POUR UNE CORRESPONDANCE GÉNÉRALE d’ANDRÉ BRETON

Pour une correspondance générale d’André Breton 

 

Henri Béhar

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Pour établir l’histoire des avant-gardes européennes, le chercheur (ou même l’amateur) a la chance de pouvoir accéder, en France, à deux ensembles documentaires de première grandeur. Ils se trouvent tous deux conservés à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet (ci-après, en abrégé : BLJD), 8 Place du Panthéon, à Paris [http://bljd.sorbonne.fr/].

Par ordre d’entrée en scène, le premier est le fonds Tristan Tzara, constitué peu après la mort du poète, le 24 décembre 1963, à partir des documents acquis dès 1922 par le couturier-mécène. Il contient notamment « les lettres ou billets adressés à Tzara par près de 700 correspondants au cours des 50 ans de son activité créatrice. La correspondance se compose de lettres des protagonistes de la première génération de l’Esprit nouveau, Apollinaire, Braque, Delaunay, Gris, Max Jacob, Matisse, Reverdy, comme de la génération surréaliste : Aragon, Breton, Char, Crevel, Desnos, Eluard, Picabia, Ponge, Ribemont-Dessaignes, Soupault, ou des lettres d’artistes : Arp, Max Ernst, Giacometti, Klee, Schwitters, Tanguy », nous informe la notice du catalogue.

Je précise, à mon tour, que ladite « génération surréaliste » est aussi et avant tout la « génération Dada », si l’on tient à parler en termes socio-historiques. Fait remarquable : les correspondants de Tzara résident dans tous les points de l’Europe et des États-Unis ; ils lui écrivent souvent dans leur propre langue, en français, en allemand et en anglais, mais aussi dans les langues de l’Europe centrale, si bien que l’on a pu constituer et publier des ensembles roumains[1], hongrois[2], etc. Plus ou moins prolixes, ces correspondants lui ont adressé environ 20 000 lettres ou billets, tandis qu’on ne peut lire que 24 lettres de Tzara lui-même (le lecteur curieux pourra faire la somme exacte de ces missives en consultant le catalogue de la correspondance classée dans l’ordre alphabétique des scripteurs).

Le deuxième ensemble a été constitué par André Breton lui-même, dès qu’il est entré en relation avec Jacques Doucet. Il s’est enrichi à plusieurs reprises, particulièrement en 2003, lors de la vente de l’Atelier André Breton, et par les versements constitués par Jacqueline Lamba, Elisa Breton, Aube Elléouet-Breton. André Breton a lui-même conservé jusqu’à la fin de sa vie les lettres et billets que lui adressèrent 320 correspondants.

Son testament précisait qu’il faisait don de cet ensemble à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet (BLJD), charge à elle de la conserver selon ses bons principes. Pour des raisons sur lesquelles il n’est pas nécessaire de s’étendre ici (elles sont explicitées dans ma biographie, André Breton, le Grand Indésirable), il stipulait qu’un délai de cinquante ans devait séparer son décès de leur publication. Mais il n’était pas interdit d’en prendre connaissance. De toute façon, la question ne se pose plus aujourd’hui : tout le monde peut lire ce courrier, en publier des extraits ou même la totalité, pour peu qu’on observe les règles relatives au droit d’auteur.

Car le fait remarquable est que le destinataire de ces deux ou trois mille lettres n’a pas conservé copie de ses propres missives, à quelques exceptions près.

Il y a beau temps que j‘ai souhaité une publication de la correspondance générale de ces deux poètes. La tâche est considérable. Elle suppose la constitution, pour l’un comme pour l’autre, d’une équipe suffisamment spécialisée pour la traiter convenablement, avec, au préalable, l’engagement d’un éditeur responsable. L’adjectif « générale » a un sens bien précis dans notre domaine. Il s’agit de rassembler non seulement toutes les lettres reçues par l’auteur, mais aussi toutes celles qu’il a fait parvenir à tous ses correspondants et qui, nous l’avons vu, ne se trouvent pas spécialement au fonds Doucet. La tâche est (relativement) facilitée dans le premier cas, puisque Breton, comme Tzara, a conservé, sa vie durant, le courrier qu’on lui faisait parvenir.

S’il est à peu près certain que leurs correspondants ont, pour la plupart, conservé leurs missives, conscients qu’ils étaient de leur valeur informative, sinon vénale, il n’est pas facile de les retrouver, ou de pister leurs ayants-droit, ni même de mettre la main sur des lettres mal conservées, enfouies dans des coffres dont la ferrure est depuis longtemps rouillée. Sans parler des scrupules de ces détenteurs qui ont l’impression de fouler un interdit d’ordre religieux s’ils livrent au public les éléments d’une vie qu’eux-mêmes s’étaient interdit de fouiller. Cependant, j’y insiste, il est indispensable de rassembler et de publier des correspondances croisées. J’ai eu le bonheur de publier les lettres échangées entre Saint John Perse et André Breton (Europe, n° 799-800, 1995). Chacun peut en faire l’expérience et vérifier sur pièces que la seule correspondance de l’un ou de l’autre n’a pas de sens, ou, disons pour ne vexer personne, qu’elle n’a pas le même sens !

La correspondance adressée à Tristan Tzara, que j’ai parcourue globalement afin d’établir ses Œuvres complètes (Flammarion, 6 volumes) n’a jamais fait l’objet d’aucune interdiction. J’ai dit à plusieurs reprises, l’intérêt considérable qu’elle pouvait présenter aux yeux du public avide d’informations sur la jeune école poétique roumaine, Dada, le surréalisme et, pour tout dire, les avant-gardes européennes entre 1915 et 1963. Sans se cacher la difficulté que représente la recherche des lettres originales du destinataire, il me semblait assez facile d’entreprendre cette correspondance générale, dans l’ordre du classement alphabétique adopté par la BLJD, le classement chronologique en découlant naturellement.

J’ai suivi plusieurs débuts prometteurs, qui s’arrêtèrent au premier obstacle survenu. Croyez bien que je n’y porte aucune ironie, tant ce genre de travail éditorial est ingrat. Autrefois, avant 1969 pour simplifier, il était admis qu’en complément d’une thèse principale portant, selon l’usage, sur l’homme et l’œuvre, les candidats soutenaient une thèse secondaire consistant en l’établissement d’une correspondance, nécessairement partielle. La soutenance impliquant alors l’impression (ou tout du moins des épreuves), l’État prenait à sa charge une partie de la facture d’imprimeur. Ce n’était qu’un pis-aller au regard de l’ambition que représente une correspondance générale, du moins pouvait-on envisager que plusieurs de ces thèses secondaires additionnées, on arriverait au grand œuvre que je postulais. Or, les perspectives de carrière disparaissant avec cette « petite thèse », les directeurs de thèse refusant le plus souvent de patronner une thèse de cette nature, la perspective envisagée s’est vite effacée.

Inutile, je pense, de se livrer ici à la définition du concept de correspondance générale, d’autant plus que chacun aurait la sienne. Mieux vaut se reporter à quelques correspondances célèbres, plus ou moins générales, telle celle de Mérimée, de George Sand, de Berlioz, de Mirbeau récemment. Il y a désormais les éditions numériques, telle celle de Flaubert, qui ont l’extrême avantage de nous conduire, en un clic, d’un correspondant à l’autre, et de nous fournir des index de toutes sortes, à commencer par la chronologie. Mais, je le répète, la correspondance d’un auteur n’a d’intérêt que si elle est collective, recueillant toutes les missives de et à tel auteur, quel que soit leur intérêt intrinsèque. Car toutes peuvent aider le lecteur, l’annotateur, à préciser une date, un lieu de séjour, une activité plus ou moins déclarée. « Il faut tout publier », disait Apollinaire. Il faut le prendre au mot.

On distinguera la correspondance croisée de la correspondance générale. La première n’est qu’un sous-ensemble de la seconde comme, par exemple, les lettres de George Sand à Victor Hugo, et réciproquement. Cette formule est celle qui a la préférence des éditeurs, de nos jours.

Dans la note sur la Correspondance d’André Breton avec Tristan Tzara et Francis Picabia, 1919-1924, Gallimard, 2017, après avoir indiqué que c’était là le premier volume de correspondance croisée, tandis que les précédents volumes de la même série ne contenaient que les lettres, soit de Breton à Doucet, soit de Simone Kahn à Breton, je me suis pris à rêver « d’une correspondance générale et croisée d’André Breton, publiée dans l’ordre chronologique. Certes, la tâche était d’une grande amplitude, mais pas insurmontable si l’on acceptait de s’y mettre à plusieurs et de suivre le même protocole, démocratiquement discuté et approuvé. Elle était facilitée par Breton d’abord, qui, dès son plus jeune âge, avait l’habitude de conserver, dater et classer tout ce qu’il recevait, jusqu’à la fin de sa vie. Par sa propre décision, l’ensemble devait aboutir sur les rayons de la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet. Ainsi faisait-il écho à sa propre jeunesse, à son activité auprès du couturier mécène et collectionneur, bouclant la boucle et remettant à ses successeurs un ensemble magistralement constitué. »

On aura compris que cette rêverie me fut refusée par l’éditeur. Il est temps de dire publiquement comment les choses se sont passées.

Tout découle de l’initiative prise par Aube Elléouët-Breton dès 2011. Après nous avoir demandé de collaborer à la publication de la correspondance de son père, dont elle est l’unique ayant-droit, elle saisit ainsi le Président-directeur général des éditions Gallimard :

[Pièce n° 1]

Aube ELLÉOUËT-BRETON

1er décembre 2011

Monsieur Antoine GALLIMARD

Édition Gallimard
5, Rue Gaston-Gallimard
75007 PARIS

 

Cher Monsieur,

Les dispositions testamentaires prises par mon père concernant sa correspondance
privée [« tant les lettres d’intérêt littéraire, que d’intérêt sentimental, ou autre, (en dehors de
celles que j’ai pu adresser à ma femme et à ma fille), dont elles disposeront librement »]
stipulaient qu’il désirait que ses lettres ne soient publiées « qu’au plus tôt cinquante ans après
[son] décès ». J’ai respecté scrupuleusement les termes de ces prescriptions depuis quarante-
cinq ans et la publication, par vos éditions, des Lettres à Aube n’était qu’une exception
explicitée par mon père. Aujourd’hui, cinq ans avant la levée de l’interdiction de livrer cette
correspondance au public, je m’inquiète un peu face au frémissement d’impatience qui
commence à se manifester avant 2016. C’est pourquoi je souhaitais m’ouvrir à vous des
dispositions à envisager quant à la mise en chantier de l’édition de cette correspondance
considérable et fabuleuse.

Il va de soi que ces multiples volumes de correspondance : André Breton/Simone
Kahn, André Breton/Louis Aragon, André Breton/Paul Éluard, etc., ne peuvent être publiés
ailleurs que chez Gallimard où toute l’œuvre de mon père est réunie. Une publication
chronologique ? Dans « Les Cahiers de la NRF » ? qui accueillent déjà la correspondance
André Gide/PaulValéry et Pieyre de Mandiargues/Jean Paulhan, par exemple ? (Tous
correspondants de Breton.)

Ne pensez-vous pas que les années qui nous séparent de 2016 pourraient permettre
d’ébaucher un calendrier des premières publications?  et d’envisager le choix de ceux qui
seront, éventuellement, habilités à établir, annoter et préfacer ces volumes ? Avec l’accord de
Sylvie Sator, fille de Simone Kahn, Jean-Michel Goutier travaille déjà, depuis plusieurs
années, sur les lettres de mon père à sa première femme qui relatent, presque jour après jour,
la période de gestation du surréalisme. J’ai demandé également à Henri Béhar de s’associer à
notre ambitieux projet et j’envisage de consulter Étienne-Alain Hubert, responsable des
volumes de la Pléiade André Breton sur ses intentions.

Vos remarques et vos suggestions contribueront, je n’en doute pas, à apaiser mon
inquiétude quant à ce passionnant mais lourd programme à envisager.

Je vous prie d’agréer, Cher Monsieur, l’assurance de ma respectueuse sympathie.

[Signé Aube Elléouët]

Copies envoyées à : Sylvie Sator, Jean-Michel Goutier, Henri Béhar, Étienne-Alain Hubert

Ce texte résulte, à l’évidence, des discussions que nous avions eues au Conseil scientifique de ce qui finit par se nommer l’Association Atelier André Breton (AAAB). Aube tenait à ce que Gallimard prenne en charge la publication de la correspondance de son père. Elle voulait alors publier la totalité des lettres écrites ou reçues par son père, sans aucune sélection. C’est bien ce que je nomme une correspondance générale. À noter que, si Gallimard a racheté les droits de certains livres, il ne fut pas l’éditeur le plus important de Breton, qui avait de bien meilleurs rapports avec Léon Pierre-Quint et Edmond Bomsel, responsables au Sagittaire. Un examen rapide de la bibliographie le prouverait aisément. Cet éditeur a disparu, hélas, mais il en est bien d’autres qui souhaiteraient prendre sa place tout en souscrivant aux désirs d’Aube. Il me semble que l’édition française, tenant compte de l’émergence du numérique, serait à même de rivaliser en qualité avec la prestigieuse collection des Grands Écrivains de la France publiée chez Hachette, ou bien avec les Classiques Garnier, spécialisés dans ce domaine, comme me l’a confirmé leur actuel directeur.

Fort de la confiance qu’elle m’accorde, j’ai pensé traduire les désirs d’Aube Breton en poduisant un projet général destiné à Antoine Gallimard. J’en ai montré le brouillon à Jean-Michel Goutier qui tente, avec moi, de concrétiser cette édition. Le voici :

(PROJET, non expédié)

  1. Antoine GALLIMARD

Éditions Gallimard
5 rue Sébastien-Bottin
75007 PARIS

Objet : correspondance générale André Breton

Cher Monsieur,

Faisant suite au courrier que Madame Aube Elléouët-Breton vous a adressé le 30 août 2011, nous vous prions de bien vouloir trouver ci-joint un projet d’édition de la correspondance générale d’André Breton, aux éditions Gallimard s’entend, et dans la collection que vous jugerez la plus appropriée.

S’il est évident que les correspondances croisées de Breton avec Aragon, Éluard, Paulhan, Péret, etc. recueilleraient toute l’attention du public, il ne faut pas oublier que le créateur et principal animateur du surréalisme a su maintenir ce mouvement en vie durant toute son existence, et que c’est désormais ce rapport constant entre les penseurs, artistes et créateurs les plus remarquables du XXe siècle qui requiert l’intérêt des lecteurs.

En décidant, par testament, de déposer au fons Doucet toute la correspondance qu’il avait reçue et conservée tout au long des années, André Breton entendait bien l’ouvrir au public après un délai qu’il avait lui-même fixé.

Cet ensemble documentaire de 1 024 correspondants représente un minimum de 7 500 pages, sans compter l’annotation indispensable. De fait, il convient de multiplier cette évaluation par deux dans le cadre d’une correspondance croisée, charge à nous de retrouver le millier de correspondants (ou leurs ayants-droit) détenteurs des lettres d’André Breton lui-même.

Heureusement, ce travail de collecte et d’établissement de texte ne part pas de rien. Outre quelques correspondances partielles déjà publiées, nous avons pu localiser la plupart des fonds publics et quelques-uns privés où se trouvent les lettres de Breton, en France et aux USA.

La principale question qui demeure est de savoir si vous êtes disposé à vous engager dans la publication de longue haleine d’une correspondance générale suivant l’ordre chronologique, qui requiert les soins de toute une équipe de collaborateurs dont nous assurerions la coordination.

En vous remerciant…

Signatures

P.J. :

  1. Inventaire alphabétique des correspondants d’André Breton à la BLJD.
  2. Inventaire des lettres adressées par André Breton dans les fonds publics.

Une certaine discordance chronologique, que je ne m’explique pas, n’aura pas échappé au lecteur perspicace. Je ne doute pas qu’un des acteurs de l’entreprise ne vienne éclairer ma lanterne.

Jean-Michel Goutier a une parfaite connaissance des pratiques de la Maison, comme on dit rue Gaston-Gallimard. Ne vient-il pas d’y publier un ensemble de poèmes-objet d’André Breton sous le titre Je vois J’imagine ? Il est aussi en rapport avec un directeur de collection désigné par Antoine Gallimard pour suivre cette publication de la correspondance. À son avis, Gallimard ne voudra pas d’une correspondance générale et se contentera d’une série de livres attractifs dans la collection Blanche. Je rempoche ma lettre et nous nous contentons de dresser la liste des cinq ouvrages les plus urgents, si l’on peut dire, en proposant le nom de la personne la mieux qualifiée, à nos yeux, pour établir et commenter le texte. Il n’est plus question d’employer le concept de correspondance générale, susceptible d’effrayer nos interlocuteurs.

Au début de l’été suivant, Ludovic Escande, l’éditeur choisi par Gallimard, réunit autour d’Aube Elléouët les personnes citées ci-dessus pour fixer le programme de travail et le calendrier de publication des ouvrages à paraître dès la fin septembre 2016. C’est évidemment le projet exposé par Jean-Michel Goutier qui sert de base de discussion, tandis qu’Aube redit les souhaits qu’elle n’a cessé de formuler. Pour ma part, j’insiste sur le fait qu’on ne saurait écarter certains auteurs fort liés à Breton, même s’ils lui ont peu écrit. Je répète qu’il faut tout publier, dans un ordre alphanumérique. Tous les lecteurs nés avec l’ordinateur me comprendront. Prenons un exemple familier : nul ne conteste la nécessité de publier un ensemble de correspondance croisée autour de Breton-Tzara. Il serait aisé d’y associer tous les protagonistes de la geste dadaïste, dans une tranche de temps allant de 1916 à 1923. Mais on ne saurait éliminer la correspondance de Jacques Vaché avec Breton, ni celle de son meilleur ami de collège, Théodore Fraenkel.

Même si l’adhésion de Breton à Dada fut de courte durée, je reconnais que la constitution d’un tel ensemble épistolaire dépasse le cadre d’un seul volume, et que la publication des lettres dans un ordre strictement chronologique risque d’introduire de la confusion. Mais un certain nombre de tableaux (qu’ils soient produits manuellement ou automatiquement) remettront vite le lecteur dans sa logique préférée.

En fait, s’il préserve l’équilibre financier, le choix éditorial de Gallimard privilégie un certain nombre de correspondants bien connus du public, et renvoie les autres aux oubliettes. On ne saurait se satisfaire d’une telle solution qui introduit une forte hiérarchisation dans un domaine qui ne peut s’y prêter. Certains considèrent que Paul Eluard est un plus grand poète que Jean Cocteau. Soit. Mais l’échange de correspondance ne relève pas de critères de choix identiques. Nous passons de l’esthétique à la théorie de l’information. Telle lettre, par laquelle Gaston Bachelard affirme vouloir constituer le surrationalisme, est bien plus précieuse à nos yeux que celle où un correspondant étranger souhaite rencontrer Breton. Or la lettre à laquelle je pense se trouve avoir été expédiée par Vítězslav Nezval, le chef de file du Poétisme, qui, par la suite, engagera ses amis à constituer le surréalisme tchèque ! L’éditeur n’a pas à nous imposer ses goûts ou ses préférences et, du moment que ces deux documents existent, je veux les lire sur le même plan.

Mais tu n’y pourras rien, me dit-on. Gallimard (c’est-à-dire la raison économique) dicte sa loi. Il faut te soumettre ou te démettre. Ne pouvant me résoudre à un tel choix, je suggère que tout cet ensemble documentaire, dont je viens de parler, fasse l’objet d’un traitement informatique. Des consignes seront établies pour tous les bénévoles qui voudront bien numériser chaque document. Voici un exemple, pris au hasard parmi les documents classés sous la lettre A :

Strasbourg, 9 mars 59, 20 Place de la Cathédrale

Mon cher Breton,

il est temps – je pense du moins qu’il est temps pour moi – de regarder chaque chose en pleine clarté, c’est-à-dire de savoir où j’en suis. Ce n’est pas à la légère qu’après un si long silence je vous écris à nouveau pour vous dire – quoi ? que j’aimerais vous revoir. Je ne prémédite aucun sujet de conversation – d’autre part, j’habite à Strasbourg – simplement je serais heureux de savoir que nous pourrions nous rencontrer un jour et que cela ne vous déplaise pas.

Amicalement.

Maxime Alexandre

Comme vous voyez, j’ai laissé « reposer » ce mot plus de dix jours. 20.3.59

Cette lettre de Maxime Alexandre (1899-1976) est adressée à Breton bien des années après leur séparation. Le poète alsacien qui a tâté de toutes les expériences intellectuelles semble vouloir reprendre contact avec le meneur du surréalisme, sans trop savoir à quoi cela pourrait servir, ni où cela le mènera. Au vrai, il est persuadé que sa missive ne recevra pas de réponse. Or, la suite, nous la connaissons : ce sera un livre, Mémoires d’un surréaliste, La Jeune Parque, 1968, paru après la mort de Breton, qui retrace avec une grande exactitude et une belle sensibilité les moments qu’il a passés auprès de celui qu’il respectait le plus.

Dans un premier temps, ce document, muni des codes nécessaires, sera mis en place sur un site d’un certain renom : le présent site Mélusine, ou encore le site dénommé Atelier André Breton. Il recevra la présentation et l’annotation qui s’imposent, élaborées par le meilleur connaisseur de l’auteur et corrigée par la communauté des lecteurs, comme une notice de Wikipédia, en attendant qu’on puisse le corréler à la réponse de Breton (dont je postule l’existance).

Un tel travail requiert plusieurs dispositions, qui ne sont pas du même ordre :

  1. Constitution d’une équipe de chercheurs s’adonnant à la transcription et à l’annotation
  2. Engagement d’un vaguemestre s’assurant de la cohérence numérique du texte, de son codage, et de sa mise en ligne.
  3. En admettant que l’un des deux sites désignés ci-dessus héberge cette correspondance mise gracieusement à la disposition du public, il faudra obtenir toutes les autorisations nécessaires ainsi qu’un financement garanti. On le sait d’expérience, le bénévolat n’a qu’un temps.

Je soumets ces réflexions aux adhérents de l’APRES et à toutes celles, tous ceux qui voudront bien s’engager dans l’entreprise collective.

Fait à Paris le 24 mai 2018
Henri BÉHAR

ANNEXE

Compléments et corrections :

L’excellente pratique de la Société des Belles Lettres qui imposait la relecture de chaque volume édité par un spécialiste du texte a disparu depuis longtemps. Les correcteurs les plus compétents n’interviennent guère dans nos éditions dites savantes. Si bien que nul ne peut se vanter d’avoir produit un texte zéro défaut.

C’est pourquoi j’ouvre cette rubrique à tous ceux qui voudront bien suggérer des corrections, parfaitement étayées, sur la Correspondance d’André Breton.

Et je commence par le volume que j’ai publié, dans des conditions si hasardeuses qu’il m’a fallu demander trois jeux d’épreuves (alors que l’édition se contente en général de deux). Mais je n’ai qu’à m’en prendre à moi-même si j’ai laissé passer des coquilles ou commis des bévues.

André Breton, Correspondance avec Tristan Tzara et Francis Picabia. Présentée et éditée par Henri Béhar. Paris, Gallimard, 2017, 248 p.

Dès le livre paru, George Sebbag m’a confraternellement signalé un oubli et deux corrections.

Il s’agit d’abord d’un tapuscrit de Tristan Tzara, inséré dans la collection reliée de Littérature réunie par André Breton, désormais conservée par la BLJD. Bien que j’en eusse pris autrefois copie, la lettre ci-dessous m’a échappé car elle ne figure dans aucune bibliographie. Elle n’a jamais été publiée, et l’on n’en trouve aucun écho chez Breton.

Tzara : lettre au directeur de Littérature (cf. PDF)

Transcription et notes

Paris le 18 novembre 1922
15, rue Delambre (XIVe)

Monsieur le Directeur[3],

Dans le N° 6 de votre revue, vous publiez un article injurieux à mon égard signé d’un nom si souvent lu dans les journaux qu’il me faut un réel effort pour l’écrire sans vomir : Francis Picabia. Je sais d’ailleurs que ce vomissement ne déplaît pas à votre collaborateur. Comme je ne suis qu’un petit truqueur pas malhabile, je vous prie de publier cette lettre et vous préviens qu’au cas contraire je serai forcé de recourir à des « truquages » plus efficaces. Je n’ai pas répondu à cette petite et bête mystification signée de Raoul Huelsenbeck, elle était vraiment trop enfantine[4].

Je vous défends de mettre dorénavant mon nom parmi les collaborateurs de votre feuille, comme vous le faites dans vos dernières annonces.

Je n’ai pas encore attaqué F. P. malgré le mal que je pense de lui depuis 2 ans. La raison n’est pas celle que de différentes personnes – assez perfides du reste – ont essayé de donner à mon silence. Ce ne sont pas les quelques articles élogieux que j’ai écrit sur ce petit demi-juif espagnol, « tremblant de plaisir » chaque fois qu’il peut lire son nom imprimé, qui m’ont empêché de penser autrement de lui. Et ce n’est certainement, pas sur cette base sentimentale que je ferai des reproches à mes anciens amis. C’est vrai qu’au moment où Picabia m’a visité en Suisse[5] j’ai écrit quelques mots élogieux sur ce qu’il faisait, en raison d’une sympathie réelle, non pour son œuvre, mais pour le personnage qui a su déployer ses charmes et ses moyens habituels de séduction. Il était plus jeune à cette époque. J’ai aimé ses écrits pour leur vulgarité brutale et bête, mais en attendant la seconde partie plus subtile, avec laquelle, dans mon esprit, elle devait contraster. J’ai été déçu et j’ai attendu longtemps. Ce qui sort sort et ne s’arrête pas de sortir de cet étrange mannequin, ressemble à l’esprit journaliste nommé « d’avant-garde » vers 1895, composé d’éléments rationalistes, la haine des curés, l’esprit dreyfusard, j’accuse, Zola, le génie, la Légion d’honneur et la haine de l’institut. Quand j’ai su plus tard que l’américain Robert J. Coady[6] avait déjà fait dans sa revue « The Soil » des phrases et des rapprochements auxquels ressemblaient trop ceux de Picabia, (qu’Arthur Cravan[7] avait déjà écrit dans sa revue « Maintenant » : « Prenez garde à la peinture »[8], que Marcel Duchamp avait fait en 1912 son premier tableau mécanique[9] et que l’édition de luxe entière du livre de Mme de la Hire « F. Picabia[10] » a été achetée par le même F. Picabia, j’ai commencé à être un peu las des gentillesses de ce monsieur. Je prie M. A. Breton de se souvenir du titre « rastaquouère » qu’il voulait donner à une revue, et que portait aussi un numéro du Festival de la Salle Gaveau. Je ne fais appel ni à sa bonne ni à sa mauvaise foi. Si je n’étais que las de Picabia à ce moment, j’ai été bientôt dégoûté par la répétition incessante, de quelques procédés dus en grande partie à ses bons inspirateurs. Je serai content si cette gymnastique lui apporte la gloire qu’il espère.

Quand on a 45 ans de travail derrière soi, il est temps de cesser d’écrire.

Et si l’on veut inonder ses amis et adeptes d’argent et de gentillesses il ne faut pas le faire dans un but de publicité si immédiate, le « public » pour lequel cette bouillabaisse aigrie travaille, connaît trop bien ces moyens.

Les procédés du scandale s’usent comme la peau, les habits et la plume qu’il tient depuis 30 ans entre ses doigts.

Recevez l’expression du plus profond dégoût que j’éprouve pour ceux qui encouragent la décrépitude, la cuisine électorale, le water-closet des littératures humaines, et les grâces séniles qui se donnent en spectacles.

TRISTAN TZARA

Il y aurait beaucoup à dire sur cette demande d’insertion faisant référence à l’une des nombreuses querelles émaillant l’existence de Dada à Paris. Bornons-nous à en éclairer le contexte. Tzara fait allusion à l’article de Francis Picabia, « Condoléances », paru dans le n° 6, n.s., de Littérature.

Voici l’extrait qui blessa Tzara :

… « M. Tristan Tzara est un homme prévoyant ; il préfère “les fausses gloires aux vraies !”

Mon cher Tzara, je crains bien que vous ne bénéficiiez jamais de l’une ni de l’autre ; parce que quelques hommes se sont amusés avec vous, ce n’est pas une raison pour vous croire un personnage qui attire les yeux du monde entier. Vous êtes un bon petit truqueur, pas maladroit. Vous avez été une distraction semblable à celles que l’on trouve dans tous les théâtres et music-halls durant les entra’ctes, et c’est tout.

Il est certain que vous avez encore moins vendu d’exemplaires de vos œuvres que Rimbaud ou Lautréamont, de là il n’y a qu’un pas à faire pour arriver à suggestionner nos semblables en leur disant que le petit Tzara est le plus grand de tous parce qu’il ne ressemble ni à Napoléon, ni à Wagner !

Ce n’est pas mal imaginé pour plaire aux imbéciles ! … » [Littérature, n.s. n° 6, 1er novembre 1922, p. 9.

Omission d’autant plus regrettable que ce document met en relation les trois acteurs principaux de cette phase dadaïste, donnant le ton de leurs écrits tournés sur eux-mêmes.

2e correction, un passage omis dans la lettre AB à TZR 12 juin 1919

Le gâtisme volontaire : l’édition Gallimard comporte une lacune, survenue lors de la correction des épreuves tierces. Je la corrige ici par un soulignement :

« La lutte est trop inégale, je vois plusieurs manières de succomber : 1° la mort (Lautréamont, Jacques Vaché) ; 2° le gâtisme involontaire : il arrive qu’on se prend au sérieux (Barrès, Gide, Picasso) ; 3° le gâtisme volontaire : réussite dans l’épicerie (Rimbaud), et les intoxications (Jarry, etc.). Mais vous, mon cher ami, comment sortirez-vous ? Répondez-moi, de grâce, voyez-vous une autre fenêtre ? (C’est aussi pour moi que j’interroge.) » p. 54-55.

Cette faute est exactement ce que l’on nomme en typographie un bourdon. Le typographe est allé du même au même, d’une parenthèse à l’autre, en sautant la troisième éventualité. Georges Sebbag attira mon attention sur cette erreur de lecture en précisant qu’il s’en était rendu compte pour avoir cité ce fragment dans un essai : Le Gâtisme volontaire, Sens et Tonka éd.2000, p. 42-43. Dont acte.

Comme Jean-Pierre Lassalle quelques jours auparavant, il me faisait observer que les surréalistes de la dernière période ne se réunissaient pas à La Fontaine de Vénus (p. 30), mais à La Promenade de Vénus. Lapsus d’autant plus regrettable que j’ai moi-même rédigé la notice sur ce lieu de rassemblement des surréalistes dans le Guide du Paris surréaliste (Éd. du Patrimoine, 2012, p. 182).

Tout cela est bien regrettable. Mais cet errata ne saurait prouver que, si je souffre de problèmes de vision, ma compréhension des textes en est fortement compromise. C’est pourquoi je tiens à préciser, à l’intention d’un critique aveuglé par sa détestation, que la phrase suivante : « Ce que je pense de vous, à part cela, vous le savez bien : beaucoup de mal. » (p. 108), est bien de la main de Tzara s’adressant à Breton, le 4 décembre 1922. L’éditeur a pris le soin de répéter, en tête de chaque pièce, le nom de l’auteur et celui du destinataire.


[1] Voir : Henri Béhar, Tristan Tzara. Paris, Oxus (« Les Étrangers de Paris, Les Roumains de Paris »), 2005. 257 p.

[2] Voir : Georges Baal et Henri Béhar, « La correspondance entre les activistes hongrois et Tzara 1920-1932 », Cahiers d’études hongroises, 1990, n° 2, p. 111-133.

[3]. Cette lettre dactylographiée surchargée de corrections manuscrites est adressée au directeur de la revue Littérature, dont la nouvelle série était dirigée par le seul André Breton depuis mars 1922. Disons d’emblée qu’il n’a pas déféré à la demande de Tzara.

[4] « Il y a un homme à qui peut-être quelque chose d’étrange est arrivé : Richard Huelsenbeck, deux récits singuliers écrits, disparaît sans laisser d’adresse. Sa place reste vide et ses amis continuent à chanter de petits refrains mélancoliques. » Dernier été, id., ibid. p. 22.

[5]. Picabia qui soignait une profonde dépression à Bex (Suisse) s’est rendu à Zurich durant trois semaines jusqu’au 8 février 1919 pour y rencontrer Tzara quasi quotidiennement.

[6]. Robert J. Coady New York, 1881 – ???], propriétaire d’une galerie sur Washington Square, fonda et anima la revue The Soil.

[7]. Arthur Cravan [Lausanne, 22 mai 1887 — disparu dans le Golfe du Mexique en 1918] il publia et rédigea seul les 5 numéros de la revue Maintenant [avril 1912 — mars 1915]

[8]. Picabia, Francis, Prenez garde à la peinture, 1916.

[9]. Nu descendant un escalier [1912]

[10]. Marie de la Hire, Francis Picabia, Paris, Galerie La Cible-Povolosky, 1920, 1100 ex.