une France gallo-romaine, celtique, et une Italie de sang grec, sémite et étrusque. Mais le Traité de Versailles redonnera vigueur à l’ italianisme anti-français !

II. « L’Ennemi n’est pas là où l’on a lancé les flèches ». L’expressionnisme allemand

Ce chapitre approfondit les analyses de Hubert van den Berg exposées dans le précédent volume. Les nationalistes s’en prennent à la « conspiration étrangère » des peintres futuristes exposés à la galerie du Sturm en 1912, mais aussi, à l’heure du « coup d’Agadir », des peintres français qui envahissent le marché. Une réponse aux polémiques lancées par le peintre nationaliste Carl Vinnen réunit toutefois, à l’initiative de Kandinsky et Franz Marc, de très nombreuses signatures favorables à l’internationalisme esthétique. Mais Franz Marc, dès 1912, sous l’influence du théoricien Wilhelm Worringer, propose une lecture « gothique » du Blaue Reiter, le rattachant à une peinture intemporelle, abstraite, spirituelle, tournée vers l’art des peuples, des enfants et des primitifs, la Russie et l’Orient. Représenté surtout en Europe du Nord, ce courant, antérieur à la Renaissance originaire du Sud, lui serait supérieur. Avec la Brücke, une étape est franchie : le « gothique » devient exclusivement germanique. Franz Marc, engagé volontaire mort au front, pense que la guerre est un « purgatoire » nécessaire à la refondation de l’esthétique allemande, en crise certes, mais destinée à triompher en Europe… Au même moment, les activités cosmopolites du Sturm masquent le double jeu nationaliste de Walden, qui prospère sur le marché de l’art et à l’écart du front… Ses convictions esthétiques, sincèrement internationalistes, comme celles de Franz Marc, ont assuré le succès de grandes œuvres… expressionnistes allemandes notamment…

III. « Salut à toi, magnifique Orient ». L’avant-garde russe, de la xénomanie au russocentrisme 

L’avant-garde russe du début du XXe siècle connaît les mêmes vicissitudes qu’un empire divisé entre un désir d’émancipation à l’occidentale et un nationalisme croissant. La Toison d’or, publiée en russe et en français (1906-1909), subit l’influence du symbolisme français et des peintres postimpressionnistes exposés à Moscou. Mais Larionov et Gontcharova s’intéressent de plus en plus aux loubki (estampes populaires à connotation religieuse), à l’art médiéval russe, à l’icône et l’artisanat national. Le groupe « Hyleïa » (1912), animé par le peintre David Bourliouk et le poète Bénédikt Livchits s’éloigne de l’imitation française au profit du primitivisme et de l’Orient. L’écart se creuse entre ceux qui, comme Bourliouk, restent fidèles à l’avant-garde occidentale malgré le particularisme « cubo-futuriste », et ceux qui s’en désolidarisent. Une gifle au goût public (1913), qui marque l’apogée du futurisme russe (Bourliouk, Khlebnikov, Kroutchonykh, Maïakovski), s’inspire des manifestes italiens. Mais Khlebnikov puise dans les archaïsmes de la langue russe et s’inspire de la poétique de la steppe plus que de celle de la ville ; la Russie est élargie au continent asiatique. Gontcharova et Larionov se rapprochent du géorgien Ilia Zdanévitch, thuriféraire d’un nationalisme rural anti-citadin. Rien d’étonnant à ce que « l’impérialisme italien » de Marinetti se heurte, à Moscou et Saint-Pétersbourg en 1914, au nationalisme esthétique d’un nouvel Orient, intérieur et spirituel plus que territorial…

IV. « Oh oui, à bas la France ». Le vorticisme anglais, une avant-garde en trompe-l’œil ?

Le futurisme proclamé en Angleterre par Marinetti et le peintre Christopher R. W. Nevinson en 1914, cède rapidement la place au « vorticisme » de Thomas Ernest Hulme, Ezra Pound et Wyndham Lewis. Hulme, influencé par Worringer, défend l’art « géométrique » des temps préclassiques et « gothiques », l’art des Byzantins, des primitifs, des expressionnistes et des cubistes. Le postimpressionnisme de Fry, le « modernisme esthétisant » du Bloomsberry et le flux universel des futuristes sont récusés au profit du cubisme d’Epstein, Cézanne ou Picasso. Compatible avec l’abstraction de Balla ou Severini, la nouvelle avant-garde revendique le Présent et l’art populaire spontané. Le premier numéro de Blast, de connotation nationaliste en juillet 1914, est un bric-à-brac de références contradictoires, calqué sur la typographie et les provocations futuristes – malgré l’anti-futurisme de Lewis – d’où ressort une apologie du génie moderne : résolument nordique, anglo-saxon, anti-français et anti-parisien. Avec la guerre, tout change. Le vorticisme, allié de l’esthétique allemande, est contesté. Le deuxième numéro de Blast, en 1915, s’inscrit du côté de l’Entente, tout en faisant la distinction entre une Allemagne nationaliste, anti-cubiste, anti-expressionniste et une Allemagne souterraine, esthétiquement alliée. Lewis énonce un credo artistique au-dessus des nationalismes, qui devrait être cubiste après la guerre… C’est ainsi que le vorticisme réussit à se dégager des influences dominantes, italiennes et françaises, pour affirmer une identité compatible avec une orientation universaliste.

V. « Les premiers sont les premiers ». Les revues d’art en France à l’épreuve du patriotisme

SIC, Le Mot et L’Élan sont trois revues antérieures à L’Esprit Nouveau analysé dans le précédent volume. SIC (1916-1919) est née des opportunités offertes par la guerre à son directeur, Pierre Albert-Birot. Après un premier numéro alliant patriotisme et éclectisme esthétique, l’orientation futuriste de la revue se précise, à la faveur d’une exposition de Severini à Paris en 1916. Inventeur du « nunisme », sorte de fourre-tout moderniste, Albert-Birot aspire à une synthèse, « typiquement française », qui intègrerait la tradition. Son patriotisme, influencé par Apollinaire sans être réactionnaire, se distancie peu à peu du futurisme. Quand paraît Littérature en 1919, Albert-Birot, ridiculisé par Aragon, met un bémol à ses prétentions de chef de file avant-gardiste. Sa revue avait pourtant pris parti pour Dada et Tzara…  Comparée à SIC, Le Mot (1914-1915) est foncièrement patriotique. La caricature des « boches » y est omniprésente et le cubisme y est critiqué pour ses sympathies allemandes. Cocteau met un frein à cet anti-germanisme systématique et, sans renier son patriotisme, s’efforce d’ouvrir la revue à un art contemporain réputé anti-français. Mais ses hésitations nuisent à son désir de synthèse, bientôt remis en chantier par L’Élan d’Amédée Ozenfant. Plus élitiste et moins conformiste, cette revue, loin d’être pacifiste, s’intéresse à l’international malgré l’admiration de son directeur pour Barrès. Le dernier numéro de 1916 annonce le « purisme » et soutient Edouard Jeanneret (Le Corbusier) qui, oubliant son chauvinisme, se mobilise avec Auguste Perret en faveur des architectes pro-allemands… en prévision d’une reconnaissance de l’architecture française dans l’après-guerre ! Pour Ozenfant, Jeanneret ou Perret, l’ennemi ce n’était pas l’Allemagne, mais le parisianisme petit-bourgeois, nationaliste et réactionnaire… Internationalisme et fierté nationale pouvaient coexister, ce que L’Esprit nouveau confirme à partir de 1920.

VI. « Ces toqués n’ont pas un bon accent ». Dada à Paris

Ce chapitre prolonge l’article de W. Asholt du précédent volume. C’est un réquisitoire quelque peu attristant contre le nationalisme parisien qui va crescendo de 1920 à 1922. L’arrivée à Paris de Tzara en janvier 1920 déconcerte et éclipse rapidement le mythe du jeune poète-messie. Ce métèque d’Europe de l’Est, ce juif à la pâleur de Dracula, et ainsi de suite, suscite des articles d’un racisme de la pire espèce. Accusé d’avoir été à Zurich ami des expressionnistes allemands (en réalité réfractaires), Tzara connaissait bien les réticences de la France à son égard. Confronté à la hantise d’un Dada boche diffusée par Apollinaire, il avait lutté pour se concilier des personnalités majeures de la vie intellectuelle française. Son intégration parisienne ne fut pas gagnée pour autant. A la suite de Rachilde ou de Cocteau dont la revue Le Coq (1920) devait s’intituler initialement Cocorico, Gide se méfia ouvertement du jeune écrivain, prometteur… mais juif. Jacques Rivière, directeur de la NRF, qui publia une « Reconnaissance à Dada » (1920) remarquée, tint par ailleurs des propos fort nationalistes. Et que dire de l’attitude de Breton ? Après l’euphorie des chahuts dadaïstes et de la riche contribution de Dada à Littérature, il prit ses distances vis-à-vis de Tzara lors du Procès Barrès (1921), cet hommage masqué au grand ancêtre, et du « Congrès international pour la détermination des directives et la défense de l’esprit moderne » (1922). Dans Comœdia et Littérature en 1922, il dénonça les affinités allemandes de Tzara et rendit hommage aux véritables inventeurs, français, de Dada : Picabia, Duchamp et Vaché. Le Projet d’histoire littéraire contemporaine d’Aragon, élogieux pour le dadaïsme dans sa première version, opta pour une interprétation française de la littérature contemporaine depuis 1913, le rôle de Tzara y étant juste effleuré…

Qui pourrait encore, après la lecture de ces deux ouvrages, ne considérer les avant-gardes que comme des véhicules de l’internationalisme ? Ils ont le mérite de détisser les mythes forgés dans les années 60-70, tels que Peter Bürger a pu les relayer dans sa célèbre Théorie de l’avant-garde (1974). Leur point de vue est riche, très documenté, nuancé. On peut certes reprocher au premier son éclectisme parfois discontinu et, à tous deux, une sorte de naïveté : qui pourrait croire en effet que les désirs de subversion cosmopolite des avant-gardes aient pu échapper, en toute pureté, au nationalisme constitutif de l’histoire de l’Europe du début du 20e siècle, comme encore aujourd’hui ? Mais ces deux volumes, dont le deuxième approfondit et synthétise les approches du premier, ont le mérite d’avoir « historicisé », selon le terme même de Thomas Hunkeler, des avant-gardes parfois fétichisées du vivant de leurs inventeurs-hagiographes, et de révéler les ambiguïtés et les paradoxes qui leur confèrent une profondeur vivante.

Mai 2020

Front Noir, qui n’est pas ce que l’on veut y voir*

Front Noir, qui n’est pas ce que l’on veut y voir*

par Louis Janover et Maxime Morel

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               Il est des revues ou des groupes de discussion qui sont comme les révélateurs des questions que se posèrent ceux qui, à tel moment de l’histoire, se tournaient vers la poésie et les avant-gardes pour y découvrir la dernière des vérités. Qui d’entre eux aurait pu ne pas s’interroger sur ce que devenait le surréalisme, un mouvement qui dès l’origine revendiquait un « non-conformisme absolu » ? Aussi, réentendre aujourd’hui la parole de ces réfractaires fait resurgir à la mémoire tous les objets de discussions et de discorde, tout ce qui a traversé ce courant de pensée et cette sensibilité. Voici les directions qui auraient pu ou dû être prises, les raisons pour lesquelles elles ne l’ont pas été et qui restent cependant en suspens alors que l’on peut croire cette histoire définitivement classée.

Front Noir, revue née d’une réflexion collective sur le surréalisme et le marxisme, est l’expression de cette remise en cause, à un moment crucial de l’histoire du surréalisme, quand plus rien des conflits que le groupe avait dû affronter  ne paraissait se rapporter à tel passage de la lettre ouverte que René Daumal adressait à André Breton : « Prenez garde, André Breton, de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire, alors que si nous briguions quelque honneur, ce serait celui d’être inscrits pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes. » N’est-ce pas pourtant le même problème qui toujours taraude ceux que ne sauraient satisfaire le choix de la postérité, car l’honneur, aujourd’hui, c’est d’être inscrit dans les manuels d’histoire littéraire et de défendre ce et ceux qui ont permis cette entrée dans l’histoire. Le surréalisme s’écrit en lettres littéraires dans les livres, et le cataclysme reste loin en arrière, comme marque d’origine.

Cette inversion est le secret des prises de position de l’après-guerre. Le classement définitif est alors établi, et tous les problèmes qui se posent au groupe renvoient en fait aux polémiques et aux décisions de l’avant-guerre, et il suffit de s’y rapporter pour comprendre les raisons d’une intégration annoncée dans les faits et toujours démentie en parole. L’art surréaliste devient après-guerre la réponse à toutes les remises en cause, et le surréalisme va désormais prendre place comme école dans la chronologie, sans susciter  aucun étonnement. De la même manière, la révolution reste mesurée à l’aune d’Octobre, avec Trotski comme figure centrale et référence obligée, en dépit de la répression de Kronstadt. Qu’en est-il désormais de l’exigence originelle inscrite dans l’histoire comme acte de naissance et témoignage d’un refus qui ne fait grâce à aucune victoire ? Pierre Naville n’avait-il pas averti : « Notre victoire n’est pas venue et ne viendra jamais. Nous subissons d’avance cette peine. » Ce qui est au cœur de Front Noir faisait réapparaître la face cachée du refus, refus de cette victoire du surréalisme et d’Octobre.

Le compte-rendu que nous offre Jérome Duwa est comme l’illustration de la lecture à laquelle l’histoire du surréalisme est confrontée en dépit ou grâce aux pyramides d’études qui lui sont consacrées. La réédition de textes et documents parus dans Front Noir de 1963 à 1967, à la veille de Mai 68, date au symbolisme marquant, fait entrer comme un rai de lumière dans la montagne de l’hagiographie triomphante : toutes les questions qui avaient été posées puis écartées sont reprises au grand jour et apportent la preuve que l’interrogation critique soulevée par la revue était non seulement justifiée, mais qu’elle reste aujourd’hui encore centrale. Comment et pourquoi de la Révolution surréaliste, ce moment où par sa seule présence le mouvement définit son principe d’avenir et ce qu’il ne pouvait être, est né le surréalisme réellement existant, à contresens de ce à quoi elle aspirait et voulait être ?

Paradoxalement, dans son effort pour contourner les problèmes mis en lumière par Front Noir, Jérome Duwa fait réapparaître l’importance de cette interrogation. Il tourne autour de tous les points névralgiques, écarte les obstacles par allusion, mais pour désigner ce dont il nie l’importance le voilà obligé de se rapporter à ce qui a donné naissance à Front Noir, la négation par le groupe surréaliste des principes éthiques qui ont fondé son existence et  défini les contours de la révolution surréaliste. Voyons à quel détournement réducteur se serait livré Front Noir : « L’avant-garde fonctionne dans une logique de dépassement (le nouveau et le scandale) : certes, les surréalistes ont contesté cette réduction dès 1924, puisque Benjamin Constant est déjà surréaliste en politique ou Chateaubriand dans l’exotisme, etc. Qu’importe. »  Qu’importe en effet ce que fut Benjamin Constant en politique, qu’importe que la logique du dépassement consiste justement à inscrire les auteurs du passé dans une généalogie destinée à classer dans l’histoire celui qui établit la liste. L’on pourrait parler d’humour noir quand pour montrer que le surréalisme est resté fidèle au rapport poésie-révolution l’auteur nous renseigne : « C’est pourquoi Breton se tourne vers Fourier depuis son exil américain. C’est pourquoi Péret parle d’abandonner le terme de surréalisme depuis son exil mexicain. » On peut en effet s’interroger sur la place de cet « exil américain » dans l’histoire du surréalisme, mais il ne renverrait pas forcément à Fourier et à l’abandon du terme de surréalisme évoqué par Péret depuis son exil mexicain. Mais qu’est-ce au juste qui était arrivé à la fin ?

Ainsi, toutes les questions auxquelles Front Noir s’est efforcé de répondre et de mettre en perspective n’étaient autres que celles déjà posées par la Révolution surréaliste. Jérôme Duwa est donc contraint de revenir à ce qui a fait le surréalisme et qui explique ce qu’il a été et ce qu’il n’est pas devenu, et il le fait de manière à légitimer de manière détournée les positions prises par le groupe en opposition avec ses principes d’origine. Le surréalisme ainsi présenté n’a pas d’autre histoire que celle qu’il nous est donné de voir à l’arrivée, quand Jean Schuster définit sa position politique. Toute cette évolution n’est que l’illustration du déterminisme historique des avant-gardes : la finalité inscrite dans le départ exclut par avance toute discussion sur la possibilité d’une évolution autre. C’est pourquoi figure en exergue d’une plaquette de Front Noir qui fut reprise dans les Études de marxologie la phrase de  Sainte-Beuve : « Il y a une infinité de manières différentes dont une chose qui est en train de se faire peut tourner. Quand elle est faite, on n’en voit plus qu’une. »

Mais justement, tout sera fait pour qu’il en soit ainsi de la chose surréaliste. Quelles sont les autres possibilités qui s’ouvraient au surréalisme et qui ont été refoulées pour laisser à l’ « une » des faces tout l’espace à venir ? On cherchera en vain ce que signifient les exclusions qui façonnent le surréalisme et dont le Second Manifeste est l’illustration, qui étrille, avec d’autres, Panaït Istrati, Naville et Artaud, bien entendu. Cette divergence est mise en lumière par l’exclusion d’Artaud, et par la présence du Grand Jeu qui imprime à la sensibilité poétique cette dimension incommensurable, absolu poétique dont Roger Gilbert-Lecomte donne la profondeur, et dont la Révolution surréaliste rendit un temps vivante la promesse.

Tout ce qui gêne le surréalisme d’après-guerre est ramené à un détail dans son histoire, ce qui en fait un bloc sans histoire. Rien n’est dit non plus par Jérome Duwa sur le socialisme de conseils, sur ce qu’il a signifié, dans son rapport à la pensée marxienne, comme critique de classe du marxisme de parti et sur le rôle que Front Noir a joué dans la démystification des rapports marxisme-surréalisme. Rien non plus sur la fonction de classe du parti bolchevique et sur la place que Trotski a occupé dans la formation du mythe d’Octobre, à la racine de la contre-révolution qui s’est développée sous l’égide des partis communistes, mais pas seulement, la IVe Internationale prenant sa part dans la confusion destinée à  rendre inintelligible la pensée d’émancipation sociale que portait Rosa Luxemburg, Paul Mattick, Pannekoek…, comme un courant poétique resté fidèle à la Révolution surréaliste.

« Il est vraisemblable que les surréalistes signant et diffusant le tract Hongrie soleil levant en 1956 ou allant à Cuba en 1967 s’estimaient dans le sens de la révolution, même si leur espoir en la liberté n’était pas dénuée d’un certain pessimisme. » Les surréalistes ? Mais qui, en vérité ? Il est vraisemblable aussi que les compagnons de route et signataires de tracts en faveur de l’URSS s’estimaient dans le sens de la révolution et du communisme, ce qui justifie précisément l’analyse par Front Noir des régimes nés de la dictature du Parti unique et d’une certaine intelligentsia, pointe pensante d’un stalinisme révisé, à laquelle il n’est fait aucune allusion, et pour cause : elle permet de définir pourquoi ceux qui allaient dans le sens du tract sur la Hongrie cherchaient encore la voie de la révolution alors que ceux qui allaient vers Cuba, Etat bien installé sur les bases totalitaires, allaient dans le sens de la contre-révolution. Ce que met en lumière une analyse fondée sur des critères de classes telle qu’on en retrouve les éléments que Front Noir, alors que le problème du stalinisme n’est pas même effleuré par Jérôme Duwa, puisqu’il suffit à ses yeux d’estimer pour aller dans le bon sens.

On n’en saura pas davantage sur le régime de Castro et l’attrait exercé sur l’intelligentsia déstalinisée par ce totalitarisme exotique qui justement ramena l’avant-garde radicale dans la sphère de la nouvelle petite-bourgeoisie intellectuelle. Hormis une phrase glanée çà ou là, tout référence est absente à l’idée qu’expose Front Noir sur la dictature exercée par Castro — alors qu’un texte de J. Hartley ne laisse plus rien d’essentiel à découvrir. De même, rien n’est dit de précis sur l’article de Sédition qui a été la seule grande mise en garde appelant le surréalisme à revoir sa copie par rapport au point de vue qui faisait répondre le mouvement à l’appel de l’intelligentsia désormais libérée du corset orthopédique de la morale bourgeoise. Rien d’important pour qui ne veut pas voir ! Ce qui n’aurait été qu’une « sédition provinciale » selon José Pierre sera le dernier avertissement avant le tomber de rideau. Et la « Lettre ouverte au groupe surréaliste » montre quels acteurs s’avançaient désormais vers le devant de la scène.

À titre de révolte contre les détournements auxquels le surréalisme a été soumis après la mort d’André Breton, pourquoi ne pas citer l’intervention d’une surréaliste, Nicole Espagnol,  membre du mouvement depuis de nombreuses années. Dans une brochure ronéotée, « Défauts, faux et usage de faux », de décembre 1990, elle nous offre un florilège des prises de position de Jean Schuster, qui, depuis le Manifeste dit des 121, incarnait la ligne politique du mouvement. Charge accablante, et qui reste un témoignage moralement incontournable, bien qu’il y manque la pointe d’analyse critique qui montrerait comment et pourquoi a pu avoir lieu ce basculement[1].

Tout ce dont il est question et pas question dans l’article de Jérôme Duwa nous apporte la preuve par omission que la lecture de Front Noir nous renseigne sur ce qui est occulté dans le passé du surréalisme, et l’histoire tout court, et ce qu’il convient de remettre au jour pour comprendre notre société ; de même qu’il faut répondre aux questions que s’est posées Front Noir pour surmonter l’aporie du surréalisme et le renversement qui s’est opéré dans son histoire. Et quand l’importance des textes et auteurs réunis dans Front Noir ne peut être mis en cause, on ne trouve aucun élément permettant de montrer ce que signifie cette critique des milieux intellectuels dont le surréalisme faisait désormais partie.

Selon Jérôme Duwa, pour Louis Janover, « le rôle de l’intellectuel au service du socialisme de conseils » serait celui d’un « éducateur du mouvement ouvrier (aujourd’hui introuvable ou largement délocalisé) apportant des “ éléments de culture ” (p.53) contre le décervelage institué par la société, entendons l’Ecole. […] Le risque à courir, que n’aborde pas Front Noir, reste dans ce cas celui de la violence dans son rapport complexe à la justice et à la terreur ». Mais c’est justement ce rapport porté par le stalinisme et ses succédanés qui est au cœur de la réflexion de Front Noir et que n’aborde pas un instant Jérôme Duwa quand il parle, sur le mode quasi anecdotique, de certaines prises de position du surréalisme d’après-guerre, et du Manifeste dit des 121 alors que les auteurs du texte paru dans Sédition ciblent justement dans les luttes le pouvoir d’une bureaucratie dont on retrouve aujourd’hui encore les éléments dans les régimes en place dans les pays décolonisés. Ramener « le rôle de l’intellectuel au service du socialisme des conseils » défendu par Front Noir à celui d’ « éducateur » de la classe ouvrière relève d’une inversion totale du sens de cette critique, sauf à considérer ce qu’il en est, par exemple, de cette éducation dans la pensée proudhonienne. L’analyse de classe portée par les conseils montre que c’est le Parti centralisé qui prétend détenir la conscience de classe du prolétariat et d’en définir à son gré la finalité révolutionnaire. Les « éléments de culture » tirés par Front Noir de l’œuvre marxienne sont précisément destinés à faire apparaître le rôle « totalitaire » de cette conception.

Lisez Front Noir et lisez l’article de Jérôme Duwa en le rapportant aux positions politiques et artistiques du surréalisme, et vous pouvez comprendre d’où il nous faut partir aujourd’hui pour revenir à la Révolution surréaliste, et ce qui manque dans l’histoire du surréalisme et des avant-gardes d’après-guerre. Front Noir est de ce point de vue un révélateur et les réactions que provoque ce rappel à la mémoire en sont la preuve.

***

Pour mettre en perspective sa lecture de Front Noir, Jérôme Duwa se place d’entrée à distance philosophique, hors de portée de la critique : « […] me revient une réflexion d’ordre épistémologique sur la connaissance du passé humain ». Nous dirons pour notre part, et plus modestement, qu’avec ce texte nous revient à la mémoire une réflexion d’ordre politique sur la connaissance sociale et poétique du passé surréaliste qui nous éclaire sur ce qui doit être retenu de Front Noir et qui se rapporte à une idée de l’émancipation toujours aussi vivante — cette éthique du comportement révolutionnaire qu’on se plaît à confondre avec le jugement moral pour détourner le sens de la critique radicale qu’elle contient.

Louis Janover et Maxime Morel
Avril 2020

*Ce texte constitue une réflexion à propos de « “ Épochè ” et “ sympathie ”. En lisant Front Noir », article-compte-rendu de Jérome Duwa sur « Front Noir. 1963.1967. Surréalisme et Socialisme de conseils », paru dans La Revue des revues, n° 63, printemps 2020, p. 105-109.

— On peut lire sur le Site du Monde Libertaire la Présentation par Louis Janover au Salon de la revue du livre (12 octobre 2019) : Front Noir. 1963-1967. Surréalisme et Socialisme de conseils. Paris, Non Lieu, 2019, 22 €, site : editionsnonlieu. fr.


[1]Voir Louis Janover, « Le surréalisme entre le Rouge et le Noir », Le Monde libertaire, 4-10 janvier 1996. Nous renvoyons ici aux commentaires de José Pierre, qui n’a d’autre critère, pour la pertinence de son analyse, que ce qu’il veut entendre du silence ou des paroles d’André Breton : Tracts et Déclarations collectives, t. 2. 1940-1969, Paris, Le Terrain Vague, 1982, p. 231, p. 426 sq., p. 281.

 

Préface Man Ray par Jean-Michel Bouhours

« Jean-Michel Bouhours a bien voulu nous confier le texte original, en français, de la préface qu’il a donnée en espagnol au livre  d’Anita Puyol, Man Ray: luces, cámara, revolución, publié en 2001 par les presses de l’université de Saragosse. Nous l’en remercions vivement. HB »

Préface Man Ray

Jean-Michel Bouhours

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Dans l’ouvrage d’André Breton, Le Surréalisme et la peinture, rédigé en 1928 puis revu et augmenté en 1965, il est significatif de constater une présence plutôt discrète de Man Ray et la prédominance de sa production photographique sur sa peinture ou ses objets. Les succès de Man Ray avec la photographie ont indéniablement masqué l’originalité et la cohérence de son œuvre, l’Autre Œuvre comme on dit l’Autre Scène, de nature expérimentale et transdisciplinaire, celle d’un artiste à la fois peintre, cinéaste, créateur d’objets, poète et écrivain. Celui qui déclarait : « Je ne représente pas mes rêves, je les vis », traversa l’aventure du Surréalisme, à l’image d’ailleurs de son complice de toujours Marcel Duchamp rencontré en 1915 à Ridgefield, avec un certain flegme et une réelle indépendance d’esprit. Il fallut le travail d’Arturo Schwarz dans les années 60, la réédition des objets dada pour que la postérité prenne véritablement la mesure de ce pan de l’histoire de l’art du XXe siècle et de l’importance de l’œuvre de Man Ray.

La formule de Marcel Duchamp : « Man Ray : n.m synonyme de Joie, jouer, Jouir »  fit de l’Américain un digne héritier des Incohérents qui officiaient au cabaret du Chat noir à Montmartre à la fin du XIXe siècle. Mais le mot « joie » pouvait signifier aux dépends de celui à qui il était destiné, pour des esprits étriqués et chagrins, « peu sérieux ».

Quand les avant-gardes de l’entre-deux guerres firent l’objet d’une réévaluation d’envergure, Man Ray, qui souffrait de ce peu de reconnaissance de l’histoire à son égard, réagit à ces revers de fortunes critiques avec la publication de ses mémoires en 1963, le livre Self Portrait.

Riche, complexe, « rhizomatique », aujourd’hui l’œuvre  de Man Ray, fait de son auteur un précurseur authentique qui annonce la mutation contemporaine de la nature de l’acte artistique au XXe siècle. Man Ray ne posait pas de questions, il proposait des solutions. Pragmatique, l’artiste théorisa peu ; en revanche, il expérimenta beaucoup. Ses solutions passaient par des propositions artistiques en adéquation avec les disciplines auxquelles il « touchait ». Man Ray ne se préoccupait pas de la valeur reconnue aux mediums avec lesquels il expérimentait et a souffert du conservatisme du monde de l’art, tant américain que français, pour qui un bon demi-siècle fut nécessaire pour reconnaitre une égale valeur entre disciples traditionnelles héritée de l’Académie et les arts « à l’âge de la reproductivité mécanique » : photographie et cinéma.

« I simply try to be as free as possible. In my manner of working, in the choice of my subject no one can dictate to me to or guide me. They may criticize me afterwards, but it is too late. The work is done. I have tested freedom. »[1]

Man Ray travailla également à la commande, dans le champ de la photographie et accessoirement dans celui du cinéma. Le Tout-Paris des années folles (aristocrates, artistes, femmes et hommes du monde de l’art) ont posé devant son appareil : avec sa chambre photographique et son goût de la perpétuelle innovation (Perpetual Motif) , Man Ray révolutionna l’art du portrait  et s’inscrivit dans son histoire et celle de la photographie. Il avait la capacité de transfigurer l’exercice imposé en une œuvre de création. Son film Les Mystères du Château du dé fut pour ces raisons, déprécié. Man Ray lui-même déclarera immédiatement après l’avoir terminé qu’il ne songeait pas à le diffuser au public : comme si son auteur, lui-même trompé par les contingences du projet et les apparences d’un devoir bien fait, ne voyait plus l’ œuvre visuelle complexe fondée sur un solide fond mytho-poétique et littéraire qu’il avait lui-même imaginé.

Avec Hans Richter et Laszlo Moholy-Nagy, Man Ray fait partie des artistes qui développeront une œuvre cinématographique consistante au cours des années vingt. Pour autant les signes de la reconnaissance tarderont. L’article de Barbara Rose : « Kinetic Solutions to pictorial problems : the films of Man Ray and Moholy-Nagy », publié dans la revue américaine Artforum en septembre 1971 fut de ce point de vue révélateur et le signe déclencheur d’une relecture des films.

En 1997 avec Patrick de Haas, nous avons publié le premier ouvrage en français entièrement dédié à l’œuvre cinématographique de Man Ray : Man Ray directeur du mauvais movies. Lucien Treillard, ancien assistant et collectionneur qui inlassablement œuvrait à la reconnaissance de celui qu’il avait assisté pendant de longues années, nous y encourageait fortement ; il nous confia des bobines inédites provenant de Man Ray et qui, additionnées à celles conservées par le Man Ray Trust allaient constituer un ensemble exhaustif de l’activité cinématographique « post-professionnelle » ou « en amateur » de l’artiste. A ce moment précis, le Musée national d’art moderne recevait deux dations déterminantes : celle de la succession de Juliet Man Ray qui fit entrer l’ensemble des plaques de verres photographiques de l’artiste, ses archives dans lesquelles a plongé Ana Puyol, et un certain nombre de films inédits, les home movies de Man Ray ; la seconde fut celle des héritiers de Charles et Marie-Laure de Noailles qui permit de recevoir les archives liées à la réalisation du film Les Mystères du château du dé[2] , puis la copie colorée à la main inédite et dédiée à Marie-Laure avec cette dédicace  : «  A la vicomtesse de Noailles je dédie ces images qui ne dévoileront jamais, hélas ! toute sa gentillesse ni son charme »

En 2002, je recevais dans mon bureau de la conservation au Musée national d’art moderne, une jeune étudiante de Huesca, l’auteure du présent ouvrage. Elle m’était recommandée par son professeur et directeur de thèse, Agustin Sanchez Vidal. Son projet était le cinéma de Man Ray et l’étude de ses sources.

J’avais connu Agustin et ses travaux de recherches sur Buñuel et Dalí en 1993 au moment où je travaillais moi-même sur le film L’Age d’or (1930), autour de la restauration du négatif original du film et de la foisonnante correspondance épistolaire que Buñuel avait entretenu avec son mécène producteur du film. Mes recherches m’avaient amené vers les époques formatives de Buñuel et Dali, qu’en France nous ne connaissions que très mal. Aussi le projet d’Ana Puyol résonnait fortement. Sa démarche consistant à aller à la recherche de ce que notre propre historiographie française sur dada et le surréalisme avait pu négliger, me parut d’emblée la source de nouveaux horizons portés sur l’œuvre de Man Ray.

De son enfance, de ses origines familiales, de sa formation, de ses premières rencontres, nous connaissions ce que Man Ray lui-même avait bien voulu dévoiler dans Self Portrait et ce qu’avait reconstitué minutieusement l’étude de Neil Baldwin dans l’ouvrage Man Ray : Une vie d’artiste publié en français en 1990.

Le parti-pris d’Ana Puyol sera d’analyser la production cinématographique de Man Ray, objet de la seconde partie de ce livre, d’une part en la resituant au centre d’une problématique parfaitement interdisciplinaire dans laquelle chaque medium permet une avancée spécifique à la démarche globale de l’artiste et d’autre part à la lumière d’un « background » culturel à déchiffrer, un authentique puzzle, qui avait façonné le jeune artiste américain débarquant à Paris en juillet 1921.

 

L’analyse de la construction intellectuelle de Man Ray s’impose dans cet ouvrage comme une véritable herméneutique de l’œuvre. Les fondements d’une double culture juive et russe (littéraire, philosophique) de Man Ray, une construction idéologique libertaire issue du nihilisme russe, notamment autour des écrits de Bakounine, Kropotkine mais aussi de Max Stirner, l’auteur de L’Unique et sa propriété[3]. Cette construction idéologique ne fera que se consolider, sans doute même se structurer à la faveur de la fréquentation par Man Ray du Francisco Ferrer Center, un centre créé à Manhattan en l’honneur de l’anarchiste catalan exécuté à Barcelone et qui avait été le promoteur d’un projet pédagogique novateur et alternatif, l’École moderne, modèle pédagogique qui refusait tout dogme ou préjugé. Le Francisco Ferrer Center était animé par Emma Goldman, elle-même d’origine russe, une activiste anarchiste, partisane de l’action violente et féministe. Conçu sur le modèle de l’École moderne de Ferrer, le centre accueillait de multiples activités : lectures littéraires, débats d’idées, pratiques artistiques d’avant-garde, art de la scène, danse. L’enseignement hostile à la manière académique, se réinventait en permanence :  Man Ray en bénéficie, suivant en particulier les cours de Robert Henri, un professeur très imprégné des écrits de Bakounine, de Nietzsche et de Walt Whitman. Les cours d’après modèle vivant étaient dispensés dans une atmosphère musicale, afin de favoriser une captation dynamique de la réalité.[4] Dans Self Portrait, Man Ray évoque bien évidemment son passage au Ferrer Center et ses séances d’après modèle vivant très spécifiques mais il décrit son émotion érotique devant le modèle nu qui bouge : l’érotique du corps en mouvement ! Il évoque cette période formative essentielle sous le signe de la liberté et de l’amour, deux données qu’il ne faut assurément pas négliger ; pour autant c’était passer sous silence un contexte idéologique et philosophique transmis par des personnalités comme Emma Goldman ou Adolf Wolff, au centre d’un lien fort entre création et anarchisme. Plus tard, cette formation-là surdéterminera les positionnements toujours lâches de Man Ray avec les directives d’André Breton, notamment après le rapprochement du surréalisme avec la IIIe internationale en 1929 quand fut publié le  Second Manifeste du surréalisme.[5]. Cette philosophie politique d’essence anarchiste était intimement liée à la philosophie individualiste et transcendantale américaine de Samuel Butler, Walt Whitman et Henry David Thoreau, de laquelle Man Ray va s’inspirer pour sa propre philosophie de l’art.

La vie dans le phalanstère de Ridgefield en compagnie d’Adolf Wolff, d’Adon Lacroix poétesse belge et première épouse de Man Ray, d’Alfred Kreymborg est imprégnée par la poésie et guidé par la nécessité de réalisation d’une utopie au sein d’une colonie libertaire. Deux ans après l’Armory Show et le scandale du Nu descendant un escalier, Marcel Duchamp vient à Ridgefield rencontrer Man Ray. C’est l’année de la publication de la revue The Ridgefield Gazook, avec un dessin de Man Ray en couverture « The Cosmic Urge » moquant le cubisme : aujourd’hui dans l’histoire internationale du mouvement dada, cette revue à laquelle collabore Adon Lacroix et Kreymborg, est considérée comme « proto-dadaïste ».

Si Man Ray a déjà opéré une synthèse entre une littérature russe familiale et la poésie américaine, Adon Lacroix lui permet l’accès à la littérature avant-gardiste européenne et à la poésie symboliste de Mallarmé, de Lautréamont, Roussel ou encore Jarry.

Bien souvent, l’œuvre de Man Ray semble constituée d’une suite d’hapax, que la raison ne peut expliquer. Nous avons interprété ceux-ci comme des expérimentations isolées, fruit d’une inventivité tous azimuts, de hasards, d’accidents et de fantaisies, selon une doxa propagée par leur propre auteur. Untitled (Perpetual Motion) est un de ces hapax ; il date de 1908 et l’histoire ne retenait qu’un signe avant-coureur de préoccupations « mécanistes » que Man Ray aura dix ans plus tard. L’histoire de l’art mettra au compte du mouvement dada ces réalisations aux côtés de celles de Duchamp, Picabia, Morton Schamberg ou encore Juliette Roche. Les recherches d’Ana Puyol effectuées à partir du contexte de la connaissance et de diffusion des connaissances scientifiques au début du XXe siècle, l’appétence de Man Ray que confirme incontestablement sa collaboration longue en qualité d’illustrateur chez l’éditeur MacGraw Hill Book Company Inc. entre 1913 et 1919 confirment que le lien entretenu avec l’univers industriel et le monde de la machine auquel vont se référer des œuvres comme Dancer/Danger (1917-20) est le fruit d’une maturation intellectuelle personnelle profonde et non d’un effet de groupe  ou d’une « tendance » passagère.

 

La seconde partie du livre est consacrée à ce que son auteur appelle la « production conceptuelle » de Man Ray, sur laquelle j’ai moi-même longuement travaillé au cours de ma carrière. Les investigations d’Ana Puyol viennent soudain lever un voile, peut-être des voiles sur cette production. Man Ray y a incontestablement contribué, en mettant encore une fois toujours en avant le caractère fortuit, accidentel, voire étrange des évènements. J’employais le terme d’herméneutique pour qualifier cette recherche. La racine du mot provient de Hermès : le messager, l’entremetteur qui permet une interprétation de textes à décrypter. Décrypter Man Ray lui-même et son récit que Baldwin qualifia d’impressionniste. Qu’il y ait une volonté démiurgique cryptique dans la rédaction de Self Portrait de la part de Man Ray est-il totalement à exclure ? En cela, Man Ray aurait fait de son récit autobiographique l’équivalent d’un texte sacré, laissant aux autres le soin de chercher, d’interpréter pour ne pas couper court à l’exégèse, mais au contraire ne faire que l’introduire et la favoriser.

Plus prosaïquement, plusieurs explications factuelles sont possibles. Au moment où il écrit Self Portrait, la tentative de rapprochement et de collaboration d’André Breton avec la Fédération anarchiste est déjà révolue et la méfiance des surréalistes vis-à-vis de partis politiques est forte. Ceci peut expliquer le fait que Man Ray n’ait pas voulu insister sur le caractère structurant de cette philosophie politique sur son œuvre. Mais en revanche,  dans le champ de la création plastique, une nouvelle génération d’artistes émergeant après-guerre et se réclamant de Marcel Duchamp, « néo dadaïstes » – de John Cage aux artistes regroupés sous le  mouvement Fluxus – revendiquait pour l’art, le hasard, le jeu, l’ironie, l’humour : « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » ; autant de caractéristiques qui avaient toujours animé  Man Ray et qu’il lui semblait vraisemblablement nécessaire de rappeler aux jeunes générations.

[1] In Tashjan Dickran « Man Ray on the margin » p 98 cité dans le présent ouvrage p 111

[2] Publié in Patrick de Haas et Jean-Michel Bouhours , Man Ray Directeur du mauvais movies. Paris, 1997, ed du Centre Pompidou

[3] Qu’avait pointé Alain Jouffroy déjà dans « Marcel Duchamp, Francis Picabia et Man Ray » . Cf note 39 p 23 du présent ouvrage

[4] Cf p 25 du présent ouvrage

[5] Ce lien sera évoqué très tôt par Margaret C. Anderson dans la revue américaine Little Review (n°25, Chicago, New York) de mars 1916

Journée d’étude Elie-Charles Flamand

Samedi 8 février 2020 :

11h-18h : Journée d’étude sur Elie-Charles Flamand : poésie et alchimie, dirigée par Henri Béhar et Françoise Py. Avec la participation d’Obéline Flamand, de Pierre Geste, Marc Kober, Jean-Clarence Lambert, Patrick Lepetit et Michel Passelergue.

Introduction de Henri Béhar

Communication de Michel Passelergue :  Elie-Charles Flamand: une quête du Verbe dans les méandres du sens

Communication de Patrick Lepetit:

Communication de Marc Kober :

 

 

Bataille, Breton et la psychologie des masses

Bataille, Breton et la psychologie des masses

par Fiorella BASSAN

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Au milieu des années 1930, la situation politique en Europe s’aggrave de plus en plus. Le nazisme est au pouvoir en Allemagne, le fascisme en Italie. En France, la menace fasciste se fait de plus en plus pressante. Dans ce climat d’urgence, Georges Bataille et André Breton se retrouvent un instant ensemble, unis par la lutte politique. Après la rupture de Breton et du surréalisme avec le PCF et avec l’Union soviétique, après la fin de la collaboration de Bataille avec le Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine, les deux fondent ensemble, en septembre 1935, Contre-Attaque, « Union de lutte des intellectuels révolutionnaires ».

 

Cinq années se sont écoulées depuis le violent contraste qui les avait opposés. Le moment est grave et les rancunes personnelles peuvent être laissées de côté, au moins dans l’immédiat. « Il me paraît impossible de continuer à poser d’étroites questions de personnes »[1], écrit Bataille à Roger Caillois le 26 septembre 1935. Et Breton : « Le problème de l’action, de l’action immédiate à mener, demeure entier »[2]. Déjà en avril 1935, Bataille se demande : « Que faire devant le fascisme, étant donné l’insuffisance du communisme »[3]. C’est le moment de l’action, de la lutte pour la cause révolutionnaire, que les communistes ont trahie.

Dans Position politique du surréalisme, publiée en novembre 1935, Breton mentionne dans la préface sa participation à la fondation de Contre-Attaque, « Union de lutte des intellectuels révolutionnaires », dont il reproduit à la fin du volume la déclaration de constitution et les 13 signatures (p. 496-500). Le livre contient les essais de Breton écrits d’avril à octobre 1935, qui présentent entre eux de remarquables fluctuations politiques. Si les conférences données à Prague sur la « Position politique de l’art d’aujourd’hui » sont toujours conformes au communisme, Du temps que les surréalistes avaient raison, publiée au mois d’août, après l’incident du Congrès international pour la défense de la culture, sanctionne la rupture avec le PCF et l’URSS, dont le régime actuel est, pour Breton, « la négation même de ce qu’il devrait être et de ce qu’il a été » (p. 471).

Dans cette perspective, la création de Contre-Attaque réaffirme l’engagement politique et révolutionnaire de Breton et de ses amis dans un groupe nouveau : l’abandon du PCF ne signifie pas l’isolement dans une tour d’ivoire ! La lutte se poursuit ailleurs.

Fondé en septembre 1935 – le manifeste inaugural date du 7 octobre –, le mouvement Contre-Attaque réunissait les surréalistes et leurs sympathisants, puis ceux qu’on appelait les      « souvariniens », soit les anciens membres du Cercle communiste-démocratique de Souvarine, réunis autour de Bataille, et finalement quelques isolés. Contre-Attaque était divisée en deux circonscriptions géographiques, le groupe Sade, rive droite, et le groupe Marat, rive gauche (le choix des noms, Sade et Marat, est significatif !). Bataille et Breton appartenaient au premier, qui comptait vingt-huit membres. Contre-Attaque en eut, au total, entre cinquante et soixante-dix.

 

Rapprochés par une stratégie politique partagée, Breton et Bataille cosignent plusieurs tracts. Lors des réunions, ils prennent la parole ensemble. Ensemble, ils conçoivent également les Cahiers de Contre-Attaque : des cahiers qui, à l’exception d’une première et unique livraison, ne paraîtront jamais, mais dont le programme est quand même très intéressant, en ce qu’il fait état d’une intention partagée, d’une collaboration étroite.

Parmi les douze cahiers prévus, deux auraient dû être rédigés par André Breton et Georges Bataille : Mort aux esclaves, présenté comme « actuellement sous presse », et L’autorité, les foules et les chefs (ce dernier par Bataille et Breton, avec Bataille en premier nom), qui proposait une référence intéressante à la « psychologie collective »[4].

Pour comprendre le fascisme rampant, l’analyse marxiste ne suffisait plus : il fallait l’intégrer par l’étude des superstructures sociales. Et pour combattre le fascisme, il fallait « une tactique renouvelée », capable d’utiliser l’aspiration fondamentale des hommes à l’exaltation affective et au fanatisme : une tactique empruntant les armes politiques créées par le fascisme, mais à des fins opposées, au profit de la cause des travailleurs[5].

L’histoire de Contre-Attaque est connue : le mouvement aura une courte vie, environ six mois, de septembre 1935 à mars 1936. Il se terminera mal, avec un net contraste entre Breton et les surréalistes d’un côté et Bataille de l’autre, qui va aussitôt fonder Acéphale [6].

Une note, dite « de rupture », que signent Breton et d’autres surréalistes, paraît dans le journal L’Œuvre du 24 mars 1936 :

Les adhérents surréalistes du groupe « Contre-Attaque » enregistrent avec satisfaction la dissolution du dit groupe, au sein duquel s’étaient manifestées des tendances dites « sur-fascistes », dont le caractère purement fasciste s’est montré de plus en plus flagrant. Ils désavouent par avance toute publication qui pourrait être faite encore au nom de « Contre-Attaque » (tel qu’un Cahier de Contre-Attaque n° 1, quand il n’y en aura pas de suivants). Ils saisissent l’occasion de cette mise en garde pour affirmer leur attachement inébranlable aux traditions révolutionnaires du mouvement ouvrier international[7].

En effet, l’accusation de « sur-fascisme », qui n’aurait été que du fascisme tout court, pèsera lourdement sur Bataille jusqu’à des lectures plus récentes[8].

De cette collaboration, brève mais intense, la lecture généralement proposée présente un Breton très influencé par Bataille, tout autant dans le choix des sujets que dans le lexique : comme si Contre-Attaque n’avait appartenu qu’au seul Bataille, dont Breton aurait été un court moment infecté.

Les éditeurs des œuvres complètes de Breton sont très clairs sur les trois interventions inédites à Contre-Attaque. Marguerite Bonnet indique dans la Notice que ses interventions au groupe Contre-Attaque, à la fin de 1935, jusqu’ici totalement inconnues, même sous forme de résumés ou de trace, révèlent qu’il a, durant quelques mois, été influencé de façon indubitable par la pensée de Georges Bataille : ce dernier, plus porté à interroger la structure psychologique du fascisme que ses origines historiques et économiques, proposait alors d’allumer pour le combattre un contre-feu nourri des matériaux hitlériens eux-mêmes – exaltation affective, fanatisme, recours à l’irrationnel –, attitude que Breton a reprise à son compte quelque temps, avant de l’abandonner d’un coup, comme le montre la déclaration surréaliste au journal L’Œuvre du 24 mars 1936, qu’il signe et vraisemblablement inspire[9].

Dans le même volume, Philippe Bernier affirme dans la notule[10] que ces interventions sont « curieuses à plus d’un titre », et qu’« elles ne laissent pas de surprendre ». L’appel à la violence est, dans ces textes, autrement plus marqué que dans les tracts surréalistes, et « elle relève incontestablement d’une contagion des idées et du vocabulaire de Bataille ». Dans ces idées – exaltation affective à provoquer dans les masses, utilisation de l’irrationnel, du fanatisme –, on reconnaît le butin pris à l’ennemi que veut combattre Contre-Attaque, le fascisme : « Ils sont en tout cas d’une nouveauté absolue dans la bouche de Breton », et il n’est pas surprenant de voir ce dernier abandonner d’un coup cette phraséologie dans la déclaration à L’Œuvre.

Michel Surya, à la suite d’Henri Dubief, partage le même avis :

Il ne fait cependant pas de doute que Contre-Attaque appartint à Bataille ; que les idées défendues et le style adopté furent les siens ; qu’en cela, son ascendant politique sur Breton joua pleinement[11].

Si la convergence lexicale et idéologique entre les deux auteurs au cours de cette période est certes réelle, je ne pense pas qu’il soit juste pour autant d’aplatir la position de Breton sur celle de Bataille.

À une lecture attentive, les trois interventions inédites de Breton à Contre-Attaque révèlent une fidélité à lui-même, aux lignes inspiratrices du surréalisme. Surtout, la référence à la Psychologie de masse et analyse du Moi [12] de Freud, certainement inspirée par l’analyse que Bataille en avait faite dans son texte de 1933 sur La structure psychologique du fascisme [13], présente une nuance personnelle, peut-être moins pessimiste, et plus conforme aux thèmes freudiens aimés par le mouvement dans les années 1920. Peut-on parler d’une différente valeur d’usage de Freud ?

Rappelons-nous que les surréalistes, les premiers à propager la psychanalyse en France[14], en avaient mis en valeur certains aspects dès les années 1920 : l’imagination, le rêve, le merveilleux… Il suffit de rappeler le Manifeste de 1924 (O. C., I, 316-317) :

Il faut en rendre grâce aux découvertes de Freud […] L’imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits. […] C’est à très juste titre que Freud a fait porter sa critique sur le rêve.

Ou encore, pour la poésie de la folie, qu’on songe à Nadja et à L’Immaculée Conception.

Dans les écrits parus dans Documents [15], Bataille donne de Freud une lecture tout autre. Pour lui    – qui, ayant fait une analyse personnelle, connaissait la pratique analytique –, Freud est le matérialisme[16], la réduction du refoulement et, par là, l’élimination du symbolisme : c’est la volonté de faire la lumière sur l’inconscient, non l’exaltation du mystère [17]! L’inconscient est une obsession irrésistible, c’est l’automutilation, comme dans la folie et dans les pratiques primitives, comme chez Van Gogh[18].

La référence à Freud était donc partagée, mais présentait une valeur d’usage différente ! Tel fut également le cas pour Sade[19].

Même la référence à la psychologie des masses par rapport à la situation politique des années 1930 semblerait avoir, chez les deux auteurs, une valeur d’usage différente.

Dans le premier texte inédit du 11 novembre 1935, Breton, après avoir réaffirmé que l’heure est grave et que la nouvelle situation, suscitant une agitation extrême, doit à tout prix être dominée, prône l’exigence d’une langue nouvelle : un langage à inventer, qui est de nature à prendre aujourd’hui une valeur révolutionnaire par rapport à l’utilisation actuellement fétichiste, parasitaire et équivoque du vocabulaire marxiste. En ce sens, Contre-Attaque ne dédaignera pas d’utiliser, comme les fascistes, l’exaltation émotionnelle et le fanatisme, même si à des fins, sans ambiguïté possible, contraires aux leurs. Et il cite, à titre de curiosité, une lettre reçue l’année précédente, sans pour autant en nommer l’auteur, parce que celui-ci n’est plus un révolutionnaire : en fait, on sait qu’il s’agissait de Jules Monnerot, un militant de gauche, proche des surréalistes à l’époque.

Jules Monnerot affirmait que le surréalisme devrait tenter de réduire le phénomène hitlérien à ses composantes humaines : qu’il devrait, ainsi que le rapporte Breton (II, 591-592),

composer des projets pour une utilisation autre que l’utilisation par les vieilles puissances (féodalité, grande industrie, religion catholique) de ces solides et vivaces composantes. L’explication qu’on peut déduire de Marx, telle qu’elle a par exemple été exposée par Trotsky, n’est nullement fausse, mais ne fait que déblayer le terrain. Elle doit se compléter par exemple par l’étude des « foules naturelles » et des « foules artificielles » qu’on peut lire dans Psychologie collective et analyse du Moi de Freud. Et par d’autres études qu’il nous appartient d’entreprendre, aux termes desquelles il faudrait pouvoir proposer des solutions aussi agréables aux masses et aux individus que l’hitlérisme. […] À la suite de Feuerbach, de Marx et de Freud, non seulement déceler le mécanisme de la mystification mystique, […] mais fournir le plan de dérivations nouvelles, plus favorables à la joie de l’homme.

Monnerot connaissait-il l’analyse de la Psychologie collective de Freud, réalisée par Bataille dans La structure psychologique du fascisme ? C’est probable. Mais certaines références spécifiques     – telles le freudo-marxisme et les études de Tzara et de Dalí, parues dans Minotaure et portant, respectivement, sur les chapeaux de femme et sur le modern style (« les seules études de mœurs actuellement possibles ») – sont résolument surréalistes.

Il est intéressant de noter que Breton, pour comprendre le fascisme (ou, pour mieux le dire, l’hitlérisme : on sait à quel point Dalí, par exemple, était obsédé par le sujet), se réfère à la Psychologie collective de Freud, mais sans citer l’essai de Bataille. Il le connaissait sûrement, dès lors que les contributions de La Critique sociale circulaient parmi les membres de Contre-Attaque ; mais le philtre de la lecture de Monnerot les adaptait à la tradition surréaliste.

Breton revient plus longuement sur Freud lors de sa troisième intervention à Contre-Attaque, celle du 8 décembre 1935, lors d’une réunion consacrée à L’exaltation affective et les mouvements politiques (O.C., II, p. 601-611). Après une courte échappée sur l’actualité la plus décevante, Breton réitère la nécessité d’un groupe politique solide et compact, capable de faire face aux forces de la réaction. Et, fidèle à une idée du socialisme comme un saut, du règne de la nécessité dans le règne de la liberté, il cite Trotsky : la conférence que celui-ci tint à Copenhague en novembre 1932 pour le cinquième anniversaire de la révolution russe, une belle leçon de marxisme vivant, s’achevant sur une référence à Freud :

Par la main géniale de Sigmund Freud, la psychanalyse souleva le couvercle du puits nommé poétiquement « l’âme » de l’homme. Et qu’est-il apparu ? Notre pensée consciente ne constitue qu’une partie dans le travail des obscures forces psychiques. […] Pour que la pensée humaine descende au fond de son propre puits psychique, elle doit éclairer les forces motrices mystérieuses de l’âme et les soumettre à la raison et à la volonté.

Breton reprend ensuite Freud, présenté avec le soutien politique du marxisme vivant de Trotsky : « c’est, en effet, Freud, qui dans le cas présent, pourra le mieux nous aider à répondre aux questions que je posais ».

Quel est le secret d’un lien valable entre les hommes ? Dans Psychologie collective et analyse du Moi, Freud présente deux modèles de foules artificielles permanentes, remarquablement organisées : l’Église et l’armée. Selon Freud, une formation collective se caractérise par l’établissement de nouveaux liens affectifs entre ses membres : ce sont des tendances érotiques, au but certes inhibé, mais qui n’ont rien perdu de leur énergie. L’aspect érotique fait place à ce que Freud appelle « identification » : un phénomène, par lequel le Moi chercherait à se rendre semblable à ce qu’il s’est proposé comme modèle. La foule se caractérise, aux yeux de Freud, comme un assemblage d’individus, ayant réalisé une identification commune, identification fondée sur une communauté affective.

Dans sa lecture d’une identification sur le plan égalitaire, Breton omet de propos délibéré la question du chef ! A Bataille, au contraire, la Psychologie collective de Freud offre précisément la clé pour comprendre la fascination du chef exerçant son pouvoir sur la foule, ainsi que la diabolisation des « intouchables » (l’autre, le différent, le juif) en tant qu’aspects complémentaires du sacré[20].

Pour mieux centrer cette identification sur le plan égalitaire, Breton a recours à Hegel et au thème phénoménologique de la lutte pour la reconnaissance dans la dialectique du maître et de l’esclave. En rapprochant les avis de Freud et de Hegel, Breton peut parler, par référence à Totem et Tabou, d’une « communauté fraternelle » : celle qui s’est établie après l’élimination violente du père de la horde. C’est bien cette foule qui l’intéresse : la foule qui décapite à son heure le rois et les dieux !

À dessein, Breton ne s’attarde pas sur l’analyse de la foule que Freud a proposée dans la Psychologie collective : une foule modelée sur la horde primitive, c’est-à-dire « soumise à la domination absolue d’un mâle puissant » (chef, père primordial, maître). C’est que Breton veut emphatiser une autre idée possible de la foule : la communauté fraternelle du passé mythique, qui est également celle de l’avenir.

Si Gustave Le Bon, cité par Freud, caractérise la foule par « la prédominance de la personnalité inconsciente, l’orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans le même sens, la tendance à transformer immédiatement en actes les idées suggérées »[21], eh bien, dit Breton, nous ne devons pas craindre de regarder en face cette image sombre : le mal est la forme sous laquelle se présente le moteur du développement historique, ainsi que l’enseigne Hegel repris par Engels. Nous devons avoir le courage de vouloir ce mal et de rompre avec la conduite grossièrement humanitaire, qui fait partie de l’héritage chrétien. Le fanatisme auquel Breton en appelle « n’a cependant aucunement dépassé notre pensée »[22] : « Oui, nous avons bien en vue le déchaînement d’une force aveugle », affirme Breton, et tant pis si le niveau intellectuel baisse ! « Nous sommes avec ceux qui tuent [le père], […] nous sommes pour Sade en prison, […] nous sommes pour le vieux manichéisme éternellement jeune qui fleurit comme pour la première fois, à jamais, dans Les Chants de Maldoror ».

La coïncidence du Moi avec l’Idéal du Moi produit toujours un sentiment de triomphe, dit Freud dans la Psychologie collective, tandis que le sentiment de culpabilité (ou d’infériorité) peut être considéré comme l’expression d’un état de tension entre le Moi et l’Idéal. Eh bien – dit Breton –, nous sommes pour le triomphe au sens freudien, nous rejetons les restrictions, auxquelles l’individu devrait se plier. Le masochisme n’est pas notre fort : de notre participation à la formation de la société idéale, nous attendons, non le martyre, mais bien notre satisfaction au sens hégélien.

Ce passage confirme ultérieurement que Breton a lu Freud d’après sa perspective personnelle. Le triomphe dont Freud parle dans la Psychologie collective est une satisfaction de soi, qu’aucune critique ne vient perturber : c’est donc une sensation régressive, née du lien avec le chef, supposé être le modèle idéal ; mais dans la communauté fraternelle, qui s’est débarrassée de son propre chef, cela change du tout au tout.

Le texte de Freud, publié en 1921, mais écrit en même temps qu’au-delà du principe de plaisir en 1919-1920, et contemporain de l’introduction de la notion de pulsion de mort, reflet les considérations amères du père de la psychanalyse au sujet de la guerre, qui venait de s’achever : la masse est une régression vers la horde primitive et archaïque. Bataille, reprenant le pessimisme et la lucidité de Freud, fait référence à la Psychologie collective en tant que clé de la lecture du fascisme. Chez Breton, en revanche, le ton est différent : l’inconscient est aussi et d’abord une potentialité, une incitation à la révolte et au meurtre du Père – en fait, au triomphe.

Le texte de Breton s’achève sur une intéressante allusion au magique : « Contre-Attaque, par le fait même qu’elle a cru devoir, dans les circonstances présentes, proclamer le primat de l’affectif sur le rationnel, s’est placée, bon gré mal gré, dans le cadre magique » (p. 610-611). Et le magique – un mot nettement surréaliste – unit l’action au rêve, la réalité à l’affectivité.

Pour conclure, je voudrais mentionner les propos tenus par Antonin Artaud le 26 février 1936, lors de sa première conférence mexicaine, consacrée à « Surréalisme et révolution »[23]. Ce texte confirme une possible lecture de l’engagement de Breton à Contre-Attaque sur la base d’une tradition essentiellement surréaliste plutôt qu’aplati sur les positions étrangères de Bataille. Pendant les années où Artaud avait activement participé au mouvement, de 1924 à 1926, le surréalisme était :

« violence », « esprit blasphématoire et sacrilège », « révolte morale […] contre toute coercition ». Et d’abord la coercition du Père. Le mouvement surréaliste tout entier a été une profonde, une intérieure insurrection contre toutes les formes du Père. (p. 685)

Et il le demeurait encore.

À titre purement documentaire, Artaud cite le dernier manifeste surréaliste, qui donne la nouvelle orientation politique du mouvement : c’est un manifeste de Contre-Attaque ! Dans le tract de la réunion du 5 janvier 1936 au Grenier des Augustins, portant sur La Patrie et la Famille – Contre l’abandon de la position révolutionnaire – Réunion de protestation, on peut lire :

Un homme qui admet la patrie, un homme qui lutte pour la famille, c’est un homme qui trahit. […] Père, Patrie, Patron, telle est la trilogie qui sert de base à la vieille société patriarcale et aujourd’hui à la chiennerie fasciste. […] Les hommes […] se soulèveront un jour […]. Ils achèveront alors de ruiner la vieille trilogie patriarcale : ils fonderont la société fraternelle de compagnons de travail, la société de la puissance et de la solidarité humaines. (p. 686)

Dans son commentaire, Artaud affirme :

On peut voir par ce manifeste que le Surréalisme maintient contre la dernière orientation stalinienne les objectifs essentiels du marxisme, c’est-à-dire tous les points virulents par où le marxisme touche à l’homme et veut l’atteindre dans ses secrets ; et l’on doit reconnaître à cette violence obstinée la vieille manière surréaliste, qui ne peut vivre qu’exaspérée. (p. 686)

Bien que ce tract ait probablement été écrit par Bataille, Artaud le reconnaît parfaitement aligné sur les positions surréalistes des années 1920 !


[1] G. Bataille, Lettres à Roger Caillois, 4 août 1935-4 février 1959, présentées et annotées par Jean-Pierre Le Bouler, Bédée, Éditions Folle Avoine, 1987, Lettre du 26 septembre 1935, p. 45.

[2] A. Breton, « Position politique du surréalisme », id., Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1992, p. 415.

[3] Tract signé par Georges Bataille, Jean Dautry et Pierre Kaan, invitant à assister à la réunion du 15 avril 1935 au Café du Bel-Air.

[4] Cf. Les Cahiers de « Contre-Attaque » – Annonce des publications, in : « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, préface de Michel Surya, Paris, Ypsilon éditeur, 2013, p. 97 : « Sans aucune exception, toute révolution jusqu’ici a été suivie d’une individualisation du pouvoir. […] Toutes les ressources de la psychologie collective la plus moderne doivent être employées à la recherche d’une solution heureuse, écartant les facilités utopiques ».

[5] Cf. Manifeste, 7 octobre 1935, in : « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, cit., p. 87.

[6] Pour l’histoire de Contre-Attaque, cf. Henri Dubief, « Témoignage sur Contre-Attaque (1935-1936) », Texture, 6, 1970, p. 52-60 ; Marina Galletti, Georges Bataille, L’Apprenti sorcier. Textes, lettres et documents (1932-1939), Paris, La Différence, 1999 ; « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, cit., où se trouvent réunis les documents principaux.

[7] Chez les surréalistes – Note, 24 mars 1936, in : « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, cit., p  152.

[8] « Sur-fascisme » est une formule trouvée par Jean Dautry pour définir l’orientation du mouvement : elle faisait allusion à l’intention, manifestée par Contre-Attaque, de dépasser et surmonter le fascisme en mettant à contribution l’expérience fasciste elle-même et en détournant les méthodes du fascisme dans une visée révolutionnaire. Sur l’engagement antifasciste de Bataille à l’époque, cf. Marina Galletti, « Réparation à Bataille », in : Ead., Georges Bataille, L’Apprenti sorcier. Textes, lettres et documents (1932-1939), cit.

[9] M. Bonnet, Notice, in : A. Breton, O.C., t. II, cit., p. 1654-1655.

[10] P. Bernier, notule, in : A. Breton, O.C., t. II, cit., p. 1663-1668.

[11] M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992, p. 259-260.

[12] S. Freud, « Psychologie collective et analyse du Moi » (1921), trad. fr. de S. Jankélévitch, in : Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1929.

[13] G. Bataille, « La structure psychologique du fascisme », La Critique sociale, n° 10 et n° 11, novembre 1933 – mars 1934, in : Id, O.C., t. I, Paris, Gallimard, 1970, republiée avec une Postface de M. Surya, Paris, Nouvelles éditions Lignes, 2009.

[14] Cf. P. Scopelliti, L’influence du surréalisme sur la psychanalyse, L’Âge d’Homme, Paris-Lausanne, 20 082.

[15] Documents, (1929-1930), republiés par D. Hollier, Paris, Jean-Michel Place, 1991, 2 vol. Sur Bataille et Documents, je renvoie à mon essai « Bataille e Ejzenštejn. Un incontro sui temi dell’estasi e della crudeltà », in : Georges Bataille. Figure dell’Éros, par F. Bassan et S. Colafranceschi, Milano-Udine, Mimesis, 2016.

[16] Cf. G. Bataille, « Matérialisme » (Documents, n° 3, 1929, « Dictionnaire critique », p. 170) : « Le matérialisme sera regardé comme un idéalisme gâteux dans la mesure où il ne sera pas fondé immédiatement sur les faits psychologiques ou sociaux et non sur des abstractions […] : ainsi c’est à Freud, entre autres […] qu’il faut emprunter une représentation de la matière ».

[17] Cf. Id., « Revue des publications » : Emmanuel Berl, Conformismes freudiens, dans Formes, n° 5, 1930 (Documents, II, n° 5, 1930, p. 310-311).

[18] Cf. Id., « La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Vincent Van Gogh » et la référence au cas clinique de Gaston F., automutilateur (Documents, II, n° 8, 1930, p. 450-460).

[19] Cf. Id., « La valeur d’usage de D.A.F. de Sade », Dossier de la polémique avec André Breton, in : Id., O.C., t. II, Paris, Gallimard, 1970.

[20] Id., La structure psychologique du fascisme, éd. Lignes, cit., p. 22-25. Il serait intéressant de faire une comparaison avec l’essai publié presque simultanément au Danemark, en septembre 1933, par Wilhelm Reich, et portant sur le même sujet : La Psychologie de masse du fascisme. Dans sa Postface à l’essai de Bataille, Michel Surya soutient que les deux textes ont été écrits en toute ignorance l’un de l’autre.

[21] Cf. G. Le Bon, Psychologie des foules, Paris, 1895.

[22] Le fanatisme dont se réclame Breton – mais caractérisant également Contre-Attaque, qu’on surnommait « le mouvement fana » – appartient à la tradition surréaliste : on le retrouve dès la deuxième page du premier Manifeste : « Le seul mot liberté est tout ce qui m’exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain » (O.C., t. I, p. 312).

[23] A. Artaud, « Messages Révolutionnaires », in : Id., Œuvres, éd. établie, présentée et annotée par É. Grossman, Quarto Gallimard, Paris, 2004, p. 685-692.

 

Swinging Belleville rendez-vous

Swinging Belleville rendez-vous

 

Alain DELAUNOIS

Ivan ALECHINE et Pierre ALECHINSKY, Belleville sur un nuage, Yellow Now, collection, Les carnets, 114 p., 14 euros.
ISBN : 9 782 873 404 451

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En photo de couverture, une Pontiac Parisienne quatre portes défraîchie, modèle fin des années 50, exhibe sa carrosserie de paquebot, salement amochée aux ailes avant-arrière. Un immeuble tout aussi décati, les fenêtres murées de béton se maintient comme il peut en arrière-plan. On ne voit pas le mot « Hôtel », mais la suite du lettrage donne son nom : « de l’Avenir ». Visiblement, ça ne lui pas trop réussi. Mais il n’y a pas que ce bâtiment ni la lourde Américaine qui en ont pris un coup. Au milieu des années 60, tout le haut quartier de Belleville, dans le 20e arrondissement de Paris, se trouve entre deux eaux : une longue rénovation urbaine a commencé par la démolition d’îlots abandonnés ou insalubres, mais une grande partie du quartier est toujours constituée d’habitations aux loyers guère coûteux, de cabanons branlants, de petites rues, d’impasses, de cours et courettes, de jardinets imbriqués les uns dans les autres. « Paris était encore provincial, chaleureux et doux », écrit Ivan Alechine qui y a passé son enfance. « Les petits commerces, l’artisanat populaire nous nourrissaient, une certaine idée de l’entraide entre gens d’une même rue subsistait. Il y avait des ponts entre le passé et le présent. Nous avions les pieds dans le XIXe siècle, le nez au vent du XXe. »

Belleville sur un nuage, précieux petit livre d’Ivan Alechine et Pierre Alechinsky publié dans « Les carnets », la tonique collection d’archives photographiques des éditions Yellow Now, se regarde et se lit comme un album d’autrefois. Entre histoires individuelles et saisie socio-géographique d’un quartier aujourd’hui complètement bouleversé, photographies et textes bataillent contre les pertes de mémoires et l’oubli. De 1955 à 1964, date de leur déménagement vers Bougival, le jeune Ivan, ses parents, Pierre et Micky Alechinsky, le plus jeune frère, Nicolas, vont occuper un rez-de chaussée avec vue sur jardin, dans l’une de ces maisons qui constituent la Villa Ottoz, au 43 rue Piat.

Des amis, comme le contrebassiste de jazz Benoit Quersin, puis la romancière Christiane Rochefort, sont installés dans différentes parties de la maison, d’autres sont régulièrement de passage, le trompettiste Chet Baker ou Christian Dotremont. « Un lit de camp restait alors dressé pour lui dans la cuisine », précise Alechinsky. Émotions d’enfance, conversations libres des adultes, vagabondages urbains, atmosphères d’un quartier qu’Alechine n’aurait pu oublier – et dont le cinéma a gardé des traces : Cocteau vient en 1950 y filmer Jean Marais et Maria Casares dans Orphée, Jacques Becker y tourne Casque d’or avec Signoret et Reggiani un an plus tard, et Truffaut plante quelques images de Jules et Jim à la Villa Ortiz en 1961.

Le jeune Ivan n’aborde pas l’adolescence ni l’âge adulte facilement, il l’a notamment évoqué dans un livre précédent, Oldies (Galilée, 2012). Pour le tirer de son ennui, son père l’emmène un jour dans leur ancien quartier de Belleville. Père et fils, chacun un Leica à la main, revisitent les rues. Balade fondatrice, assure l’écrivain et photographe qu’est devenu Ivan Alechine. Il y a donc quelque chose du « roman d’apprentissage » dans cette promenade à Belleville, comme le montrent les images publiées aujourd’hui, côte à côte, d’Alechinsky et d’Alechine. On est en 1966, l’adolescent suit encore son père, écoute ce qui lui est enseigné, mais cadre parfois un peu de travers. Ce premier rouleau de pellicule, toutefois, ne sera pas perdu.

Dans les années qui suivent, Alechine revient seul à Belleville. Il saisit les immeubles de plus en plus fatigués, les maisons lézardées, les devantures volets baissés, puis murées, les lettrages d’enseigne en cours d’effacement progressif : « Bois et Charbons », « Soins de beauté », « Cherie la Semeuse » (pour Boucherie de la Semeuse), « Au Point du jour », « La Treille de Belleville »… Il musarde, retrouve les atmosphères d’autrefois, en découvre d’autres, qui, plus tard, se révèleront réellement à lui. Ainsi, un salon « Coiffure Dames » au n° 24 de la rue Vilin… Banal, rien de particulier. Mais on est en 1969. Cette année-là, Georges Perec a entrepris une exploration systématique du quartier de ses premières années, notamment pour écrire son livre W ou le Souvenir d’enfance. Perec a habité au 24, où sa mère tenait ce salon de coiffure, avant d’être déportée à Auschwitz en 1943.

Les alentours immédiats de la Villa Ottoz, un terrain vague rue de la Montagne – où cohabitent un ancien immeuble de rapport et une tour HLM nouvellement construite –, une passerelle reliant deux rues… Autant de signes qui annoncent les chevauchements d’époque, et les transitions difficiles, pour les commerçants comme pour les habitants du coin. Et pour Alechine, retrouver aujourd’hui ces images imprimées du Belleville d’autrefois, c’est, sans mélancolie noire, guetter à nouveau l’apparition « du nuage blanc sur lequel nous avions vécu. »

  

 

Lettres à Simone Kahn, André Breton

André Breton, Lettres à Simone Kahn, 1920-1960, présentées et éditées par Jean-Michel Goutier, Gallimard, 2016.

Extrait de l’introduction

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[…] Pendant les huit années de vie commune, Simone et André tentèrent de maintenir une franchise totale dans leurs échanges. Cependant les aléas de leur vie éprise d’indépendance et leurs pulsions amoureuses non réprimées eurent raison de la volonté de transparence absolue des comportements hors-norme, revendiquée dans le couple, ce qui relève d’une gageure admirable et ambitieuse. La liberté que chacun laissait à l’autre de faire face à ses pulsions et de mener à leurs termes ses expériences, à condition de ne rien dissimuler, était la règle admise comme s’il s’agissait d’un pacte scellé tacitement entre eux. Les absences prolongées, chaque année, de Simone, pour rejoindre sa cousine Denise Lévy à Sarreguemines ou à Strasbourg ou pour passer des vacances avec des amis loin de Breton, et, surtout, sa liaison non avouée avec Max Morice furent douloureusement vécues par André. De même, la violente passion du poète pour Suzanne Musard, expérience destructrice menée aux confins des extrêmes, parfaite incarnation du « Lâchez tout » et, à un degré moindre, la parenthèse tragique liée à la rencontre de Nadja ; ces tentatives de dépassement ascendant des limites des rapports humains étaient certainement peu faciles à accepter par une femme, plutôt large d’esprit pour l’époque et le milieu dont elle était issue. En l’absence des lettres de Simone, dans les archives de l’atelier de la rue Fontaine, cette correspondance pourrait s’apparenter à un Journal si ce n’était faire fi des réactions ultra- sensibles ou violentes de Breton aux missives de son épouse au cœur de la tourmente passionnelle et qui leur donnent toute leur démesure ! « Il s’agit n’est-ce pas de la passion. Le mot amour ne servirait ici de rien. Je ne veux pas me prêter à ces distinctions ridicules : l’amour-passion, l’amour tendresse, l’amour pour l’amour, l’amour d’un être, l’amour de l’amour comme dit l’autre : la barbe. » (Lettre du 8 octobre 1928.)

Élue par Breton comme confidente particulière et permanente à laquelle il relate toutes les variations de ses pensées intimes ainsi que l’évolution des sentiments qui la concernent, au premier chef, mais également les découvertes ou les déconvenues issues de ses lectures, ses contacts avec les peintres qui marqueront le vingtième siècle de leur empreinte, les rencontres de nouveaux inventeurs de la modernité, sans oublier la vie mouvementée du Groupe surréaliste, quelle responsabilité implicite pour une jeune femme comme Simone ! Pendant le temps, qui va de la rencontre au Jardin du Luxembourg, en 1920, jusqu’au terme d’un amour, que conclut la lettre du 15 novembre 1928, se dessine une trajectoire de « liberté libre » incomparable. Ce témoignage sur les premières années décisives du Mouvement surréaliste sera suivi d’autres correspondances beaucoup plus maîtrisées dont aucune d’elles n’atteindra le degré d’abandon que s’autorise Breton dans ces pages et où apparaît la fragilité d’un personnage que sa légende a tendance à figer dans une dignité granitique.

Les moments forts de cette période du surréalisme naissant sont connus par les récits qu’en ont tirés les amis de Breton et les témoins qui ont vécu les événements relatés ainsi que par les historiens du surréalisme, mais la réalité des faits prend sa véritable dimension quand elle émane du principal protagoniste de cette trajectoire intellectuelle ; le même écart qui sépare, par exemple, l’Histoire du Surréalisme de Maurice Nadeau des Entretiens d’André Breton. Il appert de ce constat que le portrait de Breton véhiculé par l’Histoire littéraire en pontife intolérant, gouvernant par ukases et confortant son pouvoir par la pratique des exclusions relève de la caricature, mais demeure néanmoins inscrit en filigrane dans la mémoire collective. Tout autre apparaît l’homme qui a écrit ces lettres et que je retrouve dans des confidences laissées par des amis du poète. Je pense particulièrement à deux témoignages parfaitement révélateurs de la capacité et de l’intensité de l’écoute, aptitude exceptionnelle, que réservait Breton à ses visiteurs. D’une part, celui de Matta qui relate le souvenir du 31 décembre 1937, passé rue Fontaine, en petit comité, une soirée et une partie de la nuit, loin de l’agitation extérieure d’un jour de fête, à donner pleine liberté à la parole :

« Je me surpris à dire des choses dont je n’avais jamais parlé, comme si un attroupement se pressait en moi pour se manifester […] Je crois que cette qualité de révéler l’homme tragique et son pouvoir en chacun de nous, ce déclenchement de liberté de soi, c’était le génie d’André Breton. Ce déclenchement de liberté et d’amour en nous, c’est le surréalisme.[1] »

D’autre part, celui de Charles Duits qui évoque sa première rencontre avec Breton à New York en 1942 :

« Il semblait que l’acte de voir fût son acte premier et essentiel. Tout se passait comme si son essence eût été un regard qui ne cillait point, éternel, qui venait des lieux extrêmes, et se colorait légèrement de bleu en traversant la cornée.

Il avait à cette époque quarante-cinq ans, mais il paraissait beaucoup plus âgé, humainement parlant, car il était également sans âge, comme un arbre ou un rocher. Il paraissait las, amer, seul, terriblement seul, supportant la solitude avec une patience de bête, silencieux, pris dans le silence comme dans une lave qui achevait de se durcir

Ce fut d’abord cette immobilité des profondeurs que ne dissimulait pas l’agitation superficielle des paroles qui me toucha.[2] »

Certes ces deux témoignages d’« aficionados » sont parmi ceux que je n’ai jamais oubliés, au point de les visualiser comme si j’étais présent à ces entretiens, sans doute parce que les deux auteurs me les ont répétés à maintes reprises, surtout Matta qui était un prodigieux conteur. Je pense que tous ceux qui ont eu la chance d’approcher Breton conservent précieusement le souvenir d’un moment particulier vécu en sa compagnie. Changer le monde et transformer la vie participe aussi de la réunion de toutes les manifestations de l’individualisme libertaire de chacun qui, braise après braise, peuvent provoquer de beaux incendies « Anarchie ! ô porteuse de flambeaux ! » [3]

[…]


[1] Germana Ferrari, Matta entretiens morphologiques, Notebook n° I, 1936-1944, Édition Sistan, London, 1987.

[2] Charles Duits, André Breton a-t-il dit passe, Paris, Les Lettres nouvelles, 1969.

[3]  Laurent Tailhade, « Ballade Solness », Poèmes élégiaques, Paris, Mercure de France, 1907.


Sur papier à en-tête de La Révolution Surréaliste : Lettres à Simone Kahn : d’A. Breton à S. Kahn du 26 janvier 1925.

 

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Le 26 janvier 1925

Ma petite Simone n’est pas trop à plaindre à ce que je vois. Je suis tout heureux de ta lettre qui se faisait attendre et que je n’ai reçue que ce soir. La description de Megève est assez sinistre : c’est moi qui me serais laissé démoraliser ! Ne regrettes-tu pas un peu d’être partie, je le crains bien un peu, à cause du caractère obligatoire de ce départ mais l’humeur de mon chéri, qui ne connaît pas cette humeur ignore comment peut s’allier à la compréhension parfaite de la vie la plus étonnante légèreté de cœur. Devant elle je me fais l’effet d’un ours blanc devant la plus fine aiguille d’un glacier.

Je suis seul ce soir : Aragon a bu trop de champagne à midi, la famille Éluard fait la queue au concert Mayol ou ailleurs. Hier soir, de 8 h 1/2 à minuit, j’étais en compagnie d’Artaud, de Tual, de Péret et d’Aragon dans un nouveau café des boulevards. Tual était merveilleux ; ses discours, dépourvus de lyrisme conventionnel, ont suffi à m’occuper tout ce temps. Il est difficile d’en donner idée ; il ne semble pas qu’aucun sujet lui soit interdit et chaque sujet l’inspire d’une façon brillante et toute naturelle. Aucune déclamation, aucun apprêt, aucune longueur, pas la moindre envie apparente de se rendre plus intéressant qu’il n’est. C’est un grand plaisir de l’écouter seulement et il n’a pas l’air de beaucoup s’en douter.

Jusqu’ici l’activité d’Artaud a fait merveille : il propose et il dispose avec tout le tact et l’intelligence possibles. Par ses soins la Centrale est désormais « un lieu clos, dont il faut que le monde sache seulement qu’il existe ». Un comité composé d’Aragon, d’Artaud, de Leiris, de Naville et de moi décide en grande partie de ce qui doit se passer. Artaud a résolu tout d’abord de donner à notre activité intérieure ces deux buts : 1° la fixation au fur et à mesure qu’elles sont émises, fixation par écrit et défense, de toutes les idées surréalistes viables. 2° la constitution d’un dossier très important de notes relatives à tous les ouvrages ayant paru jusqu’à ce jour et dans la composition desquels il entre trace de merveilleux (type : ma note sur Le Moine dans le manifeste).  Ce travail pourra donner lieu plus tard à la publication d’un glossaire complet du merveilleux. — À notre activité extérieure, Artaud demande encore mieux : que nous rédigions des adresses au Pape, au Dalaï-Lama du Tibet, aux recteurs de toutes les universités d’Europe et d’Asie, et parmi ces derniers particulièrement aux recteurs des universités d’Égypte, « actuellement emmerdés par les Anglais », aux directeurs de tous les asiles d’aliénés du département de la Seine, à l’archevêque de Paris, aux directeurs de grandes revues tels que Massis, Doumic, Rivière, etc., pour inviter ceux-ci à se prononcer nettement sur notre action internationale, aux critiques littéraires, picturaux, philosophiques, théologiques, pour leur signifier que nous ne les tiendrons au courant de cette action que dans la mesure où ils se seront prononcés en faveur du merveilleux, et au cas où ils y seraient hostiles, les invitant « à rentrer dans leur trou », etc.

Dès aujourd’hui nous avons adressé le télégramme suivant :

« Daladier Société des Nations Genève

La Révolution surréaliste émue votre odieuse activité Conférence Opium vous rappelle à l’ordre de l’Esprit.

Pour la Centrale surréaliste :

Aragon Artaud Breton Naville. »

et nous allons en faire tenir la copie à Herriot.

[…]

 

La Correspondance d’André Breton par Jean-Michel Goutier

La Correspondance d’André Breton
par Jean-Michel Goutier

Textes lus par J.-M. Goutier lors de la journée d’étude  à la Halle Saint-Pierre du
Samedi 8 juin 2019 : la correspondance d’André Breton,

Sources :
Lettres à Aube : (Extrait revu et corrigé d’un Entretien avec Nathalie Jungerman pour la Revue littéraire de la Fondation La Poste, publié en décembre 2009). + le poème “Écoute au coquillage”.

Lettres à Simone Kahn : Extrait de mon Introduction + une lettre d’A. Breton à S. Kahn du 26 janvier 1925.

Et, à toutes fins utiles, la lettre de  B. Péret à Breton, du 12 janvier 1942, extraite du volume de la Correspondance Breton/Péret 192O-1959, présentée et éditée par Gérard Roche que je tenais absolument à lire ce soir-là et dont j’ai trouvé la parfaite opportunité avec la communication d’Andréa Gremels, lors de la table ronde…

J.-M. Goutier

POUR UNE CORRESPONDANCE GÉNÉRALE d’ANDRÉ BRETON

Pour une correspondance générale d’André Breton 

 

Henri Béhar

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Pour établir l’histoire des avant-gardes européennes, le chercheur (ou même l’amateur) a la chance de pouvoir accéder, en France, à deux ensembles documentaires de première grandeur. Ils se trouvent tous deux conservés à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet (ci-après, en abrégé : BLJD), 8 Place du Panthéon, à Paris [http://bljd.sorbonne.fr/].

Par ordre d’entrée en scène, le premier est le fonds Tristan Tzara, constitué peu après la mort du poète, le 24 décembre 1963, à partir des documents acquis dès 1922 par le couturier-mécène. Il contient notamment « les lettres ou billets adressés à Tzara par près de 700 correspondants au cours des 50 ans de son activité créatrice. La correspondance se compose de lettres des protagonistes de la première génération de l’Esprit nouveau, Apollinaire, Braque, Delaunay, Gris, Max Jacob, Matisse, Reverdy, comme de la génération surréaliste : Aragon, Breton, Char, Crevel, Desnos, Eluard, Picabia, Ponge, Ribemont-Dessaignes, Soupault, ou des lettres d’artistes : Arp, Max Ernst, Giacometti, Klee, Schwitters, Tanguy », nous informe la notice du catalogue.

Je précise, à mon tour, que ladite « génération surréaliste » est aussi et avant tout la « génération Dada », si l’on tient à parler en termes socio-historiques. Fait remarquable : les correspondants de Tzara résident dans tous les points de l’Europe et des États-Unis ; ils lui écrivent souvent dans leur propre langue, en français, en allemand et en anglais, mais aussi dans les langues de l’Europe centrale, si bien que l’on a pu constituer et publier des ensembles roumains[1], hongrois[2], etc. Plus ou moins prolixes, ces correspondants lui ont adressé environ 20 000 lettres ou billets, tandis qu’on ne peut lire que 24 lettres de Tzara lui-même (le lecteur curieux pourra faire la somme exacte de ces missives en consultant le catalogue de la correspondance classée dans l’ordre alphabétique des scripteurs).

Le deuxième ensemble a été constitué par André Breton lui-même, dès qu’il est entré en relation avec Jacques Doucet. Il s’est enrichi à plusieurs reprises, particulièrement en 2003, lors de la vente de l’Atelier André Breton, et par les versements constitués par Jacqueline Lamba, Elisa Breton, Aube Elléouet-Breton. André Breton a lui-même conservé jusqu’à la fin de sa vie les lettres et billets que lui adressèrent 320 correspondants.

Son testament précisait qu’il faisait don de cet ensemble à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet (BLJD), charge à elle de la conserver selon ses bons principes. Pour des raisons sur lesquelles il n’est pas nécessaire de s’étendre ici (elles sont explicitées dans ma biographie, André Breton, le Grand Indésirable), il stipulait qu’un délai de cinquante ans devait séparer son décès de leur publication. Mais il n’était pas interdit d’en prendre connaissance. De toute façon, la question ne se pose plus aujourd’hui : tout le monde peut lire ce courrier, en publier des extraits ou même la totalité, pour peu qu’on observe les règles relatives au droit d’auteur.

Car le fait remarquable est que le destinataire de ces deux ou trois mille lettres n’a pas conservé copie de ses propres missives, à quelques exceptions près.

Il y a beau temps que j‘ai souhaité une publication de la correspondance générale de ces deux poètes. La tâche est considérable. Elle suppose la constitution, pour l’un comme pour l’autre, d’une équipe suffisamment spécialisée pour la traiter convenablement, avec, au préalable, l’engagement d’un éditeur responsable. L’adjectif « générale » a un sens bien précis dans notre domaine. Il s’agit de rassembler non seulement toutes les lettres reçues par l’auteur, mais aussi toutes celles qu’il a fait parvenir à tous ses correspondants et qui, nous l’avons vu, ne se trouvent pas spécialement au fonds Doucet. La tâche est (relativement) facilitée dans le premier cas, puisque Breton, comme Tzara, a conservé, sa vie durant, le courrier qu’on lui faisait parvenir.

S’il est à peu près certain que leurs correspondants ont, pour la plupart, conservé leurs missives, conscients qu’ils étaient de leur valeur informative, sinon vénale, il n’est pas facile de les retrouver, ou de pister leurs ayants-droit, ni même de mettre la main sur des lettres mal conservées, enfouies dans des coffres dont la ferrure est depuis longtemps rouillée. Sans parler des scrupules de ces détenteurs qui ont l’impression de fouler un interdit d’ordre religieux s’ils livrent au public les éléments d’une vie qu’eux-mêmes s’étaient interdit de fouiller. Cependant, j’y insiste, il est indispensable de rassembler et de publier des correspondances croisées. J’ai eu le bonheur de publier les lettres échangées entre Saint John Perse et André Breton (Europe, n° 799-800, 1995). Chacun peut en faire l’expérience et vérifier sur pièces que la seule correspondance de l’un ou de l’autre n’a pas de sens, ou, disons pour ne vexer personne, qu’elle n’a pas le même sens !

La correspondance adressée à Tristan Tzara, que j’ai parcourue globalement afin d’établir ses Œuvres complètes (Flammarion, 6 volumes) n’a jamais fait l’objet d’aucune interdiction. J’ai dit à plusieurs reprises, l’intérêt considérable qu’elle pouvait présenter aux yeux du public avide d’informations sur la jeune école poétique roumaine, Dada, le surréalisme et, pour tout dire, les avant-gardes européennes entre 1915 et 1963. Sans se cacher la difficulté que représente la recherche des lettres originales du destinataire, il me semblait assez facile d’entreprendre cette correspondance générale, dans l’ordre du classement alphabétique adopté par la BLJD, le classement chronologique en découlant naturellement.

J’ai suivi plusieurs débuts prometteurs, qui s’arrêtèrent au premier obstacle survenu. Croyez bien que je n’y porte aucune ironie, tant ce genre de travail éditorial est ingrat. Autrefois, avant 1969 pour simplifier, il était admis qu’en complément d’une thèse principale portant, selon l’usage, sur l’homme et l’œuvre, les candidats soutenaient une thèse secondaire consistant en l’établissement d’une correspondance, nécessairement partielle. La soutenance impliquant alors l’impression (ou tout du moins des épreuves), l’État prenait à sa charge une partie de la facture d’imprimeur. Ce n’était qu’un pis-aller au regard de l’ambition que représente une correspondance générale, du moins pouvait-on envisager que plusieurs de ces thèses secondaires additionnées, on arriverait au grand œuvre que je postulais. Or, les perspectives de carrière disparaissant avec cette « petite thèse », les directeurs de thèse refusant le plus souvent de patronner une thèse de cette nature, la perspective envisagée s’est vite effacée.

Inutile, je pense, de se livrer ici à la définition du concept de correspondance générale, d’autant plus que chacun aurait la sienne. Mieux vaut se reporter à quelques correspondances célèbres, plus ou moins générales, telle celle de Mérimée, de George Sand, de Berlioz, de Mirbeau récemment. Il y a désormais les éditions numériques, telle celle de Flaubert, qui ont l’extrême avantage de nous conduire, en un clic, d’un correspondant à l’autre, et de nous fournir des index de toutes sortes, à commencer par la chronologie. Mais, je le répète, la correspondance d’un auteur n’a d’intérêt que si elle est collective, recueillant toutes les missives de et à tel auteur, quel que soit leur intérêt intrinsèque. Car toutes peuvent aider le lecteur, l’annotateur, à préciser une date, un lieu de séjour, une activité plus ou moins déclarée. « Il faut tout publier », disait Apollinaire. Il faut le prendre au mot.

On distinguera la correspondance croisée de la correspondance générale. La première n’est qu’un sous-ensemble de la seconde comme, par exemple, les lettres de George Sand à Victor Hugo, et réciproquement. Cette formule est celle qui a la préférence des éditeurs, de nos jours.

Dans la note sur la Correspondance d’André Breton avec Tristan Tzara et Francis Picabia, 1919-1924, Gallimard, 2017, après avoir indiqué que c’était là le premier volume de correspondance croisée, tandis que les précédents volumes de la même série ne contenaient que les lettres, soit de Breton à Doucet, soit de Simone Kahn à Breton, je me suis pris à rêver « d’une correspondance générale et croisée d’André Breton, publiée dans l’ordre chronologique. Certes, la tâche était d’une grande amplitude, mais pas insurmontable si l’on acceptait de s’y mettre à plusieurs et de suivre le même protocole, démocratiquement discuté et approuvé. Elle était facilitée par Breton d’abord, qui, dès son plus jeune âge, avait l’habitude de conserver, dater et classer tout ce qu’il recevait, jusqu’à la fin de sa vie. Par sa propre décision, l’ensemble devait aboutir sur les rayons de la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet. Ainsi faisait-il écho à sa propre jeunesse, à son activité auprès du couturier mécène et collectionneur, bouclant la boucle et remettant à ses successeurs un ensemble magistralement constitué. »

On aura compris que cette rêverie me fut refusée par l’éditeur. Il est temps de dire publiquement comment les choses se sont passées.

Tout découle de l’initiative prise par Aube Elléouët-Breton dès 2011. Après nous avoir demandé de collaborer à la publication de la correspondance de son père, dont elle est l’unique ayant-droit, elle saisit ainsi le Président-directeur général des éditions Gallimard :

[Pièce n° 1]

Aube ELLÉOUËT-BRETON

1er décembre 2011

Monsieur Antoine GALLIMARD

Édition Gallimard
5, Rue Gaston-Gallimard
75007 PARIS

 

Cher Monsieur,

Les dispositions testamentaires prises par mon père concernant sa correspondance
privée [« tant les lettres d’intérêt littéraire, que d’intérêt sentimental, ou autre, (en dehors de
celles que j’ai pu adresser à ma femme et à ma fille), dont elles disposeront librement »]
stipulaient qu’il désirait que ses lettres ne soient publiées « qu’au plus tôt cinquante ans après
[son] décès ». J’ai respecté scrupuleusement les termes de ces prescriptions depuis quarante-
cinq ans et la publication, par vos éditions, des Lettres à Aube n’était qu’une exception
explicitée par mon père. Aujourd’hui, cinq ans avant la levée de l’interdiction de livrer cette
correspondance au public, je m’inquiète un peu face au frémissement d’impatience qui
commence à se manifester avant 2016. C’est pourquoi je souhaitais m’ouvrir à vous des
dispositions à envisager quant à la mise en chantier de l’édition de cette correspondance
considérable et fabuleuse.

Il va de soi que ces multiples volumes de correspondance : André Breton/Simone
Kahn, André Breton/Louis Aragon, André Breton/Paul Éluard, etc., ne peuvent être publiés
ailleurs que chez Gallimard où toute l’œuvre de mon père est réunie. Une publication
chronologique ? Dans « Les Cahiers de la NRF » ? qui accueillent déjà la correspondance
André Gide/PaulValéry et Pieyre de Mandiargues/Jean Paulhan, par exemple ? (Tous
correspondants de Breton.)

Ne pensez-vous pas que les années qui nous séparent de 2016 pourraient permettre
d’ébaucher un calendrier des premières publications?  et d’envisager le choix de ceux qui
seront, éventuellement, habilités à établir, annoter et préfacer ces volumes ? Avec l’accord de
Sylvie Sator, fille de Simone Kahn, Jean-Michel Goutier travaille déjà, depuis plusieurs
années, sur les lettres de mon père à sa première femme qui relatent, presque jour après jour,
la période de gestation du surréalisme. J’ai demandé également à Henri Béhar de s’associer à
notre ambitieux projet et j’envisage de consulter Étienne-Alain Hubert, responsable des
volumes de la Pléiade André Breton sur ses intentions.

Vos remarques et vos suggestions contribueront, je n’en doute pas, à apaiser mon
inquiétude quant à ce passionnant mais lourd programme à envisager.

Je vous prie d’agréer, Cher Monsieur, l’assurance de ma respectueuse sympathie.

[Signé Aube Elléouët]

Copies envoyées à : Sylvie Sator, Jean-Michel Goutier, Henri Béhar, Étienne-Alain Hubert

Ce texte résulte, à l’évidence, des discussions que nous avions eues au Conseil scientifique de ce qui finit par se nommer l’Association Atelier André Breton (AAAB). Aube tenait à ce que Gallimard prenne en charge la publication de la correspondance de son père. Elle voulait alors publier la totalité des lettres écrites ou reçues par son père, sans aucune sélection. C’est bien ce que je nomme une correspondance générale. À noter que, si Gallimard a racheté les droits de certains livres, il ne fut pas l’éditeur le plus important de Breton, qui avait de bien meilleurs rapports avec Léon Pierre-Quint et Edmond Bomsel, responsables au Sagittaire. Un examen rapide de la bibliographie le prouverait aisément. Cet éditeur a disparu, hélas, mais il en est bien d’autres qui souhaiteraient prendre sa place tout en souscrivant aux désirs d’Aube. Il me semble que l’édition française, tenant compte de l’émergence du numérique, serait à même de rivaliser en qualité avec la prestigieuse collection des Grands Écrivains de la France publiée chez Hachette, ou bien avec les Classiques Garnier, spécialisés dans ce domaine, comme me l’a confirmé leur actuel directeur.

Fort de la confiance qu’elle m’accorde, j’ai pensé traduire les désirs d’Aube Breton en poduisant un projet général destiné à Antoine Gallimard. J’en ai montré le brouillon à Jean-Michel Goutier qui tente, avec moi, de concrétiser cette édition. Le voici :

(PROJET, non expédié)

  1. Antoine GALLIMARD

Éditions Gallimard
5 rue Sébastien-Bottin
75007 PARIS

Objet : correspondance générale André Breton

Cher Monsieur,

Faisant suite au courrier que Madame Aube Elléouët-Breton vous a adressé le 30 août 2011, nous vous prions de bien vouloir trouver ci-joint un projet d’édition de la correspondance générale d’André Breton, aux éditions Gallimard s’entend, et dans la collection que vous jugerez la plus appropriée.

S’il est évident que les correspondances croisées de Breton avec Aragon, Éluard, Paulhan, Péret, etc. recueilleraient toute l’attention du public, il ne faut pas oublier que le créateur et principal animateur du surréalisme a su maintenir ce mouvement en vie durant toute son existence, et que c’est désormais ce rapport constant entre les penseurs, artistes et créateurs les plus remarquables du XXe siècle qui requiert l’intérêt des lecteurs.

En décidant, par testament, de déposer au fons Doucet toute la correspondance qu’il avait reçue et conservée tout au long des années, André Breton entendait bien l’ouvrir au public après un délai qu’il avait lui-même fixé.

Cet ensemble documentaire de 1 024 correspondants représente un minimum de 7 500 pages, sans compter l’annotation indispensable. De fait, il convient de multiplier cette évaluation par deux dans le cadre d’une correspondance croisée, charge à nous de retrouver le millier de correspondants (ou leurs ayants-droit) détenteurs des lettres d’André Breton lui-même.

Heureusement, ce travail de collecte et d’établissement de texte ne part pas de rien. Outre quelques correspondances partielles déjà publiées, nous avons pu localiser la plupart des fonds publics et quelques-uns privés où se trouvent les lettres de Breton, en France et aux USA.

La principale question qui demeure est de savoir si vous êtes disposé à vous engager dans la publication de longue haleine d’une correspondance générale suivant l’ordre chronologique, qui requiert les soins de toute une équipe de collaborateurs dont nous assurerions la coordination.

En vous remerciant…

Signatures

P.J. :

  1. Inventaire alphabétique des correspondants d’André Breton à la BLJD.
  2. Inventaire des lettres adressées par André Breton dans les fonds publics.

Une certaine discordance chronologique, que je ne m’explique pas, n’aura pas échappé au lecteur perspicace. Je ne doute pas qu’un des acteurs de l’entreprise ne vienne éclairer ma lanterne.

Jean-Michel Goutier a une parfaite connaissance des pratiques de la Maison, comme on dit rue Gaston-Gallimard. Ne vient-il pas d’y publier un ensemble de poèmes-objet d’André Breton sous le titre Je vois J’imagine ? Il est aussi en rapport avec un directeur de collection désigné par Antoine Gallimard pour suivre cette publication de la correspondance. À son avis, Gallimard ne voudra pas d’une correspondance générale et se contentera d’une série de livres attractifs dans la collection Blanche. Je rempoche ma lettre et nous nous contentons de dresser la liste des cinq ouvrages les plus urgents, si l’on peut dire, en proposant le nom de la personne la mieux qualifiée, à nos yeux, pour établir et commenter le texte. Il n’est plus question d’employer le concept de correspondance générale, susceptible d’effrayer nos interlocuteurs.

Au début de l’été suivant, Ludovic Escande, l’éditeur choisi par Gallimard, réunit autour d’Aube Elléouët les personnes citées ci-dessus pour fixer le programme de travail et le calendrier de publication des ouvrages à paraître dès la fin septembre 2016. C’est évidemment le projet exposé par Jean-Michel Goutier qui sert de base de discussion, tandis qu’Aube redit les souhaits qu’elle n’a cessé de formuler. Pour ma part, j’insiste sur le fait qu’on ne saurait écarter certains auteurs fort liés à Breton, même s’ils lui ont peu écrit. Je répète qu’il faut tout publier, dans un ordre alphanumérique. Tous les lecteurs nés avec l’ordinateur me comprendront. Prenons un exemple familier : nul ne conteste la nécessité de publier un ensemble de correspondance croisée autour de Breton-Tzara. Il serait aisé d’y associer tous les protagonistes de la geste dadaïste, dans une tranche de temps allant de 1916 à 1923. Mais on ne saurait éliminer la correspondance de Jacques Vaché avec Breton, ni celle de son meilleur ami de collège, Théodore Fraenkel.

Même si l’adhésion de Breton à Dada fut de courte durée, je reconnais que la constitution d’un tel ensemble épistolaire dépasse le cadre d’un seul volume, et que la publication des lettres dans un ordre strictement chronologique risque d’introduire de la confusion. Mais un certain nombre de tableaux (qu’ils soient produits manuellement ou automatiquement) remettront vite le lecteur dans sa logique préférée.

En fait, s’il préserve l’équilibre financier, le choix éditorial de Gallimard privilégie un certain nombre de correspondants bien connus du public, et renvoie les autres aux oubliettes. On ne saurait se satisfaire d’une telle solution qui introduit une forte hiérarchisation dans un domaine qui ne peut s’y prêter. Certains considèrent que Paul Eluard est un plus grand poète que Jean Cocteau. Soit. Mais l’échange de correspondance ne relève pas de critères de choix identiques. Nous passons de l’esthétique à la théorie de l’information. Telle lettre, par laquelle Gaston Bachelard affirme vouloir constituer le surrationalisme, est bien plus précieuse à nos yeux que celle où un correspondant étranger souhaite rencontrer Breton. Or la lettre à laquelle je pense se trouve avoir été expédiée par Vítězslav Nezval, le chef de file du Poétisme, qui, par la suite, engagera ses amis à constituer le surréalisme tchèque ! L’éditeur n’a pas à nous imposer ses goûts ou ses préférences et, du moment que ces deux documents existent, je veux les lire sur le même plan.

Mais tu n’y pourras rien, me dit-on. Gallimard (c’est-à-dire la raison économique) dicte sa loi. Il faut te soumettre ou te démettre. Ne pouvant me résoudre à un tel choix, je suggère que tout cet ensemble documentaire, dont je viens de parler, fasse l’objet d’un traitement informatique. Des consignes seront établies pour tous les bénévoles qui voudront bien numériser chaque document. Voici un exemple, pris au hasard parmi les documents classés sous la lettre A :

Strasbourg, 9 mars 59, 20 Place de la Cathédrale

Mon cher Breton,

il est temps – je pense du moins qu’il est temps pour moi – de regarder chaque chose en pleine clarté, c’est-à-dire de savoir où j’en suis. Ce n’est pas à la légère qu’après un si long silence je vous écris à nouveau pour vous dire – quoi ? que j’aimerais vous revoir. Je ne prémédite aucun sujet de conversation – d’autre part, j’habite à Strasbourg – simplement je serais heureux de savoir que nous pourrions nous rencontrer un jour et que cela ne vous déplaise pas.

Amicalement.

Maxime Alexandre

Comme vous voyez, j’ai laissé « reposer » ce mot plus de dix jours. 20.3.59

Cette lettre de Maxime Alexandre (1899-1976) est adressée à Breton bien des années après leur séparation. Le poète alsacien qui a tâté de toutes les expériences intellectuelles semble vouloir reprendre contact avec le meneur du surréalisme, sans trop savoir à quoi cela pourrait servir, ni où cela le mènera. Au vrai, il est persuadé que sa missive ne recevra pas de réponse. Or, la suite, nous la connaissons : ce sera un livre, Mémoires d’un surréaliste, La Jeune Parque, 1968, paru après la mort de Breton, qui retrace avec une grande exactitude et une belle sensibilité les moments qu’il a passés auprès de celui qu’il respectait le plus.

Dans un premier temps, ce document, muni des codes nécessaires, sera mis en place sur un site d’un certain renom : le présent site Mélusine, ou encore le site dénommé Atelier André Breton. Il recevra la présentation et l’annotation qui s’imposent, élaborées par le meilleur connaisseur de l’auteur et corrigée par la communauté des lecteurs, comme une notice de Wikipédia, en attendant qu’on puisse le corréler à la réponse de Breton (dont je postule l’existance).

Un tel travail requiert plusieurs dispositions, qui ne sont pas du même ordre :

  1. Constitution d’une équipe de chercheurs s’adonnant à la transcription et à l’annotation
  2. Engagement d’un vaguemestre s’assurant de la cohérence numérique du texte, de son codage, et de sa mise en ligne.
  3. En admettant que l’un des deux sites désignés ci-dessus héberge cette correspondance mise gracieusement à la disposition du public, il faudra obtenir toutes les autorisations nécessaires ainsi qu’un financement garanti. On le sait d’expérience, le bénévolat n’a qu’un temps.

Je soumets ces réflexions aux adhérents de l’APRES et à toutes celles, tous ceux qui voudront bien s’engager dans l’entreprise collective.

Fait à Paris le 24 mai 2018
Henri BÉHAR

ANNEXE

Compléments et corrections :

L’excellente pratique de la Société des Belles Lettres qui imposait la relecture de chaque volume édité par un spécialiste du texte a disparu depuis longtemps. Les correcteurs les plus compétents n’interviennent guère dans nos éditions dites savantes. Si bien que nul ne peut se vanter d’avoir produit un texte zéro défaut.

C’est pourquoi j’ouvre cette rubrique à tous ceux qui voudront bien suggérer des corrections, parfaitement étayées, sur la Correspondance d’André Breton.

Et je commence par le volume que j’ai publié, dans des conditions si hasardeuses qu’il m’a fallu demander trois jeux d’épreuves (alors que l’édition se contente en général de deux). Mais je n’ai qu’à m’en prendre à moi-même si j’ai laissé passer des coquilles ou commis des bévues.

André Breton, Correspondance avec Tristan Tzara et Francis Picabia. Présentée et éditée par Henri Béhar. Paris, Gallimard, 2017, 248 p.

Dès le livre paru, George Sebbag m’a confraternellement signalé un oubli et deux corrections.

Il s’agit d’abord d’un tapuscrit de Tristan Tzara, inséré dans la collection reliée de Littérature réunie par André Breton, désormais conservée par la BLJD. Bien que j’en eusse pris autrefois copie, la lettre ci-dessous m’a échappé car elle ne figure dans aucune bibliographie. Elle n’a jamais été publiée, et l’on n’en trouve aucun écho chez Breton.

Tzara : lettre au directeur de Littérature (cf. PDF)

Transcription et notes

Paris le 18 novembre 1922
15, rue Delambre (XIVe)

Monsieur le Directeur[3],

Dans le N° 6 de votre revue, vous publiez un article injurieux à mon égard signé d’un nom si souvent lu dans les journaux qu’il me faut un réel effort pour l’écrire sans vomir : Francis Picabia. Je sais d’ailleurs que ce vomissement ne déplaît pas à votre collaborateur. Comme je ne suis qu’un petit truqueur pas malhabile, je vous prie de publier cette lettre et vous préviens qu’au cas contraire je serai forcé de recourir à des « truquages » plus efficaces. Je n’ai pas répondu à cette petite et bête mystification signée de Raoul Huelsenbeck, elle était vraiment trop enfantine[4].

Je vous défends de mettre dorénavant mon nom parmi les collaborateurs de votre feuille, comme vous le faites dans vos dernières annonces.

Je n’ai pas encore attaqué F. P. malgré le mal que je pense de lui depuis 2 ans. La raison n’est pas celle que de différentes personnes – assez perfides du reste – ont essayé de donner à mon silence. Ce ne sont pas les quelques articles élogieux que j’ai écrit sur ce petit demi-juif espagnol, « tremblant de plaisir » chaque fois qu’il peut lire son nom imprimé, qui m’ont empêché de penser autrement de lui. Et ce n’est certainement, pas sur cette base sentimentale que je ferai des reproches à mes anciens amis. C’est vrai qu’au moment où Picabia m’a visité en Suisse[5] j’ai écrit quelques mots élogieux sur ce qu’il faisait, en raison d’une sympathie réelle, non pour son œuvre, mais pour le personnage qui a su déployer ses charmes et ses moyens habituels de séduction. Il était plus jeune à cette époque. J’ai aimé ses écrits pour leur vulgarité brutale et bête, mais en attendant la seconde partie plus subtile, avec laquelle, dans mon esprit, elle devait contraster. J’ai été déçu et j’ai attendu longtemps. Ce qui sort sort et ne s’arrête pas de sortir de cet étrange mannequin, ressemble à l’esprit journaliste nommé « d’avant-garde » vers 1895, composé d’éléments rationalistes, la haine des curés, l’esprit dreyfusard, j’accuse, Zola, le génie, la Légion d’honneur et la haine de l’institut. Quand j’ai su plus tard que l’américain Robert J. Coady[6] avait déjà fait dans sa revue « The Soil » des phrases et des rapprochements auxquels ressemblaient trop ceux de Picabia, (qu’Arthur Cravan[7] avait déjà écrit dans sa revue « Maintenant » : « Prenez garde à la peinture »[8], que Marcel Duchamp avait fait en 1912 son premier tableau mécanique[9] et que l’édition de luxe entière du livre de Mme de la Hire « F. Picabia[10] » a été achetée par le même F. Picabia, j’ai commencé à être un peu las des gentillesses de ce monsieur. Je prie M. A. Breton de se souvenir du titre « rastaquouère » qu’il voulait donner à une revue, et que portait aussi un numéro du Festival de la Salle Gaveau. Je ne fais appel ni à sa bonne ni à sa mauvaise foi. Si je n’étais que las de Picabia à ce moment, j’ai été bientôt dégoûté par la répétition incessante, de quelques procédés dus en grande partie à ses bons inspirateurs. Je serai content si cette gymnastique lui apporte la gloire qu’il espère.

Quand on a 45 ans de travail derrière soi, il est temps de cesser d’écrire.

Et si l’on veut inonder ses amis et adeptes d’argent et de gentillesses il ne faut pas le faire dans un but de publicité si immédiate, le « public » pour lequel cette bouillabaisse aigrie travaille, connaît trop bien ces moyens.

Les procédés du scandale s’usent comme la peau, les habits et la plume qu’il tient depuis 30 ans entre ses doigts.

Recevez l’expression du plus profond dégoût que j’éprouve pour ceux qui encouragent la décrépitude, la cuisine électorale, le water-closet des littératures humaines, et les grâces séniles qui se donnent en spectacles.

TRISTAN TZARA

Il y aurait beaucoup à dire sur cette demande d’insertion faisant référence à l’une des nombreuses querelles émaillant l’existence de Dada à Paris. Bornons-nous à en éclairer le contexte. Tzara fait allusion à l’article de Francis Picabia, « Condoléances », paru dans le n° 6, n.s., de Littérature.

Voici l’extrait qui blessa Tzara :

… « M. Tristan Tzara est un homme prévoyant ; il préfère “les fausses gloires aux vraies !”

Mon cher Tzara, je crains bien que vous ne bénéficiiez jamais de l’une ni de l’autre ; parce que quelques hommes se sont amusés avec vous, ce n’est pas une raison pour vous croire un personnage qui attire les yeux du monde entier. Vous êtes un bon petit truqueur, pas maladroit. Vous avez été une distraction semblable à celles que l’on trouve dans tous les théâtres et music-halls durant les entra’ctes, et c’est tout.

Il est certain que vous avez encore moins vendu d’exemplaires de vos œuvres que Rimbaud ou Lautréamont, de là il n’y a qu’un pas à faire pour arriver à suggestionner nos semblables en leur disant que le petit Tzara est le plus grand de tous parce qu’il ne ressemble ni à Napoléon, ni à Wagner !

Ce n’est pas mal imaginé pour plaire aux imbéciles ! … » [Littérature, n.s. n° 6, 1er novembre 1922, p. 9.

Omission d’autant plus regrettable que ce document met en relation les trois acteurs principaux de cette phase dadaïste, donnant le ton de leurs écrits tournés sur eux-mêmes.

2e correction, un passage omis dans la lettre AB à TZR 12 juin 1919

Le gâtisme volontaire : l’édition Gallimard comporte une lacune, survenue lors de la correction des épreuves tierces. Je la corrige ici par un soulignement :

« La lutte est trop inégale, je vois plusieurs manières de succomber : 1° la mort (Lautréamont, Jacques Vaché) ; 2° le gâtisme involontaire : il arrive qu’on se prend au sérieux (Barrès, Gide, Picasso) ; 3° le gâtisme volontaire : réussite dans l’épicerie (Rimbaud), et les intoxications (Jarry, etc.). Mais vous, mon cher ami, comment sortirez-vous ? Répondez-moi, de grâce, voyez-vous une autre fenêtre ? (C’est aussi pour moi que j’interroge.) » p. 54-55.

Cette faute est exactement ce que l’on nomme en typographie un bourdon. Le typographe est allé du même au même, d’une parenthèse à l’autre, en sautant la troisième éventualité. Georges Sebbag attira mon attention sur cette erreur de lecture en précisant qu’il s’en était rendu compte pour avoir cité ce fragment dans un essai : Le Gâtisme volontaire, Sens et Tonka éd.2000, p. 42-43. Dont acte.

Comme Jean-Pierre Lassalle quelques jours auparavant, il me faisait observer que les surréalistes de la dernière période ne se réunissaient pas à La Fontaine de Vénus (p. 30), mais à La Promenade de Vénus. Lapsus d’autant plus regrettable que j’ai moi-même rédigé la notice sur ce lieu de rassemblement des surréalistes dans le Guide du Paris surréaliste (Éd. du Patrimoine, 2012, p. 182).

Tout cela est bien regrettable. Mais cet errata ne saurait prouver que, si je souffre de problèmes de vision, ma compréhension des textes en est fortement compromise. C’est pourquoi je tiens à préciser, à l’intention d’un critique aveuglé par sa détestation, que la phrase suivante : « Ce que je pense de vous, à part cela, vous le savez bien : beaucoup de mal. » (p. 108), est bien de la main de Tzara s’adressant à Breton, le 4 décembre 1922. L’éditeur a pris le soin de répéter, en tête de chaque pièce, le nom de l’auteur et celui du destinataire.


[1] Voir : Henri Béhar, Tristan Tzara. Paris, Oxus (« Les Étrangers de Paris, Les Roumains de Paris »), 2005. 257 p.

[2] Voir : Georges Baal et Henri Béhar, « La correspondance entre les activistes hongrois et Tzara 1920-1932 », Cahiers d’études hongroises, 1990, n° 2, p. 111-133.

[3]. Cette lettre dactylographiée surchargée de corrections manuscrites est adressée au directeur de la revue Littérature, dont la nouvelle série était dirigée par le seul André Breton depuis mars 1922. Disons d’emblée qu’il n’a pas déféré à la demande de Tzara.

[4] « Il y a un homme à qui peut-être quelque chose d’étrange est arrivé : Richard Huelsenbeck, deux récits singuliers écrits, disparaît sans laisser d’adresse. Sa place reste vide et ses amis continuent à chanter de petits refrains mélancoliques. » Dernier été, id., ibid. p. 22.

[5]. Picabia qui soignait une profonde dépression à Bex (Suisse) s’est rendu à Zurich durant trois semaines jusqu’au 8 février 1919 pour y rencontrer Tzara quasi quotidiennement.

[6]. Robert J. Coady New York, 1881 – ???], propriétaire d’une galerie sur Washington Square, fonda et anima la revue The Soil.

[7]. Arthur Cravan [Lausanne, 22 mai 1887 — disparu dans le Golfe du Mexique en 1918] il publia et rédigea seul les 5 numéros de la revue Maintenant [avril 1912 — mars 1915]

[8]. Picabia, Francis, Prenez garde à la peinture, 1916.

[9]. Nu descendant un escalier [1912]

[10]. Marie de la Hire, Francis Picabia, Paris, Galerie La Cible-Povolosky, 1920, 1100 ex.

Otto Gross : la psychanalyse, la révolution et le dadaïsme allemand

Otto Gross : la psychanalyse, la révolution et le dadaïsme allemand

Catherine Dufour

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La vie d’Otto Gross, entachée d’un parfum de scandale, lui a valu une grande fortune littéraire[1], dont témoigne encore en 2018 le roman de Marie-Laure de Cazotte, Mon nom est Otto Gross[2], quelques années après le film de Cronenberg, A Dangerous Method (2011).

Plus sérieusement, c’est en tant que « figure centrale de la modernité » que Jacques Le Rider a analysé son parcours, dans un chapitre de Modernité viennoise et crises de l’identité[3], et préfacé ses textes sous le titre Psychanalyse et Révolution (2011)[4].

Après un survol de la jeunesse de Gross et de sa dissidence psychanalytique, j’envisagerai son influence sur Raoul Hausmann, entre 1915 et 1918, et son évolution à l’heure de la révolution allemande. Ce faisant je montrerai que ses textes préfigurent les idées du freudo-marxisme et des mouvements de jeunesse des années 60-70.

Jeunesse, formation, dissidence psychanalytique

Bohême et immoralisme sexuel

Né dans une famille autrichienne très bourgeoise en 1877, Gross obtient son Doctorat de médecine à 22 ans, et s’embarque vers l’Amérique du Sud, où il commence à s’adonner aux drogues. À son retour il s’oriente vers la neurologie, la psychiatrie et la psychanalyse.

Installé à Munich à partir de 1906, il exerce dans une clinique psychiatrique jusqu’en 1913. Il fréquente la bohême intellectuelle – écrivains expressionnistes, anarchistes et philosophes imprégnés de nietzschéisme – et séjourne fréquemment dans la communauté alternative du Monte Verità[5], près d’Ascona. Sur fond de psychanalyse subversive et d’utopie féministe inspirée par les mythologies du matriarcat, il pratique une polygamie provocatrice et est mêlé à divers scandales. Il est connu des services de polices et souvent recherché, comme en 1911 dans le canton de Zurich, jusqu’à l’intervention de son père.

Hans Gross et Otto Gross, Père et Fils

Ce père, parlons-en, était un très célèbre juriste criminologue de la Monarchie des Habsbourg, personnalité rigide, pourfendeur d’immoralité, auteur en 1905 d’un ouvrage intitulé Dégénérescence et déportation (1905), qui préconisait la déportation des « dégénérés » (homosexuels, vagabonds, anarchistes, Gitans) dans de lointaines colonies. Après avoir longtemps protégé un fils dont il attendait beaucoup, mais qui avait passé les bornes de la déviance, il le fait arrêter en novembre 1913 à Berlin, interner en Autriche, et placer sous tutelle. Mais dès décembre 1913, à l’initiative de l’écrivain Franz Jung, s’engage une vaste campagne de défense du fils contre le père[6], impliquant des intellectuels éminents de l’époque, dont Apollinaire et Cendrars – qui prit peut-être le fantasque Otto Gross comme modèle de Moravagine (1926). Gross est transféré dans un asile de Silésie en janvier 1914, et libéré en juillet pour un traitement en sanatorium. Ensuite, tour à tour, il exercera ou sera hospitalisé dans des hôpitaux européens, et séjournera à Vienne, Munich, Prague, Budapest, jusqu’à sa mort à Berlin en 1920.

L’affaire Gross eut un immense retentissement et devint un symbole de l’émancipation de la jeunesse contre l’autorité paternelle. Elle mit sous les yeux des expressionnistes la réalisation concrète d’un de leurs thèmes littéraires de prédilection – le conflit père-fils[7] – qui était aussi une question fondatrice de la psychanalyse (complexe d’Œdipe, Totem et Tabou, 1913, etc.). Jacques Le Rider et Elisabeth Roudinesco ont relevé des analogies culturelles entre la paranoïa du Président Schreber[8], le célèbre cas de Freud, et la rébellion de Gross, résultant toutes deux d’une éducation paternelle répressive, par crainte des pulsions sexuelles. Au chapitre des fils dominés, on peut signaler que Gross fut en contact à Prague avec Franz Kafka, qui s’est inspiré de son histoire pour écrire le premier chapitre du Procès, l’arrestation de Joseph K[9].

Dès 1908, Gross avait soulevé plus largement le problème de la répression de la jeunesse par la famille bourgeoise, dans l’article « Violence parentale »[10], qui analysait la névrose d’une de ses jeunes patientes comme conséquence directe de l’oppression familiale, annonçant ainsi une pièce maîtresse de l’idéologie reichienne, développée dans La Révolution sexuelle (1930).

Dissidence psychanalytique

Mais en quoi consistait exactement la psychanalyse de Gross ? Ses premiers écrits (1902-1907) concilient les théories de Freud avec des approches plus organicistes. S’appuyant sur l’idée nietzschéenne de volonté de puissance, Gross croit très tôt en une adaptabilité biologique des affects aux situations de déséquilibre, et en arrive peu à peu à penser que la cause principale des névroses ce ne sont pas les complexes sexuels, en tant que tels, mais les difficultés d’adaptation aux contraintes sociales[11]. C’est ce point qui l’oppose à Freud, et
qui anticipe les débats du freudo-marxisme sur la possibilité de la psychanalyse de rendre compte de l’antagonisme individu/société.

Gross occupe une grande place dans les relations entre Freud et Jung, qui le considèrent comme un des esprits les plus brillants de son époque. Mais, dès 1907 Jung exprime dans une lettre à Freud son inquiétude devant « l’immoralisme sexuel » de Gross, jugé par l’intéressé comme un signe de bonne santé psychique, alors que lui-même considère « le refoulement sexuel » comme un « indispensable facteur culturel »[12]. C’est au même motif que Max Weber condamne Gross[13], dont le personnage est mis en scène dans de nombreux romans, de Leonhard Frank, de Franz Werfel, de Max Brod, etc., oscillant entre la fascination pour le libérateur des mœurs et la sévérité pour le psychanalyste pervers – remis en cause violemment dans Le grand Défi de Max Brod (1918).

Admis à la clinique du Burghölzli en 1908 pour une deuxième cure de désintoxication, Gross entreprend une psychanalyse avec Carl Gustav Jung – ce qui est en partie le sujet du film de Cronenberg. Mais le traitement tourne court, car le patient s’enfuit, et Jung diagnostique une « démence précoce ». Démesurément investi dans cette psychanalyse, Jung écrira à Freud avoir été en quelque sorte psychanalysé par cet homme fascinant, dont les idées de libération sexuelle avaient fortement infléchi sa relation avec sa patiente et maîtresse Sabina Spielrein[14].

Berlin 1913-1914 : affirmation de la pensée

Prémisses du freudo-marxisme

Mais cet immoralisme sexuel peut-être envisagé sous un autre angle. Au moment de la mort de Gross, retrouvé sur un trottoir de Berlin en 1920, transi de faim et de maladie, les travaux de la gauche freudienne commencent, et héritent sans doute inconsciemment de la psychanalyse subversive de Gross, alors que lui-même est vite oublié, par absence de « psychanalystes pour s’en réclamer » comme l’écrit Russell Jacoby[15]. Une conférence d’Otto Fenichel de 1920, « Des problèmes sexuels dans les mouvements de jeunesse »[16], reflète bien l’époque dans laquelle Gross a évolué. Jacoby a brossé le tableau de cette jeunesse allemande qui, confrontée entre 1915 et 1920 à la guerre et à la révolution, en révolte contre les pères autoritaires, commençait à réclamer une sexualité libre, dans la continuité de Wedekind et de son Éveil du printemps (1891), consacré à la sexualité juvénile réprimée. Les années 1920 c’est aussi le rapprochement opéré par Reich entre marxisme et psychanalyse (qui donnera Matérialisme dialectique et psychanalyse, 1929) et ses divergences avec Freud, pour avoir remis en question l’origine exclusivement intrapsychique des névroses, suite à ses observations dans le prolétariat de Vienne[17]

Publications et affirmation de la pensée

Un texte de Gross, paru en 1913, année charnière dans sa vie et sa pensée (installation à Berlin, arrestation), « Comment surmonter la crise de la civilisation ? », publié dans la revue expressionniste Die Aktion, préfigure d’entrée de jeu, et de façon éclatante, le programme de la gauche freudienne :

La psychologie de l’inconscient est la philosophie de la révolution, c’est-à-dire qu’elle est appelée à le devenir, en tant que ferment de la révolte au sein du psychisme et libération de l’individualité entravée par son propre inconscient. Elle est appelée à rendre intérieurement apte à la liberté, à servir de préliminaire à la révolution[18].    

Gross, dans cet article, comme dans la plupart de ses textes, se réclame en même temps de Nietzsche et de Freud. Il restera toujours fidèle aux grandes notions freudiennes : conflit psychique inconscient, refoulement, catharsis, abréaction, etc. Mais il se situe en même temps aux antipodes, par l’idée clé de son édifice conceptuel, sans cesse remaniée jusqu’à sa mort : le conflit entre « le propre » et « l’étranger » (« das Eigene » und « das Fremde ») ; le « propre » ce sont toutes les bonnes aspirations innées de l’enfant (l’accent est très rousseauiste !), et « l’étranger » ce sont les forces extérieures répressives[19]. Alors que Freud théorise l’existence de conflits intrapsychiques formés dans l’enfance, dont l’irrésolution mine inconsciemment la vie adulte, c’est tout le contraire chez Gross : les conflits intérieurs ne sont pas la cause de la névrose, mais le RÉSULTAT de l’oppression extérieure, de la famille, de l’éducation, de la morale sexuelle ; et s’il faut les mettre à jour, c’est pour les légitimer et en extraire la puissance révolutionnaire. Le facteur sexuel n’est pas déterminant dans l’origine de ces conflits : la sexualité n’est que le terrain privilégié sur lequel ils s’exercent, selon des configurations multiples, que Gross ne cessera d’approfondir.

Dans ce combat contre les forces répressives, les faibles sont ceux qui s’adaptent ou se soumettent, tandis que les personnalités fortes sont les rebelles, les marginaux, les « déséquilibrés ». Le concept de « volonté de puissance » est ici parfaitement approprié. Et on comprend pourquoi en 1909 dans le dernier chapitre de son ouvrage, Des Infériorités psychopathologiques, qui prenait le contrepied de celui de son père sur la dégénérescence, Gross a pu écrire : « Les dégénérés sont le sel de la terre ! »[20].

La révolution doit donc se faire contre toutes les formes d’autorité, qui briment la sexualité, fondent le patriarcat et asservissent l’individu. Et si aucune des révolutions antérieures n’a réussi, c’est parce que « le révolutionnaire d’hier portait en lui-même l’autorité »[21], car il n’en avait pas pris conscience (par la psychanalyse). Le révolutionnaire d’aujourd’hui doit lutter « contre le viol », « contre le père et contre le droit patriarcal ». Mais aussi contre le mariage, institution de la paysannerie, qui asservit les femmes. Le dernier paragraphe proclame : « La prochaine révolution sera celle du droit matriarcal. »

On comprend bien que de telles théories entraînent une pratique différente de la cure : Jung n’avait-il pas écrit à Freud en 1907 que Gross se débarrassait du transfert en invitant ses patients à vivre leur immoralisme sexuel, et qu’il considérait d’ailleurs le transfert comme un symptôme de monogamie[22] ?

L’article paru dans Die Aktion pose les bases d’une révolution culturelle. Il met l’accent sur l’autoritarisme, et sur son intériorisation par l’individu, question qui devait interpeller la gauche freudienne, notamment Reich dans Psychologie de masse du fascisme (1933). On sait que l’École de Francfort a consacré de nombreuses études à l’autorité de la famille (Fromm, Horkheimer) et à la personnalité autoritaire (Adorno), dont l’influence sera dominante dans des mouvements de jeunesse comme Mai 68.

Dans « Les effets de la collectivité sur l’individu »[23], un article de cette même année 1913, qui désigne explicitement Freud comme le continuateur de Nietzsche sur la question de « l’effet pathogène des affects refoulés », Gross, ancêtre des études de genre, ajoute que le conflit intérieur est déterminé par des représentations sociales, qui aliènent surtout les femmes. Leur hystérie ou leur masochisme sont causés par les représentations dominantes de la culture, en désaccord avec leurs désirs profonds. L’homme quant à lui se débat avec des conflits intérieurs provoqués par des pulsions agressives socialement induites. L’article intitulé « À propos d’une nouvelle éthique »[24] franchit une étape en énonçant la bisexualité fondamentale de l’individu. L’homosexualité peut se vivre avec bonheur quand elle n’est pas pervertie par des ramifications névrotiques du conflit intérieur.   

« La Symbolique de la destruction »[25], paru en 1914, à l’heure où commence la grande œuvre de Destruction européenne, ajoute au corpus freudien les théories d’Alfred Adler, de Wilhelm Stekel et I. Marcinowski sur le rôle des valeurs religieuses et sociales dans le développement de l’individu, et surtout de Sabina Spielrein, qui a émis l’idée novatrice d’une pulsion primaire destructive (La Destruction comme source du devenir, 1912). Gross déduit de ses observations de patients que la relation sexuelle est vécue comme viol par la femme, auquel elle oppose un refus « éthique ». Le conflit du « propre » et de « l’étranger » se greffe fréquemment sur une représentation inconsciente de la sexualité comme destruction, viol, et de la naissance comme blessure. L’individu est souvent aux prises avec un sadomasochisme interne qui conduit à des relations destructrices avec les autres. Corollairement, ces pulsions s’associent à une représentation sociale du masculin comme supériorité (Adler). La domination de la femme a été le plus grand traumatisme de l’histoire de l’humanité, confirmé par les découvertes de l’anthropologie (Caspar Schmidt). Le matriarcat de l’âge d’or permettait aux femmes d’assurer la maternité sans la contrepartie destructrice que le patriarcat avait imposée : la reconnaissance des enfants par des hommes qui, en échange, avaient droit de viol et de propriété sur elles. Dans le matriarcat communiste, la collectivité veillerait à la protection économique de la femme, désormais sexuellement libre, et lui faciliterait le soin sacré des enfants.

Gross avait été influencé, dès Munich, par un ouvrage qui eut un immense retentissement, Le Droit maternel (1861) de Johann Jakob Bachofen – commenté par Engels dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884) – qui prétendait qu’un « matriarcat édénique » avait été renversé dans des temps très anciens par un patriarcat violent

Gross, Hausmann et Dada : 1915-1918

Gross et Hausmann : Influences communes

Il convient de s’arrêter maintenant sur les années 1915-1918, celles de la jonction à Berlin de Gross avec Hausmann et le dadaïsme berlinois, par l’intermédiaire de Franz Jung. Hausmann et Gross, qui ne se sont sans doute jamais rencontrés, évoluaient sur un même terreau intellectuel. À commencer par cet anarchisme qui s’était développé avant la guerre dans les milieux de la bohême, et dont la caractéristique était en Allemagne, du temps d’Hausmann, son orientation individualiste[26]. La rencontre de Gross avec Éric Mühsam en 1905 avait scellé un lien historique entre psychanalyse et anarchisme[27].

Gross et Hausmann ont tous deux privilégié la question de l’individu, du moi, cette obsession de la crise moderne longuement développée par Jacques Le Rider dans son étude sur la modernité viennoise[28]. Parmi leurs philosophes de référence, il y avait Nietzsche et Stirner. Le conflit entre « le propre et l’étranger » (« das Eigene und das Fremde »), théorisé par Gross, évoque irrésistiblement L’Unique et sa propriété (Der Einzige und sein Eigentum, 1844) de l’anarchiste Max Stirner, adepte d’un individualisme radical. Hausmann participera d’ailleurs en 1919 à la revue Der Einzige (L’Unique), d’inspiration stirnérienne. Hubert van den Berg fait remarquer que l’anarchisme individualiste stirnérien a pu être considéré à juste titre comme un modèle majeur pour Dada[29], ce que semble confirmer en 1919 la dernière phrase, en lettres capitales, du « Pamphlet contre le point de vue de Weimar »[30]… paru précisément dans Der Einzige :

DADA EST POUR LA VIE PROPRE DE CHACUN !!!.

Nietzsche était aussi une source essentielle commune, qui a orienté Hausmann vers l’introspection[31], hantise de sa jeunesse en quête de dionysisme, d’irrationalité, de primitivisme, d’émotions, contre la rationalité sociale. Chez Gross, Nietzsche, on l’a vu, prenait la forme d’une croyance en une force vitale souveraine.    

Les origines psychanalytiques de Dada à Berlin

C’est la psychanalyse qui, à Berlin, fait le lien entre Gross et Hausmann. Dans Courrier Dada[32] en 1958, Hausmann reprochait à Georges Hugnet (L’Aventure Dada, 1957) d’avoir envisagé le dadaïsme berlinois comme vecteur de la propagande communiste exclusivement, sans en avoir compris la dimension psychanalytique. Ce point est essentiel : souvent on différencie le dadaïsme berlinois des autres dadaïsmes, de Zurich, Cologne, Hanovre ou Paris, par sa connotation politique liée au contexte particulier des années 1918-1920 en Allemagne. Or, ce qui fait sa grande différence, c’est qu’il y a eu aussi une préoccupation psychanalytique à Berlin, qui à Zurich existait très peu, à quelques exceptions près, comme la mise en scène parodique de la brouille entre Freud et Jung par Sophie Taueber dans Le Roi-Cerf. L’intérêt pour la psychanalyse a été faible dans l’ensemble du mouvement dada, ce qu’a montré Anne-Élisabeth Halpern dans « Jung, Gross et Jung : trois inconscients pour un Dada »[33]. Tzara lui-même n’avait-il pas déclaré dans son Manifeste Dada 1918 que la psychanalyse était une « maladie dangereuse », qui « [endormait) les penchants anti-réels de l’homme et [systématisait) la bourgeoisie »[34] ?.

Hausmann explique dans Courrier Dada que la réception de la psychanalyse de Gross avait été facilitée par un intérêt ancien de la culture allemande pour l’inconscient, chez des écrivains et des théoriciens de la psychologie systématiquement passés en revue. Rien d’étonnant, conclut-il, qu’un cercle se soit formé autour de Franz Jung, de Gross, et d’une psychanalyse qui devançait Freud et Carl Gustav Jung[35]. Mais qui devançait aussi, ajoutait-il, le Dada parisien (le surréalisme), influencé par les romantiques allemands et l’inconscient freudien, ce qui était vrai chez Breton ou dans Grains et issues de Tzara. Il était reconnaissant à Otto Gross d’avoir « dévoilé le conflit du moi et du toi, de l’en-soi propre et de l’autrui ; de l’étrange», tandis que lui-même condamnait « l’attitude “’masculine-protestante”’ » au nom de « la protestation amazonienne de la femme contre le héros ou complexe de Clytemnestre »[36] ; autrement dit, il condamnait le masculin au profit du matriarcat.

Rôle joué par Die Freie Strasse (La Route libre)

Les idées de Gross ont été diffusées dans une petite revue, Die Freie Strasse (1915-1918), expressionniste à l’origine, mais devenue dadaïste, conçue par Franz Jung, activiste révolutionnaire qui en appelait dans les premiers numéros à la « destruction de la société par tout moyen approprié »[37]. Cette revue eut 10 numéros de 1915 à 1918, qui prétendaient, en s’appuyant sur la « nouvelle psychologie destructive », « inaugurer une nouvelle technique de vie et de bonheur »[38] :

Les textes de notre revue étaient écrits dans le but de libérer nos propres énergies inconscientes, de puiser à leur source, et d’encourager des inconnus dans le public[39].

L’étroite imbrication de la gauche radicale, de la psychanalyse de Gross et de la naissance de Dada – George Grosz, John Heartfield et Richard Huelsenbeck se joignent à la revue en 1917 – y est flagrante : les théories de Gross (représentées notamment par la publication du texte « Vom Konflit des Eigenem und Fremden »[40] dans le n° 4 de 1916) ou de Franz Jung (« De la nécessité de la contradiction » dans le n° 6 de 1917) sont développées à longueur d’articles. Les gravures de Georg Schrimpf, des personnages féminins tout en douceur, incarneraient, d’après Patrick Lhot, le bonheur du matriarcat, une aspiration essentielle de la revue[41]. Quant au n° 7/8, Club Dada, dirigé par Huelsenbeck, il est entièrement consacré à Dada, et, à partir de ce moment, la revue devient un organe programmatique, remarquable par sa mise en page et sa typographie. Mais dans le n° 9 de 1918 (« Contre le propriété ») figure encore un article de Hausmann imprégné de l’esprit initial de la Freie Strasse : son titre, « Menschen leben erleben » (« Les hommes vivent voient »), contient la notion clé (« erleben » : expérimenter) d’une revue en quête d’authenticité existentielle et de conformité avec les désirs profonds de l’individu. Hausmann aurait même fait de cette notion, si l’on en croit Hubert van den Berg, « la quintessence de Dada »[42].

La psychanalyse de Gross avait donc été mise sciemment au service du travail de sape de Dada. Huelsenbeck, rentré de Zurich où il avait cofondé le cabaret Voltaire, avait eu l’idée géniale de coller le mot Dada sur une activité « protodada » (le terme est d’Hausmann[43]) spécifiquement berlinoise[44]. Die Frei Strasse avait propagé un état d’esprit qui rendait « [ apte ] à comprendre instantanément l’importance du Mouvement Dada de Zurich »[45].

Les performances subversives menées par Hausmann et Johannes Baader engageaient les idées de Gross « sur un plan plus étendu, en inquiétant le militarisme allemand », par une expérience de soi, au cœur du réel politique :

 Nous nous efforcions de mettre nos convictions en pratique, dédaignant toute théorie vaniteuse, payant toujours nos découvertes par l’enjeu de notre personne intégrale. Nous nous laissions aller à des débordements mentaux dans une ambiance d’aventure recherchée.

Cette déclaration n’a-t-elle pas un goût de situationnisme avant la lettre ? Des affinités particulières devaient se nouer plus tard entre Guy Debord et Raoul Hausmann[46]

Transposition de la psychanalyse de Gross dans le domaine esthétique et performatif

Si l’on en croit P. Lhot, la théorie du conflit psychique selon Gross se serait transposée dans le domaine esthétique, en croisant une autre notion, « l’indifférence créatrice » du philosophe Salomo Friedländer[47], « point d’indifférence absolue »[48] et d’énergie extrême qui, annulant les polarités contraires, était un levier pour la création. On pense bien sûr à Tzara et à son Manifeste Dada 1918 (« entrelacement des contraires et de toutes les contradictions ») ou à sa « Conférence sur dada » en 1922, qui définit Dada comme « indifférence » quasi taoïste (allusion au Tchouang Tseu)[49]. Le concept d’« indifférence créatrice », très nietzschéen, est merveilleusement bien résumé par Hausmann dans plusieurs textes de l’après Dada, à une époque où il cite de façon récurrente Gross et Friedländer :

 [DADA] désigne la Concrétisation de l’Essence Oppositoire des Phénomènes. […]  

Personne n’était jamais Dada autre que par un renversement volontaire de tout son Être, qui n’en était pas UN, mais par d’innombrables facettes du RIEN-NÉANT.

[DADA sortait] de toutes les attitudes possibles de l’imagerie de l’Indifférence créatrice. […]

Dada est l’antagoniste du Moi-Propre[50].

Les polarités opposées, tangibles dans le domaine phonétique et plastique, étaient mises en œuvre dans les fameuses soirées dada par une projection de l’inconscient vers l’extérieur[51], pour lui donner forme et s’en libérer, ce qui est attesté par plusieurs articles de la Frei Strasse. Chez Hausmann ce conflit de soi à soi, dédoublé par le conflit avec le public, dans une extrême tension parfois, était vital et contribuait à « l’invention d’espaces et de situations construits »[52]. Comment ne pas penser encore aux situationnistes?

Quand Carl Einstein vient concurrencer l’apport de Gross et de F. Jung

On pourrait conclure ce chapitre berlinois par une nuance que suggère un chapitre récent de Maria Stavrinaki[53], quant à l’influence de Gross sur Hausmann : celle-ci prétend qu’à partir de 1917, Hausmann, influencé par la sensibilité anthropologique de Carl Einstein, se serait éloigné de celle, psychologique, de Gross et Jung, et de la problématique du « propre » et de « l’étranger », par trop expressionniste, car fondée sur un rapport d’extériorité du sujet avec le monde. Avec l’émergence de Dada c’était un autre rapport du sujet et de la réalité qui s’imposait, incarné par les montages dadaïstes, qui tentaient, en une sorte d’anthropophagie totémique, de s’incorporer le monde ennemi, la machine, pour en exorciser les maléfices. Le monde extérieur n’était plus l’étranger dont il fallait se débarrasser pour que le moi survive. Dans Cinéma Synthétique de la peinture (1918), Hausmann a cette belle formule : « l’homme est simultané : monstre de son propre et de son étranger »[54]. Parallèlement se seraient estompées l’indifférence créatrice de Salomo Friedländer et l’idée d’un centre créateur, Hausmann assumant désormais l’hétérogénéité absolue des choses. À discuter…

Hausmann et Gross : les années 1919-1920, évolution politique et synthèse des grandes idées

En 1919-20, Gross et Hausmann se radicalisent politiquement au contact de l’ambiance révolutionnaire. Tous deux publient en particulier dans la revue Die Erde (La Terre). Hausmann délaisse peu à peu l’anarchisme individualiste de Stirner, y compris dans Der Einzige, en faveur de l’anarchisme communiste et d’un dépassement, sur le nouveau modèle de Gross, du petit moi vers le collectivisme[55].

Gross : les publications de 1919-1920

Du côté de Gross, les intentions sont claires, comme on peut le constater dans l’annonce placée en exergue d’un de ses articles, « La formation intellectuelle du révolutionnaire »[56] (1919) :

L’auteur de cet article envisagerait d’organiser à l’École communautaire supérieure de la culture prolétarienne des cours de « psychologie de la révolution », avec une introduction à la psychologie de l’inconscient (psychologie psychanalytique).

L’articulation psychanalyse/politique est donc toujours au cœur du propos, comme le prouvent plusieurs développements sur la pédagogie révolutionnaire, inconcevable sans l’écoute du conflit intérieur, et cela malgré l’intérêt pour les nouvelles approches liées aux conceptions russes de la technique et du travail, comme on peut le constater dans « Travaux préliminaires : de l’enseignement » (1920)[57]. L’article « Révolte et morale dans l’inconscient » (1920)[58] rappelle que l’accès à l’inconscient et la reconnaissance de l’instinct d’« entraide mutuelle » mis en évidence par Kropotkine, sont les préliminaires indispensables à la révolution, et approfondit la critique du monde paysan comme organisation économique justifiant le patriarcat et l’oppression de la femme, alors que la vie urbaine met fin à l’idéologie de la terre, et laisse place à un immoralisme bienfaisant. Nietzsche, Freud, Adler, Stekel, Paul Federn et sa Société sans pères (« Travaux préliminaires : de l’enseignement ») côtoient Lounatcharski (« La formation intellectuelle du révolutionnaire ») ou Fourier (« De la reconstitution de l’homme véridique »[59], un des derniers textes de Gross). Trois essais sur le conflit intérieur[60] publié également en 1920, l’année de la mort de Gross, est une synthèse très achevée de sa pensée, qui développe les configurations sexuelles multiples résultant des interactions du conflit intérieur entre le moi et l’autre avec les pulsions homosexuelles et hétérosexuelles, sadiques et masochistes, et les représentations sociales, sous forme de paires d’opposés entrecroisées. Un chapitre étudie « l’hospitalisme » en temps de guerre, et lui permet de réaffirmer la solitude infantile et le besoin vital de la mère.

Le matriarcat selon Gross et Hausmann

Un autre article de cette période, « La Conception fondamentalement communiste de la symbolique du paradis » en 1919[61], justifie que l’on s’y arrête, car il précise de façon significative les idées de Gross sur le matriarcat : la Genèse biblique y est identifiée au paradis perdu du matriarcat, et le péché originel à l’instauration du patriarcat et à l’apparition de la honte sexuelle. Une note précise que c’est le judaïsme qui a scellé le patriarcat, contaminé l’hellénisme, le christianisme et l’islam, et triomphé du culte féministe et orgiaque d’Astarté, cette figure connue du groupe de la Frei Strasse[62], aux avatars multiples : Salammbô, Salomé, ou encore Artémis d’Éphèse dans un texte de Freud (Grande est la Diane des Éphésiens, 1912) qui, selon Jacques Le Rider[63], témoigne de la crise d’une modernité prise en étau entre le matriarcat et le patriarcat. On pourrait dire aussi : entre le féminisme de Gross et l’antiféminisme pathologique d’Otto Weininger – antithèse absolue de Gross – dont les thèses avaient été développées dans Sexe et Caractère (1903).

Jacques Le Rider souligne à juste titre le fait que Gross, contrairement par exemple à Richard Beer-Hofmann[64], a gommé toute idée phallique et mortifère de la Loi de la Mère, au bénéfice d’une Astarté de style préraphaélite. Je renvoie à ses magistrales analyses sur Le Château de Kafka, œuvre qui entrecroise métaphoriquement le féminisme matriarcal d’Otto Gross et l’antiféminisme d’Otto Weininger[65].

Sous la plume d’Hausmann, Astarté, on l’a vu, ce sont les « amazones » et « Clytemnestre ». Ses articles de 1919 dans Die Erde plaident tous la cause du matriarcat – étape indispensable de la Révolution – et de la libération sexuelle. À titre d’exemples : « La notion de possession dans la famille et le droit à son propre corps », en 1919, fait apparaître le politique et les questions de genre comme consubstantielles, tandis que « Pour la suppression du type féminin bourgeois », la même année, prend parti pour Otto Gross contre Otto Weininger, dont Hausmann récuse la dichotomie mère/prostituée[66]

Comme l’a montré Cécile Bargues, ces théories, influencées par Gross, hanteront Hausmann bien longtemps après Dada. Ibiza sera à ses yeux « la terre d’Astarté »[67], dont il découvrira un des sanctuaires. Dans les années 50, il taxe la théorie œdipienne de « complexe policier » et s’en prend aux institutions officielles de la psychanalyse comme émanations de la puissance patriarcale[68]

Conclusion

L’importance première de Gross est d’avoir opéré le lien entre la psychanalyse, les expressionnistes, les anarchistes, les dadaïstes, c’est-à-dire trois courants essentiels du début du 20ème siècle.

Sa psychanalyse dissidente a nourri le dadaïsme berlinois, en compagnie de Franz Jung et Raoul Hausmann, préparés comme lui à cette approche par leur fréquentation des pensées de la révolte issues des courants individualistes, de l’anarchisme, de Nietzsche, des hypothèses d’anthropologues sensibles à un féminisme en gestation.

L’articulation psychopolitique qui découlait de cette psychanalyse dissidente a préfiguré la gauche freudienne, en contradiction avec un Freud devenu pessimiste sur la question du changement social, une fois oubliés les élans démocratiques du discours de Budapest en 1918[69]. Pour Gross au contraire, la psychanalyse était au service de la révolution. Mais sa révolution, plus culturelle que strictement politique n’était pas celle d’un parti. Quand Gross parle de communisme, il s’agit d’une utopie. La question de l’articulation entre le désir et la lutte des classes ne se pose pas directement chez lui, contrairement à Reich par exemple. Sa révolution vise d’abord une sexualité libre et un autre mode de relation à l’autre, qui permettent d’en finir avec la solitude et le sadomasochisme, et libèrent la femme dans une société qui ne monnaierait plus le service maternel contre le viol patriarcal.

Reich, dans L’irruption de la morale sexuelle (1932) écrit que « le matriarcat se signale par une grande liberté sexuelle et la démocratie du travail »[70]. Toutes les idées freudiennes concernant la horde primitive y sont combattues[71]. Erich Fromm pour sa part célèbre le matriarcat « comme fondement du principe de liberté et d’égalité universelle, de la paix et de l’amour entre les hommes »[72]. Le chapitre « Passages des religions patriarcales aux religions matriarcales » de son Art d’aimer (1956) se réfère aux idées de Bachofen[73].

Mais plus personne aujourd’hui ne crédite historiquement les idées du Droit maternel, dont seul Michel Onfray, dans ses Freudiens hérétiques (2013), essai consacré en partie à Gross[74], omet de souligner la dimension fantasmatique[75].

Ce mythe du matriarcat, dont ont profité aussi bien le dadaïsme berlinois que le nazisme, et dont s’inspirent encore aujourd’hui certains mouvements féministes en Allemagne[76], a été définitivement remis en question, entre autres par l’anthropologue Christophe Darmangeat en 2012, dans Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était. Aux origines de l’oppression des femmes[77]. Ce qui n’empêche pas Emmanuel Todd, dans L’Origine des systèmes familiaux (2011), de qualifier la croyance au matriarcat d’« une des plus belles erreurs des sciences humaines »… qui a bien servi la cause féministe ![78].

Gross enfin est entré en contradiction avec l’idée de sublimation énoncée par Freud dès 1908 dans « La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse de notre temps »[79], bien avant Le Malaise dans la culture (1929). La question du rapport entre « principe de plaisir » et « principe de réalité », et celle de la sublimation par la culture, ont été au cœur de la gauche freudienne, jusqu’en Mai 68 ou à L’anti-Œdipe (1972), pour qui la production sociale, dans certaines conditions, coïncidait avec la production désirante. Fénichel, comme Freud, s’est éloigné d’un rousseauisme qui sous-estimait la nature complexe du désir ; la psychanalyse « culturaliste » de Fromm pensait un psychisme capable de pactiser avec une autorité rationnelle ; mais la plus subtile synthèse est sans doute celle de Marcuse (Éros et civilisation, 1955) qui, tout en reconnaissant la nécessité civilisatrice malgré sa dimension répressive, a imaginé un principe de plaisir (Éros) capable de subvertir le principe de réalité, c’est-à-dire l’ordre mortifère (Thanatos).

On peut reprocher à Gross, comme le fait Jacques Le Rider[80], qui souligne sa vocation à l’autodestruction, que son désir de révolution n’ait pu dépasser les expériences transgressives de Munich, Ascona ou Berlin, insuffisantes pour assurer une légitimité révolutionnaire, et qu’il se soit contenté d’un rêve de paradis primitif, sans suggestion concrète pour surmonter le clivage entre réalité et utopie.

Oui les idées de Gross sont des rêves, parfois chaotiques, plus que des propositions rationnelles.

Au moins ont-elles permis, à Berlin, de nourrir ce bébé assoiffé d’Être… qui s’appelait Dada !


[1] Jacques Le Rider dresse la liste des œuvres littéraires du XXe siècle qui, de façon plus ou moins cryptée, ont pris pour thème la vie et les idées de ce personnage hors du commun, in Otto Gross, Psychanalyse et Révolution (cf. note 4), p.74-80.

[2] Marie-Laure de Cazotte, Mon nom est Otto Gross, Albin Michel, 2018, 352 p.

[3] Jacques Le Rider, « Loi de la mère/Loi du père. Autour d’Otto Gross », Modernité viennoise et crises de l’identité, PUF, 1re édition, 1990, p. 152-176, 2ème édition revue et augmentée, PUF, 1994, réédition en poche Quadrige, 2000.   

[4] Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, Éditions du Sandre, 2011, préface de Jacques Le Rider, traduit de l’allemand par Jeanne Étoré, 226 p. Cet ouvrage est une réédition augmentée, par le même auteur, de : Otto Gross, Révolution sur le divan, Éditions Solin, 1988, 150 p.

[5] La colline de Monte Verità a été le berceau de diverses communautés utopiques réunissant intellectuels et artistes notoires du début du 20e siècle, communistes et anarchistes en rupture de ban ou fugitifs, jeunes bourgeois révoltés, immoralistes sexuels, théosophes, naturistes, végétariens, adeptes des cultes orientaux ou des chorégraphies révolutionnaires comme celle du Hongrois Rudolf Lábán, dadaïstes, dont Hugo Ball fondateur du Cabaret Voltaire à Zurich, etc.

[6] Le détail de ces événements a été relaté par Jacques Le Rider, in Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 56-62, et rapporté avec éclat dans les mémoires de F. Jung, Le Chemin vers le bas. Considérations d’un révolutionnaire allemand sur une grande époque (1900-1950), Agone, 2007 ; cet ouvrage est la réédition du Scarabée-torpille : considérations sur une grande époque, Ludd, 1993.

 

[7] Voir à ce sujet les commentaires de Lionel Richard, D’une apocalypse à l’autre, Somogy – Éditions d’art, 1998, p. 35-36.

[8] Cf. Jacques Le Rider, « ’Histoires de familles : les Gross et les Schreber »’, in Modernité viennoise et crises de l’identité, op. cit., p. 165-167 ; et Elisabeth Roudinesco, « Disciples et dissidents », Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre, p.184-185.

[9] Pour des détails sur les relations entre Gross et Kafka, cf. Jacques Le Rider, Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 78-80.

[10] Otto Gross, « Violence parentale », Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 89-93 ; première publication dans la revue Die Zukunft, Berlin, vol. 65, 1908.

[11] Tous ces aspects sont développés dans la préface de Jacques Le Rider, in Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 18-20.

[12] Lettre de Jung à Freud, du 25 septembre 1907, citée par Jacques Le Rider, Ibid., p. 23.

[13] Voir les extraits commentés par Jacques Le Rider d’une lettre de Max Weber à Else Jaffé du 13 septembre 1907, accablante pour Otto Gross, in Psychanalyse et Révolution, op. cit. p. 83-86.

[14] Lettres de Jung à Freud du 19 juin 1908 et du 4 juin 1909, citées par Jacques Le Rider, Ibid., p. 39 et 41-42.

[15] Russel Jacoby, « L’éveil du printemps : les analystes en rebelles », p. 58, in Otto Fenichel : destins de la gauche freudienne, trad. P.-E. Dauzat, Paris, PUF, 1986, p. 49-75 ; sur Otto Gross, p. 52 et sq.

[16] Fenichel prononce cette conférence pour obtenir son admission à la Société psychanalytique de Vienne en 1920.

[17] Voir Jean-Michel Palmier, « ’L’étiologie des névroses et la misère »’, in Wilhelm Reich. Essai sur la naissance du Freudo-marxisme, Poche 10/18, 1969, p.56-64.

[18] Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 95-104 ; Die Aktion, vol 3, 2 avril 1913.

[19] Cf. Patrick Lhot, « Otto Gross (1877-1920) et la théorie du “’Conflit du Propre et de l’Étranger”’ », L’indifférence créatrice de Raoul Hausmann. Aux sources du dadaïsme, Presses Universitaires de Provence, 2013, p. 79-94.

[20] Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 175-181 ; l’ouvrage avait paru à Vienne et Leipzig, Éditions Braumüller, 1909.

[21] Cette citation et les suivantes sont issues de « Comment surmonter la crise culturelle ? », art. cit.

[22] Lettre de Jung à Freud, du 25 septembre 1907, cf. note 12.

[23] Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 99-104 ; Die Aktion, vol. 3, 22 novembre 1913.

[24] Ibid., 107-109 ; Die Aktion, vol.3, 6 décembre 1913.

[25] Ibid., p. 115-128 ; revue Zentralblatt für Psychoanalyse und Psychotherapie, vol. 4, Wiesbaden, 1914.

[26] Pour une étude détaillée de l’évolution idéologique de Raoul Hausmann, cf. Hubert van den Berg et Lidia Głuchowska, « Raoul Hausmann, un anarchiste ? Quelques réflexions sur les opinions politiques d’Hausmann pendant la République de Weimar », in Raoul Hausmann et les avant-gardes – Timothy Benson, Hanne Bergius, Ina Blom (ÉDS.), Les presses du réel, 2014, p. 69-112.

[27] Cf. Guillaume Paoli, « Landauer, Gross, Mühsam : histoires de famille », À contretemps, n° 48, mai 2014.

[28] Jacques Le Rider, « Individualisme, solitude, identité en crise », Modernité viennoise et crises de l’identité, op. cit., p. 39-56.

[29] Hubert van den Berg et Lidia Głuchowska, « Raoul Hausmann, un anarchiste ? Quelques réflexions sur les opinions politiques d’Hausmann pendant la République de Weimar », art. cit., p. 77.

[30] Publié dans Raoul Hausmann, Courrier Dada (1958), Éditions Allia, 2004, Nouvelle édition augmentée, établie et annotée par Marc Dachy, 2004, p. 33-35 ; Der Einzige, Berlin, n° 14, 20 avril 2019.

[31] Pour un tour d’horizon des influences essentielles de Raoul Hausmann jeune, cf. Eva Züchner, « Aux sources de la révolte », in cat. Raoul Hausmann 1886-1991, sous la direction de Bernard Ceysson, Musée d’Art Moderne de Saint-Étienne, 1994.

[32] Raoul Hausmann, Courrier Dada, Éditions Allia, 2004, préfacé par Marc Dachy.

[33] Cf. Hypnos, Esthétique, littérature et inconscients en Europe (1900-1968), Éditions L’improviste, 2009, p. 213-225 ; voir aussi l’article d’Henri Béhar, « Dada est un microbe vierge, la psychanalyse une maladie dangereuse », p. 191-212.

[34] Tristan Tzara, Manifeste Dada 1918, Œuvres complètes 1, Édition établie par H. Béhar, Paris, Flammarion, 1975, p. 364.

[35] Raoul Hausmann, Courrier Dada, op. cit., p. 55-56.

[36] Ibid., p. 31.

[37] Voir l’intéressant témoignage de Franz Jung sur la Frei Strasse dans une lettre de 1960 publiée par Georges Hugnet, Dictionnaire du Dadaïsme, Éditions Jean-Claude Simoën, 1976, p. 157-160.

[38] Raoul Hausmann, Courrier Dada, op. cit., p. 31.

[39] Ibid., p. 27.

[40] Texte publié en ligne : https://anarchistischebibliothek.org/…/otto-gross-vom-konflikt-des – …

[41] Patrick Lhot, au fil d’une étude détaillée de la revue Die Frei Strasse, de ses numéros et de ses articles, décrit ces gravures sur bois dans le chapitre « Raoul Hausmann et Franz Jung : le cercle de la Freie Strasse », L’indifférence créatrice de Raoul Hausmann. Aux sources du dadaïsme, op. cit., p. 105.

[42] Voir les analyses de Hubert van den Berg, « Raoul Hausmann, un anarchiste ? », art. cit., p. 81.

[43] Raoul Hausmann, Courrier Dada, op. cit., p. 26.

[44] Cf. Patrick Lhot, « L’anti-expressionnisme de Dada-Berlin. Le rôle de Richard Huelsenbeck », L’indifférence créatrice de Raoul Hausmann. Aux sources du dadaïsme, op. cit., p. 114-138.

[45] Raoul Hausmann, « Club Dada Berlin 1918-1921 », 1966, Courrier Dada, op. cit., p. 164.

[46] Voir la correspondance Guy Debord/Raoul Hausmann, in Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 – décembre 1964, Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001.

[47] Salomo Friedländer, Schöpferische Indifferenz, Munich, Éditions Müller, 1918 (1re édition). Sur l’influence de ce philosophe, voir Patrick Lhot, L’Indifférence créatrice de Raoul Hausmann. Aux sources du dadaïsme, op. cit., p. 77-78, et Patrick Lhot, « De l’expression à la performance », in Raoul Hausmann Dadasophe – De Berlin à Limoges, sous la direction d’Annabelle Ténèze, Musée départemental d’Art contemporain de Rochechouart, Dilecta, 2017, p. 37-41 ; voir aussi, sur Hausmann et Friedländer, Hubert van den Berg, « Raoul Hausmann, un anarchiste » ?, art. cit., p. 79-80.

[48] Cf. Laurent Margentin, « Dada ou la boussole folle de l’anarchisme », Lignes, 2005/1 (n° 16), p. 148-159 : https://www.cairn.info/revue-lignes-2005-1-page-148.htm, p. 10.

[49] Tristan Tzara, Manifeste Dada 1918, in Œuvres complètes 1, op. cit., p. 367, et Conférence sur Dada, ibid., p. 420 et 422.

[50] « Voilà Dada sorti de l’ombre », Courrier Dada, op. cit., p. 161-162 ; revue Phantomas, n° 68-72, Bruxelles, juillet 1967.

[51] Cf. Patrick Lhot, L’Indifférence créatrice de Raoul Hausmann. Aux sources du dadaïsme, op. cit., p. 112 notamment.

[52] Patrick Lhot, Ibid., p. 113.

[53] Maria Stavrinaki, « Dada inhumain : le sujet et son milieu », Le sujet et son milieu : huit essais sur les avant-gardes allemandes, Genève, Mamco, 2018, p. 185-230.

[54] Raoul Hausmann, « Cinéma synthétique de la peinture » (1918), cité par Maria Stavrinaki, in « Dada inhumain : le sujet et son milieu », art. cit., p. 203.

[55] Voir les développements de Hubert van den Berg, « Raoul Hausmann, un anarchiste ? », art. cit., p. 90-91.

[56] Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 167-174 ; revue Räte-Zeitung, vol. 1, n° 52 1919.

[57] Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 159-165 ; revue Das Forum, vol 4, 1920, n° 4.

[58] Ibid., p. 153-158 ; Die Erde, vol. 1, 1919, n° 22/23.

[59] Article évoqué par Jacques Le Rider, in Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 61-62.

[60] Ibid., p. 183-226 ; Bonn, Éditions Marcus & Weber, 1920.

[61] Ibid, op. cit., p. 129-143 ; revue Sowjet, vol. 1, juillet 1919, n° 2, Vienne. 

[62] Cf. Cécile Bargues, Raoul Hausmann après Dada, Mardaga, 2015, p. 146.

[63] « Loi de la mère/Loi du père, autour d’Otto Gross », chapitre cit., p. 152-153.

[64] Jacques Le Rider, « ’Le paradis et l’enfer du matriarcat : Gross et Beer-Hofmann »’, Ibid., p. 167-172.

[65] Jacques Le Rider, « ’Kafka, entre Gross et Weininger »’, Ibid., p. 174-176.

[66] Concernant les articles de Hausmann sur la révolution et le matriarcat en 1919, cf. Hubert van den Berg, « Raoul Hausmann, un anarchiste ? », art. cit., p. 88-89 ; et Cécile Bargues, Hausmann après Dada, op. cit., p. 148.

[67] Cécile Bargues, Ibid., p. 146.

[68] Ibid., p. 149, et note 53 p. 231.

[69] Au congrès de Budapest en 1918, Freud prononce un discours qui semblait vouloir rapprocher les préoccupations individuelles des préoccupations sociales, mais il s’éloignera de cette position : cf. S. Freud, « Les voies de la thérapie psychanalytique » (1918), Œuvres complètes, vol. XV, 1916-1920, Paris, PUF, 1996, p. 107.

[70] W. Reich, « L’économie sexuelle dans la société matriarcale », p. 35-71, L’irruption de la morale sexuelle, Éditions Payot & Rivages, 2007 ; synthèse p. 117.

[71] W. Reich, « L’hypothèse du meurtre du premier père formulée par Freud », Ibid., op. cit., p. 173-183.

[72] Cf. Beate Wagner Hasel, « Le matriarcat et la crise de la modernité », Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, vol. 6, n° 1-2, 1991. p. 52 ; www.persee.fr/doc/metis_1105-2201_1991_num_6_1_961

[73] Erich Fromm, L’Art d’aimer, Éditions Desclée de Brouwer, 2007, p. 84-85.

[74] Michel Onfray, « Otto Gross et les plaisirs partagés », Les Freudiens hérétiques. Contre-histoire de la philosophie 8, Paris, Grasset, 2012.

[75] Voir le compte rendu de Jean Guillaume Lanuque, https://dissidences.hypotheses.org/3105, Dissidences : le blog.

[76] Sur les multiples sphères d’influence de Bachofen, voir Cécile Bargues, Raoul Hausmann après Dada, op. cit., p. 147-148.

[77] Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était. Aux origines de l’oppression des femmes, Toulouse, Collectif d’édition Smolny, 2009.

[78] E. Todd est cité par Guillaume Paoli, in « Landauer, Gross, Mühsam : histoires de famille », art. cit.

[79] Freud, « La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1997.

[80] Otto Gross, Psychanalyse et Révolution, op. cit., p. 73-74.

Livraison du Mélusine n°XXXVII-L’or du temps, André Breton, cinquante ans après

Livraison de la revue Mélusine n°XXXVII
L’or du temps – André Breton – cinquante ans après

© André Breton, ancienne collection Elisa Breton

L’or du temps – André Breton – cinquante ans après.
Cinquante ans après quoi ?
Après la célèbre décade de Cerisy, consacrée au surréalisme, sous la
direction de Ferdinand Alquié, suivie à distance par André Breton. Après
son décès, tandis que se manifeste sa présence on ne peut plus actuelle.
Loin de dresser la chronique des manifestations ou la bibliographie
des travaux qui lui ont été consacrés depuis 1966, loin de toute idée de
commémoration ou d’anniversaire, et même si l’on ne peut y échapper
momentanément, les contributions ici recueillies tentent de dégager les
raisons et les moyens de cette notoriété persistante et même croissante,
tant par les idées qu’il a mises en place, la forme et l’esthétique de
son expression, les déplacements théoriques et pratiques auxquels il a
procédé sur la connaissance et l’art de son temps.
Au-delà de cette cartographie d’ensemble, ces études nouvelles
projettent sa devise libertaire sur les cinquante années passées, en
s’appuyant sur ses propres conceptions philosophiques, en prenant
exemple sur un comportement qui cherchait chaque jour à concilier
l’amour, la poésie, la liberté dans un même souffle.


Collborations de : Henri BÉHAR et Françoise PY, Georges SEBBAG, Hans
T. SIEPE, Jean-Michel DEVÉSA, Stamos METZIDAKIS, Violaine WHITE, Patrice
ALLAIN, Daniel BOUGNOUX, Thomas GUILLEMIN, Alessandra MARANGONI,
Alexandre CASTANT, Bruno DUVAL, Misao HARADA, Jean ARROUYE, Pierre
TAMINIAUX, Stéphane MASSONET, Sophie BASTIEN, Elza ADAMOWICZ,
Sébastien ARFOUILLOUX, Jean-François RABAIN, Jean-Claude MARCEAU,
Gabriel SAAD, Masao SUSUKI, Cédric PÉROLINI, Noémie SUISSE, Alain
CHEVRIER, Constance KREBS, Wolfgang ASHOLT.

[Télécharger la table des matières du Mélusine 37]

Numéro disponible sur le site des éditions l’Age d’homme
www. lagedhomme.com

Les Rendez-vous de la Halle Saint-Pierre 2017

Rencontres en surréalisme  2017

          organisées par Françoise Py
à la Halle Saint-Pierre chaque quatrième samedi
de janvier à juin 2017

                                      De 15h30 à 18h sauf le 25 mars (10h30-18h)

          dans le cadre de l’Association Pour la Recherche et l’Étude du Surréalisme (APRES)  Accueil par Martine Lusardy

Les rencontres de l’Association

Journée d’étude sur les langages du surréalisme

Samedi 28 janvier

Victor Brauner, peintre alchimiste.

Projection de deux films de Fabrice Maze sur Victor Brauner : Le Grand illuminateur et La Mythologie herméthique
(2 x 50’, Seven Doc, collection Phares). Table ronde avec le réalisateur et Patrick Lepetit.

Patrick Lepetit est ancien élève de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud. Poète, collagiste et essayiste, il a publié Rituel d’une fascination (2007), Déclaration d’incandescence (2011) et Surréalisme et ésotérisme (2008) aux Éditions Rafael de Surtis ainsi que  Le Surréalisme, parcours souterrain aux éditions Dervy, en 2012 et Inner Traditions en 2014.
Samedi 25 février 

Hommage à  Alain Jouffroy

Carte Blanche à Wanda Mihuleac.  

Performance de Sylvie Crussard  sur un texte d’Alain Jouffroy. Avec la participation du peintre Takesada Matsutani (du groupe Gutaï), de Denis Parmain, comédien, d’Isabelle Maurel, chorégraphe, d’Ioana Tomsa, performeuse, de Philippe Di Betta, saxophoniste.

Nous entendrons des poèmes d’Alain Jouffroy lus par lui, sur une musique du compositeur Horia Surianu.

Table Ronde avec Fusako Jouffroy, Didier Ottinger, Pascal Letellier, Jean-Clarence Lambert, Didier Schulmann

Renaud Ego, Wanda Mihuleac et Françoise Py.

Samedi 25 mars 10h30-18h : Journée d’étude sur les Langages du surréalisme

animée par
Henri Béhar et Françoise Py

10h15-11h15 : Hans Siepe : À la recherche d’un nouveau langage : réflexions et pratiques surréalistes.

11h15-12h15 : Klaus H. Kiefer : Lingua : signe, mythe, grammaire et style dans l’œuvre de Carl Einstein.

12h15-13h15 : Valeria Chiore : André Breton et Bachelard.

Pause
14h30-15h30 : Agnes Horvath : Lajos Vajda, peintre et dessinateur hongrois dans l’entre deux guerres.

15h30-16h30 : Stefania Kenley : Submersions urbaines à vue d’oiseau

 Pause

16h45 -18h : Marcel Eglin et Sylvie Hoppe : violon klezmer  (première partie).

   Marcel Eglin et Françoise Vincent : poésie et chansons (seconde partie).

Journée d’étude organisée avec le concours de l’université Paris 8, Laboratoire Arts des Images et Art Contemporain (AIAC), équipe de recherche Esthétique, Pratique et Histoire des Arts ( EPHA).

Samedi 22 avril (sous réserve)
L’œuvre poétique d’Andrée Barret, lue et présentée par Jean-Louis Jacopin. En présence du poète.

Samedi 6 mai 2017
Le surréalisme et l’Oulipo
journée d’étude dirigée par Henri Béhar et Françoise Py

Matin : 10h30-12h30

Modérateur : Henri Béhar

Alain Chevrier : Les moments préoulipiens de Robert Desnos.

Marcel Bénabou : Dans les marmites du langage : postérité du « langage cuit ».

 Après-midi : 14h-17h45

Modérateur : Françoise Py

Jacques Jouet : Les poèmes forcés de Robert Desnos.

Christophe Reig : dialogue avec Marcel Bénabou

Pause

Enrique Seknadje : À propos de l’Oucipo (Ouvroir de Cinématographie Potentielle).

Table Ronde : Henri Béhar, Jacques Jouet, Alain Chevrier, Françoise Py, Marcel Bénabou, Enrique Seknadje, Maryse Vassevière et Gabriel Saad.

17h45 -19h15 : Projection

Exceptionnellement à l’INHA, salle Vasari, 2 rue Vivienne, Paris. métro Bourse, Pyramide ou Palais Royal.

Avec le concours de l’APRES (Association Pour la Recherche et l’Étude du Surréalisme) et  de l’université Paris 8, Laboratoire Arts des Images et Art Contemporain (AIAC), équipe de recherche Esthétique, Pratique et Histoire des Arts ( EPHA).

Intervenants :
Henri Béhar, professeur émérite à Paris 3, professeur associé à Paris 8, Jacques Jouet, écrivain et plasticien, membre de l’Oulipo depuis 1983, Alain Chevrier, chercheur indépendant, Françoise Py, maître de conférences à Paris 8, Marcel Bénabou, professeur émérite à  Paris 7, membre de l’Oulipo depuis 1969, Christophe Reig, PRAG à l’université de Perpignan, Enrique Seknadje, maître de conférences en cinéma à Paris 8, Maryse Vassevière, maître de conférences émérite à  Paris 3, Gabriel Saad, professeur émérite à Paris 3.

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Samedi 27 mai
de 15 h 30 à 18 h,
auditorium de la Halle Saint-Pierre.
Réservation conseillée :
01 42 58 72 89

Le poète André Verdet (1913-2004), depuis les brèves affinités surréalistes jusqu’aux amples méditations cosmologiques.

Présentation de l’œuvre d’André Verdet par Françoise Py et Charles Gonzales.

 Projection de André Verdet, résistant et poète, film de Denise Brial d’après un scénario de Françoise Armengaud,  Atalante Vidéos, 2014, 45’.

– André Verdet et ses amis peintres : Picasso, Braque, Matisse, Léger, Chagall, par Carole Pinay, historienne d’art,  vice-présidente de l’Association des amis d’André Verdet.

Lectures de poèmes par Charles Gonzales, écrivain, comédien et metteur en scène.

– André Verdet, poète du cosmos et poète de l’Animal-frère, par Françoise Armengaud, philosophe
« verdétologue », vice-présidente de l’Association des amis d’André Verdet.

Présentation du livre de Françoise Armengaud « Guetter suivre vivre ». Mondes d’André Verdet, Éditions du Petit Véhicule, 2017.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Samedi 24 juin : « Le temps sans fil » par Georges Sebbag.

A l’occasion de la parution d’André Breton 1713-1966 / Des siècles boules de neige et de Breton et le cinéma (Nouvelles éditions Jean-Michel Place, 2016), Georges Sebbag apportera un éclairage à ce concept-clé. Le temps sans fil des surréalistes sera confronté aux microdurées d’aujourd’hui.

Halle Saint-Pierre, auditorium, 2 rue Ronsard, métro Anvers. Entrée libre.

Ponts

PONTS

par Jean Arrouye

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Dans Nadja, les photographies ont, selon ce que déclare André Breton dans son « Avant dire », pour fonction « d’éliminer toute description – celle-ci frappée d’inanité dans le Manifeste du surréalisme »[1]. Ce qui revient à recourir à la photographie pour lui faire remplir la fonction à laquelle on la restreint habituellement, celle de représentation du réel. Mais à parcourir le livre et à observer ce que les photographies apportent au texte, on constate que ce n’est pas là leur seule utilité. Elles servent aussi parfois à faire comprendre des choses que l’auteur répugne à avouer directement. Ainsi de la dernière photographie sur laquelle on voit un panneau indicateur portant l’inscription « LES AUBES »  et, en arrière-fond, le pont Saint-Bénézet d’Avignon. Comme on le sait, c’est un pont rompu, des crues du Rhône en ayant emporté définitivement la majeure partie au XVIIe siècle, qui ne mène nulle part, donc. Cette photographie résume le grand changement intervenu dans la vie de Breton : il y a maintenant relativement longtemps que Nadja et lui ont admis que leur aventure ne les mènerait nulle part et qu’il s’est résolu à rompre les ponts. Il songe désormais à refaire sa vie avec une autre femme (prêt à divorcer pour cela, ce dont il n’a jamais été question avec Nadja) qu’il aime passionnément et en compagnie de laquelle il est venu à Avignon. Le panneau, proche, est symbolique de l’espérance de ce nouveau commencement qu’il semble annoncer, le pont, distant, du souvenir qui s’éloigne des émotions éprouvées lors de ses déambulations en compagnie de Nadja.

Cette photographie n’est pas le substitut d’une description, attestant l’existence de ce que le texte mentionne et le faisant connaître avec plus d’efficacité détaillée que celui-ci eût pu le faire, comme c’était le cas pour celles de la façade de l’hôtel des Grands hommes ou du pigeonnier du manoir d’Ango. Elle figure, écrit Breton, le « prolongement » d’un « paysage mental »[2] ; cependant, comme les photographies-descriptions, elle tire sa raison d’être du contexte narratif. Sa relation au texte est en fait dialectique. Celui-ci suscite sa présence et justifie l’interprétation métaphorique que le lecteur est amené à en faire ; elle, en retour, contribue activement à la compréhension par le lecteur de la situation sentimentale du narrateur ; elle en est comme une confirmation symbolique.

Lorsque Nadja reconnaît dans certaines des œuvres d’art possédées par André Breton des figures emblématiques de leur aventure, baptisant « Chimène » un masque de Nouvelle-Bretagne, ce qui laisse supposer l’existence d’un Rodrigue, qui pourrait être le fétiche de l’île de Pâques qui « lui disait : “Je t’aime, je t’aime” », ou déchiffrant dans le tableau de Chirico, L’Angoissant Voyage ou L’Énigme de la Fatalité, où elle retrouve la main de feu qu’elle avait vue « flambe [r] sur l’eau » de la Seine sur les bords de laquelle elle se promenait avec André Breton, une représentation prémonitoire de l’avenir de cette aventure dont apparemment elle souhaite qu’elle prenne une dimension amoureuse[3], les photographies de ces objets remplissent à la fois, comme celles de l’hôtel et du pigeonnier, une fonction documentaire, donnant à voir les œuvres (que, comme toute œuvre d’art, on ne saurait décrire) et, comme celle du bord du Rhône, une fonction narrative, donnant à connaître les espérances et appréhensions de Nadja. Elles tirent leur sens de ce que le texte, c’est-à-dire André Breton, rapporte. Les sujets de toutes ces photographies, panneau et pont, fétiches et tableau, sont donc l’objet d’une imposition de sens qui se justifie d’un caractère particulier de ce qui a été photographié, visible (l’inscription sur le panneau, l’aspect hautain du masque, l’iconographie du tableau) ou connu (l’interruption du pont).

La photographie surréaliste est le plus souvent ainsi la photographie d’un objet rencontré dans l’ordinaire de la vie auquel un sens inattendu, étranger à la nature ou aux usages qu’on lui reconnaît habituellement, est prêté. Ainsi les tickets de métro et d’autobus machinalement pliés puis jetés par leurs utilisateurs que BrassaÏ transforme en Sculptures involontaires, le gros orteil photographié par Jacques-André Boiffard de sorte qu’il paraisse un organe monstrueux, les objets familiers dont Man Ray fait des ectoplasmes que l’on nommera ensuite Rayogrammes, les entrées d’immeubles qui, dans Nadja, prennent l’aspect de porches ténébreux menant à un monde mystérieux, ou le mannequin du Musée Grévin représentant une femme agrafant son bas devenu le parangon de la provocation érotique. Le sens nouveau naît le plus souvent d’une transformation de l’apparence, elle-même obtenue par l’exploitation habile d’une procédure photographique : la macrophotographie et un éclairage contrôlé dans le cas des sculptures involontaires, le choix de l’angle de prise de vue et la restriction de profondeur pour l’orteil, la procédure d’enregistrement par contact pour les rayogrammes, un tirage contrasté, transformant l’ombre en noirceur impénétrable pour les entrées d’immeubles, l’angle de prise de vue et le cadrage pour la reine de l’excitation du désir.

Pour le pont d’Avignon nul besoin de transfiguration photographique pour qu’il s’inscrive dans le répertoire des objets surréalistes. Il échappe à la terne catégorie réaliste des objets qui n’intéressent qu’autant qu’ils remplissent convenablement la fonction pour laquelle ils ont été conçus : un pont est fait pour passer en toute sécurité d’une rive à l’autre d’un fleuve ou d’une faille ; or celui-ci ne mène qu’en plein courant, ne prend son élan que pour le suspendre de façon inattendue, n’invite à l’emprunter que pour mettre en péril celui qui s’y risque. Il fait donc partie de ces objets qui fascinent André Breton parce qu’ils allient des caractères opposés : le masque métallique trouvé au marché aux puces, visiblement de protection sans que l’on puisse comprendre à quoi il servait, le gant de femme en bronze qui conserve l’apparence de la légèreté et de la souplesse, mais se révèle le contraire de ce qu’il paraît dès qu’on le prend en main, le mannequin inerte qui imite à merveille la vie, et tous ces objets trouvés qu’il collectionnait, faits de matériaux ordinaires, mais de formes étranges dont on ne peut imaginer aucun usage sauf celui de « fonder une véritable physique de la poésie », comme il dit en 1936. Tous ces objets possèdent d’emblée le caractère ambivalent (d’un « scarabée d’or », admiré dans la collection Oberthur, André Breton écrit : « ce qui le rend si précieux, ce doit être son ambiguïté »[4]), si ce n’est, le plus souvent, contradictoire, que les photographes surréalistes confèrent par leur art à ceux qui retiennent leur attention[5], certains de façon récurrente : le corps humain que déshumanisent à l’envi André Kertesz ou Jindrich Heisler, le mannequin, sujet fréquent de photographies d’Alvarez Bravo et d’Henri Cartier-Bresson, les laisses de la mer et de la rue que recueillent Brassaî, Aaron Siskind ou Richard Avedon, etc. Comme tous ces objets, le pont d’Avignon est à première vue séduisant (l’invite à l’emprunter, et la promesse de mener ailleurs sont indissociables de la notion de pont), mais ce n’est qu’avec un temps de retard sans doute plus long que pour ceux-ci que, si on n’en est pas déjà informé, l’on découvre son caractère oxymorique, qu’il est sans aboutissement, et donc sans usage. Qui ne partage pas l’inclination des surréalistes pour l’incongru peut en éprouver une désillusion et ressentir le besoin de lui trouver un autre usage. C’est ainsi qu’une célèbre chanson affirme qu’on danse sur le pont, ce qui est faux, car on n’a jamais dansé sur celui-ci, mais sous lui, dans l’île de la Barthelasse, au temps où il la traversait, ce qu’il ne fait plus depuis des siècles. Mais la consolation reste d’autant plus efficace qu’imaginaire, car une activité imaginaire ne saurait, elle, être interrompue. Breton le sait bien qui, voulant exploiter le potentiel symbolique du pont brisé, fait de la légende gratifiante la cause même de sa réalité, décevante pour les uns, fascinante pour d’autres, imaginant que le « vieux pont a fini par céder sous [la] chanson enfantine »[6].

Les ponts sans aboutissement, et sans commencement, non plus, que donnent à voir les photographies de Michel Rajkovic n’ont pas à lutter contre le legs de l’histoire ou celui de la légende pour maintenir manifeste leur étrangeté, car ils ne doivent celle-ci qu’à leur élaboration photographique.

pont_1

Le premier est vu de dessous (illustration 1). Son tablier sombre surgit du milieu du bord supérieur de la photographie et plonge, en un triangle aigu qui se découpe sur un fond gris clair, vers son bord inférieur qu’il atteindrait en son milieu également s’il ne se perdait dans la brume à son approche. Cette disposition fait qu’au premier regard la composition géométrique et contrastée (axe médian noir et surfaces latérales symétriques, de mêmes forme, surface et ton de gris) absorbe le regard et que ce n’est qu’avec un bref temps d’incertitude que l’on reconnaît le sujet réaliste de la photographie. Comme pour la photographie de Nadja du panneau sur lequel se lit LES AUBES, qui en fait portait l’inscription SOUS LES AUBES, nom d’un restaurant installé sur l’île de la Barthelasse, cette méprise momentanée résulte du choix d’un angle de prise de vue et d’un cadrage qui restreignent ou perturbent la perception de la réalité au point d’en empêcher l’exacte reconnaissance. Le photographique l’emporte alors sur le photographié et la photographie cesse d’être un moyen de reproduire ce qui est, ou, selon la formulation de Roland Barthes, le « ça a été »,[7] pour établir sa capacité de composer des images illusoires, des « leurres », ainsi que dit Breton à propos de la photographie du mannequin du musée Grévin[8].

Mais même une fois la nature du photographié perçue, le pont identifié, la photographie reste énigmatique. On ne sait où mène ce pont, qui se perd dans l’indiscernable pas plus que d’où il vient, puisque le bord de la photographie qui sépare le reconnaissable de l’inconnaissable le coupe net. À vrai dire l’inconnaissable est moins troublant que l’indiscernable, car rien n’interdit d’imaginer ce que, en haut de la photographie, le cadrage a exclu de notre vision tandis que, en bas, le pont disparaît sous notre regard, se perd visiblement dans l’invisible, si l’on ose dire, de sorte que cette perte, parce que manifeste, devient irréparable, une réalité avérée insurmontable imaginairement. Avec ce résultat paradoxal que le non visible, hors cadre, incertain, peut être rattaché au réel, en vertu du postulat que la photographie enregistre l’existant, tandis que le visible, ce que montre en fait ce cliché, indubitable, interdit une telle suppléance, sauf sur le mode de la rêverie, qui, observe André Breton « ne profite de rien aussi bien que de nos moments d’inattention »[9] ou de nos empêchements d’observer. De sorte que ce pont qui ne remplit pas les fonctions qui le rendraient réellement digne de ce nom ne peut être considéré comme tel qu’idéellement, par exemple au sens où André Breton dit que « si […], les primitifs et les enfants ne connaissent pas ces affres qui sont les nôtres [quand nous essayons de retrouver durant la vie éveillée ce que nous ont révélé nos rêves, ou que nous cherchons à comprendre ce que montre vraiment cette photographie], c’est qu’un pont n’a pas cessé pour eux d’unir les deux rives » du songe et de la réalité, « ce pont qui unit le monde extérieur au monde intérieur »[10].

Une autre photographie montre une passerelle de fer sous un ciel bas et gris d’où tombe par une large déchirure une lumière blafarde (illustration 2).

pont_2

Cette fois-ci les deux extrémités de la passerelle surélevée sont visibles, ainsi que la volée de marches qui, à chaque extrémité, permet de rejoindre la chaussée ou le chemin à partir duquel elle s’exhausse. Chaussée ou chemin, on ne le saura pas, car le brouillard s’est accumulé sur le sol sur une grande hauteur (sur la gauche, la rambarde de la passerelle y disparaît progressivement) et les deux escaliers sont engloutis dans son épaisse substance laiteuse, qui ne paraît si épaisse que parce que la prise de vue lente, de trois minutes, a transformé une brume légère et mobile en opaque matière stagnante. Le résultat est qu’il est impossible de savoir pourquoi cette passerelle s’élève ainsi, ce qu’elle permet de franchir, la raison de son existence et la fonction qu’elle remplit. En conséquence sa présence paraît aussi peu motivée que ne l’était celle du pont.

De plus elle semble flotter sur cette matière à laquelle, en définitive, on ne saurait donner de nom, être en équilibre instable sur ses deux assises qui paraissent les flotteurs mal proportionnés d’une nef précaire, menacée à tout instant de chavirer ou de sombrer, en somme une de ces « étranges créatures qui peupl[ent] le sommeil », qu’évoque André Breton, dont on est heureux de constater qu’au réveil elles « s’enfoncent précipitamment dans l’oubli ». Mais celle-ci est de celles « qui s’attardent » ; c’est que « le passage coupant de la nuit au jour » ne s’est pas encore accompli, comme on le voit à ce ciel où les ténèbres s’attardent, ne s’éclaircissant et ne s’effilochant que très lentement, et à cette indistinction prolongée de l’étendue où la clarté survenue ne parvient pas à prendre forme en objets familiers. Le spectateur de la photographie ne bénéficie pas, comme André Breton, de la compagnie de Titania pour « entendre parler de tout ce qui est caché » et Garo n’est pas encore réveillé pour lui rapporter la chronique du quotidien. Il reste donc contraint de laisser son esprit se « comport [er] de manière hagarde »[11] devant un spectacle qui paraît l’image figée d’un cauchemar.

Une dernière image ressortit de ce discours photographique de peu de réalité, qui, si elle n’est celle d’un pont ni d’une passerelle, toutefois est encore celle d’un lieu de passage : un escalier métallique dont on ignore à nouveau d’où il part et où il mène (illustration 3).

Jean Arrouye

Sa disposition est singulière et efficace pour transformer sa perception et son interprétation. Singulière, car l’escalier métallique, vu de profil, émerge d’un brouillard de même nature que celui qui environnait la passerelle quasiment à la moitié de la hauteur de la photographie et à peu près au milieu de sa largeur, pour s’élever ensuite vers la droite et disparaître, coupé par le cadrage. Efficace, car cette position élevée, qui fait qu’aussi bien l’escalier semble émerger de nuées, et sa disparition en cours d’ascension, qui permet d’imaginer une poursuite illimitée de son élévation, contribuent à en faire un objet mystérieux qui évoque plus une variante moderne de l’échelle de Jacob qu’un instrument industriel.

Le double traitement, circonstanciel, qui fait que pont, passerelle et escalier sont insituables localement et temporellement et donc sans usage imaginable, et photographique, qui les démesure ou les transfigure, fait que, dans les photographies de Michel Rajkovic, ils participent pleinement de ce qui, au dire même d’André Breton, est le caractère principiel du surréalisme, « opération de grande envergure portant sur le langage […] dont les éléments [sont] soustrai [ts] à leur usage […] strictement utilitaire, ce qui était le seul moyen de les émanciper et de leur rendre tout leur pouvoir »[12] poétique. C’est ce qui, mutatis mutandis, leur advient, en effet, grâce à la façon dont les traite le photographe et à la transformation symbolique qui en résulte. Ils satisfont ainsi à l’exigence exprimée par Paul Valéry, que ne désavouerait pas André Breton, qu’« une œuvre d’art devrait toujours nous apprendre que nous n’avions pas vu ce que nous croyons voir »[13].


[1] André Breton, Nadja, Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1988, p. 645.

[2] Ibid., p. 749.

[3] Ibid., p. 727 et 697.

[4] André Breton, Alouette du parloir, Œuvres complètes, tome IV, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2008, p. 14.

[5] La photographie du mannequin du Musée Grévin cumule la fascination éprouvée par André Breton pour les objets oxymoriques et la transformation de sa signification (impudeur involontaire changée en « provocation » érotique) obtenue par les modalités de la prise de vue.

[6] Nadja, op. cit., p. 749.

[7] Roland Barthes, La chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, 1980.

[8] Nadja, op. cit., p. 746.

[9] André Breton, Alouette du parloir, op. cit., p. 7.

[10] Ibid., p. 7.

[11] Ibid., p. 6, 7, 8, 8, 10, 7.

[12] André Breton, Du surréalisme en ses œuvres vives, Œuvres complètes, tome IV, op. cit., p. 19.

[13] Paul Valéry, cité in Thierry Fabre, Préface à Houda Ghorbel /Wadi Mhiri, Ward & cartouches, exposition d’art contemporain, Galerie Espace Sadika /Sa’al éditons, La Marsa, 2016.

 

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Le théâtre/roman de Tzara…

Le théâtre/roman de Tzara ou le mélange des genres 

Maryse VASSEVIÈRE

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Introduction

Entreprenant cette dernière intervention de la journée d’études sur Tzara et en la centrant sur La Fuite, je voulais simplement répondre à l’injonction d’Aragon dans «L’aventure terrestre de Tzara » (LF n° 1010) : la nécessité de tirer son théâtre de l’oubli.

La Fuite a été écrit pour l’essentiel dans le Midi en 1940 et publié seulement en 1947 chez Gallimard (avec pré-originale de l’Acte IV en 1946 dans Europe)[1]. Ce « poème dramatique en 4 actes », selon Tzara lui-même, n’a été joué que deux fois : une première fois le 21 janvier 1946 au Vieux-Colombier dans une lecture-spectacle avec une mise en scène de Marcel Lupovici et une musique de Max Deutsch, radiodiffusée ensuite, et une deuxième fois en 1964 au Théâtre Gramont à Paris dans une mise en scène de Jacques Gaulme et Claude-Pierre Quémy directeurs de la Compagnie de L’Anacelle. Pourtant cette pièce, qui constitue les racines mêmes du théâtre de l’absurde, se caractérise par la hardiesse d’avant-garde d’un mélange des genres au cœur même de son écriture.

La Fuite est en effet – comme l’était aussi Mouchoir de nuages en 1922 – à la fois poésie et théâtre et Tzara lui-même, présentant son texte avant la représentation dans Les Lettres françaises n° 91 du 18 janvier 1946, ajoute la comparaison avec une symphonie[2]. J’ajouterais volontiers pour ma part le fonctionnement dialogique du roman, qui me pousse à vouloir étudier ce « théâtre/roman » de Tzara, en empruntant à son vieil ami Aragon ce concept même de « théâtre/roman », qui permettra de montrer la proximité de ces deux écritures et de placer encore une fois mon approche de l’œuvre théâtrale de Tzara sous le patronage d’Aragon[3], comme je l’avais fait une première fois à la demande d’Henri Béhar pour le colloque «Breton/Tzara : chassé-croisé » (Mélusine n° XVVI, 1997). Une boucle est ainsi bouclée…

I. Du réel à l’imaginaire : le poème

1. La continuité avec les grands recueils précédents

La Fuite se présente d’abord comme un extraordinaire texte poétique dans la continuité immédiate de Grains et Issues, de Où boivent les loups ou de Midis gagnés lorsque Tzara poursuit son avancée poétique après l’épuisement de l’aventure dada.

Relèvent ainsi de l’écriture poétique tous les poèmes chantés qui jalonnent cette pièce d’un genre insolite. Par exemple le poème chanté par la fille à la scène IV de l’Acte I sur le thème de la mémoire et de l’oubli et la pratique de l’inversion si caractéristique de Tzara dada : ainsi là où le manuscrit de ce poème donne « j’ai bu à la fontaine de la clémence » la version définitive fait tenir à la sœur déjà bouleversée par le départ prochain du fils un discours nettement plus pessimiste (« j’ai fui les yeux de la clémence »).

Tout aussi mélancolique est le chant entonné à l’Acte III par la Première Récitante à la Mère et la Fille désormais seules dans la chambre désertée par le Fils : « Le vent s’est brisé s’est brisé / contre la porte d’amande ». Ce court poème est paru en pré-originale dans Centres (Cahiers littéraires dirigés par Georges-Emmanuel Clancier, René Margerit et René Rougerie, Limoges, n° 3, 28 février 1946) sous le titre « Berceuse ». De même à l’Acte IV dans la gare où il ne passe plus aucun train comme une métaphore de la guerre, une jeune fille puis un soldat chantent la chanson des amants séparés par le « temps misanthrope » de l’Occupation.

2. Le poids du réel : les circonstances de la guerre

C’est qu’en effet cette poésie est une poésie de circonstance, comme le disait Philippe Soupault dans sa présentation (« Une pièce de circonstance »)[4]. Écrite dans le Midi[5], à Sanary, cette pièce en porte des échos dans le texte : ainsi par exemple le mistral du manuscrit qui sera effacé de la version définitive (« La guerre éclate de partout. Les pays s’entremêlent comme sous l’action désespérée du vent [mistral], p. 466), ou encore à l’Acte IV, qui est celui de la guerre, l’évocation de la plage sous les pins : le Premier récitant donne à imaginer le Fils parti (« Je le vois parcourir la longue langue de plage abandonnée », « Le voilà maintenant à l’ombre de tes pins […] et taciturne dans le monde merveilleux du vent », p. 499.) Le mistral (« Le monde merveilleux du vent ») et les cigales constituent la merveille de l’expérience sensible du Midi découvert pourtant dans le contexte des circonstances douloureuses de la guerre : « Puis ce fut la maison le rocher caressé la lointaine étendue de cigales / donnant un corps sensible à l’espace à la lumière » (p. 499) et « quelqu’un l’a pris par la main et l’a conduit vers cette douce demeure sur la plage devant les pins » (p. 508).

Comme « le temps misanthrope » d’Aragon pour désigner l’Occupation dans Les Yeux d’Elsa, le temps concret de la guerre donne lieu dans cette pièce au déploiement de toute une écriture poétique et métaphorique. Ainsi par exemple il est question du « plomb du temps » (p. 498) ou encore d’un temps « ligoté » (p. 499) et même d’un temps sanglant (la maison sur la plage « d’où le temps s’était mis à saigner », p. 508). Sans parler de la métaphore énigmatique de « l’homme à la moustache » (p. 508).

Mais c’est surtout la diégèse de l’Acte IV qui est tout entière métaphorique : on y voit les policiers de Vichy dans une gare elle-même métaphorique faire la chasse aux réfugiés. Un soldat commente ainsi les brutalités commises par les gendarmes : « Et vous pensez que ça c’est l’ordre ? Ils ne sont forts que parce que nous sommes lâches. Partons. Je vous montrerai le chemin. », p. 506). Car si la fuite du fils poète résonne aussi comme une métaphore de l’exode, le sursaut du soldat métaphorise aussi l’engagement du poète dans la lutte : « Il est celui qui vient et qui repart / et qui serre un cœur de pierre sous la mousse / il est parti pour mettre l’homme en marche / celui qui vient et qui repart au cœur de gros pavés de routes » (p. 508). Ainsi la fuite et le retour pressenti du Fils deviennent-ils la métaphore de l’itinéraire du poète lui-même ayant rompu les liens avec ses origines et avec l’humanité pour la retrouver dans le temps « qui saigne » avec l’espoir renouvelé. C’est ce qu’affirme le Premier Récitant à la sœur à l’acte III en une sorte de résumé poétique de l’itinéraire du poète :

Puis c’est l’hiver. Ce long hiver dans lequel on s’engouffre ne sachant plus si jamais on en sortira. […] Douloureux, tout ce qui de ce monde est étranger à sa torture, le blesse et l’écorche vivant. Il ne hurle pas encore, mais dans sa tête la ville entière hurle et se débat. […] Malgré sa bonne volonté, il ne peut rien contre le fer rougi qui le transperce et brûle en lui. Mais la souffrance le grandit, brûle tout en lui, le purifie. Il se croit prêt à disparaître, mais une voix cachée en lui lui dit, bien faiblement, bien clairement, que ce n’est pas possible ainsi, qu’il y a toujours, ne serait-ce qu’à travers la poussière d’un espoir, un lendemain, qu’après l’hiver il y a le printemps et que la mort ne peut venir que lorsque chaque part d’espoir est morte en soi et qu’il n’en est pas encore là. (p. 486-487).

3. La puissance de l’imaginaire poétique

Dans sa présentation de La Fuite souvent reproduite et finalement reprise dans Brisées (Mercure de France, 1966), Michel Leiris insiste beaucoup sur le pouvoir de la poésie, relevé aussi par Pol Gaillard dans son article des Lettres françaises du 2 février 1946 : « Dans ce poème qu’il a écrit sur le thème de La Fuite et dont l’expérience atterrante de l’exode – survenant comme un signe des temps – a été le principe cristallisateur, on retrouve, jouant sur le plan humain ce sens des pulsations vitales qui fait le fond de toute la poésie de Tzara. »[6]

Cette puissance de l’imaginaire poétique transparaît surtout dans l’écriture métaphorique dont nous venons de parler avec les métaphores du temps et dont on donnera un dernier exemple : le « Je suis le temps » du Récitant (p. 464)… Car c’est aussi dans le phénomène de la superposition des temps, directement lié à l’expérience de la mémoire que s’exprime le plus fort ce pouvoir de la poésie, de la même manière que plus tard il s’exprimera dans De mémoire d’homme (1950). Ainsi à l’Acte III le discours poétique du Récitant superpose pour la famille réunie toutes les étapes de la vie du fils qui a fui : « Il se voit partir enfant pleurant le monde perdu / Il se voit dessinant les plans minutieux du souvenir / Vacances de tant d’attente le jour lui semble irréel / qu’il soit venu du fond du monde revenu / […] il s’étonne que les maisons soient si petites qu’il avait quittées bien hautes / il lui semble qu’il pourrait sauter par-dessus elles lui dit sa joie et la mémoire le grandit / aux yeux de tous les gens qui le regardent » (p. 501-502)

Enfin c’est surtout dans la méditation lyrique sur la vie et le sentiment amoureux que s’exprime le mieux ce pouvoir de la poésie comme nous allons le voir.

II. Du général à l’autobiographique : le roman (les histoires racontées)

Je parlais déjà à propos de Mouchoir de nuages dans mon premier article sur Tzara déjà évoqué de la manière romanesque dont Tzara « se délivre de Dada moribond » (H. Béhar). Peut-être pourrais-je dire la même chose pour cette œuvre de transition, cette œuvre des limites qu’est La Fuite.

1. L’histoire d’une famille (et/ou d’un fils)

Car c’est bien le roman d’un fils enfui et revenu que nous raconte cette pièce, ainsi qu’en donne résumé la présentation de Leiris déjà évoquée :
Le thème directeur en est le déchirement, ce divorce constant, cette séparation qui répond au mouvement même de la vie. Fuite de l’enfant qui pour vivre sa vie doit s’arracher à ses parents. Divorce des amants qui ne peuvent rester l’un à l’autre sans aliéner leur liberté et qui doivent nier leur amour s’ils ne veulent pas eux-mêmes se nier. Mort d’une génération dont se détache peu à peu, pour monter à son tour, une génération nouvelle. Fuite de chaque être vivant, qui se sépare des autres, souffre lui-même et fait souffrir, mais ne peut faire autrement parce que pour se réaliser il lui faut une certaine solitude. Fuite des hommes. Fuite des saisons. Fuite du temps. Cours implacable des choses, qui poursuit son mouvement de roue. Fuite historique enfin : exode, déroute, dispersion de tous et de toutes à travers l’anonymat des routes et dans le brouhaha des gares où se coudoient civils et militaires. Faillite, effondrement, confusion, parce qu’il faut ce désarroi total pour que puisse renaître une autre société impliquant d’autres relations entre les hommes, entre les femmes, entre les femmes et les hommes.[7]

J’ai cité un peu longuement Michel Leiris, parce qu’il donne là une merveilleuse définition de la pièce de Tzara dont le point de départ est bien la donnée universelle de la fuite des fils comme il l’explique dans le long entretien accordé à Charles Dubreuil dans Les Lettres françaises du 21 janvier 1946 :

La Fuite s’efforce précisément de dégager le sens dramatique du départ des fils, de la volonté nostalgique des parents de les retenir. Mais c’est dans cet instinct de fuite des fils, dans cette volonté des parents que naît le conflit. […] Il déborde l’individuel, car ce processus des fuites et des déchirements, des naissances et des morts, engage toutes les vies humaines, et non seulement les individus mais aussi les collectivités. C’est à travers ces crises que sociétés ou individus naissent peu à peu à la conscience. […] C’est toujours en dehors du mécanisme intellectuel que se passe l’essentiel. Seule, la poésie trouve accès à ces domaines. Il appartient à chacun de se laisser emporter par elle… [8]

Cette analyse du conflit familial en des termes très hégéliens qui dégagent le point de croisement de la dialectique individuelle et de la dialectique historique s’enracine dans l’expérience personnelle la plus intime de Tzara.

2. L’histoire d’un couple

Car cette pièce est aussi l’histoire douloureuse d’un couple où se rencontrent désespoir et joie, comme le souligne encore une fois Michel Leiris, en écho d’ailleurs avec Grains et Issues où Tzara donne un exposé « très freudien » (Henri Béhar) de «l’ambivalence des sentiments »[9]. Ainsi dans la grande scène de l’Acte III entre le poète et la femme aimée s’exprime clairement cette dialectique amoureuse au cœur de la vie et de l’œuvre de Tzara : « tu m’as rendue esclave et double, car je te hais tout en aimant » analyse lucidement celle qui va quitter l’homme aimé.

Cette douleur d’aimer, fort proche des formulations aragoniennes du Fou d’Elsa d’ailleurs, souligne le rôle positif de la souffrance dans toute relation humaine, que ce soit celle de la femme avec son amant (p. 483) ou celle de la mère avec son enfant (p. 489).

Et c’est cette dialectique sombre de l’amour qui fait toute la beauté du couple dans l’épilogue poétique qui exalte à la fois l’angoisse et la joie : « Je dis qu’il soit pardonné à ceux qui ont refusé le cœur de leur pardon entier / leur souffrance en dépasse le jugement / […] Le monde aussi par son sens renouvelé / les jardins partagés l’air ouvert les routes muettes de la joie » (p. 510).

3. Les échos autobiographiques

On le voit, la diégèse de cette pièce s’enracine très profondément dans l’histoire de Tzara : les échos autobiographiques sont nombreux avec l’enfance en Roumanie (Acte IV), la sœur (Acte I), la souffrance et l’espérance de la mère (Acte IV[10]) et surtout la femme aimée : la grande femme blonde (qui part et garde le fils). Mais je n’ai pas le temps de m’attarder plus longuement sur cette démonstration et ce relevé des échos autobiographiques.

III. Le théâtre/roman de l’écriture : un théâtre contre les conventions

Ce qui fait pour moi le prix très précieux de cette pièce c’est surtout qu’elle met en place un théâtre contre les conventions, ainsi que le soulignent Tzara lui-même parlant d’une « action constamment transposée » (p. 621) dans le Prière d’insérer pour introduire la publication de l’Acte IV dans Europe, mais aussi Henri Béhar dans ses notes[11].
1. Le découpage et l’espace théâtral : des scènes mentales

L’originalité de La Fuite réside d’abord dans le découpage et l’organisation de l’espace théâtral qui transforment en scènes mentales la scène du théâtre. Comme dans Mouchoir de nuages, on assiste à l’alternance de deux espaces (l’espace de la scène défini par les didascalies – la maison familiale avec la table au milieu pour les trois premiers actes et la salle d’attente d’une gare à l’Acte IV – et le hors scène d’où émergent les Récitants qui finissent par s’intégrer à la scène elle-même). Et cette alternance qui fait éclater les limites du théâtre permet la superposition des temps déjà évoquée.

Par ailleurs le décor assume très vite une dimension symbolique : ainsi la table des trois premiers actes (cuisine ou salle à manger, les didascalies ne le précisent pas, laissant une marge de liberté au metteur en scène) devient, comme dans la pièce de Brecht La Noce chez les petits bourgeois, l’emblème même du foyer. De même que le hall de gare de l’Acte IV résume le vide angoissant du pays occupé dans une sorte d’anticipation du théâtre de l’absurde. Reprenant les propos de Tzara lui-même, Francis Crémieux dans son article d’Europe (1er mars 1946) analyse ce théâtre comme « l’expression d’un réalisme stylisé. Il n’y a pas de réalisme absolu. Le langage du théâtre, la succession des évènements, la construction d’une pièce, l’encadrement par les actes, la scène, le feu de la rampe, sont autant de conventions acceptées par le public et par l’auteur. »[12]

2. La fonction des « Récitants »

Comme avec les « Commentaires » dans Mouchoir de nuages, l’originalité de La Fuite réside aussi dans la fonction des « Récitants »[13] ainsi expliqués par Tzara dans son Prière d’insérer :

Les personnages principaux en sont : la Mère, le Père, la Fille et le Fils. À ce dernier, qui à partir du Ier acte n’entre plus en scène, se substitue un Récitant. Celui-ci, en parlant à la troisième personne, rend compte de l’activité du Fils et le représente à l’occasion. Deux Récitantes personnifient respectivement deux femmes : l’une qui est abandonnée par le Fils, l’autre, qui le quitte en rendant à l’instinct de fuite dont le fils est possédé son impérieuse justification. Sous l’emprise d’une émotion violente, à plusieurs reprises, au cours de dialogues passionnés, le Récitant et les Récitantes se transforment dans les personnages qu’ils incarnent et parlent comme s’ils étaient eux-mêmes le Fils et les Femmes respectifs. Mais une fois la crise résorbée, ils reprennent leurs rôles de Récitants. (p. 621.)

C’est ainsi que le rôle des Récitants permet le passage du « je » au « il » et transforme l’énonciation théâtrale en énonciation proprement romanesque avec la distanciation que cela implique. Le Récitant doué d’une sorte de double vue s’écrit « : je le vois qui… » et se charge de donner à voir le fils enfui dans le vaste monde à la famille restée dans la cuisine[14].

Puis le rôle des Récitants permet aussi le passage du « il » au « je » : le Récitant et la Deuxième Récitante jouent le rôle du fils et de la femme aimée sous les yeux des spectateurs puis redeviennent récitants en marge de la scène. Et cette subtilité des énonciations est clairement soulignée par des didascalies ajoutées dans la version définitive par rapport au manuscrit. Par exemple : « reprenant son rôle de récitant, tandis que l’éclairage, peu à peu, rend à la scène son premier aspect. » (p. 470). Ou encore les deux didascalies éclairantes ajoutées pour la Deuxième Récitante : « en proie à une tension violente, se transforme dans le personnage qu’elle incarne, tandis que l’éclairage a fini de changer, donnant un aspect nouveau à la scène et au décor. La Fille silencieuse dans l’ombre. » et pour le Récitant : « subissant le même changement, joue le personnage du Fils. L’éclairage et quelques sommaires transformations vestimentaires finissent par lui donner l’aspect du personnage qu’il incarne. » (p. 481). Et l’exemple le plus étonnant est peut-être l’inversion capitale de la didascalie concernant le Récitant au début de l’Acte IV : le « est un peu à l’écart » (p. 492) a été substitué au « est mêlé aux autres » du manuscrit…

Tous ces dispositifs énonciatifs constituent autant de ruptures des conventions théâtrales qui introduisent des effets de distanciation proches du fameux effet V de Brecht. On voit qu’il s’agit là d’un jeu subtil qui suppose une dramaturgie spéciale et des artifices scénographiques (projecteurs, noir, vidéo aujourd’hui, etc. sans parler de « quelques sommaires transformations vestimentaires » indiquées par la didascalie ajoutée par Tzara.)

3. Fonction méta textuelle

On conclura cette analyse rapide de la dramaturgie de Tzara par l’insistance sur la fonction métatextuelle de tous ces dispositifs qui donnent toute sa force à la dimension réflexive de ce théâtre : c’est un théâtre de la double vue sous l’influence directe du surréalisme…

Ainsi les personnages sont conscients d’en être, et cela produit des effets réels sur le spectateur (comme avec l’effet V brechtien encore une fois ou comme avec le théâtre dans le théâtre shakespearien repris dans Mouchoir de nuages). On assiste là à la production du réalisme en art, mais d’un certain réalisme, proche de celui de Brecht ou d’Aragon… et qui n’a rien d’un « réalisme absolu » comme le disait Francis Crémieux…

Enfin pour souligner la filiation surréaliste – et/ou dadaïste – de cette pièce, on fera remarquer que cette double vue c’est aussi le regard de l’enfant sur lequel le texte insiste (« il est avec des yeux nouveaux / avec les yeux de l’enfant » p. 500). Ainsi se trouve établi le lien évident entre réalisme et poésie dans ce théâtre de l’écrivain vieillissant de l’après-guerre tout entier occupé à rendre compte du pouvoir de la mémoire, comme le fera aussi le vieil Aragon dans Blanche ou l’Oubli

Conclusion

Cette réflexion sur La Fuite aura donc été menée « à la lumière d’Aragon »… Peut-être aussi pour marquer combien la bienveillance amicale d’Aragon dans la critique littéraire s’était opposée en 1947 à la réception mitigée de la pièce[15]… Mais surtout pour mettre en évidence, encore une fois, la proximité entre les deux écrivains…

Tant pour leurs itinéraires parallèles, sur le plan humain comme sur le plan littéraire. Que pour leur fraternité de combat dans la Résistance (dont on a un écho dans cette pièce) et pour leur même espoir dans l’avenir (celui-là même du poète de la pièce qui fait dire au Récitant : « il a ouvert la porte où devait luire ce long soleil / qui sur les routes l’a conduit »[16], p. 507).

De cette fraternité témoigne la publication de l’Acte IV de La Fuite en pré-originale dans Europe et l’article élogieux d’Aragon (sur l’Acte IV) dans Les Lettres françaises n° 1011 à la mort de Tzara en 1964, « L’Homme Tzara ». Dans ses notes, Henri Béhar le rappelle vivement : « Prenant le contre-pied de l’opinion commune, Aragon allègue la fin de la dernière scène du quatrième acte de La Fuite pour illustrer l’image du «moraliste » que Tzara a toujours été depuis Dada, et pour réparer l’injustice qui en fait « une poésie maudite » (p. 625).

Loin d’être « une régression » comme le regrettait Serge Fauchereau, La Fuite, dont la modernité apparaît encore plus nettement aujourd’hui, fait plutôt figure d’avancée majeure dans l’art du théâtre, sans cesser d’être dans la continuité de toute l’écriture dadaïste ou surréaliste, sans cesse soulignée ici et pas vue par la réception mitigée de l’après-guerre, déjà liée par les entraves idéologiques de la guerre froide… Peut-être maintenant le temps est-il enfin venu où tout doit être, et peut être réexaminé… En gardant toujours à l’esprit ce « cerfeuil de l’humour », selon la belle expression employée par Aragon à propos de Tzara dans son article nécrologique des LF et qui sera aussi mon dernier mot…

Université Paris III
Sorbonne Nouvelle


[1]. De cette reprise après la guerre d’un texte pour l’essentiel écrit avant – ou du moins au début de la guerre, avant les grands engagements de la Résistance — témoignent les nombreux ajouts manuscrits tardifs sur le tapuscrit donné à l’éditeur. Voir les notes et le relevé des variantes dans l’édition d’Henri Béhar : Tristan Tzara, Œuvres complètes, tome 3, Flammarion, 1979. Toutes les citations du texte seront faites dans cette édition.

[2]. « La Fuite essaie de dégager la signification dramatique du départ des fils, de la volonté nostalgique des parents de les retenir, de la continuité de cette fuite qui demande qu’à chaque naissance corresponde, sur un plan déterminé, une mort, une rupture. Par l’accumulation des fuites et des mutilations, des créations et des naissances, comme dans une symphonie, la fuite se généralise et déborde le cadre individuel. » Cité par Henri Béhar, op. cit., p. 622.

[3]. Qui a, par ailleurs, dans Les Lettres françaises, applaudi à cette œuvre pour son incontestable nouveauté.

[4]. Philippe Soupault dans Journal d’un fantôme, Le point du jour, 1946. Cité par Henri Béhar, p. 623.

[5]. « La Favière. Août-septembre 1940 » indique la fin de la pièce. Est-ce le nom de la villa de Sanary où Tzara était réfugié avant de gagner le Lot où il entrera en résistance ? C’est aussi le nom d’un quartier (et d’une plage) de Bormes-les-Mimosas, un peu plus à l’est sur la côte varoise…

[6]. Cité par Henri Béhar, op. cit. p. 623.

[7]. Cité par Henri Béhar, op. cit. p. 623.

[8]. Cité par Henri Béhar, op. cit. p. 622.

[9]. Op. cit. p. 47. Avec la note 5 d’Henri Béhar.

[10]. Ceci est encore souligné par l’ajout signifiant dans les didascalies concernant le personnage de la mère : « (On étend la mère près de la femme morte.) » (p. 503).

[11]. Par exemple dans sa note 1 de la p. 485 où il signale la difficulté pour les acteurs de jouer de tels rôles.

[12]. Cité par Henri Béhar, op. cit. p. 624.

[13]. … mais avec l’humour en moins dit Henri Béhar…

[14] . Ce dispositif proprement théâtral sera repris presque tel quel dans De mémoire d’homme avec l’intégration de cet artifice de théâtre sans autre forme de procès dans le texte poétique où le « il » voisine avec le « je » et même le « tu », soit trois personnes pour désigner le poète lui-même… Ex : I. « Je ne chante pas je sème le temps » ou IV. « Là j’ai passé j’ai nettoyé les souliers de l’oubli » et XII. « te souviens-tu – c’est à moi que je parle / si je parle ce n’est pas dit ce n’est ni bien ni mal » et XIII. « À la fin, après avoir fait le tour d’une mémoire saccageante, il se vit à nouveau sur le parvis gras en train de farcir l’aigre viande de son temps de douceurs imaginaires. […] Qu’a-t-il fait pour ne plus savoir se servir de la clé, celui qui défiant son propre avenir s’était enfermé derrière les barreaux de l’avarice ? »

[15]. Henri Béhar dans son édition a constitué tout le dossier de presse de cette réception passablement idéologique (p. 624-625) : Tzara maintenant communiste y est accusé d’une régression vers l’époque symboliste et d’un oubli du surréalisme…

[16]. Et comment ne pas voir là un écho autotextuel au poème de Terre sur terre « Une route seul soleil » où il faut lire en filigrane l’acrostiche des initiales de l’URSS…