G. LISTA, Qu’est-ce-que le futurisme ? recension par Fleur Thaury

 Giovanni LISTA, Qu’est-ce-que le futurisme ? suivi de Dictionnaire des futuristes, Paris, Gallimard, col. « Folio essais », n° 610, 2015, 1168 p., 16 p. hors texte, 38 ill.

Recension par Fleur THAURY

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Publié peu de temps après l’ouvrage qui regroupe l’ensemble du corpus des textes du mouvement futuriste[i], Qu’est-ce que le futurisme ? de G. Lista apparaît comme le complément analytique de ce recueil. En effet, les trois propositions (recueil des manifestes, essais et dictionnaire des futuristes) sont autant d’outils pour proposer une compréhension en profondeur du mouvement d’avant-garde à la longévité exceptionnelle (1909-1944). Somme des années de recherches de G. Lista, cet essai ambitieux propose une vision panoramique du mouvement futuriste italien qui va de ses origines à ses héritiers.

Le texte est dense et reprend de nombreuses analyses que l’auteur a menées auparavant[ii], mettant en évidence, dès l’introduction, la spécificité du futurisme comme projet artistique, idéologique et anthropologique révolutionnaire. L’ouvrage est organisé de manière synchronique et diachronique mêlant la chronologie du mouvement à des analyses thématiques (comme sur les manifestes pp. 109-112) et à des excursus dans le cadre de sous-chapitres entiers (comme « du motlibrisme au livre-objet » pp. 704-725). On retrouve de manière complexifiée les trois grands paradigmes que G. Lista avait déjà proposés comme permettant une périodisation non figée du futurisme[iii] : l’« art du dynamique », « la machine comme modèle » et « le mythe du vol ».

1.     Fondation du futurisme et naissance de l’avant-garde

Les trois premiers chapitres décrivent la naissance du mouvement futuriste, en donnant des éléments de contextualisation, pour mettre au jour la spécificité du mouvement.

Dans « L’Italie au début du siècle » (pp. 19-53), G. Lista montre que le futurisme s’inscrit dans l’histoire de l’Italie, nuançant la thèse d’une « filiation directe entre la culture française et le futurisme italien » (p. 25). Le futurisme apparaît dans un contexte d’échec partiel du Risorgimento italien qui, s’il aboutit à une unité politique, n’en construit pas pour autant une identité nationale et culturelle forte. La question du renouvellement de la culture italienne de la fin du XIXe siècle se pose dans un contexte d’industrialisation et de modernisation progressive de l’Italie, qui reste néanmoins en retard comparativement aux autres puissances de l’Europe.

Dans le chapitre suivant, « Une idéologie du renouveau » (pp. 54-98), G. Lista met en valeur le rôle fondateur et central de Filippo Tommaso Marinetti dans la création du mouvement. Fort d’une éducation cosmopolite, d’une fortune considérable et d’une bonne connaissance du monde artistico-littéraire parisien, il fonde en 1905 la revue Poesia, qui promeut un nouveau modèle poétique. C’est à partir de ce moment qu’il conçoit un mouvement artistique sur le modèle du syndicalisme révolutionnaire et des théories de l’action directe. Le futurisme naît officiellement le 20 février 1909 avec la parution dans Le Figaro du manifeste « Fondation et Manifeste du Futurisme » dont la genèse longue est reprise étape par étape par l’auteur. Ce manifeste défend un modèle de « l’art-action » qui engage à une tabula rasa du passé et de ses avatars. Le chapitre III « Anthropogonie, pluralité et activisme » (pp. 99-138), décrit l’expansion progressive du mouvement qui se développe dans tous les champs artistiques (peinture, musique…) et qui promeut une idéologie politique nationaliste et révolutionnaire.

2.     « Un art du dynamisme »

Le chapitre IV, « Un art du dynamisme » (pp. 139-551), décrit ce que Giovanni Lista conçoit comme la « toute première phase du futurisme » (p. 141), c’est-à-dire l’orientation des recherches artistiques du mouvement selon le paradigme du dynamisme, qui sera progressivement théorisé, notamment en peinture. C’est au cours de cette première phase que s’élabore un réseau notionnel pour désigner la modernité et transposable dans les différents arts : « vibration universelle », « lignes-forces », « compénétration », « simultanéité », « états d’âme », « synthèse », « complémentarisme inné »… . Parallèlement, les futuristes élargissent leur champ de recherches avec l’intégration de la sculpture, de la photographie, du travail sur le bruit, de l’architecture, du théâtre, de la danse, des réflexions sur les mœurs et la femme, de la mode et du cinéma. Le paradigme du dynamisme est incarné en littérature par les mot-en-libertés qui promeuvent une révolution du langage. Dans ce chapitre, G. Lista évoque les liens entre l’avant-garde futuriste et les artistes parisiens allant jusqu’à parler d’un « cubo-futurisme » (p. 202). Il montre que c’est à cette période que se constitue une bonne part de la réception critique du mouvement qui explique en partie l’éclipse du mouvement, comparativement aux autres avant-gardes (p. 241 ; p. 266). L’auteur met également en valeur les dynamiques qui animent le groupe : entre intégration de nouveaux membres et conflits, notamment en raison de Boccioni qui instaure une orthodoxie futuriste. C’est ainsi que les futuristes se rapprochent puis se séparent, et parfois retrouvent, les cérébristes, les cubistes, l’orphisme sous la houlette d’Apollinaire, Félix Del Marle, le groupe de Lacerba. Ces évolutions sont entérinées par des polémiques violentes qui assurent la publicité et la promotion du mouvement. La période du « dynamisme » marque la transition de la phase destructive à la phase constructive du futurisme, notamment autour du manifeste Reconstruction futuriste de l’univers de Balla et Depero en 1915. Cette période est également marquée par la guerre, activement souhaitée par Marinetti. G. Lista distingue à ce sujet le « bellicisme outrancier » de Marinetti du « patriotisme » des autres (p. 542). Malgré des dissensions à ce sujet au sein du mouvement, les futuristes engagent très tôt une propagande nationaliste et interventionniste. Le conflit entraîne une transformation du mouvement dans la mesure où de nombreux adhérents meurent sur le champ de bataille comme Boccioni ou Sant’Elia, ou délaissent le mouvement comme Severini, Carrà et Soffici.

Dans le chapitre V « Une avant-garde planétaire » (pp. 552-610), G. Lista propose une analyse à part sur l’internationalisation du futurisme qui devient « le modèle globale d’un profond renouveau » (p. 552). Il explicite à la fois sa fonction de prototype et les spécificités de sa réappropriation par différentes cultures : en Europe, en Russie, en Turquie, en Égypte, en Amérique latine et Amérique centrale, ainsi qu’en Chine, au Japon et aux États-Unis (pp. 561-603). Le processus d’internationalisation du futurisme n’est pas, selon lui, le résultat d’un « impérialisme culturel », ni d’une « vocation expansionniste » mais plutôt d’un « apostolat » (p. 552), fondé sur une idéologie universaliste héritée du Risorgimento. Le descriptif complet des différents lieux influencés par le futurisme sert d’argument à la thèse de G. Lista formulée ainsi : « Le futurisme représente un phénomène mondial bien avant la naissance des mass-médias technologiques dans le monde des réseaux et de la communication planétaire que nous connaissons aujourd’hui » (p. 605). Par ailleurs, il insiste à plusieurs reprises sur le rôle d’instigateur du futurisme : « […] tous ces mouvements doivent leur naissance même à l’essor du futurisme » (p. 598) ou encore, « […] le futurisme est bien le moteur des idées nouvelles » (p. 599) tout en prenant deux précautions méthodologiques : d’une part, la réception du futurisme a été facilitée par un « terreau favorable » (p. 607) et d’autre part, cette réception s’est faite de façon « dialectique » (p. 608), créant un réseau global. Il faudrait insister sur ce point, et nuancer le rôle précurseur du futurisme dans la constitution d’un champ international de l’art[iv].

Le chapitre VI, « La révolution et l’utopie » (pp. 611-658) met en lumière l’engagement politique de Marinetti, de la constitution du parti politique futuriste en 1918 jusqu’en 1922, année que G. Lista considère comme l’année du désengagement politique marinettien. Pour lui, le Manifeste du parti politique futuriste italien de 1918 sanctionne la fin « d’un projet révolutionnaire misant sur l’impact social de l’art lui-même » (p. 612) où l’artiste « n’apparaît plus chargé d’une fonction sociale » (p. 614). Il montre cependant que, dans la pratique, ce projet d’action politique directe n’entérine pas totalement la mythologie de l’art-action. Le parti politique futuriste est influencé par l’idéologie contradictoire de Marinetti, que G. Lista expose avec finesse et précision (notamment dans son commentaire de Démocratie futuriste. Dynamisme politique, pp. 623-627). L’échec aux élections de novembre 1919 où les futuristes se présentent sur la liste des Faisceaux de combat, aux côtés de Mussolini et des Arditi, le virage à droite mussolinien en opposition aux velléités anticléricales et antimonarchistes de Marinetti, n’entament pas cependant tout engagement des futuristes qui rallient la prise de Fiume par D’Annunzio et tentent des rapprochements divers avec les anarchistes, les socialistes, et les marxistes. Pour G. Lista, c’est la publication de Gli indomabili et du Tambour de feu en 1922 qui entérine le retrait des futuristes, et plus particulièrement de Marinetti, de la scène politique. Cependant, avec l’accession au pouvoir de Mussolini, Marinetti entrevoit la possibilité d’« un rôle institutionnel pour le futurisme en tant qu’art de la nouvelle Italie gouvernée par Mussolini » (p. 654).

3.     « La machine comme modèle, ou les années vingt »

L’engagement de Marinetti auprès du fascisme entraîne la prise de distance voire la scission de certains futuristes. Le paradigme de la machine exposé dans le chapitre VII « La machine comme modèle, ou les années vingt » (pp. 659-770) est, selon G. Lista, celui qui domine la création et les débats théoriques des futuristes des années vingt. Que ce soit dans les ballets mécaniques, ou en faisant la promotion du livre-objet qui concilie l’esthétique motlibriste et l’art mécanique, les futuristes proposent plusieurs interprétations du rapport à la machine et aux matériaux industriels. Parallèlement, laissant de côté ses méthodes violentes de l’agitation culturelle, Marinetti déploie un savoir-faire d’opérateur culturel en organisant des expositions et des concours. L’Après-guerre marque le « tournant du futurisme vers les “’arts appliqués”’ » (p. 726) avec l’ouverture des Casa d’Arte et le développement d’une esthétique de l’éphémère et du quotidien. En ce sens, la publicité devient un outil de réflexion privilégiée et un support de la création artistique. Cela s’accompagne d’une modification de la structure du mouvement selon une capillarisation du territoire italien. G. Lista conclut ce chapitre par l’identification d’un « style de vie » (p. 761) futuriste montrant que c’est un projet anthropologique fondé sur la volonté de joindre l’art et la vie.

4.     « Le mythe du vol, ou les années trente »

Au chapitre VIII, « Le mythe du vol, ou les années trente » (pp. 771-891), G. Lista, montre que dans les années trente les relations entre fascisme et futurisme sont complexes. Marinetti reçoit les honneurs et promeut le régime fasciste à l’étranger où il est apprécié. Il faut souligner que ce que l’auteur identifie à une « ouverture à la modernité européenne » (p. 778) qui irait à l’encontre des tendances de « retour à l’ordre » préconisées par le fascisme est, en partie, une initiative de Mussolini lui-même qui fait de Marinetti son ambassadeur à l’étranger[v]. Il défend dans ce chapitre une thèse selon laquelle « Marinetti est de plus en plus relégué à un rôle marginal, en dépit du fait que tous les futuristes invoquent sa présence tutélaire […] » (p. 773), faisant de « Mino Somenzi […] le véritable animateur du futurisme des années trente » (p. 862)[vi]. Les années trente sont marquées par le paradigme du vol et par l’aéropeinture scindée en plusieurs courants : le premier cherche à rendre la « vision physique » (p. 786) du vol quand le second s’attache à sa dimension d’expérience psychique et spirituelle. Parallèlement, les futuristes investissent à nouveaux frais les médiums de la photographie et du cinéma. Toujours, dans une optique d’art du quotidien, ils proposent une réflexion sur le sport et la cuisine, mettant en scène une vision du corps particulière. Giovanni Lista prend soin de montrer l’« opposition radicale » (p. 829) entre la vision du corps fasciste et la vision du corps futuriste en insistant sur l’aspect ludique de cette dernière, tout en nuançant cette opposition dans la mesure où certains artistes, comme Thayaht, promeuvent une esthétique du corps parfait et sportif proche de la vision fasciste. Enfin, l’auteur identifie le dernier paradigme de la recherche futuriste au plurimatérisme. Pour conclure ce chapitre, G. Lista propose une réflexion sur les rapports entre fascisme et futurisme à partir des analyses de W. Benjamin. En effet, le mouvement futuriste s’est engagé à la suite de Marinetti dans un art de guerre et de propagande dans le contexte de la conquête de l’Éthiopie voulue par Mussolini. Il propose également une thèse intéressante pour examiner les derniers manifestes des années trente en analysant la primauté du geste théorique sur les œuvres comme « un moyen de s’évader du réel » (p. 887).

Dans le chapitre conclusif, « Héritage et développements » (pp. 892 – 932), G. Lista montre comment, malgré une occultation relative après la fin du fascisme, le mouvement futuriste est une source d’inspiration et un modèle pour de nombreux artistes. C’est par la reprise de thèmes, de techniques, de concepts, que s’établit une filiation entre les apports du futurisme et des créations récentes.

5.     Conclusion critique

Cet ouvrage très documenté, détaillé et complet, offre de nombreuses remises au point claires et argumentées. Concernant, par exemple, la distinction entre les positions de Marinetti et les autres artistes du futurisme, G. Lista offre une vision plurielle de ce mouvement[vii]. En outre, il engage un travail de recontextualisation extrêmement précis qui permet une nouvelle lecture des œuvres et des écrits[viii]. Sur ce point la mise au jour de l’intertextualité comme fondement des écrits théoriques du futurisme est intéressante. De plus, et dans l’ensemble, les analyses des œuvres sont précises et mettent en lumière les rapports entre individualité et collectivité au sein du mouvement[ix]. Enfin, la triade, essais, recueil, dictionnaire, est conçue comme un outil de travail universitaire utile.

Cependant, ce livre souffre de trois problèmes majeurs.

Premièrement, et cela est moins un problème qu’un regret, le manque d’appareil critique dans le cadre d’un livre qui se présente comme une somme universitaire, entraîne un défaut de clarté et de précision. D’une part, à certains endroits, le texte est trop elliptique, au risque d’être schématique, notamment concernant la distinction avec le futurisme russe (p. 573). De même, le manque de référence des citations entraîne une certaine confusion. Ainsi lorsque G. Lista analyse l’emploi du terme « futurisme » comme équivalent d’« avant-garde », non pas comme « une confusion, mais plutôt [comme] la conscience aigüe que le futurisme, en tant que vision du monde, incarne l’essence de toute avant-garde » (p. 604), il cite, pour étayer son propos, une formule d’Apollinaire allant dans ce sens, qui soit est un contresens[x], soit fait référence à une période de rapprochement entre Apollinaire et les futuristes assez conjoncturelle. D’autre part, G. Lista prend position dans des débats en cours dans le cadre de la recherche sur le futurisme, sans les nommer et sans permettre au lecteur de s’y référer comme, par exemple, sur le manifeste d’Apollinaire de 1913 (pp. 407-414)[xi].

Deuxièmement, ce livre hésite toujours entre deux postures : celle de l’historien de l’art qui propose une histoire du mouvement futuriste et celle de l’essayiste qui engage une réflexion autour de la problématique « qu’est-ce-que le futurisme ? ». Or, cela entraîne la superposition entre deux types de périodisations : une périodisation stylistique avec la méthode de l’historien de l’art (type l’argumentation en faveur d’un cubo-futurisme [p. 265 et sqq.] à une périodisation plus définitionnelle [type celles préfuturisme[xii], postfuturisme, p. 612]. Or, le fait de parler de « postfuturisme » ne paraît pas pertinent dans la mesure où le mouvement est toujours en activité.

Le mélange des périodisations semble conduire au troisième problème. Celui, lié à l’ordre de l’essai, dans lequel G. Lista tente de fournir une définition essentialisante du futurisme dont l’argumentation échoue à être convaincante. Or, pour ce faire, il identifie le mouvement au concept d’« avant-garde » et à celui de « révolution », impliquant une argumentation circulaire[xiii]. Par ailleurs, cela engendre certaines conclusions interprétatives peu satisfaisantes sur le futurisme des années vingt et trente. Autant dans les détails, G. Lista est précis et convaincant, autant, certaines conclusions sur un « postfuturisme », sur une dénaturation du mouvement semblent être proposées à l’aune du critère de l’avant-garde, pensée sur le modèle du premier futurisme et qui prend une connotation méliorative en comparaison à la période fasciste. Certes le futurisme est dénaturé dans le sens d’une métamorphose face à sa nature première, mais cela n’engage pas une dénaturation dans le sens de l’abandon d’un projet révolutionnaire ou d’un désengagement de la politique. Au contraire, il semble que l’adaptation de l’action artistique et politique au domaine culturel, notamment dans les années trente, engage une redéfinition de l’agir politique[xiv] : pour le dire schématiquement, le futurisme, par son action culturelle, s’affirme sur le plan politique[xv].

En permettant une connaissance approfondie du futurisme et en mettant à disposition des outils de travail et de recherche complémentaires, Giovanni Lista engage à une réflexion polyphonique sur le mouvement italien.


[i] Giovanni Lista, Le futurisme. Textes et manifestes [1909-1944], Ceyzérieu, Champ Vallon, coll. « Les classiques », 2015. Cette publication est à mettre en parallèle avec le projet ambitieux des « Nuovi archivi del futurismo » dirigé par Enrico Crispolti, chez De Luca Editore, et dont le tome sur les manifestes, dirigé par Matteo D’Ambrosio, est à paraître.

[ii] Nous pouvons citer Giovanni Lista, Le Futurisme : création et avant-garde, Paris, Éditions L’Amateur, 2001 ou Le Futurisme, une avant-garde radicale, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 2008. Ainsi que ses ouvrages sur le théâtre, le cinéma et la photographie futuristes.

[iii] Voir les chapitres de Giovanni Lista, Le Futurisme, Paris, Terrail, 2001.

[iv]  Voir à ce sujet, Béatrice Joyeux-Prunel qui montre que, dès le milieu du XIXe siècle, le marché de l’art s’internationalise et indique que l’internationalisation est une stratégie des groupes artistiques pour accéder à une visibilité plus grande dans leurs propres pays, in « Nul n’est prophète en son pays » ou la logique avant-gardiste. L’internationalisation de la peinture des avant-gardes parisiennes, 1855-1914, thèse de doctorat en histoire, sous la direction de Christophe Charle, Paris, Université Paris I, 2005.

[v] Voir par les audiences politiques accordées à Marinetti décrites par Jean-Philippe Bareil in « ’Futurismo »’ [1932-1933], « ’Sant’Elia »’ [1933-1934], « ’Artecrazia »’ [1934-1939]. Une revue futuriste dans l’Italie fasciste. Texte issu de l’Habilitation à diriger des recherches, sous la direction de François Livi, 2010, pp. 293-297.

[vi] De même, Jean-Philippe Bareil montre que Marinetti tient encore ses troupes in « Mino Somenzi, journaliste et organisateur de culture », op. cit. pp. 75-150.

[vii] Par exemple, sur les deux conceptions de la synthèse, G. Lista distingue la « ligne vitaliste » de Marinetti et le modèle de l’« ars combinatoria » chez les cérébristes [pp. 461-462].

[viii] Nous citerons comme exemples paradigmatiques, la datation de la lettre de Severini et ses notes sur le cubisme [pp. 243-244] et le rapprochement entre le refrain piémontais et le « Merda/rosa » d’Apollinaire du manifeste L’Antitradition futuriste. Manifeste-synthèse [p. 412] Bonne recontextualisation comme sens de « religion de l’avenir », notamment sur les questions d’intertextualité et de reprise par Marientti et les futuristes de thèmes, phrases, idées. [p. 555]

[ix] Voir par exemple pp. 156-157.

[x] La référence n’étant pas précise, le lecteur peut y voir la citation tronquée d’une lettre à Léonide Massine, de mai 1917, où Apollinaire dit : « J’avais pensé, un jour, que le terme de futurisme serait le mieux approprié aux recherches nouvelles de quelqu’ordre qu’elles fussent. L’outrancière réclamière de Marinetti a empêché que cela ne fût accepté ici. » Apollinaire décrit ensuite les recherches futuristes sur le mouvement en indiquant une filiation avec le cubisme et conclut sur une analyse du statut d’« école » du futurisme et sur le « manque » d’« un mouvement assez vaste pour absorber toutes les tendances modernes », in Ornella Volta Satie/Cocteau. Les malentendus d’une entente, Pantin, Le Castor Astral, 1993, pp.139-140. Dans ce cadre c’est soit un contre-sens, car Apollinaire, se dédit en 1917, soit un anachronisme, car Giovanni Lista, s’en sert pour étayer des arguments de l’année 1913.

[xi] Giovanni Lista prend position dans le débat sur l’interprétation du « futurisme » du manifeste d’Apollinaire engagé : Michel Décaudin parle d’une mise à distance ironique du mouvement [in « Apollinaire et Marinetti », in Mélanges de littérature française moderne offerts à Garnet Rees, Paris, Minard, 1980, p. 112] tandis que Barbara Meazzi y voit le signe d’une ouverture au futuristes [in « L’Antitradition futuriste – Une mise au point chronologique » in Que Vlo-Ve ?, série 4, n° 16, septembre-décembre 2001, pp. 97-100.]. Il nous semble que G. Lista, n’insiste pas assez sur l’aspect ironique et ludique du manifeste, et cela semble lié au contexte de débat qu’il aurait été judicieux de mentionner dans ce cadre.

[xii] « La vraie date de naissance du futurisme est en réalité février 1905 » avec la parution de la revue Poesia [p. 71].

[xiii] Notamment le recours à l’accumulation des caractéristiques du futurisme semblent être le signe de cette circularité. [« le futurisme c’est… » ; « être futuriste c’est… »].

[xiv] Je reprends ici l’hypothèse formulée par Jean-Philippe Bareil in « ’Futurismo »’ [1932-1933], « ’Sant’Elia »’ [1933-1934], « ’Artecrazia »’ [1934-1939]. Une revue futuriste dans l’Italie fasciste. Texte issu de l’Habilitation à diriger des recherches sous la direction de François Livi, 2010. p. 20, qu’il formule ainsi : « On peut dès lors se demander si le second futurisme, plus qu’il ne les a abandonnés, n’a pas en réalité redéfini les moyens de son action politique à travers son action culturelle ».

[xv] Ruth Ben-Ghiat parle de la culture comme de « la sphère d’action de substitution », in La cultura fascista, Bologna, Società editrice il Mulino, coll. « Biblioteca storica », 2000, p. 52.

André Masson rebelle ? par Martine Créac’h

André Masson rebelle ?

Par Martine Créac’h

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Le titre de cette étude fait bien sûr allusion au titre Le Re­belle du surréalisme[1], de l’ouvrage précieux sur André Masson dans lequel Françoise Will-Levaillant a réuni les écrits du pein­tre. La question posée est cependant plus large : elle interroge l’objet, voire la réalité même de cette rébellion. Le groupe sur­réaliste est, pour Françoise Levaillant, un « groupe socialement et professionnellement hétérogène » mais « qui fonde son unité idéologique sur la révolte à l’égard des valeurs établies et sur le rejet des institutions de pouvoir[2] ». L’engagement d’André Mas­son dans le surréalisme est à comprendre d’abord dans l’élan même de cet esprit de révolte. Le peintre s’est cependant retourné contre l’autorité du groupe surréaliste même qu’il qualifie d’« orthodoxe ». Rebelle signifie alors, pour Masson, « dissident[3] » et j’examinerai les enjeux de cette dissidence. Je me suis surtout intéressée aux textes, ceux d’André Masson, mais aussi ceux de Michel Leiris et de Georges Limbour récem­ment réédités. Il ne s’agit pas, bien sûr, de vouloir expliquer les œuvres par les textes, comme dans la longue tradition de l’Ut pictura poesis, mais de reconnaître aux textes, à ceux de Masson en particulier, la qualité d’une véritable pratique d’écriture et d’interroger son rapport à la littérature.

André Masson, surréaliste car rebelle

Il faut noter, d’abord, que le caractère « rebelle » d’André Masson est bien antérieur à sa rencontre avec le surréalisme. Dans ses entretiens avec Georges Charbonnier, Masson scande les étapes de sa vie par une série de ruptures : rupture avec sa famille pour partir en Suisse (Ibid., p. 27), rupture avec son pre­mier ami Loutreuil (ibid., p. 33), rupture avec « tout le monde » (ibid., p. 10). Il évoque son enfance et sa jeunesse en soulignant tous les épisodes qui soulignent ce trait de caractère considéré comme au fondement de sa personnalité. Un mot d’enfant (« Quand je serai grand, je ne serai pas soldat et je partirai en Algérie pour élever des lions » Ibid., p. 86) est inter­prété comme la première manifestation de sa décision de ne « jamais faire partie d’un groupe » (ibid.). « Étant tout enfant », dit Masson, « j’avais horreur de tout ce qui était conformiste » (ibid.). Il cite aussi volontiers le mot du médecin qui le réforma en 1918 : « N’habitez plus jamais les villes » (ibid.). Lorsque Masson affirme : « Enfin, j’ai été tout de suite rebelle » (ibid., p. 87), il souligne bien sûr un goût précoce pour la dissidence mais également son caractère indocile : le refus de l’autorité de l’armée, de l’église et de l’école, qu’il quitte en 1907 pour l’Académie des Beaux Arts.

Si la rébellion est ainsi mise en valeur, c’est parce qu’elle est considérée comme le trait caractéristique d’une vocation de peintre que le désir de sa mère Marthe de devenir comédienne a pu anticiper et encourager[4]. La légende d’artiste de Masson s’écrit dans le choix des premiers tableaux choisis et aimés. Signalant la découverte précoce de l’œuvre du peintre James Ensor, Masson remarque : « une biographie de peintre peut commencer par cela [5]». L’intérêt pour l’œuvre d’Ensor, « consi­déré comme un dément par son époque » (ibid.), est augmenté par la connaissance de la situation marginale de son auteur par rapport à ses contemporains, par une identification à la situa­tion de celui-ci. La marginalité qui est ici valorisée est une cons­truction du XIXe siècle à partir de la représentation de l’artiste maudit, pensée et véhiculée par le romantisme qui valo­rise la liberté et l’indépendance. La notion de marginalité commence à intervenir au moment où l’œuvre d’art n’est plus considérée comme un objet de prestige mais comme un objet singulier : Nathalie Heinich parle de l’entrée de l’art en « ré­gime de singularité[6] ».

L’intérêt pour l’œuvre de Redon est plus complexe parce qu’il annonce à la fois la vocation à la dissidence et la future adhésion aux valeurs surréalistes. Masson l’analyse avec un souci argumentatif : « j’aimais Redon » dit Masson. « Pour moi, ça prouve que j’étais déjà pré-surréaliste. Comme le surréaliste orthodoxe n’a jamais aimé Redon, ça prouve aussi que j’étais déjà dissident [7]». André Masson distingue ainsi le surréalisme comme mouvement littéraire du surréalisme considéré comme un « état d’esprit qui, au cours de l’histoire, s’est manifesté chaque fois qu’un homme n’accepte pas la vie telle qu’on la lui fait, telle qu’on en trace les grandes lignes, dès qu’il s’écarte du chemin suivi » (ibid., p. 39-40). Cette façon, pour Masson, de se considérer comme plus surréaliste que les surréalistes apparaît dans plusieurs de ses écrits et notamment dans le texte qu’il consacre en 1973 « à Joan Miró pour son anniversaire » : Miró, comme lui « futur [s] surréaliste [s] », l’était déjà « avant la let­tre[8] ».

La sensibilité au surréalisme comme état d’esprit est particu­lièrement vive dans les périodes qui valorisent l’opposition aux valeurs dominantes. En 1944, dans le contexte de la Libération, Maurice Nadeau présente son Histoire du Surréalisme en oppo­sant un « état d’esprit surréaliste », ou plutôt un « comporte­ment surréaliste » « éternel », qui s’est manifesté à plusieurs reprises dans l’histoire, au mouvement surréaliste qui se développe dans un intervalle de temps historiquement circonscrit[9].

Au printemps 1968, Michel Leiris commence l’éloge de « la ligne sans bride » de Masson, une ligne qui, dit-il, « n’en fait qu’à sa tête[10] ». Il requalifie ainsi la ligne de Masson, qualifiée par Gertrude Stein de « ligne errante » parce qu’elle lui semblait très différente de celle des peintres cubistes, en « ligne vagabonde » (ibid., p. 124). À propos de cette ligne, Leiris lie la « spontanéité dadaïste » de 1918 « à laquelle Tristan Tzara attribuait la part du lion » à la « spontanéité » de 1968 « dont se sont réclamés Daniel Cohn-Bendit et autres étudiants du mouvement de mai et juin » (ibid., p. 132).

En 1968 toujours, André Masson lui-même présente l’atelier du « 45 rue Blomet » où il travailla comme un « anti-cénacle[11] » réunissant des « fanatiques » de « liberté », animés par la « certitude qu’il n’y avait d’ouverture que dans la transgres­sion », cultivant le « dérèglement de tous les sens » cher à Rimbaud par la consommation d’« excitants » et notamment d’« opium » (ibid., p. 80-81) mais, surtout, l’amour des « marginaux » et des « réprouvés » (ibid., p. 82). Convaincu que tout ce qu’on croit « découvrir » en 1968 « dans le domaine resté longtemps souterrain de l’étrange et du discordant » « était déjà familier en ces années 1922-1925 » (ibid.), il affirme que « ceux de la rue Blomet » étaient déjà « fatalement préparés, par leur manière d’être, aux futures dissidences » (ibid., p. 84).

Parmi ces « futures dissidences », le surréalisme comme « mouvement littéraire » joua, bien sûr, un rôle très important préparé par la séduction qu’exerça André Breton sur André Masson lors de leur première rencontre en 1924. Georges Limbour la raconte en 1958 dans la préface aux Entretiens avec Georges Charbonnier : il relève d’abord ce surréalisme virtuel, en puissance chez Masson avant même la rencontre de Breton, cet « enchanteur » dont il ne sait trop dire ce qu’il « avait à donner », « car les hommes très souvent ne donnent que ce qui est déjà dans le cœur des autres[12] ». Dès 1945, Limbour notait que « ce n’est pas Masson qui est allé au surréalisme, car il n’avait pas besoin de renouveler son inspiration, il n’avait rien à en apprendre ; c’est le surréalisme qui est allé à lui et a rêvé de l’annexer » (ibid., p. 199-200). Limbour relève aussi la disponibilité de Masson en situation de se laisser séduire par « l’enchanteur Breton » :

La participation de Masson au mouvement surréaliste doit sans doute être attribuée à la curiosité et au besoin de divertissement, mais peut être aussi entrait en jeu un certain élément féminin de son caractère, que ces Entre­tiens ne peuvent pas totalement nous cacher et qui fit que Masson apporta plus d’importance que cela ne valait à son rôle et à sa présence dans ce mouvement, et que cela lui occasionna, comme il nous le montre, de grands troubles[13].

Limbour revient ensuite sur la formule proposée par Masson : « Ils se trouvèrent « tout de suite d’accord sur tous les points » et demande : « Mais lesquels ? » :

D’abord, sans doute, sur ce que l’on appelait sur-natu­ralisme et ce pour quoi nul n’avait encore inventé le nom magique et révélateur de surréalisme, puisque l’on était encore dans le « flou » bien que songeant à le moderniser à l’aide de méthodes psychanalytiques ; puis sur ce plaisir que l’un éprouvait à exercer ses charmes sur un peintre génial et à s’assurer ainsi, ce qu’il aimait tellement, le recrutement d’un nouveau disciple, l’autre à se laisser faire la cour, comme une diva, par un poète au geste élégant qui jouissait d’un certain renom et dont on vantait, je ne sais pourquoi car elle était souvent faite de celle des autres, l’audace. Il faut reconnaître que Breton avait de grandes séductions : l’attitude majestueuse, le front assez étroit mais ennobli de certitudes, le regard olympien, surtout le sourire le plus affable et juvénile, une voix un peu sentencieuse mais charmeuse. […] Ainsi donc, à ce moment, la séduction réciproque fut totale, avec cette différence cependant que, pour l’enchanteur qui venait de se faire, par un renversement des rôles qu’il savait si adroitement pratiquer, ce que l’on appelle paradoxalement un nouveau disciple, l’impression n’était pas définitive, mais sujette à révision, et même susceptible d’être rejetée en cas de défaillance ou insoumission, tandis que pour l’autre qui avait plus de cœur, et un cœur passionné, et un goût anarchisant de l’amitié, l’attachement était profond, susceptible d’occasionner plus tard des ravages ou des blessures. Aussi ne sera-t-on pas étonné de trouver dans les expressions employées ici par Masson à l’égard de Breton, à la fois tant de vénération et tant d’inimitié. (ibid., p. 918-919)

Au-delà d’un récit de séduction, Limbour analyse la ren­contre de Breton avec Masson, comme une relation idéalement complémentaire entre André le poète et André le peintre nés l’un et l’autre en 1896. Il se sert pour cela de la description d’un tableau de 1630 : L’Inspiration du poète du peintre Nicolas Poussin. Apollon, dieu de la lumière, de la poésie et de la musique y couronne le poète qui la plume à la main, lève les yeux au ciel, source de son inspiration. Ce tableau est également, comme l’a noté Marc Fumaroli, un portrait allégorique du peintre dont Poussin célèbre la dignité, égale à celle du poète en cette époque où la peinture revendique une dignité d’art libéral égale à celle de la poésie[14]. En reprenant cette image, Limbour fait de Masson le peintre couronné par le poète Breton :

Que venait faire Breton chez lui ? Il venait poser sur sa tête la couronne de grand peintre du mouvement qui devait devenir le surréalisme, et l’on a beau disposer de grandes ironies, un tel honneur cela fait toujours quelque chose. Sans doute, cette couronne, Breton était-il disposé à la lui reprendre, ce qui entraînerait beaucoup de déchirements, et à la poser très momentanément sur d’autres têtes, et à la lui rendre un peu plus tard, mais pas encore définitivement, jusqu’à ce qu’enfin, tout mouvement coulant, hélas ! vers son déclin, il n’y eut plus ni tête ni couronne[15].

L’image du couronnement du peintre par le poète suggère que ce qui unit les deux hommes est bien une certaine idée de la peinture dont les voies ne sont pas distinguées de celles de la poésie. Un an auparavant, dans « Distances », Breton attaquait ceux qui, « sous prétexte que le travail manuel que les [arts plastiques] sont appelés à fournir dispose le peintre et le sculpteur autrement que le poète et le musicien » : « c’est presque toujours d’un air narquois que l’auteur d’un tableau ou d’un monument subit les commentaires que se croient autorisés à faire sur son œuvre ceux qui “ne sont pas du métier” [16]». Il « persiste à croire qu’on peut attendre de la peinture des révélations plus intéressantes » (ibid.) et pense qu’il « n’y a pas lieu de distinguer la peinture “littéraire” de la peinture, comme certains s’entêtent à le faire malignement » (ibid., p. 290).

En 1924, la peinture d’André Masson s’offre à point nommé comme la peinture « littéraire » que Breton appelle de ses vœux et, en 1928 dans le Surréalisme et la peinture, il la célèbrera comme telle :

De telles considérations qui, pour Masson et pour moi, sont à la base de tout ce que nous évitons d’entreprendre et de tout ce que nous entreprenons ne sont pas faites pour nous rendre très supportable l’attitude de ceux qui, sans penser si loin, par indigence ou pour des raisons pragmatiques, tout au soin de leur petite construction, consentant à n’être que des « mains à peindre », contemplent leur ouvrage d’un air de jour en jour plus satisfait. Comme s’il s’agissait de cela ! Si invraisemblable que ce soit, je l’ai fait observer à Chirico, cet esprit petit-bourgeois n’est malheureusement pas aussi étranger à tous les peintres surréalistes[17].

Masson, de son côté, défendra jusqu’à la fin de sa vie la légitimité d’une « peinture littéraire », comme en témoigne un article du 5 mai 1942 écrit à l’occasion d’une exposition Daumier à New York :

Daumier peintre littéraire

Aujourd’hui, pour les « peintres purs » se dénonce comme littéraire toute expression picturale ou graphique qui vise à quelque chose de plus que la répétition sur la toile, du châssis qui la supporte. Répétition qui peut être plus ou moins variée mais qui s’interdit rigoureusement toute allusion même lointaine, à autre chose que l’exaltation du moyen pictural ; celui-ci étant considéré comme « chose en soi ». Vue à cette lumière, l’œuvre de Daumier est donc littéraire. Aussi bien, c’est déjà l’opinion de Charles Baudelaire. Dans son Art romantique, parlant de Daumier, il s’exprime ainsi : « Le génie de l’artiste peintre de mœurs, est un génie d’une nature mixte, c’est-à-dire où il entre une bonne partie d’esprit littéraire[18].

De façon très significative, ce que Masson retient de l’atelier 45 rue Blomet, ce sont « les livres au pied des tableaux tournés contre le mur[19] ». Jusqu’à la fin de la vie, il s’opposera à l’autonomie des arts pour défendre au contraire une façon de lier poésie et peinture au nom de ce qu’il appelle « l’impératif poëtique ». En témoigne le texte dédié en 1972 « à Miró pour son anniversaire » :

Il est évident que pour Joan comme pour moi la poësie, au sens le plus large, était capitale. Être peintre-poëte était notre ambition et par cela nous nous différencions de nos aînés qui, même fréquentant les meilleurs poëtes de leur génération, avaient une peur folle d’être traités par la critique de « peintres littéraires ». – Peintres nous réclamant de l’impératif poëtique, nous franchissions un grand fossé[20].

Si André Masson trouve dans le surréalisme une façon de se rebeller contre une conception trop exclusivement picturale de la peinture, celle que défend la célèbre formule de Maurice Denis dans la revue Art et Critique des 23 et 30 août 1890 (« Se rappeler qu’un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées[21] »), il y rencontre aussi des adeptes d’un art érotique qu’André Masson a pratiqué bien avant la rencontre avec Breton. Dès l’immédiat après-guerre (1919-1921), les premiers dessins connus sont des dessins érotiques. L’amour physique lui est apparu très tôt, selon Michel Leiris, « comme le thème majeur » qui trouve son expression privilégiée dans le dessin plutôt que dans la peinture « nécessairement plus préméditée[22] ». Leiris relève sur une feuille de correction du Journal Officiel cette note :

J’ai aussi peu de respect que d’amour pour les grands monuments de la peinture : je leur préfère les Pyramides et la Tour de Babel que je n’ai jamais vue. Mais il me restera toujours assez de désirs – sexuels ou sensuels – refoulés pour être artiste[23].

Il considère que Masson, « lorsqu’il prend pour sujet le colloque charnel », « entend surtout montrer, sous sa forme à proprement parler la plus nue, le grand élan d’effusion qui pousse chaque être humain à s’affranchir de ses bornes et à trouver, par le commerce d’autres êtres ou le maniement d’autres corps, un moyen de ne plus être un étranger dans le monde et de contraindre l’extérieur à lui fournir une réponse.[24] » En 1939, dans « Prestige d’André Masson », André Breton valorise cet érotisme qu’il considère comme « la clé de voûte[25] » de l’œuvre du peintre.

Rebelle contre tout ce qui asservit le désir, Masson fut également très tôt rebelle contre ce que Leiris appelle le « bagne de la raison[26] » et c’est cette liberté qui s’affranchit du contrôle de la raison que Breton loue dans la pratique de l’automatisme par Masson :

André Masson tout au début de sa course rencontre l’automatisme. La main du peintre s’aile véritablement avec lui : elle n’est plus celle qui calque les formes des objets mais bien celle qui, éprise de son mouvement propre et de lui seul, décrit les figures involontaires dans lesquelles l’expérience montre que des formes sont appelées à se réincorporer. La découverte essentielle du surréalisme est, en effet, que, sans intention préconçue, la plume qui court pour écrire, ou le crayon qui court pour dessiner, file une substance infiniment précieuse[27].

Enfin, si le rebelle Masson s’enrôla si aisément au service de Breton au temps de la rue Blomet, c’est parce que celui-ci, à ses yeux, représentait l’avenir. À une question de Miro : « Faut-il aller voir Picabia ou Breton ? » Masson répondit « Picabia non, c’est déjà le passé. André Breton oui, lui, c’est l’avenir[28] ». Cette formule pourrait orienter la réponse à la question que Françoise Levaillant laisse ouverte au terme de son étude sur les débuts de la carrière d’artiste d’André Masson, du côté d’une « adaptation aux nouvelles conditions historiques » plutôt que du côté d’une « transgression révolutionnaire[29] ».

Même si, comme le note Jean-Paul Clébert, après des entretiens en 1967, le peintre continue à défendre le groupe à l’extérieur[30], l’indocile Masson ne tarda cependant pas à se rebeller contre le surréalisme de Breton, surréalisme contre lequel il est entré assez rapidement en « dissidence ». Dès la fin de 1928, Masson « s’éloigne de lui-même et refuse qu’on lui accole désormais l’étiquette surréaliste » (ibid.), avant d’être exclu, par Breton, du Second Manifeste. Réconciliés au moment de la Guerre d’Espagne et de l’exil américain, Masson et Breton s’éloignent en 1942 et rompent définitivement en 1943 (ibid., p. 371-372).

André Masson, rebelle contre le surréalisme

Pour expliquer que la rébellion d’André Masson, d’abord enrôlée au service du surréalisme, se soit ensuite retournée contre le surréalisme même, plusieurs explications ont été proposées.

La première est psychologique. Pour Jean-Paul Clébert, c’est évidemment contre l’autorité de Breton et son obstination à cristalliser le surréalisme autour de sa propre personne qu’il se rebelle (ibid.). Georges Limbour note également que les surréalistes « sont par nature des citadins », ne pouvant « vivre qu’en groupe, à proximité du laboratoire ou du café », alors que Masson, pendant toute sa vie, préféra « les chemins des campa­gnes aux rues de la ville[31] », pour vivre au plus près d’une nature qui est source d’inspiration pour toute son œuvre, au-delà de la fracture souvent relevée entre les œuvres d’avant la Se­conde Guerre mondiale et celles d’après celle-ci[32]. Limbour remarque également que si les membres du groupe surréaliste et Masson partagent un même goût pour le scandale, celui-ci n’a pas le même sens dans les deux cas. Le scandale surréaliste,

mises à part quelques provocations hardies, comme quelques atteintes à l’honneur de l’armée, portées d’ailleurs par des hommes qui jouèrent un rôle effacé dans le mouvement, était généralement, dérivant du scandale dadaïste, un scandale de dilettante, un scandale publicitaire, assez bien calculé et dosé pour qu’il ne comportât pas de risque.

Les scandales de Masson étaient bien différents :

Les provocations, il ne les faisait pas de sang-froid, ayant pris toutes les précautions possibles […]. Il les faisait généreusement, spontanément, en état d’exaspération, au moment le plus inopportun et le plus dangereux, quand il n’était pas en force, ou tout seul, et il dépassait toute mesure[33].

La seconde explication est politique :

En juillet 1942, « à la demande de Rosenberg, Masson exécute, à l’occasion du 14 juillet que célèbre la Société des Amis Américains de la France forever, un panneau Liberté, Égalité, Fraternité. Cette démonstration de nationalisme, vivement désapprouvée par Breton et Tanguy, sera l’une des causes de la rupture de Masson et des Surréalistes[34].

La troisième est une explication esthétique sur laquelle je voudrais m’arrêter plus longuement. Si la pratique de l’automatisme a fait de Masson le peintre modèle de Breton, leur conception de celui-ci est aussi très différente, comme l’indique Limbour qui distingue l’automatisme de Masson de celui de Breton :

Si l’automatisme a été l’un des grands procédés surréalistes, il convient de remarquer que celui qui était recommandé par Breton dans ses manifestes étaient un automatisme méthodique, volontaire, extrêmement discipliné et dont les règles étaient formulées avec une grande précision. L’automatisme qui a présidé à l’élucubration de certains dessins de Masson est au contraire involontaire et tout spontané, c’est pourquoi il ne refuse pas, si elle se présente momentanément, sur une hésitation, l’intervention de la lucidité. […] L’automatisme n’est donc pas chez lui une méthode de création propre à remplacer d’autres moyens défaillants, un sondage expérimental de l’inconscient, elle est le mouvement naturel de l’inspiration, la vivacité de l’invention[35].

De son côté, en 1943, André Masson critique la dictature de l’inconscient surréaliste au nom d’une “matière” qui aurait été sacrifiée :

[…] la doctrine de l’automatisme pur ne peut être que dissolvante […] si on la prend pour une fin. Il est fallacieux de croire que l’on peut vaincre la résistance de la matière en niant cette résistance.
Ce qui demeure, je crois à l’actif du surréalisme c’est sa révolte initiale contre un certain formalisme cubiste, c’est d’avoir revendiqué le droit de faire allusion à autre chose qu’à des objets familiers. Mais décréter la supériorité de l’inconscient sur le conscient, du délire sur la raison, nier l’étude et le savoir afin d’encourager des “vocations factices”, à quoi bon[36] ?

Cette critique accuse la distinction entre deux conceptions dif­férentes de la peinture relevée également par des historiens d’art comme William Rubin qui distingue, dans la peinture surréaliste des années trente, la peinture de Masson, celle de Miro (l’un et l’autre pionniers du surréalisme) et, partiellement, celle de Max Ernst de celle des autres surréalistes (Magritte, Tanguy et Dali) qualifiés de peintres “illusionnistes” dont l’œuvre est caractérisée par ce qu’il appelle une forme d’“onirisme pictural” :

Une définition plus large, et historiquement plus juste du surréalisme pictural, ferait une part égale aux deux genres de peinture : l’une abstraite, l’autre illusionniste ; l’une et l’autre également engagées dans une commune recherche d’art poétique, de peinture-poésie[37].

Parce qu’elle sacrifie la dimension matérielle, la peinture surréaliste prend le risque, pour Masson, de l’académisme. En 1943, date de sa rupture avec Breton, Masson parle dans une lettre à Saidie May de “la plupart des peintures de ‘l’Académie surréaliste’” comme des “vrais ‘pompiers’ de notre temps[38].” En 1943 toujours, dans la conférence de Mount-Holyoke collège où il défend le “fait pictural” et la “saveur” (au double sens de goût et de savoir) de la peinture française, il tente un bilan de ce qui le distingue du mouvement auquel il n’appartient plus :

s’il est incontestable que le surréalisme est le seul mouvement qui se soit imposé depuis le fauvisme et le cubisme, force m’est cependant de reconnaître que l’étiquette surréaliste recouvre des tendances diverses et inconciliables. Le vieux diable académique peut astucieusement porter le masque de la modernité, il n’en est que plus pernicieux ; il insinue que l’imagination doit avoir recours à l’imitation la plus vile, la plus aguichante, pour se manifester de manière efficace, bafouant ainsi l’esprit créateur. Nous vivons dans un temps de confusion telle que l’on a pu voir des peintres révolutionnaires nous infliger un “retour à Bœcklin”[39].

Cette place accordée, contre la dimension “illusionniste”, à la dimension matérielle de la peinture, Masson l’appellera à partir de la fin des années 50 “picturalité”. Il emprunte le terme à Heinrich Wölfflin dont il a lu les Principes fondamentaux de l’histoire de l’art (comme en témoigne l’inventaire publié en 2011 de sa bibliothèque[40]) et qu’il cite dans son article de 1964 sur Delacroix[41] et dans un article de 1956 sur l’art d’Orient. Il y regrette que “pendant quarante années, notre peinture (celle qui occupa le devant de la scène) n’a guère été picturale. La roue a tourné et la picturalité (ou surgissement par la lumière, et absence de délimitation) reprend le dessus[42] ». C’est au nom de cette revalorisation de la picturalité qu’il change son regard sur l’impressionnisme et, en 1952, publie un texte intitulé “Monet Le Fondateur” dans lequel il relève la touche “entrecroisée, ébouriffée, ocellée” d’un peintre que Masson définit en une formule : “Peintre des apparences (il n’est pas théologien)”[43].

Les écrits postérieurs seront pour Masson l’occasion de revenir sur les points de discorde qui le séparaient de Breton dès leur rencontre. J’en retiendrai trois principaux : la place accordée à la musique, à l’événement et la référence à Nietzsche.

Michel Leiris affirme dans son journal que Masson aimait à raconter qu’il se rendait au concert avec Max Ernst en cachette d’André Breton qui, selon Leiris, “avait horreur de la musique[44] ». Masson partage ce goût pour la musique avec son ami Joan Miró : “Contrairement à mes amis surréalistes, je me suis toujours beaucoup intéressé à la musique” affirme Miró[45]». Cette passion pour la musique est le symptôme d’une attention à la dimension plastique de l’œuvre plus qu’à sa signification :

Je me suis toujours soucié de construction plastique et pas seulement d’associations poétiques. C’est ce qui me distinguait des Surréalistes. (ibid., p. 60)

[…] je n’ai jamais été complètement d’accord avec les Surréalistes, qui jugeaient le tableau selon son contenu poétique, ou sentimental, ou même anecdotique. Moi, j’ai toujours évalué le contenu poétique selon sa possibilité plastique. (ibid., p. 116)

Dans le texte qu’il consacre en 1939 à l’œuvre de Masson, Breton l’oppose à celle de Braque parce qu’elle « peut tenir à côté du journal de chaque jour[46] ». La peinture figurative est précisément, pour Masson, celle qui donne toute sa place à l’événement. C’est ce qui fait la grandeur, pour lui, de certaines œuvres de la peinture du passé comme celle de Poussin :

La plus simple existence, la vie la plus humble, c’est encore de l’histoire. L’écuelle brisée par Diogène s’égale au fronton du temple et le considérable laurier participe aux funérailles de Phocion[47].

André Masson se présente lui-même comme « le seul peintre surréaliste à [s] » être livré à cet acte considéré comme condamnable : peindre l’événement. […]. Mais la peinture surréaliste se voulait un peu hors de l’Histoire[48] ».

Je voudrais enfin rapidement évoquer la place de la référence à Nietzsche autour de laquelle se séparent Breton et Masson. Si l’anecdote liée à l’allusion à Nietzsche et Dostoïevski lors de la première rencontre entre Masson et Breton est connue (« Ah ! ceux-là, c’est ce que je déteste le plus ! » se serait écrié Breton[49] »), la place de la référence à l’œuvre de Nietzsche dans celle de Masson mériterait, me semble-t-il, une étude plus approfondie. Elle légitime, pour Masson, le refus d’aborder l’œuvre d’un point de vue moral alors que, selon lui, Breton restait attaché à ce point de vue (ibid., p. 43). Elle justifie également son intérêt pour les œuvres du passé alors que Breton « retenait », dit-il, très peu de choses du passé[50] » : « Enfin l’activité de mon esprit est d’ordre inactuel[51] ».

Elle a joué également un rôle décisif dans la réflexion partagée avec Georges Bataille sur Héraclite, notamment sur la valeur à accorder à la contradiction. En témoigne une lettre de juin 1936 :

Hier soir en relisant « L’origine de la Tragédie » je me suis aperçu que j’avais toujours oublié de couper les pages de la fin : des Notes (elles sont extraites de pages peu connues conservées par le Nietzsche-Archiv) – écrites en 1888. Ces remarques sur Héraclite sont si éblouissantes que je ne peux résister au plaisir de te les transcrire : c’est une digne conclusion à nos conversations (inoubliées) du mois d’Avril.
« La sagesse tragique fait défaut, – j’en ai vainement cherché les indices même chez les grands esprits de la Grèce pré-socratique. Il me restait un doute pour Héraclite, dans le voisinage duquel j’étais plus à mon aise que n’importe où. L’affirmation de la périssabilité et de la destruction, ce qu’il y a de décisif dans une philosophie dionysienne, l’approbation de tout ce qui est lutte et contraste, avec la récusation absolue de tout ce qui évoque l’idée d’“Etre” – Il faut que je reconnaisse là, à tous égards, ce qu’il y a de plus parent avec ma nature, parmi tout ce qui a été pensé jusqu’à ce jour. »
Je ne croyais pas si bien dire en affirmant d’une manière toute instinctive : que Nietzsche n’avait qu’un esprit-frère dans le passé : Héraclite[52]

Par cette valorisation d’une lecture non dialectique de la pensée d’Héraclite par Nietzsche, pensée qui préserve « la lutte et le contraste », Masson s’oppose à Breton qui, dans l’ouverture du Second manifeste du surréalisme de 1930, prône le dépassement des « vieilles antinomies » et donne à l’activité surréaliste pour mobile de déterminer le « point de l’esprit » d’où « la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement[53] », dans une perspective qui est celle de Hegel.

Masson oppose d’ailleurs explicitement les valeurs dionysiaques qu’il revendique à celles de Breton. C’est dans ce cadre que sont valorisées la fête (l’épigraphe de La mémoire du monde « Artistes, préparez-nous des fêtes ! » est empruntée à Nietzsche[54]) et la danse : « Nietzsche disait : “Si je croyais à un dieu, ce serait à un dieu dansant”. Breton détestait la danse, prise dans le sens large du mot, à savoir une sorte de libération physique un peu folle. Il n’était pas dionysiaque du tout[55] »). Masson considère Breton comme apollinien :

Au fond, je pensais, contrairement à Breton, que la valeur primordiale ne serait jamais l’automatisme, mais l’esprit dionysiaque ; l’automatisme peut très bien s’intégrer à l’esprit dionysiaque, qui correspond à une sorte d’état extatique et explosif permettant de sortir de soi, de donner libre cours à ses instincts et, par là, mener à l’automatisme. Mais, pour moi, le sentiment dionysiaque est plus permanent que l’automatisme, car l’automatisme est absence du conscient. [Breton] aurait été plutôt apollinien d’une certaine manière. Les égarements que je pratiquais lui étaient absolument étrangers. (ibid.)

Nietzsche a surtout joué un rôle important dans la place que Masson accorde à la forme dans sa conception de l’art. La for­mule que Masson répète à plusieurs reprises dans ses textes sur la peinture (« L’esprit du peintre : la forme même[56] ») put être inspirée par les Fragments posthumes de Nietzsche (XIV) : « On est artiste à condition de ressentir comme contenu, comme la chose même, ce que les non-artistes appellent “forme” ». Masson lui doit assurément une réflexion proprement littéraire sur le travail de l’écriture dont témoignent la variété des formes prises par celle-ci : aphorismes, fragments, notes. Dans l’entretien avec Jean-Paul Clébert, Masson commente pour Jean-Paul Sartre son usage du trait d’esprit à propos de ce qu’il appelle son traité d’esthétique :

J’ai fait Anatomie de mon univers comme les autres peintres, Dürer, Vinci, ont fait des traités de peinture. Cependant le côté didactique de tels ouvrages… chez moi c’est plutôt le contraire : il n’y a rien à apprendre. Toutefois quelque chose de sardonique, une ironie glacée, mais pas d’humour.
Un jour où je montrais à Sartre Anatomie de mon Univers, qui est tout de même un petit peu mon traité d’esthétique personnel, il me demanda sous quel angle il devait lire ce livre. Je lui ai dit que je ne pensais pas que ce dut être sous le signe de l’humour, mais qu’en tout cas il y avait une part d’ironie considérable. Prenez le mot dans son sens romantique allemand, un persiflage de soi[57].

Rebelle donc surréaliste, rebelle contre le surréalisme ? C’est, pour finir, à l’influence de la peinture d’Extrême-Orient que Masson attribue en 1956 son évolution vers un art qui n’est plus un art contre mais ce qu’il appelle une « peinture de l’essentiel » :

Certes, à l’époque de mes premiers tableaux de sable (en 1927), c’est bien dans le sens d’une absolue spontanéité que je m’exerçais. Sur des taches de colle projetées à la volée, du sable était répandu. C’était un pas vers le mouvement pur. Il s’agissait de faire parler la matière la plus muette, de l’arracher à son inertie, de l’animer par le geste. Mais l’instinct d’agression et le « défi à la peinture » me possédaient encore.
Il m’a fallu de longues années avant de pouvoir employer les moyens les plus hirsutes de manière sereine – sans la moindre intention provocatrice ou polémique[58].

Une remarque plus générale enfin : mon étude s’est appuyée sur des propos de Masson bien postérieurs aux événements évoqués. Il faut donc, bien sûr, prendre en compte la dimension rétrospective de la reconstruction de son trajet mais aussi le sens différent qu’il a pu prendre à plusieurs moments de la vie du peintre. La relation de l’individu au groupe n’a certes pas la même signification dans la première partie du XXe siècle où les avant-gardes liaient l’innovation au collectif et dans la seconde partie du siècle où, comme l’indique en 1953 le critique Michel Tapié, « l’ère des mouvements collectifs est révolue[59] ». Les écrits de ou sur Masson datant de la seconde moitié du XXe siècle doivent être appréciés dans le contexte de cette revalorisation de l’individu contre le groupe.

 Université PARIS VIII


[1]. André Masson, Le Rebelle du surréalisme, Écrits, Anthologie établie par Françoise Will-Levaillant, Paris, Hermann, 1994 (1ère éd. 1976).

[2]. Françoise Will-Levaillant, « Origines sociales et mutations culturelles. Les débuts d’une carrière d’artiste : André Masson », La Condition sociale de l’artiste. XVIe-XXe s., F. Levaillant et alii dir., Saint-Étienne, 1987, p. 106.

[3]. André Masson, Entretiens avec Georges Charbonnier, Paris, René Julliard, 1958, p. 77.

[4]. Françoise Will-Levaillant, « Origines sociales et mutations culturelles… », op. cit., p. 116.

[5]. André Masson, Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 36.

[6]. Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005, p. 274.

[7]. André Masson, Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 37.

[8]. André Masson, « À Joan Miró pour son anniversaire » (1973), Le Rebelle du surréalisme, op. cit., p. 88.

[9]. Maurice Nadeau, « Avertissement » (novembre 1944), Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, 1964, p. 5.

[10]. Michel Leiris, « La ligne sans bride » (printemps 1968 – printemps 1971), préface à André Masson – Massacres et autres dessins, Paris, Hermann, 1971, n.p. Repris dans Écrits sur l’art, P. Vilar éd., Paris, CNRS éditions, 2011, p. 128.

[11]. André Masson, « 45, rue Blomet » (Atoll, n° 2, septembre-octobre-novembre 1968, p. 15-21). Repris dans Le Rebelle du surréalisme, op. cit., p. 79.

[12]. Georges Limbour, préface, Entretiens d’André Masson avec Georges Charbonnier, Paris, Julliard, 1958. Repris dans Georges Limbour, Spectateur des arts. Écrits sur la peinture (1924-1969), M. Colin-Picon et F. Nicol éd., Paris, Le Bruit du temps, 2013, p. 918.

[13]. Georges Limbour, préface, André Masson : Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 917.

[14]. Nicolas Poussin 1594-1665, Catalogue de l’exposition des Galeries nationales du Grand Palais, L. – A. Prat et P. Rosenberg dir., Paris, RMN, 1994, p. 180.

[15]. Georges Limbour, préface, André Masson : Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 918-919.

[16]. André Breton, « Distances » (1923), Les Pas perdus, OC I, M. Bonnet dir., « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1988, p. 289.

[17]. André Breton, « Le Surréalisme et la peinture » (1928), Le Surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965, p. 36.

[18] André Masson, « Sur Daumier » (New-York, Pour la Victoire, n° 21, samedi 30 mai 1942). Repris dans Le Plaisir de peindre, Nice, La Diane française, 1950, p. 22-23.

[19]. André Masson, « “45, rue Blomet” (1968), Le Rebelle du surréalisme, op. cit., p. 78-79.

[20]. André Masson, “À Joan Miró pour son anniversaire” (1973), Le rebelle du surréalisme. op. cit., p. 87.

[21]. Voir Georges Limbour “André Masson” (Arts de France, n° 15-16, 12 novembre 1947). Repris dans Georges Limbour : Spectateur des arts. Écrits sur la peinture (1924-1969), op. cit., p. 482.

[22]. Michel Leiris, “La ligne sans bride” (1968-1971), Écrits sur l’art, op. cit., p. 125.

[23]. Michel Leiris “Éléments pour une biographie” (André Masson, Rouen, Wolf, 1940, p. 94). Repris dans Écrits sur l’art, ibid., p. 94.

[24] Michel Leiris, “Idoles” (André Masson et son univers, Lausanne, 1947). Repris dans Écrits sur l’art, ibid., p. 113.

[25]. André Breton, “Prestige d’André Masson” (1939), Le Surréalisme et la peinture, op. cit., p. 154.

[26]. Michel Leiris, “Mythologies” (André Masson et son univers, Lausanne, 1947), Écrits sur l’art, op. cit., p. 111.

[27]. André Breton, “Genèse et perspective artistiques du surréalisme” (1941), Le Surréalisme et la peinture, op. cit., p. 66 – 68.

[28]. André Masson, Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 41.

[29]. Françoise Levaillant, “Origines sociales et mutations culturelles…”, op. cit., p. 117.

[30]. Jean-Paul Clébert, notice “Masson”, Dictionnaire du surréalisme, Paris, Seuil, 1996, p. 370.

[31]. Georges Limbour, préface, André Masson : Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 922 et 920.

[32]. Françoise Nicol, Georges Limbour. L’aventure critique. Préface de Bernard Vouilloux, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 127-128.

[33]. Georges Limbour, préface, André Masson : Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 921.

[34]. Frances Beatty, “Biographie”, Catalogue André Masson, Galeries nationales du Grand Palais, 5 mars-2 mai 1977, p. 217.

[35]. Georges Limbour, préface, André Masson : Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 917.

[36]. André Masson, “Unité et variété de la peinture française” (conférence faite à Mount-Holyoke college le 27 juillet 1943, sur le thème proposé par L. Venturi “Variations du goût et permanence des valeurs”. Publié à New-York dans Renaissance, n° II et III, années 1944-45). Repris dans Le Plaisir de peindre, op. cit., p. 40.

[37]. William Rubin, “André Masson et la peinture du vingtième siècle” (11-77) in Catalogue André Masson, op. cit., p. 13.

[38]. André Masson, lettre à S. May, Carolyn Lanchner, “André Masson : Origine et Développement” in Catalogue André Masson, ibid, p. 171.

[39]. André Masson, “Unité et variété de la peinture française” (1943), op. cit., p. 39-40.

[40]. Hélène Parant, Fabrice Flahutez, Camille Morando, La bibliothèque d’André Masson. Une archéologie, éditions Artvenir, Paris, 2011, p. 39 et 474.

[41]. André Masson, “Le peintre et la culture” (1964), Le Rebelle du surréalisme. op. cit., p 148.

[42]. André Masson, “Une peinture de l’essentiel” (1956), ibid., p. 175.

[43]. André Masson, “Monet Le Fondateur” (1952), ibid., p. 131 et 130.

[44]. Michel Leiris, Journal 1922-1989, Paris, Gallimard, 1992, p. 838, note 18.

[45]. Joan Miró, Carnets catalans, dessins et textes inédits, présentés par Gaëtan Picon, tome 1, Genève, Skira, 1976, p. 118.

[46]. André Breton, “André Masson. Prestige d’André Masson” (1939), Le Surréalisme et la peinture, op. cit., p. 152.

[47]. André Masson, “Notes” (New-York, View, avril 1943). Repris dans André Masson, Le Plaisir de peindre, op. cit., p. 28.

[48]. André Masson, Vagabond du surréalisme. Présentation de Gilbert Brownstone, Paris, éditions Saint-Germain – des-Prés, 1975, p. 142. Entretiens commencés pendant l’été de 1968, p. 7.

[49]. André Masson, Entretiens avec Georges Charbonnier, p. 47.

[50]. André Masson, Vagabond du surréalisme, op. cit., p. 43.

[51]. André Masson, Lettre à D.-H. Kahnweiler, 6 octobre 1939, André Masson : Les Années surréalistes. Correspondance 1916-1942. F. Levaillant éd., La Manufacture, 1990, p. 436.

[52]. André Masson, lettre à Georges Bataille, Tossa, juin 1936. Le Rebelle du surréalisme, op. cit., p. 290.

[53]. André Breton, Second Manifeste du surréalisme (1930), OC I, 781.

[54]. André Masson, La Mémoire du monde, les sentiers de la création, Genève, Skira, 1974, p. 39.

[55]. André Masson, Vagabond du surréalisme, présentation de Gilbert Brownstone, éd. Saint-Germain-des-prés, 1975, p. 80.

[56]. André Masson “Notes” (New-York, View, avril 1943). Repris dans Le Plaisir de peindre, op. cit., p. 28.

[57]. Mythologie d’André Masson conçue, présentée et ordonnée par Jean-Paul Clébert, Genève, Pierre Cailler, 1971, p. 63.

[58]. André Masson, “Une peinture de l’essentiel” (1956), Le Rebelle du surréalisme, op. cit., p. 173.

[59]. Michel Tapié, “Espace et expressions”, Premier bilan de l’art actuel 1937-1953, R. Lebel dir., Paris, Soleil Noir, 1953, p. 102-103.

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