La période de formation de Man Ray…

La période de formation de Man Ray. Histoire culturelle, technique et idéologie. Bases pour son concept esthétique et cinématographique

 Ana PUYOL LOSCERTALES
Docteur en Histoire de l’Art, membre de A.I.C.A International.

[Télécharger cet article en PDF]

 Puyol

La période de formation de Man Ray. Histoire culturelle, technique et idéologie.
Bases pour son concept esthétique et cinématographique

INTRODUCTION

            Résumé de Thèse, dirigée par le Professeur Agustin Sánchez Vidal, et par Amparo Martínez Herranz, Docteur en Histoire de l’Art, soutenue à l’Université de Saragosse le 18 septembre 2015.

            Cette Thèse de doctorat a pris comme point de départ une recherche menée pendant ma formation doctorale à l’Université Paris I, Panthéon-Sorbonne, et coordonnée par Patrick de Haas et Nicole Brenez, ainsi que l’ensemble des informations obtenues après plusieurs séances de recherche dans les divers départements du CNAC Georges Pompidou, avec l’accord de Jean-Michel Bouhours et Alain Sayag, et grâce aux riches fonds documentaires, photographiques, cinématographiques et des arts plastiques du centre, en rapport avec Man Ray, auxquels j’ai eu accès.

            L’établissement de conclusions comme résultat de la période de travail développée à Paris, a constitué m’a incitée à déplacer le centre d’attention de cette Thèse aux Etats-Unis. Man Ray était né à Philadelphie, et sa vie et sa production se sont déroulées dans la Côte Est nord-américaine, connue par sa grande activité. Quand il est arrivé à Paris, à l’âge mûr, la base conceptuelle de son œuvre était déjà configurée et matérialisée en un ensemble de chefs d’œuvre, vrais clés pour la lecture de ses créations dans tous les champs qu’il a explorés au long de sa trajectoire.

            En conséquence, cette Thèse analyse la portée de ce que nous appelons la période de formation de Man Ray, qui se produisit entre sa naissance en 1890, et son déménagement à Paris, en 1921. Cependant ces dates ne s’imposent pas comme des limites, mais comme des bornes pour la confluence d’une série d’éléments constitutifs de son discours artistique: l’histoire culturelle et biographique, le contexte idéologique et philosophique, et les traces de toute une révolution technique, scientifique, et industrielle, ayant lieu dans une zone paradigmatique comme la Côte Est du continent américain. Dans la convergence de tous ces points de repère, se situe le point de force générateur de la pensée et du langage artistique de cet auteur.

            L’adoption de ce point de vue comme vecteur pour valoriser les productions et la personnalité créative de Man Ray, s’est imposée avec une nécessité retentissante pour situer cet artiste dans l’Histoire de l’Art et du Cinéma, ceci étant le but principal de cette Thèse. Pour ce faire, il a fallu dépasser la restriction au champ de la photographie, et son cadre d’action au Surréalisme le plus programmatique et tardif, deux pôles qui ont donné lieu aux visions fragmentées, sans une perspective intégrale de son œuvre, dont une vision unitaire, d’ensemble, manquait fortement.

            Man Ray a toujours soutenu son identité originelle comme pionnier de Dada, un phénomène qui a éclaté à New York, animé par les précoces singularités de Marcel Duchamp, Francis Picabia, Elsa Von Freytag-Loringhoven, et même par la première femme de Man Ray, l’anarchiste et intellectuelle belge Adon Lacroix (Donna Lecoeur), dont l’influence exercée sur Man Ray est, comme il a été démontré, indéniable.

            De plus, il faut souligner que l’origine de l’activité indissoluble de cet artiste comme peintre, poète, constructeur d’objets, photographe, essayiste, théoricien de l’art, ou comme directeur de mauvais movies, a eu lieu en Amérique du Nord, dont l’ambiance féconde avait comme une de ses particularités les plus significatives l’entrelacement des utopies du possible avec le pragmatisme de la technique.

CONCLUSIONS

            *Histoire culturelle : L’identité de Man Ray se révèle en 1912, suite aux efforts d’intégration de la famille en Amérique du Nord. Son identité originale (Emmanuel Radnitsky) est liée au périple de ses parents, émigrants arrivés en Amérique au cours des années 1880 à cause de l’agitation régnant dans l’Empire Russe. Les éléments biographiques ou la littérature d’auteurs comme Dostoievski ou Evreinov marquent le patrimoine culturel de l’artiste et sa réflexion autour du hasard, du pouvoir latent des objets, du processus de dévoilement ou de la valeur attribuée à la photographie comme manifestation de l’image optique.

            La condition politique du père, insoumis et exilé, a une incidence directe sur le processus d’idéologisation de Man Ray, qui échappe au service militaire et au recrutement pendant la Première Guerre Mondiale. La fuite du père vers l’Amérique est également motivée par la persécution dont il est victime en raison de sa condition culturelle et religieuse. Man ray réaffirme d’ailleurs ses origines juives au travers du bar mitzvah, et intègre sa connaissance de la doctrine, des coutumes et des livres sacrés à son discours artistique.

            Les origines du père, Melach Radnitsky, déterminent les conditions de son arrivée et de son établissement sur la Côte Est, comme la plupart des immigrants venus d’Europe de l’Est afin de travailler dans le secteur du textile. Les œuvres produites par Man Ray, ou encore sa conception du cinéma, reflètent la fragmentation et la sériation propres au domaine du textile, ainsi que sa familiarité avec la figure du mannequin, l’uniforme et la fabrication des apparences.

            L’entassement des immigrants dans les usines de la côte new-yorkaise entraîne la consolidation de certaines organisations anarchistes et d’extrême gauche. Man Ray grandit dans un milieu propice à développer ce type d’idéologies. Il rejoint ces mouvements sociaux dès la première partie du XXème siècle à travers le Ferrer Center, qui va jouer un rôle primordial dans sa volonté artistique. Cet épisode apporte une certaine idiosyncrasie à sa période de formation que nous nous devions d’analyser et de mettre en rapport avec le premier mouvement Dada, qui secoue New York dans les années 1910 et 1920.

            *Fondements politiques et idéologiques : Man Ray arrive au Ferrer Center suite à un double élan politique et artistique, de manière indissociable. L’aspect politique est lié à son histoire familiale, et se traduit par un modèle de pensée associant son individualisme prononcé à sa volonté de transformation sociale et vitale.

            L’aspect artistique est intimement lié à ces aspirations. Ces liens sont renforcés par des artistes anarchistes comme Georges Bellows ou Robert Henri, qui laissent une trace indélébile dans sa réflexion, son questionnement permanent, la négation d’une réalité univoque, le rejet de la mimêsis, et sa sympathie pour l’anarchisme individualiste.

Ce positionnement de Man Ray autour des arts naît de son expérience précoce au Ferrer Center, dont l’alma mater, Emma Goldman, s’affiche contre les ismes et en faveur de la symbiose entre l’art et la vie. Les théories de Stirner, Kropotkin, Whitman ou Thoreau, Emma Goldman ou Adolf Wolff influencent fortement son apprentissage philosophique et littéraire, ainsi que son intérêt pour l’exaltation de la liberté et le pouvoir du désir prôné par le Marquis de Sade, point d’union entre pensée, art et idéologie.

            Le Ferrer Center constitue l’épicentre de toute une réflexion critique autour du développement de la machine et de la technique, ce qui est lié à la situation socio-économique de Man Ray et de sa famille. A l’encontre de l’impact négatif de la mécanisation sur la vie quotidienne, les théories répandues dans l’entourage du centre, exemplifiées par Kropotkin, redirigent celle-ci vers une vision positive et créative, garante de liberté, de par son intégration avec l’homme. Ce raisonnement se retrouve dans le Dada new-yorkais, qui mise sur la rupture des limites de la machine et l’explosion de ses possibilités. La libération du possible dans l’univers technique et de l’objet, en tant que matériau d’un nouvel art révolutionnaire, vise sur le terrain social à dépasser une réalité donnée pour en construire d’autres. Man Ray, grâce à sa connexion avec le pragmatisme Américain, et sa vision de l’utopie comme un enchaînement de potentialités, issue de sa culture et idéologie, joue un rôle fondamental qu’il était prioritaire de définir, car il va personnifier cette tendance au sein du Dada.

            Man Ray prend part à la colonie artistique créée par des anarchistes à Ridgefield, afin de concevoir de nouveaux cadres, libres, autogérés et en harmonie avec la nature. Une explosion d’alternatives génératrices de nouvelles propositions, en lien avec l’objectif de régénération d’idées du Dada et la construction de réalités-autres, tant au niveau esthétique et culturel qu’au niveau de la réalité sociale ou politique. Tel est le véritable sens de la tabula rasa. Man Ray soutient cette pratique libertaire, et c’est dans ce contexte que sa théorie des arts progresse, tant sur le terrain idéologique qu’esthétique, contre l’art conçu comme une représentation, en favorisant le support comme lieu de gestation de réalités alternatives.

Dans sa perspective d’utopie, Man Ray relie raison et poésie, pragmatisme et désir, idéal social et pratique créative, vers l’acceptation d’un individu nouveau. Dans son cas, il correspond à son histoire familiale, son idéologie, la réalité d’un pays technicisé, influençant fortement son œuvre plastique et cinématographique. L’influence sur l’artiste de certains auteurs d’utopies projetées ou imaginaires, militants politiques, et de la littérature pseudo-scientifique et d’anticipation, de créateurs d’univers poétiques et linguistiques tels qu’Alfred Jarry ou Raymond Roussel se révèlent d’une grande influence.

            *Technique et machine : Man Ray élabore un langage qui expose l’insertion de la machine dans la vie, dans l’imaginaire, en configurant une esthétique nouvelle intégrée au processus artistique par le biais de l’aérographie ou de la rayographie, qui dévoilent des associations d’idées dans de nouveaux contextes. L’artiste place ainsi la machine au centre même de la création, ce qui se manifeste particulièrement dans son œuvre cinématographique. Dans cette équation, l’homme se réapproprie son entourage et le statut de créateur, une parodie de la fonction génératrice divine, une imitation de l’inventeur, le Grand Horloger, dépassant ainsi la machine. Les œuvres de Man Ray et du premier Dada sont des réflexions philosophiques et conceptuelles de grande richesse, dont le contenu et la forme, mêlant sarcasme et ingéniosité, donnent toujours plus d’identité à la critique de sa raison d’être au monde, dépassant la simple re-présentation, afin d’envisager la production des univers régis par différentes lois comme principale activité. Cette dynamique est liée à une construction poétique de la réalité au-delà de la logique, uniquement possible à partir de la création artistique, où l’homme peut reprendre sa place après avoir été déplacé, transformé et fragmenté par diverses techniques. Ce processus s’est matérialisé grâce à la création de machines célibataires. La machine, cette fille née sans mère, est libérée de sa servitude utilitaire et productive, dans les domaines infinis du hasard, tout comme l’homme devenu son esclave. Ainsi, la fragmentation connaturelle à l’objectif productif de la chaîne de montage devient une finalité imaginative avec l’assemblage, le collage et le montage filmique. Cette proposition essentielle est accueillie au sein du Dada avec précaution. Man Ray, le seul Américain d’origine du noyau dur new-yorkais, va jouer un rôle primordial dans la conceptualisation de cette tendance.

             *Bases esthétiques : Man Ray s’introduit progressivement dans le domaine de la création plastique suite à son exploration intellectuelle sur le lien entre l’art et la vie, le questionnement de la mimêsis, et les portées du phénomène de la vision.

            En 1913, l’auteur s’éloigne des présupposés naturalistes, et abandonne le concept de réalité-modèle, s’orientant vers un art pleinement conceptuel. Il fait ensuite de la réalité un ingrédient de ses œuvres, en intégrant des papiers réflecteurs dans ses collages. Il va au-delà des propositions cubistes en incluant la réalité environnante et dynamique à son œuvre. Il inclut par la suite des objets de nature industrielle, produits de la machine privés de fonction, conformément à l’environnement technicisé et son projet de symbiose entre art et technique. Mais la connexion avec la vie même se révèle au travers de phénomènes scientifiques comme l’électromagnétisme, la quatrième dimension, le développement de l’optique ou les études de l’analyse du mouvement, en fusion avec les matériaux proprement artistiques. Ainsi, la littérature pseudo-scientifique et d’anticipation se font un remarquable écho dans les œuvres de Man Ray, dont la production est indissociable des contenus littéraires qui vont lui servir d’ossature philosophique et critique, d’auteurs américains, ainsi que les ouvrages littéraires les plus progressifs d’auteurs européens comme Baudelaire, Mallarmé, Ducasse ou Villiers de L’Isle-Adam, qu’il découvre grâce à Adon Lacroix en 1914.

            L’incorporation de mécanismes entraîne la création d’œuvres artistiques au moyen de machines, de l’aérographe jusqu’aux dispositifs de photographie ou cinéma, dont il réussit même à se passer. Avec la rayographie, Man Ray conçoit des images optiques sans intermédiaires, l’objet imprime sa présence au moyen du faisceau lumineux, comme un acte de la pensée. Il s’agit d’images potentielles, des traces de présences, des univers possibles.

La galerie d’art gérée par Alfred Stieglitz permet à l’artiste d’enrichir son discours philosophique autour de la photographie et de l’image. Les théoriciens habitués de l’endroit deviennent des référents pour Man Ray, notamment Benjamin de Casseres, Marius de Zayas ou Alvin Langdon Coburn, qui trouvent également un écho remarquable au sein du Dada américain.

L’automatisme de l’image produite par la caméra, son statut non décoratif, et la nature mentale de ses réalisations, dans un pays où la portée de la machine et de la technique est impérative, constituent un pilier de la précoce remise en question des arts chez Man Ray. La photographie renforce sa vision révolutionnaire de l’objet comme la matérialisation par l’image de ces univers alternatifs libérés, qu’il érige face à la crise du monde et à la crise des objets, réflexion brûlante chez les avant-gardistes historiques.

            Man Ray fait partie de ceux que l’on pourrait qualifier d’inventeurs de machines merveilleuses, de domaines du possible, d’idées conçues comme des portraits de l’esprit. Il fusionne domaines littéraire, scientifique et artistique, donnant un élan aux concepts pour qu’ils rejoignent la surface, pour faire d’eux des possibilités faisables. Il leur confère un statut de réalité de par leur impact sur le support, ou leur manifestation cinématographique dynamique.

            *Cinéma et concept : Le cinéma implique un progrès important vers la conception d’images par des moyens mécaniques, dont la finalité est une création poétique. C’est pour cette raison que Man Ray introduit dans ses films les œuvres artistiques propres à son univers, projetées en continu, les rendant ainsi éternelles. Il réaffirme sa filmographie comme une œuvre d’art globale, intégrant des techniques photographiques pour traiter la pellicule, dans une contamination interdisciplinaire de media qui donnent un élan à sa théorie artistique. Pour Man Ray, le cinéma va constituer un instrument de recherche autour du statut de la vision, selon une esthétique du concept utilisant la matérialisation sous forme d’image optique, en tant qu’essence d’un processus intellectuel.

            Ses films recueillent l’ensemble de ses référents littéraires, culturels, idéologiques, ainsi que l’association d’éléments disparates de Lautréamont, les jeux de langage de Jarry ou de Roussel, le jeu technique de Villiers de l’Isle-Adam et les structures du récit sadien. L’essence poétique se manifeste ainsi sous la forme d’une pensée évoluant dans le domaine du possible.

            En dernier lieu, son œuvre cinématographique crée un espace intellectuel, siège de nouveaux univers sous forme d’utopies peuplées d’images optiques, qui attentent au vide représentatif et imitatif. Le cinéma agit en tant que locus où l’utopie se transforme en réalité au moyen de la technique. A travers elle, Man Ray va envisager l’utopie comme une possibilité autonome et indépendante, négligeant cependant la dépendance au réel.

L’artiste parvient à ce genre aux États-Unis, tout comme Duchamp, en tant que dispositif pour mener des recherches autour de la nature optique, non-rétinienne des images, la quatrième dimension et la machinerie du désir comme langage. Il va continuer dans cette voie à Paris. Avec la cinématographie, Man Ray s’érige comme créateur de premier ordre ayant su traduire les lignes d’action du premier Dada.

            La transcendance de Man Ray dans l’Histoire de l’Art et du Cinéma doit être comprise et analysée à partir de sa période de formation aux États-Unis, car elle comprend les engrenages qui donnent un sens à la complexité d’un auteur pour lequel une nouvelle analyse s’avérait impérative. Cette nouvelle perspective se base sur l’importance de l’univers des idées (en tant qu’idéologie et réflexion) en symbiose avec le cadre créatif (tant au niveau de sa recherche individuelle que de la confluence avec le Dada originel), afin de créer l’ossature conceptuelle qui constitue le fondement de sa production.