Déchansons en chœur

Déchansons en chœur

David CHRISTOFFEL

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La poésie aime la musique parce qu’elle va lui donner un charme dont elle n’est pas capable toute seule. La poésie semble attendre de la musique d’en tirer des pouvoirs qu’on ne lui prête pas assez. Par exemple, la musique permet à la poésie d’être plus populaire. De ce point de vue, la poésie peut se rapprocher du chant de la même façon qu’elle peut tendre vers le langage folklorique, selon une remarque faite par Tzara dans Les Écluses de la poésie :

(…) l’introduction en poésie de processus parallèles à ceux du langage folklorique jointe à l’inclination de cette poésie au chant, indiquent une de ses tendances généralisées vers une sorte de poésie à résonance populaire.

Mais au lieu de se ruer sur ces pouvoirs, Tzara est plutôt soucieux d’un renouvellement que la musique peut donner à la poésie, même si le renouvellement ne semble pas lui apparaître comme une valeur en soi, là où il est candidat pour être le meilleur moyen pour prolonger ladite « résonance populaire ».

Aragon, en parlant du chant, qualité inhérente au lyrisme depuis les troubadours jusqu’à Rimbaud et Apollinaire, a montré la voie d’un renouvellement possible de la poésie qui, de cette manière, serait mise en concordance avec les instincts poétiques des masses populaires[1].

Dans les Premiers poèmes de Tzara, on trouve un certain nombre de textes dont les titres font directement référence au lyrisme : « L’orage et le chant du déserteur », « Chant de guerre », « Vieux chant », « La chanson de la fiancée », « Chante, chante encore ». Et on trouve dans ces poèmes présentés comme chant, une adresse qui n’est pas si évidente dans les autres poèmes. Ainsi, « Vieux chant » commence par « C’est près de la mer que je fis ce chant / Écoutez-les – et dites-le-lui si vous la rencontrez / Elle est grande, ses yeux sont bons et calmes / Et comme l’herbe elle est blonde qui a senti le frisson de la faux[2] ». Ou, dans « La chanson de la fiancée » : « Ô, mon amour en prière prends tes mains toi-même / Ecoute la fin de tout bourdonner dans les oreilles » (ibid., p. 82).

C’est comme si, en se faisant chant, le poème s’entreprenait dans une interlocution plus serrée, pour faire entendre par plus de contraste l’ampleur des enjeux qu’elle veut remuer. Mais en même temps – et peut-être même en cela, chaque fois que le poème fait chant, on dirait que la musique fait la poésie vieillissante. Cela ne veut pas dire qu’une exigence de nouveauté pourra y faire quelque chose : le problème doit être plus profond, c’est toute la puissance d’expression qui est touchée. Pour preuve, il n’y a pas un compositeur pour rattraper l’autre. C’est du moins ce que laisse entendre le n° 18 de la revue Littérature : en mars 1921, la revue (dirigée par Aragon, Breton et Soupault) propose aux amis de noter près de deux cents grands noms de l’histoire intellectuelle, avec l’idée d’en finir avec les problèmes de gloire. Le grand tableau de notes est ainsi annoncé :

On ne s’attendait plus à trouver des noms célèbres dans LITTERATURE. Mais, voulant en finir avec toute cette gloire nous avons cru bon de nous réunir pour décerner à chacun les éloges qu’il mérite. À cet effet nous avons dressé la liste suivante et établi une échelle allant de -25 à 20.

Les différents participants comme Paul Éluard, Benjamin Péret, Georges Ribemont-Dessaignes, avaient le loisir d’attribuer une note plus ou moins méprisante à des célébrités telles que Poussin, Mistinguett ou Lénine. Et à ce petit jeu, Tristan Tzara apparaît clairement comme un notateur sévère, on peut le vérifier par le nombre de fois où il distribue la note minimale de -25 : 121 fois sur 191 noms notés, là où Breton dont la sévérité est pourtant réputé ne donne jamais que 21 fois la note -25 sensée afficher sans ambiguïté « la plus grande aversion ».

Si on veut affirmer l’évaluation de l’ampleur du mépris en s’arrêtant sur le panel des notes, on s’aperçoit que Tzara donne très rarement une note positive (cela doit arriver moins de 50 fois). Il est même régulièrement anti-consensuel : quand, pour Mallarmé, les notes des uns et des autres s’échelonnent du -1 de Breton au 15 d’Eluard, la note de Tzara est -25. Il fait souvent figure de dissident quand, pour Baudelaire, tout le monde met des notes entre 11 et 18, à l’exception de Gabrielle Buffet qui met 0 et de Tzara qui met un -25 (et qui font descendre la moyenne à 9). De même pour Goethe à qui tout le monde a mis entre 10 et 20, alors que Buffet et Tzara ont mis respectivement 0 et -25 (et qui font descendre la moyenne à 7,63). La précision ayant été donné plus tôt que l’échelle va de « -25 à 20 (-25 exprimant la plus grande aversion, 0 l’indifférence absolue) ». De même pour Dostoïevski : Gabrielle Buffet a mis 0, Philippe Soupault 2, tout le monde entre 14 et 20 et Tzara : – 25. C’est comme un petit rituel : pour Hegel, Philippe Soupault met 0 pendant que tout le monde met entre 4 et 20, à l’exception de Gabrielle Buffet et Tzara qui mettent -25.

Et puis, on peut vérifier le degré de mépris dont les 11 notateurs sont capables en comparant la note qu’ils se mettent respectivement à eux-mêmes par rapport à la moyenne qu’ils obtiennent. Aragon s’octroie un agréable 16 alors que sa moyenne est de 14,10. Breton se donne la note la plus haute possible, qui est aussi la plus haute des auto-évaluations : un 20 alors que l’ensemble lui donne 16,85 en moyenne. Eluard 19 contre 15,10 de moyenne, là où Tristan Tzara s’octroie un 15 pour une moyenne de 13,3. Même s’ils sont tous assez généreux avec eux-mêmes, il faut bien dire qu’ils sont surtout très aimables entre eux, quand on relève les moyennes des autres qui sont globalement beaucoup plus faible. Lamartine a une moyenne de -14,18, Marc-Aurèle de -13,18 et alors que Jésus-Christ s’en tire avec un -1,54, très légèrement au-dessus de Mahomet qui arrive à -1,72, malgré le -25 égalitaire de Tzara pour l’un comme pour l’autre, les moyennes des participants dépassent toujours 10.

Tout ce jeu quantitatif permet de mettre en évidence la place particulière que la musique peut avoir pour Tzara. Si on fait le relevé des quelques noms qui lui inspirent une note au-dessus de zéro – et qui ne sont pas parmi les notateurs complices de la revue Littérature –, il y a la possibilité de mettre en avant deux catégories : ceux que Tzara note positivement mais encore moins bien que les autres (la note de Tzara restant inférieur à la moyenne obtenue) :

Apollinaire (3 contre une moyenne de 12,45), Arp (12), Bach (2 contre une moyenne de 5,09 : j’y reviendrai), Bolo (3), Bonnot (7), Charlot (10 contre 16,09), Johnie Coulon (2), Cravan (4), Ducasse (5 contre 14,27), Morand (1), Pansaers (3), Paulhan (4), Picasso (3 contre 7,90 – soit presque 5 points d’écart, ce qui a été ma limite de mention), Reverdy (3), Synge (1 contre 8,45), Vaché (7 contre 11,9).

Ce qui est très net, c’est la différence d’activité des grands noms que Tzara note mieux que la moyenne :

Beethoven (1 contre -3,81), Claude Bernard (3 contre -8,63), Birot (1 contre -13,45), Cendrars (2), Duchamp (12), Edison (5), Einstein (10), Ernst (10), Fatty (9), Hart (W) (8 contre 1,18), Max Jacob (3), Man Ray (11 contre 3), Picabia (12), Satie (3), Stravinsky (4), Trotzky (3 contre -3,63).

Beaucoup de plasticiens, de scientifiques et trois musiciens. Enfin, si on reprend l’ensemble des notations des compositeurs, au-delà des aversions plus ou moins hasardeuses, il y a quelques traits catégoriques :

Par deux fois, Tzara donne une note positive à un compositeur dont la moyenne est nulle ou négative : c’est le cas pour Beethoven -dont la moyenne de -3,81 n’empêche Tzara de lui donner 1) et de Stravinsky (qui a 0,00 de moyenne, malgré un 4 de Tzara) – ce qui est donc une bonne note pour Tzara, du moins la meilleure note qu’il donne à un compositeur. Vient ensuite Satie à qui il donne 3 (moyenne de 2,72) : Satie étant le seul compositeur français à recevoir une note un peu respectable, non seulement de Tzara, mais aussi de la revue Littérature puisque Debussy reçoit -9,18 de moyenne, dont un -25 de Tzara, alors que Berlioz a même -10,27 de moyenne, dont un -25 de Tzara… cela dit, il met aussi -25 à Wagner (qui a -3,36 en moyenne), alors qu’il met une note positive, un 2, à Bach (qui a 5,09 de moyenne).

Suivant les frontières musicales de l’époque, on pourrait se sentir obligé de creuser la frontière franco-allemande : en faisant abstraction de Stravinsky, le fait est qu’il n’aime pas les musiciens français emblématiques (Berlioz et Debussy) et qu’il fait exception pour Satie, tandis qu’il aime les musiciens allemands (Bach et Beethoven) et qu’il fait exception pour Wagner.

On pourrait formuler l’hypothèse selon laquelle il aime Satie pour le côté Embryons desséchés, la manipulation de matériaux vieillis qui présente l’avantage de pouvoir facilement en manipuler de différents types. Tant c’est une spécificité des plus intéressantes des chansons de Tzara d’user de procédés d’écriture usuels au point d’être usés, notamment dans le recueil des 40 chansons et déchansons.

Les 40 Chansons et déchansons disent bien qu’il s’agit de faire coexister des impératifs contradictoires et qu’il n’y a pas lieu de s’arrêter pour ça. Contradictoire parce qu’il y a le projet tout-comme auto-légitime de s’avancer dans le terrain de la chanson. Parce qu’il y a une méfiance – autrement auto-légitime – à l’égard de ce que faire chanson pourrait nous faire faire. C’est comme ça que la chanson semble encourager à tapoter son désarroi ou magnifier son confinement pour ce que son pittoresque pourrait valoir pour lumière nouvelle sur le monde. Ainsi, la quatrième :

ils sont plus de deux
les amoureux
ils n’aiment pas qu’on parle d’eux
mine de rien
j’en extrais des poèmes

Il y a donc une différence de motivation entre faire chanson et faire poème. « j’en extrais des poèmes » dédramatise la banalité du « mine de rien » que les amoureux chéris faute de préférer faire parler d’eux. Mine de rien, Tzara montre bien que la chanson, en tant que forme poétique, est très ramassée, mais en disant qu’il y a tout de même poème, faut-il entendre, au sujet des poèmes présentés comme chansons et déchansons, qu’ils fonctionnent comme des parodies de poèmes ? Quoiqu’il en soit, ce sont des poèmes sans prétention poétique et, par leur légèreté de forme, capables de s’autoriser de ces niveaux de vue : la septième :

je dis comme je vis
je vois comme la voix
je prends comme j’offre
ma vie est ainsi
je ne dois rien à personne
je dois tout à tous les hommes

Entre le « je ne dois rien » et le « je dois tout » pour faire ressortir l’opposition entre « personne » et « tous les hommes » : le chiasme produit de la généralité si bien immature qu’il faut au poème une intention chansonnière pour aller jusque-là. C’est surtout la petite musique qui aura quelque pouvoir à faire sautiller des vérités un peu trop proverbiales pour être attachantes. La perspective du chant et de ses contentions en cadence donne un humour particulier, mais aussi particulièrement efficace : la douzième sonne autant comme une leçon de vie que comme une blague :

le patron dit à la patronne
nous patrons
je veux dire nous partons

partez partez fit l’employé
qu’on ne vous revoie jamais

Au-delà de la farce, on peut prolonger le jeu d’anagramme P A T R O N S / P A R T O N S, pourrait aussi donner TRANSPO, PORSANT ou PAR TONS en deux mots (au sens de la gamme « par tons ») : à force, écouter dans la pratique de l’anagramme une réinscription de ses poèmes dans une tradition au moins aussi ancienne que Villon. « Réinscription », car c’est justement à partir du fait de faire « chant » que ces réactivations sont notables. Les jeux d’associations et de permutations pour provoquer des coïncidences ne sont pas le propre des poèmes qui prennent modèle sur les chants (on peut en trouver dans bien d’autres poèmes de Tzara), mais : ces chansons et déchansons en réactivent la dimension traditionnelle, si ce n’est ancestrale.

Et puis, à un niveau existentiel : cette manière de faire très bref tout en embrassant des séquences pleines de la vie, revient à raccourcir de quoi la vie peut être pleine : en séquençant l’existence avec des unités de temps pas beaucoup plus longues que des jeux de mots. On en déduit qu’il n’y a pas de place ici pour les espoirs révolutionnaires qui supposent des plages de temps plus étendues. Ce que confirme l’exemple d’un destin individuel aspiré par des envies trop belles, comme dans la quatorzième :

il a pris la clé des champs
pour ouvrir l’horizon
est entré dedans vivant
n’en est jamais revenu

On serait presque tenté d’ajouter un –e à « ouvrir » pour pouvoir avoir que des vers de 7 syllabes. Sans cela, on entend quand même le balancement des 3 et des 4 qui font la récitation scolaire : 1 2 3, 1 2 3 4. Si le petit rythme risque de produire de la petite pensée, c’est ce que Tzara lui-même thématise dans « Les écluses humaines de la raison » quand il établit que « Deux pôles de l’existence humaine se disputent la prééminence des modes de penser : celui de l’état de veille et celui du sommeil. Mais en reliant l’un à l’autre, l’homme passe par une infinité de degrés intermédiaires[3]. »

Du reste, comme pour anticiper le comportementalisme acoustique apparu dans les années 1930, Tzara thématisait déjà dans L’Antitête l’idée que la musique projette dans un ordre de déduction spéciale.

Le directeur de l’avachissement international viendra en personne lire aux pieds de moutons les dernières conclusions morales du point de vue des bœufs[4].

C’est dire si Tzara fait un lien entre le contexte d’énonciation et les possibilités de contenus – avec une adresse qui laisse accuser ce qu’elle pointe sans avoir à se faire plus explicite.

que c’est drôle voyez-vous
ça ça et ça
trois jeunes filles dans la tour
ça ça et ça
ont changé la nuit en jour
ça ça et ça
sont venues me mettre en tête
ça ça et ça
puis s’en sont allées ailleurs
joliment conter fleurette

On peut fredonner tout ça ensemble, mais la ronde tourne brève, c’est la loi de la chanson : on ne pourra pas élargir la communauté à l’infini. La longueur des phrases s’envisage alors du point de vue de la force de projection qui mérite à son tour de se penser selon la qualité de la dénonciation. Puisqu’il s’y joue à la fois la dénonciation comme décharge et la force de la décharge comme régime d’intensité critique – pour ne pas dire économie pulsionnelle (c’est l’âge) et puisqu’il s’agit de ne pas le dire : questionner l’espace chanson comme corset de ladite force, puisque mise en étau de la phrase. C’est le côté post-nihilo : la création tient dans le fait que le monde existe, principe d’action assez consistant pour faire l’impasse sur comment créer alors qu’il n’y a plus rien de très sensé à attendre de tout ce qui se passe.

Puisque la pensée est concernée par la dimension que vont prendre les phrases du fait de ce chanter, exposer sa logique à l’espace de sa projection, c’est toute l’insouciance – ou ce qui se définit en avant-garde au sens littéral. Mais comme la projection est ici relevée, en plus de son exposition à la gratuité des événements, la question peut consister à chercher de quoi l’intensité de cette projection est symptôme ? C’est un peu comme le problème de l’étoile filante… Elle passe, ils font des vœux, est-ce que ça la regarde ? Et est-ce qu’elle peut faire autre chose que de leur faire faire des vœux même si elle ne fait pas plus que de les laisser faire ou fait beaucoup d’autres choses qu’on ne veut pas voir tout le temps qu’on est en train, la voyant, de faire des vœux.

 

Quand il y a superposition du parler et de la musique, il y a un changement énonciatif de la parole, mais aussi de la musique qui apparaît alors comme un objet sonore, comme l’explique l’historienne du mélodrame, Jacqueline Waeber qui repère le phénomène dès l’Ariane à Naxos de Benda, même dans la tradition des Bardes. Wagner déteste le mélodrame en tant que genre impur qui mêle du musical et du non-musical. Et le fait est que, nous l’avons vu, que Tzara déteste Wagner : peut-on supposer qu’à l’inverse, Tzara aime l’impureté de mêler le musical et le non-musical. Le paradoxe serait alors que le mélange du musical et du non-musical est d’autant plus envisagé par Tzara qu’il ne reconnaît aucune signification à la musique et qu’il entretient peut-être même attrait pour le caractère spécialement non-significatif de la musique. Maintenant, comparer la poésie de Tzara aux mélodrames savants pourrait ne pas paraître sérieux. Ce qui est doublement intéressant. En premier lieu : ça laisse entendre un choc des cultures qui thématise Tzara et le mélodrame savant comme incomparables. Nous avons eu l’occasion, dans une précédente enquête sur Tzara et la musique (Le mépris du tsoin-tsoin) de relever que dans la poésie de Tzara, la musique doit faire l’objet de méfiances. Mais il s’agit de méfiances qui font l’objet de grands intérêts. On peut lire, dans le poème Approximation « ne sois la dupe des attractions sonores[5] » et « tu cours parfois après le clair l’illimité pourquoi de tes actions » (ibid.) tant la musique est couramment impliquée par Tzara dans la description des démêlés intellectuels. C’est dire s’il est intéressé par la puissance de désorganisation des idées à laquelle la musique nous expose, pour autant que ses recueils semblent vouloir capter au compte de la poésie, la force de renouvellement de la pensée que sa désorganisation par la musique peut promettre.

Alors, que penser, des résonances et résonances accueillies dans L’Homme Approximatif où, dès le premier poème : « les cloches sonnent sans raison et nous aussi[6] ». Pour dire l’importance du constat, Les cloches de la terre d’Alain Corbin viennent bien rappeler que :

Maîtriser l’usage des cloches, c’est posséder le monopole de l’information et de l’injonction instantanées : privilège considérable en un temps où, seules, les tournées du facteur et du garde champêtre permettent d’informer la majorité des membres d’une communauté[7].

Si le monde dont Tzara hérite est un monde dans lequel l’esprit de clocher peut être littéral, les cloches sont les emblèmes sonores d’un ordre moral où tout est question de réputation, où les gens sonnent avec raison…

La lecture attentive des documents d’archives montre que la majorité des conflits qui déchirent les communes ont alors pour enjeu fondamental la préservation d’un capital symbolique. Le souci de l’honneur, la crainte de l’humiliation se trouvent au cœur de presque toutes ces joutes, trop longtemps jugées insignifiantes. Le maire et le desservant vivent dans la peur d’être traités comme des enfants par le sous-préfet. L’un et l’autre craignent, en permanence, d’être humiliés par leur rival ; et ces mêmes sentiments s’étendent aux membres du conseil municipal et à ceux du conseil de fabrique. Le défi, la vexation, la dérision, le souci de vengeance ordonnent les conflits communaux. La fierté, l’estime en constituent les enjeux majeurs. Cela résulte de la structure même de la société d’interconnaissance et du dessin de l’aire de la réputation. L’anonymat de la grande ville d’aujourd’hui empêche de comprendre la sensibilité avivée à tout ce qui met en cause l’honneur, ou plutôt l’estime, et donc les représentations de soi, de la famille, de la communauté[8].

Tout ceci laisserait entendre que c’est un certain état de l’industrialisation du monde, de l’urbanisation des relations sociales qui mène Tzara à tellement s’attarder sur le désordre sonore auquel nous sommes exposés, à cause duquel nous pourrions même nous trouver mentalement déformés.

À regarder l’instrumentarium choisi pour l’intermède rythmique de « L’amiral cherche une maison à louer » : entre le sifflet de Janko, la Cliquette de Tzara et la grosse caisse de Huelsenbeck, on peut avoir l’impression que l’impératif bruitiste a été intériorisé par le Cabaret Voltaire de Zurich en 1916. Mais à lire le manifeste que Russolo publie en 1913, au lieu d’une provocation, on trouve dans L’art des bruits un souci esthétique à l’égard de ces sonorités musicalement indignes, alors qu’intéressantes :

Dans l’atmosphère retentissante des grandes villes aussi bien que dans les campagnes autrefois silencieuses, la machine crée aujourd’hui un si grand nombre de bruits variés que le son pur, par sa petitesse et sa monotonie, ne suscite plus aucune émotion[9].

Russolo entend, par la valorisation musicale du son des machines, élargir le panel des couleurs phoniques tout en le rapprochant de l’environnement urbain. Sans être encore aussi voluptueux à l’oreille que la musique, l’environnement est entendu, jusque dans ses mécanismes, comme de mieux en mieux égal en dignité esthétique avec la musique. On pourrait parler d’un paradoxe de Russolo qui consiste à accuser d’une démultiplication des sons liée à l’industrie, que L’art des bruits prolonge autant en défiance à l’égard des musiciens dans leur difficulté à intégrer ces bruits qu’en optimisme à l’égard du monde de voir ses critères musicaux s’étendre à ces sonorités nouvelles.

À la suite de ces 40 chansons et déchansons, cherchons comment entendre ces poèmes de Tzara qui font tinter le monde dans l’ordre de ce qu’on appelle aujourd’hui l’écologie sonore qui voudrait nous laisser penser que nous avons avancé dans la réception esthétique de ces sons extra-musicaux, dans notre façon d’écouter le monde comme s’il était une musique. Jean-François Augoyard et Henry Torgue nous ont prévenus que « le bruitisme est entré dans le bagage sonore courant du compositeur[10] » pour en déduire que l’écologie sonore est née de l’éducation cinématographique de l’oreille, suivant l’idée que l’environnement sonore s’entend avec autant d’acuité que la musique symphonique et, par suite, peut mériter autant d’attention esthétique que le grand répertoire. Pour forger cette idée, les auteurs vont jusqu’à établir une liste des catégories qui instruisent une intelligence de l’écoute de nourrir la perception sonore de l’environnement comme une expérience esthétique. Par exemple, l’effet de rémanence : Augoyard et Torgue se font fort de lire Murray Schafer dans l’espoir d’une rééducation de la sensibilité sonore :

L’effet de rémanence est très utilisé comme élément de composition dans un certain nombre de paysages sonores enregistrés pas Murray Schafer. Les cornes et sirènes embrumées qui ouvrent la séquence de l’entrée dans le porc de Vancouver, provoquent une rémanence si forte que le reste du paysage en est profondément imprégné[11].

À la suite de Russolo, on trouve dans cette manière de poser les enjeux de l’écologie sonore, l’idée d’une continuité à revaloriser entre la musique-musique et les manifestations sonores du monde :

« Si différentes formes musicales jouent sur l’effet de rémanence, on peut considérer que cet effet, strictement défini, intervient dans tout effort de communication sonore[12]. »

Cette actualisation de la sensibilité sonore au monde s’accompagne d’un appareillage poétique qui amène Augoyard et Torgue à cette citation : « Tant le frémissement de son temple tacite / Conspire au spacieux silence d’un tel site / Vous me murmurez, ramures! … Ô rumeurs[13]…. », trois vers extraits des Fragments du Narcisse de Paul Valéry – Paul Valéry qui, dans le classement de Littérature, recevait -25 de Tzara pour une moyenne générale de 1,09 !

Il consigne du sonore là où d’autres se contentent de regarder. Il est difficile de savoir si l’homme approximatif est donc une théorie de l’approximation ou de l’humanité ou si le niveau d’intrication rend les considérations séparées infaisables. Mais il apparaît utile de considérer comme paradigmatique, dans Le Cœur à gaz, le dialogue des organes ; le fait par exemple que Bouche dise « La conversation devient ennuyeuse n’est-ce pas ? » et que Œil réponde « Oui, n’est-ce pas ? » : si tous les organes du visage s’entendaient à dire la même chose, ce pourrait produire une polyphonie faciale. Henri Béhar évoque le simultanéisme comme préfiguration de l’automatisme et comme mise en commun de la pensée. C’est là que la chanson est ralliement et pour autant que le ralliement répute le cri. Sinon que la chanson fait le texte beaucoup plus régulier et contenu. Et la régularité et la contention n’aident pas à faire la pensée tellement commune.

Dans la forme, il n’y a pas plus différent qu’un poème simultané tel que Boxe (p. 263) et, à suivre dans le recueil De nos oiseaux, la « Chanson dada » (p. 265). Mais on peut en déduire que, par ses rythmes, ses rimes et ce qu’ils forcent en contention, l’hyper-régularité du texte de chanson se joue comme une manière d’amplifier la variété des formes. De là à en tirer des conclusions générales sur le rapport de Tzara à la musique, plusieurs hypothèses sont possibles : il veut bien chanter pour peu d’avoir préalablement déchanté, jusqu’à : il faut s’amuser du chant dès lors qu’il y a eu déchant : ou ou : ce n’est pas parce que les hypothèses paraissent contradictoires qu’elles ne peuvent pas cohabiter. Au contraire : le poème simultan se définit, hétérogénéité typographique à l’appui, comme un lieu de coexistence de voix différentes, si ce n’est des plus différentes possible ; là où la chanson peut s’entendre comme serait dans l’ordre de l’A.B.C du « Manifeste dada 1918 » : « J’écris ce manifeste pour montrer qu’on peut faire les actions opposées ensemble, dans une seule fraîche respiration ; je suis contre l’action ; pour la continuelle contradiction, pour l’affirmation aussi, je ne suis ni pour ni coutre et je n’explique pas car je hais le bon sens[14]. » (qui vient à la suite de « Imposer son A.B.C. est une chose naturelle, donc regrettable.. » p. 279).

Légèrement plus loin, Tzara évoque les écrivains qui « s’entêtent à voir danser les catégories lorsqu’ils battent la mesure » (p. 282) et encore un peu plus loin, à propos de « toutes les autres belles qualités que différents gens très intelligents ont discuté dans tant de livres » », entre autres déductions : « autorité de la baguette mystique formulée en bouquet d’orchestre-fantôme aux archets muets » (p. 283). C’est dire si la musique au sens de la bonne organisation d’un style personnel vaut pour embourgeoisement de l’esprit ou : intellectualité en mode gestion de bon père de famille. De ce point de vue, Tzara et la musique, c’est surtout la poésie comme mauvaise conscience face à la façon privative – « à dire que tout de même chacun a dansé d’après son boumboum personnel… » (p. 283)

D’où l’affirmation, dans « Proclamation sans prétention » : « Si chacun dit le contraire c’est qu’il a raison » (p. 288-289) et l’hypothèse que « Monsieur Aa l’antiphilosophe » en Aa par retour au stade antérieur du principe de non-contradiction qui se formule d’abord comme exclusion de cohabitation de A et non-A, ce qui permet de relever la force antiphilosophique au sens de rimes qui riment et des phonophonies importantes pour qu’en plus de dire le contraire, elles arrivent à le faire en disant pourtant la même chose. Ou alors : le paradoxe de la dégustation qui, supposant un peu de mastication de la même chose, entend mettre son ravissement dans la gourmandise d’une saveur évolutive, mais pas trop longtemps, si on déduit du conseil donné dans le texte Tristan Tzara : « Appelez entre famille au téléphone et pissez dans le trou réservé aux bêtises musicales gastronomiques et sacrées. » (p. 293)

 


[1]. Tristan Tzara, Les Écluses de la poésie, Paris, Flammarion, Œuvres complètes t. V, 1982, p. 241.

[2]. Tristan Tzara, Premiers poèmes, in Poésies complètes, Paris, Flammarion, 2011, p. 80.

[3]. « Les écluses humaines de la raison », Grains et issues, OC III, p. 141.

[4]. « Les brosses à musique militaire », L’Antitête, OC II, p. 369.

[5]. « Approximation », L’arbre des voyageurs, 1930, OC II, p. 31.

[6]. Chant I, L’Homme Approximatif, 1931, OC II, p. 79, p. 80…

[7]. Alain Corbin, Les Cloches de la terre, Paris, Albin Michel, 2004, p. 200.

[8]. Id., ibid., p. 199-200.

[9]. Luigi Russolo, L’Art des bruits, Manifeste futuriste 1913, Paris, Allia, 2006, p. 12-13.

[10]. Jean-François Augoyard et Henry Torgue, À l’écoute de l’environnement. Répertoire des effets sonores, Editions Parenthèses, 1995, p. 5.

[11]. Ibidem, p. 97.

[12]. Ibidem, p. 99.

[13]. P. Valéry, Fragments du Narcisse, [1938], Œuvres 1, Paris, Gallimard, 1957, pp. 123 et 125.

[14]. Tristan Tzara, « Manifeste dada 1918 », Poésies complètes, 2011, p. 279-280.