Bataille, Breton et la psychologie des masses

Bataille, Breton et la psychologie des masses

par Fiorella BASSAN

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Au milieu des années 1930, la situation politique en Europe s’aggrave de plus en plus. Le nazisme est au pouvoir en Allemagne, le fascisme en Italie. En France, la menace fasciste se fait de plus en plus pressante. Dans ce climat d’urgence, Georges Bataille et André Breton se retrouvent un instant ensemble, unis par la lutte politique. Après la rupture de Breton et du surréalisme avec le PCF et avec l’Union soviétique, après la fin de la collaboration de Bataille avec le Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine, les deux fondent ensemble, en septembre 1935, Contre-Attaque, « Union de lutte des intellectuels révolutionnaires ».

 

Cinq années se sont écoulées depuis le violent contraste qui les avait opposés. Le moment est grave et les rancunes personnelles peuvent être laissées de côté, au moins dans l’immédiat. « Il me paraît impossible de continuer à poser d’étroites questions de personnes »[1], écrit Bataille à Roger Caillois le 26 septembre 1935. Et Breton : « Le problème de l’action, de l’action immédiate à mener, demeure entier »[2]. Déjà en avril 1935, Bataille se demande : « Que faire devant le fascisme, étant donné l’insuffisance du communisme »[3]. C’est le moment de l’action, de la lutte pour la cause révolutionnaire, que les communistes ont trahie.

Dans Position politique du surréalisme, publiée en novembre 1935, Breton mentionne dans la préface sa participation à la fondation de Contre-Attaque, « Union de lutte des intellectuels révolutionnaires », dont il reproduit à la fin du volume la déclaration de constitution et les 13 signatures (p. 496-500). Le livre contient les essais de Breton écrits d’avril à octobre 1935, qui présentent entre eux de remarquables fluctuations politiques. Si les conférences données à Prague sur la « Position politique de l’art d’aujourd’hui » sont toujours conformes au communisme, Du temps que les surréalistes avaient raison, publiée au mois d’août, après l’incident du Congrès international pour la défense de la culture, sanctionne la rupture avec le PCF et l’URSS, dont le régime actuel est, pour Breton, « la négation même de ce qu’il devrait être et de ce qu’il a été » (p. 471).

Dans cette perspective, la création de Contre-Attaque réaffirme l’engagement politique et révolutionnaire de Breton et de ses amis dans un groupe nouveau : l’abandon du PCF ne signifie pas l’isolement dans une tour d’ivoire ! La lutte se poursuit ailleurs.

Fondé en septembre 1935 – le manifeste inaugural date du 7 octobre –, le mouvement Contre-Attaque réunissait les surréalistes et leurs sympathisants, puis ceux qu’on appelait les      « souvariniens », soit les anciens membres du Cercle communiste-démocratique de Souvarine, réunis autour de Bataille, et finalement quelques isolés. Contre-Attaque était divisée en deux circonscriptions géographiques, le groupe Sade, rive droite, et le groupe Marat, rive gauche (le choix des noms, Sade et Marat, est significatif !). Bataille et Breton appartenaient au premier, qui comptait vingt-huit membres. Contre-Attaque en eut, au total, entre cinquante et soixante-dix.

 

Rapprochés par une stratégie politique partagée, Breton et Bataille cosignent plusieurs tracts. Lors des réunions, ils prennent la parole ensemble. Ensemble, ils conçoivent également les Cahiers de Contre-Attaque : des cahiers qui, à l’exception d’une première et unique livraison, ne paraîtront jamais, mais dont le programme est quand même très intéressant, en ce qu’il fait état d’une intention partagée, d’une collaboration étroite.

Parmi les douze cahiers prévus, deux auraient dû être rédigés par André Breton et Georges Bataille : Mort aux esclaves, présenté comme « actuellement sous presse », et L’autorité, les foules et les chefs (ce dernier par Bataille et Breton, avec Bataille en premier nom), qui proposait une référence intéressante à la « psychologie collective »[4].

Pour comprendre le fascisme rampant, l’analyse marxiste ne suffisait plus : il fallait l’intégrer par l’étude des superstructures sociales. Et pour combattre le fascisme, il fallait « une tactique renouvelée », capable d’utiliser l’aspiration fondamentale des hommes à l’exaltation affective et au fanatisme : une tactique empruntant les armes politiques créées par le fascisme, mais à des fins opposées, au profit de la cause des travailleurs[5].

L’histoire de Contre-Attaque est connue : le mouvement aura une courte vie, environ six mois, de septembre 1935 à mars 1936. Il se terminera mal, avec un net contraste entre Breton et les surréalistes d’un côté et Bataille de l’autre, qui va aussitôt fonder Acéphale [6].

Une note, dite « de rupture », que signent Breton et d’autres surréalistes, paraît dans le journal L’Œuvre du 24 mars 1936 :

Les adhérents surréalistes du groupe « Contre-Attaque » enregistrent avec satisfaction la dissolution du dit groupe, au sein duquel s’étaient manifestées des tendances dites « sur-fascistes », dont le caractère purement fasciste s’est montré de plus en plus flagrant. Ils désavouent par avance toute publication qui pourrait être faite encore au nom de « Contre-Attaque » (tel qu’un Cahier de Contre-Attaque n° 1, quand il n’y en aura pas de suivants). Ils saisissent l’occasion de cette mise en garde pour affirmer leur attachement inébranlable aux traditions révolutionnaires du mouvement ouvrier international[7].

En effet, l’accusation de « sur-fascisme », qui n’aurait été que du fascisme tout court, pèsera lourdement sur Bataille jusqu’à des lectures plus récentes[8].

De cette collaboration, brève mais intense, la lecture généralement proposée présente un Breton très influencé par Bataille, tout autant dans le choix des sujets que dans le lexique : comme si Contre-Attaque n’avait appartenu qu’au seul Bataille, dont Breton aurait été un court moment infecté.

Les éditeurs des œuvres complètes de Breton sont très clairs sur les trois interventions inédites à Contre-Attaque. Marguerite Bonnet indique dans la Notice que ses interventions au groupe Contre-Attaque, à la fin de 1935, jusqu’ici totalement inconnues, même sous forme de résumés ou de trace, révèlent qu’il a, durant quelques mois, été influencé de façon indubitable par la pensée de Georges Bataille : ce dernier, plus porté à interroger la structure psychologique du fascisme que ses origines historiques et économiques, proposait alors d’allumer pour le combattre un contre-feu nourri des matériaux hitlériens eux-mêmes – exaltation affective, fanatisme, recours à l’irrationnel –, attitude que Breton a reprise à son compte quelque temps, avant de l’abandonner d’un coup, comme le montre la déclaration surréaliste au journal L’Œuvre du 24 mars 1936, qu’il signe et vraisemblablement inspire[9].

Dans le même volume, Philippe Bernier affirme dans la notule[10] que ces interventions sont « curieuses à plus d’un titre », et qu’« elles ne laissent pas de surprendre ». L’appel à la violence est, dans ces textes, autrement plus marqué que dans les tracts surréalistes, et « elle relève incontestablement d’une contagion des idées et du vocabulaire de Bataille ». Dans ces idées – exaltation affective à provoquer dans les masses, utilisation de l’irrationnel, du fanatisme –, on reconnaît le butin pris à l’ennemi que veut combattre Contre-Attaque, le fascisme : « Ils sont en tout cas d’une nouveauté absolue dans la bouche de Breton », et il n’est pas surprenant de voir ce dernier abandonner d’un coup cette phraséologie dans la déclaration à L’Œuvre.

Michel Surya, à la suite d’Henri Dubief, partage le même avis :

Il ne fait cependant pas de doute que Contre-Attaque appartint à Bataille ; que les idées défendues et le style adopté furent les siens ; qu’en cela, son ascendant politique sur Breton joua pleinement[11].

Si la convergence lexicale et idéologique entre les deux auteurs au cours de cette période est certes réelle, je ne pense pas qu’il soit juste pour autant d’aplatir la position de Breton sur celle de Bataille.

À une lecture attentive, les trois interventions inédites de Breton à Contre-Attaque révèlent une fidélité à lui-même, aux lignes inspiratrices du surréalisme. Surtout, la référence à la Psychologie de masse et analyse du Moi [12] de Freud, certainement inspirée par l’analyse que Bataille en avait faite dans son texte de 1933 sur La structure psychologique du fascisme [13], présente une nuance personnelle, peut-être moins pessimiste, et plus conforme aux thèmes freudiens aimés par le mouvement dans les années 1920. Peut-on parler d’une différente valeur d’usage de Freud ?

Rappelons-nous que les surréalistes, les premiers à propager la psychanalyse en France[14], en avaient mis en valeur certains aspects dès les années 1920 : l’imagination, le rêve, le merveilleux… Il suffit de rappeler le Manifeste de 1924 (O. C., I, 316-317) :

Il faut en rendre grâce aux découvertes de Freud […] L’imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits. […] C’est à très juste titre que Freud a fait porter sa critique sur le rêve.

Ou encore, pour la poésie de la folie, qu’on songe à Nadja et à L’Immaculée Conception.

Dans les écrits parus dans Documents [15], Bataille donne de Freud une lecture tout autre. Pour lui    – qui, ayant fait une analyse personnelle, connaissait la pratique analytique –, Freud est le matérialisme[16], la réduction du refoulement et, par là, l’élimination du symbolisme : c’est la volonté de faire la lumière sur l’inconscient, non l’exaltation du mystère [17]! L’inconscient est une obsession irrésistible, c’est l’automutilation, comme dans la folie et dans les pratiques primitives, comme chez Van Gogh[18].

La référence à Freud était donc partagée, mais présentait une valeur d’usage différente ! Tel fut également le cas pour Sade[19].

Même la référence à la psychologie des masses par rapport à la situation politique des années 1930 semblerait avoir, chez les deux auteurs, une valeur d’usage différente.

Dans le premier texte inédit du 11 novembre 1935, Breton, après avoir réaffirmé que l’heure est grave et que la nouvelle situation, suscitant une agitation extrême, doit à tout prix être dominée, prône l’exigence d’une langue nouvelle : un langage à inventer, qui est de nature à prendre aujourd’hui une valeur révolutionnaire par rapport à l’utilisation actuellement fétichiste, parasitaire et équivoque du vocabulaire marxiste. En ce sens, Contre-Attaque ne dédaignera pas d’utiliser, comme les fascistes, l’exaltation émotionnelle et le fanatisme, même si à des fins, sans ambiguïté possible, contraires aux leurs. Et il cite, à titre de curiosité, une lettre reçue l’année précédente, sans pour autant en nommer l’auteur, parce que celui-ci n’est plus un révolutionnaire : en fait, on sait qu’il s’agissait de Jules Monnerot, un militant de gauche, proche des surréalistes à l’époque.

Jules Monnerot affirmait que le surréalisme devrait tenter de réduire le phénomène hitlérien à ses composantes humaines : qu’il devrait, ainsi que le rapporte Breton (II, 591-592),

composer des projets pour une utilisation autre que l’utilisation par les vieilles puissances (féodalité, grande industrie, religion catholique) de ces solides et vivaces composantes. L’explication qu’on peut déduire de Marx, telle qu’elle a par exemple été exposée par Trotsky, n’est nullement fausse, mais ne fait que déblayer le terrain. Elle doit se compléter par exemple par l’étude des « foules naturelles » et des « foules artificielles » qu’on peut lire dans Psychologie collective et analyse du Moi de Freud. Et par d’autres études qu’il nous appartient d’entreprendre, aux termes desquelles il faudrait pouvoir proposer des solutions aussi agréables aux masses et aux individus que l’hitlérisme. […] À la suite de Feuerbach, de Marx et de Freud, non seulement déceler le mécanisme de la mystification mystique, […] mais fournir le plan de dérivations nouvelles, plus favorables à la joie de l’homme.

Monnerot connaissait-il l’analyse de la Psychologie collective de Freud, réalisée par Bataille dans La structure psychologique du fascisme ? C’est probable. Mais certaines références spécifiques     – telles le freudo-marxisme et les études de Tzara et de Dalí, parues dans Minotaure et portant, respectivement, sur les chapeaux de femme et sur le modern style (« les seules études de mœurs actuellement possibles ») – sont résolument surréalistes.

Il est intéressant de noter que Breton, pour comprendre le fascisme (ou, pour mieux le dire, l’hitlérisme : on sait à quel point Dalí, par exemple, était obsédé par le sujet), se réfère à la Psychologie collective de Freud, mais sans citer l’essai de Bataille. Il le connaissait sûrement, dès lors que les contributions de La Critique sociale circulaient parmi les membres de Contre-Attaque ; mais le philtre de la lecture de Monnerot les adaptait à la tradition surréaliste.

Breton revient plus longuement sur Freud lors de sa troisième intervention à Contre-Attaque, celle du 8 décembre 1935, lors d’une réunion consacrée à L’exaltation affective et les mouvements politiques (O.C., II, p. 601-611). Après une courte échappée sur l’actualité la plus décevante, Breton réitère la nécessité d’un groupe politique solide et compact, capable de faire face aux forces de la réaction. Et, fidèle à une idée du socialisme comme un saut, du règne de la nécessité dans le règne de la liberté, il cite Trotsky : la conférence que celui-ci tint à Copenhague en novembre 1932 pour le cinquième anniversaire de la révolution russe, une belle leçon de marxisme vivant, s’achevant sur une référence à Freud :

Par la main géniale de Sigmund Freud, la psychanalyse souleva le couvercle du puits nommé poétiquement « l’âme » de l’homme. Et qu’est-il apparu ? Notre pensée consciente ne constitue qu’une partie dans le travail des obscures forces psychiques. […] Pour que la pensée humaine descende au fond de son propre puits psychique, elle doit éclairer les forces motrices mystérieuses de l’âme et les soumettre à la raison et à la volonté.

Breton reprend ensuite Freud, présenté avec le soutien politique du marxisme vivant de Trotsky : « c’est, en effet, Freud, qui dans le cas présent, pourra le mieux nous aider à répondre aux questions que je posais ».

Quel est le secret d’un lien valable entre les hommes ? Dans Psychologie collective et analyse du Moi, Freud présente deux modèles de foules artificielles permanentes, remarquablement organisées : l’Église et l’armée. Selon Freud, une formation collective se caractérise par l’établissement de nouveaux liens affectifs entre ses membres : ce sont des tendances érotiques, au but certes inhibé, mais qui n’ont rien perdu de leur énergie. L’aspect érotique fait place à ce que Freud appelle « identification » : un phénomène, par lequel le Moi chercherait à se rendre semblable à ce qu’il s’est proposé comme modèle. La foule se caractérise, aux yeux de Freud, comme un assemblage d’individus, ayant réalisé une identification commune, identification fondée sur une communauté affective.

Dans sa lecture d’une identification sur le plan égalitaire, Breton omet de propos délibéré la question du chef ! A Bataille, au contraire, la Psychologie collective de Freud offre précisément la clé pour comprendre la fascination du chef exerçant son pouvoir sur la foule, ainsi que la diabolisation des « intouchables » (l’autre, le différent, le juif) en tant qu’aspects complémentaires du sacré[20].

Pour mieux centrer cette identification sur le plan égalitaire, Breton a recours à Hegel et au thème phénoménologique de la lutte pour la reconnaissance dans la dialectique du maître et de l’esclave. En rapprochant les avis de Freud et de Hegel, Breton peut parler, par référence à Totem et Tabou, d’une « communauté fraternelle » : celle qui s’est établie après l’élimination violente du père de la horde. C’est bien cette foule qui l’intéresse : la foule qui décapite à son heure le rois et les dieux !

À dessein, Breton ne s’attarde pas sur l’analyse de la foule que Freud a proposée dans la Psychologie collective : une foule modelée sur la horde primitive, c’est-à-dire « soumise à la domination absolue d’un mâle puissant » (chef, père primordial, maître). C’est que Breton veut emphatiser une autre idée possible de la foule : la communauté fraternelle du passé mythique, qui est également celle de l’avenir.

Si Gustave Le Bon, cité par Freud, caractérise la foule par « la prédominance de la personnalité inconsciente, l’orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans le même sens, la tendance à transformer immédiatement en actes les idées suggérées »[21], eh bien, dit Breton, nous ne devons pas craindre de regarder en face cette image sombre : le mal est la forme sous laquelle se présente le moteur du développement historique, ainsi que l’enseigne Hegel repris par Engels. Nous devons avoir le courage de vouloir ce mal et de rompre avec la conduite grossièrement humanitaire, qui fait partie de l’héritage chrétien. Le fanatisme auquel Breton en appelle « n’a cependant aucunement dépassé notre pensée »[22] : « Oui, nous avons bien en vue le déchaînement d’une force aveugle », affirme Breton, et tant pis si le niveau intellectuel baisse ! « Nous sommes avec ceux qui tuent [le père], […] nous sommes pour Sade en prison, […] nous sommes pour le vieux manichéisme éternellement jeune qui fleurit comme pour la première fois, à jamais, dans Les Chants de Maldoror ».

La coïncidence du Moi avec l’Idéal du Moi produit toujours un sentiment de triomphe, dit Freud dans la Psychologie collective, tandis que le sentiment de culpabilité (ou d’infériorité) peut être considéré comme l’expression d’un état de tension entre le Moi et l’Idéal. Eh bien – dit Breton –, nous sommes pour le triomphe au sens freudien, nous rejetons les restrictions, auxquelles l’individu devrait se plier. Le masochisme n’est pas notre fort : de notre participation à la formation de la société idéale, nous attendons, non le martyre, mais bien notre satisfaction au sens hégélien.

Ce passage confirme ultérieurement que Breton a lu Freud d’après sa perspective personnelle. Le triomphe dont Freud parle dans la Psychologie collective est une satisfaction de soi, qu’aucune critique ne vient perturber : c’est donc une sensation régressive, née du lien avec le chef, supposé être le modèle idéal ; mais dans la communauté fraternelle, qui s’est débarrassée de son propre chef, cela change du tout au tout.

Le texte de Freud, publié en 1921, mais écrit en même temps qu’au-delà du principe de plaisir en 1919-1920, et contemporain de l’introduction de la notion de pulsion de mort, reflet les considérations amères du père de la psychanalyse au sujet de la guerre, qui venait de s’achever : la masse est une régression vers la horde primitive et archaïque. Bataille, reprenant le pessimisme et la lucidité de Freud, fait référence à la Psychologie collective en tant que clé de la lecture du fascisme. Chez Breton, en revanche, le ton est différent : l’inconscient est aussi et d’abord une potentialité, une incitation à la révolte et au meurtre du Père – en fait, au triomphe.

Le texte de Breton s’achève sur une intéressante allusion au magique : « Contre-Attaque, par le fait même qu’elle a cru devoir, dans les circonstances présentes, proclamer le primat de l’affectif sur le rationnel, s’est placée, bon gré mal gré, dans le cadre magique » (p. 610-611). Et le magique – un mot nettement surréaliste – unit l’action au rêve, la réalité à l’affectivité.

Pour conclure, je voudrais mentionner les propos tenus par Antonin Artaud le 26 février 1936, lors de sa première conférence mexicaine, consacrée à « Surréalisme et révolution »[23]. Ce texte confirme une possible lecture de l’engagement de Breton à Contre-Attaque sur la base d’une tradition essentiellement surréaliste plutôt qu’aplati sur les positions étrangères de Bataille. Pendant les années où Artaud avait activement participé au mouvement, de 1924 à 1926, le surréalisme était :

« violence », « esprit blasphématoire et sacrilège », « révolte morale […] contre toute coercition ». Et d’abord la coercition du Père. Le mouvement surréaliste tout entier a été une profonde, une intérieure insurrection contre toutes les formes du Père. (p. 685)

Et il le demeurait encore.

À titre purement documentaire, Artaud cite le dernier manifeste surréaliste, qui donne la nouvelle orientation politique du mouvement : c’est un manifeste de Contre-Attaque ! Dans le tract de la réunion du 5 janvier 1936 au Grenier des Augustins, portant sur La Patrie et la Famille – Contre l’abandon de la position révolutionnaire – Réunion de protestation, on peut lire :

Un homme qui admet la patrie, un homme qui lutte pour la famille, c’est un homme qui trahit. […] Père, Patrie, Patron, telle est la trilogie qui sert de base à la vieille société patriarcale et aujourd’hui à la chiennerie fasciste. […] Les hommes […] se soulèveront un jour […]. Ils achèveront alors de ruiner la vieille trilogie patriarcale : ils fonderont la société fraternelle de compagnons de travail, la société de la puissance et de la solidarité humaines. (p. 686)

Dans son commentaire, Artaud affirme :

On peut voir par ce manifeste que le Surréalisme maintient contre la dernière orientation stalinienne les objectifs essentiels du marxisme, c’est-à-dire tous les points virulents par où le marxisme touche à l’homme et veut l’atteindre dans ses secrets ; et l’on doit reconnaître à cette violence obstinée la vieille manière surréaliste, qui ne peut vivre qu’exaspérée. (p. 686)

Bien que ce tract ait probablement été écrit par Bataille, Artaud le reconnaît parfaitement aligné sur les positions surréalistes des années 1920 !


[1] G. Bataille, Lettres à Roger Caillois, 4 août 1935-4 février 1959, présentées et annotées par Jean-Pierre Le Bouler, Bédée, Éditions Folle Avoine, 1987, Lettre du 26 septembre 1935, p. 45.

[2] A. Breton, « Position politique du surréalisme », id., Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1992, p. 415.

[3] Tract signé par Georges Bataille, Jean Dautry et Pierre Kaan, invitant à assister à la réunion du 15 avril 1935 au Café du Bel-Air.

[4] Cf. Les Cahiers de « Contre-Attaque » – Annonce des publications, in : « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, préface de Michel Surya, Paris, Ypsilon éditeur, 2013, p. 97 : « Sans aucune exception, toute révolution jusqu’ici a été suivie d’une individualisation du pouvoir. […] Toutes les ressources de la psychologie collective la plus moderne doivent être employées à la recherche d’une solution heureuse, écartant les facilités utopiques ».

[5] Cf. Manifeste, 7 octobre 1935, in : « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, cit., p. 87.

[6] Pour l’histoire de Contre-Attaque, cf. Henri Dubief, « Témoignage sur Contre-Attaque (1935-1936) », Texture, 6, 1970, p. 52-60 ; Marina Galletti, Georges Bataille, L’Apprenti sorcier. Textes, lettres et documents (1932-1939), Paris, La Différence, 1999 ; « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, cit., où se trouvent réunis les documents principaux.

[7] Chez les surréalistes – Note, 24 mars 1936, in : « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, cit., p  152.

[8] « Sur-fascisme » est une formule trouvée par Jean Dautry pour définir l’orientation du mouvement : elle faisait allusion à l’intention, manifestée par Contre-Attaque, de dépasser et surmonter le fascisme en mettant à contribution l’expérience fasciste elle-même et en détournant les méthodes du fascisme dans une visée révolutionnaire. Sur l’engagement antifasciste de Bataille à l’époque, cf. Marina Galletti, « Réparation à Bataille », in : Ead., Georges Bataille, L’Apprenti sorcier. Textes, lettres et documents (1932-1939), cit.

[9] M. Bonnet, Notice, in : A. Breton, O.C., t. II, cit., p. 1654-1655.

[10] P. Bernier, notule, in : A. Breton, O.C., t. II, cit., p. 1663-1668.

[11] M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992, p. 259-260.

[12] S. Freud, « Psychologie collective et analyse du Moi » (1921), trad. fr. de S. Jankélévitch, in : Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1929.

[13] G. Bataille, « La structure psychologique du fascisme », La Critique sociale, n° 10 et n° 11, novembre 1933 – mars 1934, in : Id, O.C., t. I, Paris, Gallimard, 1970, republiée avec une Postface de M. Surya, Paris, Nouvelles éditions Lignes, 2009.

[14] Cf. P. Scopelliti, L’influence du surréalisme sur la psychanalyse, L’Âge d’Homme, Paris-Lausanne, 20 082.

[15] Documents, (1929-1930), republiés par D. Hollier, Paris, Jean-Michel Place, 1991, 2 vol. Sur Bataille et Documents, je renvoie à mon essai « Bataille e Ejzenštejn. Un incontro sui temi dell’estasi e della crudeltà », in : Georges Bataille. Figure dell’Éros, par F. Bassan et S. Colafranceschi, Milano-Udine, Mimesis, 2016.

[16] Cf. G. Bataille, « Matérialisme » (Documents, n° 3, 1929, « Dictionnaire critique », p. 170) : « Le matérialisme sera regardé comme un idéalisme gâteux dans la mesure où il ne sera pas fondé immédiatement sur les faits psychologiques ou sociaux et non sur des abstractions […] : ainsi c’est à Freud, entre autres […] qu’il faut emprunter une représentation de la matière ».

[17] Cf. Id., « Revue des publications » : Emmanuel Berl, Conformismes freudiens, dans Formes, n° 5, 1930 (Documents, II, n° 5, 1930, p. 310-311).

[18] Cf. Id., « La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Vincent Van Gogh » et la référence au cas clinique de Gaston F., automutilateur (Documents, II, n° 8, 1930, p. 450-460).

[19] Cf. Id., « La valeur d’usage de D.A.F. de Sade », Dossier de la polémique avec André Breton, in : Id., O.C., t. II, Paris, Gallimard, 1970.

[20] Id., La structure psychologique du fascisme, éd. Lignes, cit., p. 22-25. Il serait intéressant de faire une comparaison avec l’essai publié presque simultanément au Danemark, en septembre 1933, par Wilhelm Reich, et portant sur le même sujet : La Psychologie de masse du fascisme. Dans sa Postface à l’essai de Bataille, Michel Surya soutient que les deux textes ont été écrits en toute ignorance l’un de l’autre.

[21] Cf. G. Le Bon, Psychologie des foules, Paris, 1895.

[22] Le fanatisme dont se réclame Breton – mais caractérisant également Contre-Attaque, qu’on surnommait « le mouvement fana » – appartient à la tradition surréaliste : on le retrouve dès la deuxième page du premier Manifeste : « Le seul mot liberté est tout ce qui m’exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain » (O.C., t. I, p. 312).

[23] A. Artaud, « Messages Révolutionnaires », in : Id., Œuvres, éd. établie, présentée et annotée par É. Grossman, Quarto Gallimard, Paris, 2004, p. 685-692.