Artur do Cruzeiro Seixas

Artur do Cruzeiro Seixas

 

Par Françoise PY

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Artur do Cruzeiro Seixas est encore merveilleusement actif aujourd’hui à l’âge de 100 ans. Ses premières peintures surréalistes remontent à 1942. Il n’a alors que 22 ans mais il a déjà trouvé ses formes d’expression privilégiées, l’art et la poésie, et son univers, le surréalisme, auquel il restera fidèle toute sa vie. En 1947, il participe à l’exposition du groupe « Os Surrealistas » et rejoint le groupe des surréalistes portugais fondé par Mario Cesariny.

André Breton avait défini le surréalisme comme « automatisme psychique pur ». Il tenait l’automatisme pour la « clef de voûte » du mouvement. Artur est, avec André Masson, l’artiste qui par excellence aura donné au dessin automatique sa pleine mesure. Il dessine avec brio, dans un état presque second. Il fait naître un univers inédit où tous les règnes se confondent. Un trait rapide, incisif, sans repentir. Avec lui, la plume « court sur le papier », selon l’expression de Breton et, d’un trait continu, cisèle des formes en transformation. L’apport décisif d’Artur dans le surréalisme est justement cette pratique ininterrompue du dessin automatique. Peu d’artistes en ont fait comme lui leur mode d’expression exclusif.

On trouve, dès ses premières peintures, des affinités avec l’univers de De Chirico. Des étendues à perte de vue qu’animent de drôles de statues. Des ruptures d’échelle vertigineuses. L’univers de De Chirico tire sa force de l’absence quasi totale d’êtres vivants. Les statues ont remplacé les hommes, l’immobilité règne en maître. Dans ce monde de doublures, les objets ont pris la place des figures, les spectres celle des hommes. Des scénographies vides de présence humaine ou animale, des intérieurs « métaphysiques ».

A l’inverse, la peinture d’Artur est une ode à la vie et au mouvement. Dans cet univers dionysiaque, tout bouge, tout s’anime, les formes s’engendrent dans une incessante transformation. Pas un objet qui ne devienne vivant. Et parce que la vie se réinvente en permanence, les créatures s’unissent, fusionnent, s’hybrident pour former des corps pluriels. Artur Cruzeiro Seixas est le Michel-Ange de son temps. Chez lui tout prend corps. Des corps post-modernes, multiples et polymorphes.

Un corps-barque-paysage jouxte un bras sorti du sol. Les bateaux ont des jambes et des ailes. Un seul règne synthétise tous les règnes. Le minéral, le végétal et l’animal s’entrelacent, se fondent et se confondent pour s’unifier dans une grande famille chimérique. Les quatre éléments échangent leurs prérogatives : le feu gèle, les glaciers s’enflamment, la terre est navigable, on peut marcher sur l’eau.

André Breton rêvait de trouver le Point sublime où les contraires cesseraient d’être perçus contradictoirement, où les oppositions seraient surmontées, sublimées, sans être pour autant niées. Le dépassement des vieilles antinomies est au cœur du surréalisme. André Breton fait de la quête de ce Point suprême  son objectif  même.

Artur a d’emblée dans son œuvre trouvé ce point, et nous y conduit inlassablement.

De Chirico avait introduit des ruptures d’échelles et une multiplicité de points de vue, ce qui crée un espace labyrinthique dans lequel le spectateur perd ses repères et expérimente de nouvelles associations mentales. Chez Artur, le processus est poussé encore plus loin : les points de vue diffèrent d’une partie à l’autre des éléments représentés. Ainsi une main peut être dessinée en gros plan, de très près, tandis que le bras est considérablement éloigné. Non seulement aucun élément ou fragment d’élément n’est à sa taille, mais les distances à l’intérieur d’un même dessin sont arbitraires. Le principe de métamorphose qui commande les figures est étendu à l’espace tout entier. La plasticité des formes crée un espace cinétique où tout s’anime, s’apprête à prendre le départ. Son œuvre est invitation au voyage. Y abondent les chevaux, les barques, les bateaux à voile, les vélos, les engins volants surmontés d’étendards. Les ailes sont chez lui l’attribut naturel de tout ce qui vit, et il n’est pas rare que les hommes ou les chevaux en soient pourvus. Le marin qu’il a été, l’infatigable aventurier, crée de vastes espaces et des créatures-objets faites pour les parcourir dans toutes les directions.

Mais alors que tout indique le mouvement imminent, sur le point de prendre son essor, paradoxalement, toute chose s’immobilise, épouse un socle ou tente de s’ancrer dans le sol. La tension est extrême entre la puissance de forage des corps qui prennent racine, et leur élan pour se libérer de la pesanteur et s’élancer dans l’espace. Peu d’artistes ont  à ce point dynamisé les contraires pour les sublimer, créant au sein de chaque dessin ou gouache des tensions fertiles qui aiguisent les sens. Ces oppositions jouent un rôle de catalyseur, potentialisant les émotions et favorisant la libération des puissances de l’imagination.

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S’il est un dessinateur incomparable, Seixas est aussi un peintre qui a exploré avec bonheur toutes les techniques, dont les collages et les papiers découpés. Il a aussi réalisé un grand nombre d’objets surréalistes qui égalent les plus célèbres réalisations dans ce domaine. C’est une manière pour l’artiste d’engager un dialogue avec ses prédécesseurs  et en particulier avec le groupe d’André Breton. Beaucoup de ses objets font écho aux objets surréalistes les plus connus. Ce sont des objets inutiles et absurdes qui semblent rire d’eux-mêmes. Des objets d’humour noir. Ainsi, en 1954, Le Quotidien, une tasse en porcelaine dont l’anse se présente à l’intérieur. C’est un clin d’œil à un autre Déjeuner, celui de Meret Oppenheim (1936) où l’intérieur de la tasse est recouvert de fourrure. Ici règne le non-sens cher à Lewis Carroll, le nonsense, le paradoxe à l’état pur. Une  Théière sans anse  avec le bec  qui sort du couvercle. Un robinet surmonté d’une plume et fixé à une boule. Cet objet ridicule est posé sur un socle sensé le magnifier. C’est L’Oppresseur. Le titre est en français, comme pour mieux marquer le rattachement symbolique au groupe de Paris. De 1953, un poème-objet, assemblage d’éléments trouvés tels quels dans la nature : un sabot, des bois flottés, une planche. La photographie d’un œil est  prétexte à un calligramme  dont le texte, là encore, est en français. C’est une Chimère où s’hybride l’objet (bois flotté), l’animal (sabot) et l’humain (l’œil) en une sorte de pied-tête à la fois fascinant et dérangeant. Nous pouvons lire : « un grondement ininterrompu semblable à celui d’une cascade, c’est le clapotis d’un petit filet d’eau amplifié par la roche ». Cette Chimère n’est pas sans évoquer Pégase, le cheval ailé, né du sang de Méduse, dont la présence, occulte ou manifeste, hante son œuvre.  De 1959, un tableau poème où l’on peut lire : « l’homme qui s’était endormi traverse le village pour se jeter dans le vide ».

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      Peut-être parce qu’ils étaient très isolés et que la dictature rendait difficile toute rencontre, les surréalistes lusitaniens ont, plus que d’autres, pratiqué les œuvres collectives et privilégié le dialogue qu’André Breton considérait comme l’essence même de l’art qu’il défendait. Ces œuvres en dialogue, réalisées au tout début du  mouvement  portugais en 1947 et poursuivies par les artistes toute leur vie durant, sont vraiment une de leurs spécificités.

En renouant avec la forme, inventée par le groupe français en 1925, du Cadavre exquis,  les artistes portugais expriment leur fidélité aux idéaux surréalistes tels qu’André Breton les formulait dans son Manifeste : « C’est encore au dialogue que les formes du langage surréaliste s’adaptent le mieux ». Réaliser des cadavres exquis, c’est d’emblée placer son art sous le signe de l’amitié et du dialogue.

Mais tandis que le groupe français invente des formes complexes de créations verbales à plusieurs, véritables dialogues magiques, leurs cadavres exquis dessinés sont généralement des dessins rapides, quasi spontanés.  Avec Artur et ses amis, le cadavre exquis dessiné se complexifie et abandonne la structure de base qui était celle de la « figure » avec, sur un format vertical, une distribution anatomique : tête, torse, jambes, pour devenir œuvre à part entière, sans rien perdre de sa dimension expérimentale et ludique.

Les surréalistes portugais, à la fois poètes et peintres, ont fait du cadavre exquis un mode d’expression à part entière dans lequel des amis, avec des univers totalement différents et des techniques souvent aux antipodes, font œuvre commune. Artur, passé maître dans l’art de synthétiser les extrêmes, en conservant intacte la violence des oppositions, s’est immédiatement senti à l’aise dans les œuvres en dialogue. Il les a pratiquées tout au long de sa vie, d’abord avec Mario Cesariny,  puis avec la sculptrice Isabel Meyrelles, l’amie de toujours, qui a traduit ses poèmes en français et s’est attachée à le faire mieux connaître en France.

La Perve Galeria conserve, de 2006, un ensemble de cadavres exquis réalisés par Cruzeiro Seixas, Fernando José Francisco et Mario Cesariny. Le format horizontal de la feuille favorise la création d’un vaste espace dans lequel se confrontent divers éléments. Carlos Cabral Nunes a réuni en 2010, dans une exposition intitulée Cadavres trop exquis, les trois complices : Artur Cruzeiro Seixas, Isabel Meyrelles et Benjamin Marques auquel Cabral Nunes lui-même s’est joint pour exécuter des sérigraphies/collages à partir de leurs œuvres croisées. Cruzeiro Seixas et Marques ont réalisé des cadavres exquis à l’encre noire en grand format. Ces dessins très aboutis ouvrent les portes du royaume des chimères.

 

En plus des cadavres exquis proprement dits, où l’on ne découvre qu’à la fin la contribution de l’autre, les artistes portugais ont aussi créé des œuvres collaboratives, dans l’acception très contemporaine du terme. Ils ont pratiqué en peinture, en dessin ou en sculpture ce qu’avaient fait les surréalistes français avec l’écriture. Ainsi, Les Champs magnétiques sont nés de deux inconscients magnétisés l’un par l’autre, grâce à l’écriture automatique, pulvérisant ainsi la notion d’auteur. Cette expérience inaugurale d’écriture à plusieurs, tentée en 1919 par André Breton et Philippe Soupault, sera reconduite à différentes reprises. Il s’agissait de remettre en cause la paternité d’une œuvre et l’unité de style. L’exposition intitulée Cadavre trop exquis, soulignait le dépassement du cadavre exquis vers l’œuvre collaborative. Isabel Meyrelles travaille à Paris depuis 1950. Une esthétique du chimérique fédère ses oeuvres. Elle a créé avec Artur un certain nombre de sculptures qui portent leurs deux signatures. A partir d’un dessin, elle recrée les volumes et les parties manquantes. Elle invente un envers à l’image qui ne peut montrer, en deux dimensions, qu’une seule face. De leur collaboration naîtront des créatures hybrides d’une grande sensualité.

Artur se livre avec Mario Botas à une poétique de l’air dans des œuvres collaboratives qui soustraient momentanément le regardeur aux dures lois de la pesanteur. Les œuvres croisées d’Alfredo Luz et d’Artur proposent quant à elles une incursion dans le domaine de l’eau et des rêves. Tout récemment, c’est le grand poète portugais valter hugo mãe qui joue à peupler de ses tendres hybrides les espaces illimités d’Artur. Dans un univers onirique, les figures acéphales de l’écrivain « imprudemment poétique » dialoguent avec les drôles de statues d’Artur. En de folles épousailles, les formes volontiers aiguës et tranchantes de l’un s’unissent avec les formes rondes et dilatées de l’autre.

Artur Cruzeiros Seixas nous invite à nous aventurer avec lui dans un univers magique où les vieilles antinomies sont surmontées, les contradictions transcendées. La façon dont il pratique l’image surréaliste agit comme un principe alchimique, un transformateur d’énergie.

 Mise en ligne février 2020