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Le surréalisme serbe, l’imaginaire de la nuit, de nuit en nuit, clair-obscur, art nocturne

Les Serbes dans la grande
internationale surréaliste

Selon les mots de Paul Éluard dans L’Évidence poétique, Sade et Lautréamont se sont emparés « du triste monde qui leur était imposé ». À l’instar de Sade et Lautréamont, les surréalistes se sont emparés du vaste monde pour tenter de le rendre moins triste.

Le surréalisme est né et a grandi à Paris. Cependant, au groupe parisien se sont liés de nombreux artistes et écrivains d’une quinzaine de pays. Certains sont restés isolés dans leur pays, par exemple Octavio Paz au Mexique, César Moro au Pérou, Wifredo Lam à Cuba ou Takiguchi au Japon. D’autres ont constitué des groupes nationaux :

En Belgique , c’est là après la France que le surréalisme a été le plus vivant, l’activité démarrant sensiblement en même temps qu’à Paris. Notons que le manifeste La Révolution d’abord et toujours, suscité par la guerre du Rif et publié dans La Révolution surréaliste n° 5 d’octobre 1925, est signé par deux Belges, Camille Goemans et Paul Nougé qui ont déjà créé le groupe Correspondance avec Clément Pansaers et Marcel Lecomte. Une autre branche se constitue autour de Magritte et de Mesens. Après la fusion, de nouvelles recrues vont apparaître : Scutenaire, Irène Hamoir, puis Colinet, Marien… Dans les années 1930, un autre groupe se constitue à La Louvière autour d’André Chavée. L’histoire du surréalisme en Belgique ne fut pas un long chemin tranquille. Signe de vigueur d’une activité qui se poursuit jusqu’au début des années 1980, avec en cours de route l’émergence du surréalisme révolutionnaire, les liens avec Cobra puis le situationnisme.

En Angleterre, diverses expériences (comme le vorticisme) et expositions avaient préparé le terrain, le groupe s’est vraiment constitué en 1935 avec Roland Penrose, Eileen Agar, David Gascoyne et quelques autres. Viendront plus tard Maddox, Melville, Colquhoun… Avec des hauts et des bas, l’activité se poursuivra jusqu’aux années 1980.

En Tchécoslovaquie, à Prague, un groupe s’était constitué dès 1924, le poétisme tchèque, autour de Karel Teige et Viteslav Nezval. Il ne sera officiellement surréaliste qu’en 1935, avec des apports nouveaux comme les peintres Styrsky et Toyen. Avec l’arrivée de nouvelles générations (Effenberber, Petr Kral… ) une activité surréaliste, parfois clandestine, va perdurer jusqu’à l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Union soviétique en 1968.

Aux Canaries, à Santa Cruz de Tenerife, l’activité surréaliste est née en 1932 autour du poète Eduardo Westerdahl et de la revue Gazeta de arte, puis autour du peintre Oscar Dominguez. Les franquistes y mettront fin en 1936.

En Roumanie, le surréalisme a souffert des relations souvent difficiles entre Breton et Tzara, les avant-gardistes roumains ayant pris le parti de Tzara. Mais quand celui-ci se rallie au groupe de Breton, le surréalisme fait une timide percée à travers la revue unu.

Le groupe de Bucarest s’est constitué seulement en 1940 après un séjour à Paris de Gellu Naum et Gherasim Luca. Du fait de la guerre son activité débutera seulement en 1945, mais pour très peu de temps, n’ayant pu résister aux assauts du réalisme socialiste.

Et en Serbie… Avant de présenter le groupe de Belgrade, je voudrais m’arrêter un instant sur la perception de cette internationalisation au sein du groupe parisien. Ce sont les relations personnelles qui priment, en liaison avec les séjours de nombreux écrivains et artistes à Paris, la ville lumière qui exerce alors une forte attractivité. Des écrivains et des artistes dont les expérimentations et la réflexion sur les liens entre poésie et politique rejoignent celles du groupe d’André Breton.

L’internationalisation du surréalisme s’est donc faite le plus souvent de façon spontanée au gré des rencontres et des affinités. Et cela jusqu’en 1935. À ce moment-là, le mouvement surréaliste se trouve dans une sorte l’impasse. Le mode exploration du continent intérieur ne se renouvelle plus, provoquant une sensation de répétition. La rupture avec le Parti communiste accomplie, la volonté de transformer le monde est restée intacte, mais sans objectif précis. À l’heure où les totalitarismes s’installent en Europe, des membres du groupe ont le sentiment de tourner en rond, de ne plus trouver dans le surréalisme de réponses, de mots d’ordre, à la hauteur de leur attente, à la hauteur de la menace. Résultat : beaucoup quittent le groupe définitivement souvent pour un engagement purement politique.

Le groupe parisien s’amenuise alors même que s’accroit l’audience du surréalisme à travers le monde. Prenant conscience de ce phénomène, le surréalisme à travers son chef de file André Breton va le mettre à profit pour rebondir et se renouveler.

Ainsi va-t-on chercher à organiser cette internationalisation du surréalisme.  En témoigne, en ces années 1935-1936, la publication du Bulletin internationale du surréalisme. Quatre numéros qui paraissent tour à tour à Prague, Santa Cruz de Tenerife, Bruxelles et Londres, chaque fois sous la responsabilité conjointe du groupe français et de l’homologue concerné.

Une autre tentative de rassemblement, celle-ci dépassant largement les limites du surréalisme, a lieu deux ans plus tard avec la FIARI, Fédération internationale de l’art révolutionnaire indépendant », fruit des rencontres de Breton et Trotski. Les dissensions internes et la survenue de la guerre mettront vite un terme à cette entreprise, elle aura cependant consolidé les liens avec le groupe surréaliste égyptien « Art et liberté », animé par Georges Henein.

Pour conclure, il faut bien reconnaître qu’au-delà d’une collaboration concertée, le mouvement surréaliste s’est étendu dans de multiples directions de façon telle qu’il a souvent échappé à ses fondateurs.

Revenons à la Serbie pour introduire Marco Ristic, l’un des meneurs d’un mouvement surréaliste serbe plutôt singulier dans sa genèse — singulier et autonome :

Partis d’une même volonté de rupture avec un monde qui a failli et d’une même admiration pour Lautréamont, Rimbaud ou Apollinaire, le surréalisme serbe et le surréalisme français ont connu des évolutions parallèles. De janvier 1922 à août 1924, paraît à Belgrade la revue Putevi [Chemins] dans laquelle s’expriment les principaux acteurs du futur surréalisme serbe avec des textes expérimentaux, des charges humoristiques et des critiques coups de poing, dans un esprit assez proche de celui des revues dadaïstes, en particulier de Littérature publiée à la même époque à Paris.

La rencontre était inévitable, la plupart des poètes et artistes serbes ayant séjourné quelque temps à Paris au cours des années 1920. Le premier numéro de La Révolution surréaliste en décembre 1924 invite à lire la nouvelle revue serbe Svedocanstva [Témoignages] ; laquelle, de son côté, rend compte du Manifeste du surréalisme d’André Breton et de plusieurs autres publications des surréalistes français.

Dusan Matic est le premier Serbe à participer aux réunions du groupe parisien qui se tenaient alors au Café Cyrano. Il est l’un des signataires du manifeste que nous avons déjà mentionné, La Révolution d’abord et toujours, avec Monny de Boully, autre Belgradois venu à Paris. Celui-ci, contrairement aux autres poètes serbes, écrira en langue française : c’est lui qui jouera le rôle de correspondant et traduira les auteurs serbes pour La Révolution surréaliste, cela jusqu’à sa rupture avec Breton et sa participation à l’activité du Grand Jeu.

Bien que ne figurant pas parmi les signataires de ce manifeste, dans le même n° 5 de La Révolution surréaliste, Marko Ristic a publié son poème Se tuer, où déjà affleure le thème de la nuit :

Ce n’est pas la grandeur royale
Qui s’en ira avec les fleuves
Je suis envahi par cette pourpre loyale
Du temps où toutes les nuits s’abreuvent

En 1925, Milan Dedinac fait paraître son recueil de poèmes, Javna Ptica [L’Oiseau public], et Ristic, en 1928, à son retour de Paris, son « anti-roman », Bez mere [Sans mesure] : ce sont les premières œuvres d’importance du surréalisme serbe. Cependant, c’est seulement en 1929 que les écrivains et peintres serbes, ceux que l’on a appelés « les Treize de Belgrade », constituent un groupe organisé, une centrale surréaliste, à l’instar de leurs homologues français, et ils se font connaître à coups de manifestes. 

L’année suivante, les Éditions surréalistes de Belgrade — distribuées à Paris par José Corti — publient l’almanach Nemogucé [L’Impossible], qui réunit tous les membres du groupe mais aussi, dans leur langue, plusieurs surréalistes français : Aragon, Breton, Char, Éluard, Péret… Comme leurs homologues français, les surréalistes serbes se proclament marxistes et révolutionnaires, ce qui n’est pas sans danger dans la Yougoslavie de l’époque. Courageusement, ils affirment leurs positions dans un manifeste que le nouvel organe du groupe parisien, Le Surréalisme au service de la révolution, reproduit dans son n° 3 sous le titre « Belgrade, 23 décembre 1930 ». Un texte violent aux accents révolutionnaires :

« … Se réclamer du Marquis de Sade, de Hegel et de Lautréamont […] Être possédé sans répit par la logique de la liberté, de la frénésie, de l’infini, et se rappeler : « défense de fumer », « ne pas se pencher en dehors », « tenir la droite », « entrée interdite ». Préconiser le scandale volontaire, la provocation, la démoralisation et exiger la gravité et l’honnêteté rigoureuse, élémentaire de toute parole et de tout acte. Rosser R. Drainatz et veiller au cœur du rêve, être dans le réel du rêve. Rejeter toutes ces infectes et belles belles‑lettres et écrire des poèmes. Ne pas pouvoir s’arracher à la ténèbre unique du Problème Total, et l’humour, cet humour forgé sur l’enclume du pessimisme. Vivre le désespoir irrémédiable et l’âpre espoir de la détermination sociale. Tout cela. Et tout le reste. »

Ce beau programme se terminant par un appel à la révolte eut l’heur de déplaire aux autorités qui en interdirent la diffusion. Néanmoins, pendant encore deux ans les surréalistes serbes réussirent à s’exprimer et, en 1931, ils lançaient une nouvelle revue, Nadrealizam danas i ovde [Le Surréalisme aujourd’hui et ici], qui réunissait à nouveau surréalistes français et serbes. L’année suivante, les Belgradois signaient la pétition des Français en faveur d’Aragon, inculpé après avoir publié le poème Front rouge. L’activité surréaliste se faisait alors de plus en plus politique dans un sens révolutionnaire, affirmant des positions communistes et contestant le régime dictatorial du roi Alexandre Ier. Lequel répondait par la répression.

Dusan Matic donne ce raccourci des événements  : « Les choses se précipitèrent  : en 1932, plusieurs arrestations et deux condamnations aux travaux forcés, de cinq à trois ans, par le Tribunal pour la Défense de l’État. »

Les surréalistes serbes persécutés, leurs amis français protestent avec vigueur ; dans Le SASDLR, René Crevel dénonce «  la terreur blanche contre des amis de la France » dans un article intitulé : « Des surréalistes yougoslaves sont au bagne ». Certains resteront en prison, les autres seront empêchés de s’exprimer publiquement. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’activité surréaliste ne se poursuivra plus que de façon clandestine.

Après la Libération du pays par les partisans de Tito, la Yougoslavie s’étant engagée dans la voie du communisme pour lequel les surréalistes avaient œuvré, on retrouvera certains d’entre eux dans des fonctions officielles – Marko Ristic pour sa part sera nommé ambassadeur à Paris.

C’est à ce Ristic, l’un des principaux animateurs et théoriciens du groupe surréaliste de Belgrade, que nous allons nous intéresser à travers un très beau texte datant de 1939, De nuit en nuit, que nous présente Jelena Novakovic

Michel Carassou
11 février 2023

De nuit en nuit fragments du manuscrit en PDF

L’imaginaire de la nuit dans le surréalisme par Jelena Novaković

Communication du 11 février 2023 à la Halle Saint-Pierre de Jelena Novaković sur « L’imaginaire de la nuit dans le surréalisme » et le surréalisme serbe.

« LE MIRACLE INEXPLICABLE DE LA NUIT1 »

Un aspect de l’imaginaire surréaliste2

INTRODUCTION

Le surréalisme de Belgrade, qui fait partie de la grande internationale surréaliste, a eu les relations les plus étroites avec le surréalisme parisien. Ces relations reposaient non seulement sur des contacts personnels qui datent du séjour des écrivains et des intellectuels serbes en France, après l’exode de l’armée serbe évacuée d’Albanie pendant la Première Guerre mondiale, mais aussi sur des tendances communes des deux groupes pénétrés du même esprit d’insoumission et de révolte, dans la crise spirituelle provoquée par la guerre. Ces tendances se manifestent par des thèmes et des concepts communs à travers lesquels […]lire la suite >>>>

1« Le miracle inexplicable de la nuit » est un vers du poème « Les flammes mauves » de Marko Ristić (Knjiga poezije, Beograd, Nolit, 1984, p. 97). Sauf indication contraire, c’est nous qui traduisons.

2Ce texte est issu d’une intervention à l’auditorium de La Halle-Saint-Pierre, qui a eu lieu le 11 février 2023.

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 « De nuit en nuit » 

Ainsi que la  communication de Jelena Novaković sur le livre de Marko Ristić « De nuit en nuit » qui a eu lieu le même jour, le 11 février 2023 à la Halle Saint-Pierre.

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Les Pouvoirs de l’art nocturne
Voyage dans le clair-obscur
(Autour de la publication du livre de Marko Ristić, De nuit en nuit)
par Jean-Yves Samacher

Communication du 11 février 2023 à la HSP dans le cadre de la journée d’étude sur le surréalisme serbe. Textes et présentations enrichies et améliorés.

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Marko Ristic, le clair-obscur et les pouvoirs de l’art nocturne par Jean-Yves Samacher

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Nadja/Léona Delcourt et André Breton

Nadja/Léona Delcourt et André Breton

Journée d’études de l’APRES à La Halle Saint Pierre.
Le
4 juin 2022

Par Jean-François RABAIN

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Nous allons parler de Breton et de Nadja. Nous allons découvrir les Lettres que Nadja a adressé à André Breton. Nous allons découvrir qui était Nadja, cette femme mystérieuse et étrange que Breton évoque dans son livre éponyme Nadja, un ouvrage qui a fasciné toute une génération et qui nous fascine toujours.

Deux comédiens, Sarah Froidurot et Charles Gonzales, vont lire ici des textes essentiels. Sarah va lire les Lettres que Nadja a écrit à Breton, des lettres qui jusqu’à présent n’étaient connues que par un petit nombre de chercheurs et Charles lira les passages les plus significatifs du livre Nadja d’André Breton. Ce sera donc un dialogue qui va s’instituer entre eux et chacun pourra entendre ce qu’il souhaitera des mystères de cet échange.

Après eux, Georges Sebbag, auquel nous devons le fait d’avoir découvert la véritable identité de Nadja, qui s’appelait en fait Leona Delcourt, et qui a écrit de nombreux ouvrages sur André Breton et le Surréalisme – André Breton, l’amour folie et André Breton, 1713/1966, Des siècles boules de neige, notamment – nous fera part de son point de vue comme de son savoir.

Avant d’évoquer ces Lettres de Nadja, un mot sur le surréalisme. Le surréalisme n’est pas un bric-à-brac d’idées farfelues, énigmatiques ou décoratives, il ne se limite pas à la moustache provocatrice de Salvador Dali. Le surréalisme fut un grand mouvement littéraire qui a conduit ses pionniers à l’engagement révolutionnaire. Le surréalisme a réuni Marx et Freud, l’inconscient et le politique. Il a lié la révolution poétique – changer la vie – à la révolution – transformer le monde. Dès son origine le surréalisme a été un mouvement multi – dimensionnel, à la fois poétique, politique et existentiel. Après Rimbaud et Hölderlin, le surréalisme a considéré la poésie, non seulement comme quelque chose que l’on écrit ou que l’on récite, mais comme ce qui devait être vécu. La poésie est considérée par le surréalisme non comme une variété de littérature, mais comme un « devoir-vivre », a écrit Edgar Morin1.

L’exploration du langage a été au cœur de l’expérience surréaliste. Le Surréalisme prend la suite du projet d’Arthur Rimbaud : transformer le langage, transformer le monde par les mots. Il faut mettre le feu au langage, interpréter l’invisible, entendre l’infini. Il faut se faire « voleur de feu », comme l’écrit Rimbaud, entendre l’inexprimable, fixer les vertiges, « les choses inouïes et innommables ».

Le surréalisme fut iconoclaste en toute chose, sauf en amour. Le surréalisme a fait de l’amour un absolu de l’être humain. Il exalte l’amour courtois, l’amour-fou et l’érotisme. Un ouvrage d’André Breton s’appelle L’amour fou. Un autre de Georges Sebbag s’appelle André Breton, L’amour folie.

Parlons de Nadja.

« Qui suis-je ? », est l’incipit du livre d’André Breton. La question est immédiatement doublée d’une autre : « Qui je hante ? ». La réponse évoque le fantôme, l’apparition. Breton écrit : « Ce dernier mot m’égare, il me fait jouer le rôle d’un fantôme, évidemment il fait allusion à ce qu’il a fallu que je cessasse d’être, pour être qui je suis ». « Qui je hante ? », donc, et non : « Qui me hante ? ». Le sujet surréaliste, défini ici par Breton, refuse la démarche introspective qui cherche à trouver la figure achevée de soi-même, l’unité du sujet, dans un retour sur soi. Il ne s’agit pas d’aller chercher à retrouver à l’intérieur de nous tous les fantômes et les imagos, qui nous habitent. Tout au contraire, le sujet surréaliste cherche à cerner sa singularité à travers l’essentielle altérité du monde. C’est de l’Autre que Breton attend que lui soit révélé qui il est.2 C’est vers l’image ou l’écho qu’il se tourne.

On retrouve ici une notion chère à la psychanalyse. La mère est le premier miroir des états internes du bébé. Elle en est l’écho. Cette fonction miroir de la mère est nécessaire pour que le bébé puisse entrer en contact avec son propre monde affectif et représentatif. Le chemin de soi vers soi n’est pas immédiat. D’emblée, il passe par l’autre et le reflet de soi dans l’autre pour se constituer.

Dans Nadja, comme dans L’amour fou ou Arcane 17, c’est la rencontre avec une femme, rencontre toujours « capitale », « subjectivée à l’extrême », « envisagée sous l’angle du hasard »,3 qui devient pour le sujet ébloui « la pierre angulaire du monde matériel ».4

Pour Breton, c’est la chanson du guetteur qui répond à la question du Qui suis-je ? « Indépendamment de ce qui arrive ou n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique », écrit Breton. 5 C’est elle qui préserve intacte toute la force du désir.6 Au Qui suis-je ? de l’incipit du livre Nadja réponds ensuite le Qui vive ? qui privilégie l’alerte, l’éveil et l’accueil, comme attitude de vie.7

La rencontre capitale, ce sera donc Nadja, la mystérieuse jeune femme rencontrée une après-midi, rue La Fayette, le 4 octobre 1926.

Qui est donc cette jeune femme qui dit s’appeler Nadja « parce que, dit-elle, en russe, c’est le commencement du mot espérance (Nadejda) et parce que ce n’en n’est que le commencement ». On a longtemps cherché qui était Nadja… Nadja a très vite disparu dans la tourmente de la folie. Elle est morte délirante à l’hôpital psychiatrique de Bailleul, dans le Nord, en 1941. Ni Breton ni aucun surréaliste ne l’ont jamais revue… On connaissait ses dessins qui restaient dispersés chez les collectionneurs… On ne savait rien sur elle, rien de son histoire et de son nom… Elle est peu à peu sortie de l’ombre… On a retrouvé ses lettres… Les Lettres de Nadja conservées par Breton ont été vendues lors de la grande vente aux enchères des œuvres de Breton qui a eu lieu à l’hôtel Drouot en 2003.

Georges Sebbag, le premier, a révélé le véritable nom de Nadja dans son livre André Breton l’amour-folie, publié en janvier 2004, puis dans un article paru la même année dans la revue Mélusine. Nadja s’appelait Léona Delcourt. Henri Béhar cite également le nom de Léona Delcourt dans son livre André Breton, paru chez Fayard en 2005.8 Hester Albach, également, a retracé l’histoire de Leona Delcourt dans un livre publié en 2009, Léona, héroïne du surréalisme. Son ouvrage contient de nombreuses lettres de Nadja et aussi les certificats d’internement rédigés pas ses psychiatres lors de son séjour à l’asile de Bailleul

Qui était donc Nadja ? Nadja s’appelait Léona Delcourt. Elle est née le 23 mai 1902 dans une famille ouvrière à Saint André dans la banlieue de Lille. A dix-huit ans, elle donne naissance à une petite fille qu’elle laisse trois ans plus tard à sa famille pour se rendre à Paris. Elle y mène une existence difficile avec des emplois précaires et aussi des épisodes de prostitution. Elle emprunte son prénom, Nadja, à la danseuse aux seins nus, Beatrice Wanger, du Théâtre ésotérique, qui était une amie du couple Claude Cahun/ Marcel Moore, et qui portait déjà ce nom.

Quand André Breton rencontre Nadja/Léona, le 4 octobre 1926, rue La Fayette, elle a 24 ans. Breton en a 30. Peu avant cette rencontre, Breton avait été voir, trois mois plus tôt, une voyante, Mme Sacco, qui lui avait prédit de grands bouleversements, en particulier un voyage en Asie où il devait rester vingt ans puis la direction d’un grand parti politique ! D’emblée Breton est fasciné par le regard et le sourire de Nadja comme par ses dons de voyance. « Je n’avais jamais vu de tels yeux ». « Qu’y a-t-il dans ces yeux ? De la détresse et de l’orgueil… ». « Elle sourit mystérieusement comme en connaissance de cause… ».

Nadja mène une existence incertaine, « perdue », écrit-elle, au hasard des rues et des cafés. « Je suis l’âme errante » 9 dira-t-elle à Breton. Nadja et André Breton vivent alors « une décade enchantée », comme l’écrit Georges Sebbag. Ils se donnent rendez-vous dans des cafés, découvrent ensemble les rues de Paris, la place Dauphine, le bassin des Tuileries. Nadja apparait comme une magicienne, elle devine et prévoit les événements. Elle déchiffre le monde comme un médium. Elle a toutes les qualités d’une voyante. Elle prédit le moment exact où une fenêtre aux rideaux rouges s’éclaire, place Dauphine.10 Elle devine un souterrain qui contourne l’hôtel Henri IV. Elle pense communiquer avec Marie-Antoinette à la Conciergerie. Elle voit sur la Seine une main de feu… Elle perçoit dans la courbe brisée du jet d’eau des Tuileries l’image des pensées d’André Breton et des siennes, dans les termes mêmes du dialogue entre Hylas et Philonousla matière et la penséedu philosophe Berkeley, paru en 1713, que l’écrivain vient de lire. 11

« Il se peut que la vie demande à être déchiffrée comme un cryptogramme », écrit Breton dans Nadja. Chacun semble être dans une quête de soi et dans une quête de sens. Au Qui suis-je ? de Breton correspond le dessin de Nadja Qu’est-elle ? De fait Nadja/Léona semble déchiffrer le monde. L’univers pour elle est sursignifiant. Nadja est une magicienne qui va entrainer Breton dans un vertige d’intuitions et de convictions prédélirantes.12 Nous sommes en pleine surréalité, celle du rêve, forme nocturne du délire, dit Freud. Avec Nadja, les rideaux de la place Dauphine deviennent rouges et les pensées mêlées des deux amants se fondent et s’élèvent vers le ciel, puis retombent comme le jet d’eau du bassin des Tuileries. Un élancement brisé suivi d’une chute dira-t-elle à Breton. 13 Nadja propose un jeu : « Ferme les yeux et dis quelque chose. N’importe, un chiffre, un prénom… Deux. Deux quoi ?.. Deux femmes. Comment sont ces femmes ?.. En noir… Ou se trouvent-elles ? Dans un parc… ». « C’est ainsi que je me parle, quand je suis seule, que je me raconte toutes sortes d’histoires. C’est entièrement de cette façon que je vis », dit-elle.14 Impressionné Breton écrit : « Ne touche-t-on pas là au terme extrême de l’aspiration surréaliste, à sa plus forte idée limite ? ».15 On comprend la surprise de Breton. Nadja ne fait pas autre chose que de réinventer à nouveau l’automatisme de la pensée qui a permis à Breton de définir le Surréalisme dans le Manifeste de 1924. « Surréalisme : Automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée en l’absence de tout contrôle exercé par la raison… ».

Le texte de Nadja nous montre un Breton hésiter entre deux Nadja : la pauvre femme et la médium. Fasciné par la Voyante qui déchiffre le Réel, prévoit des apparitions, est traversée d’intuitions délirantes et déchiffre les mystères de Paris, Breton ne tarde pas, cependant, à revenir à la dure réalité en réalisant toute la précarité de la situation de Nadja. La magicienne est aussi une pauvre femme, isolée à Paris, menant une existence erratique, sans travail, errant d’hôtel en hôtel, couverte de dettes et ayant parfois recours à la prostitution.

Si Nadja fascine Breton, celui-ci a envouté Nadja. Les lettres qu’elle lui écrit sont fascinantes par l’intensité, la force de la passion qu’elle ressent. « André tu vis en moi » (Lettre 3) « Le ciel est à nous deux et nous ne formons plus qu’un » (Lettre 4). « Mon feu, je suis ton esclave et tu es mon tout » (Lettre 5). « Toi qui es tout pour moi, éclaire ma route de beauté pour que je te ressente de toute mon âme » (Lettre 20). Nadja ou Une vague de rêve…

Cependant, après neuf jours de liens intenses et de fascination réciproque, après une nuit passée dans un hôtel à Saint-Germain-en-Laye, Breton espace les rencontres (le 13 octobre 1926). Cependant plus André Breton s’éloigne, plus l’attachement et la passion de Nadja s’affirment. Nadja se plaint dans ses Lettres d’être abandonnée. « Vous me délaissez par trop, mon ami, je m’étiole et m’anéantis dans plusieurs chagrins » (Lettre 18). « Je suis perdue, perdue dans la foule, perdue dans mes phrases » (Lettre 8). « Tout abandon est une lâcheté » (Lettre 27). Des idées de persécution apparaissent. « Oh monstre… que fais-tu de ma vie » (Lettre 18). Des fantasmes archaïques de dévoration, d’incorporation orale, de vampirisme et de possession surgissent. « Partout des gueules de loups s’entrouvent menaçantes » (Lettre 25) « Ta lèvre chérie me sucera ma vie » (Lettre 12). « Ne veux-tu me tuer ? » (Lettre 24). Nadja voit Breton comme un fauve dont elle serait la proie. « Fauve aux dents de scie » (Lettre 11). « Pourquoi dis, pourquoi m’as-tu pris mes yeux » (Lettre 5). « Une poétique de l’éclatement », écrira Marguerite Bonnet. Une des toutes premières lettres de Nadja, annonçait déjà la destruction à venir. « Dehors je suis automatiquement le trottoir qui conduit à la tombe… Douce vision enflammée de ma vie » (Lettre 2). Nadja évoque sa « survie » psychique dans la Lettre 20.

Les Lettres de Nadja sont des affirmations amoureuses à l’accent prophétique avant de devenir des suppliques. Elles disent l’absolu de l’amour, le consentement à la souffrance, le don total. « Il y a toi d’abord, toi avec tes cheveux, tes yeux et tes lèvres… – puis moi toute petite – guettant un aveu – le plus tendre aveu de ma vie – puis tout se transforme souvenir et je te revois avec moi… mais dans cet autre monde où nous ne sommes que deux ». « (Je suis) celle qui se réfugie contre ton sein gonflé de bonheur et qui te serre désespérément pour te conserver, malgré tout et contre tout. « C’est un si grand amour cette union de nos deux âmes, si profond et si froid cet abîme… » (Lettre 8). « André, malgré tout, je suis une partie de toi – c’est plus que de l’amour » (Lettre 29).

Nadja croit à la mission supérieure de Breton. Il a quelque chose de grand à accomplir. Les métaphores du soleil, de la lumière, de la flamme le caractérisent. Dans ses dessins, Nadja représente Breton en aigle et elle en sirène ou en Mélusine. Breton est pour elle un « puissant magicien » (Lettre 25), associé au dieu égyptien Kneph, dieu créateur et référence alchimique (Lettre 11).

Certaines lettres évoquent le sentiment que Nadja est possédée : « Tu vis en moi… ».« Crois que tout mon être est plein de toiet que ma main écrit ce que tu penses ». Transmission de pensée, écho de la pensée, pensée magique… Idées d’influence et de possession, diront les psychiatres. Dans la passion, on croit posséder l’objet, mais c’est l’objet qui fait de nous un possédé, diront les psychanalystes.16

D’autres lettres expriment le sentiment d’abandon et un vécu d’effondrement. Une lettre de janvier 1927 est rédigée comme un poème : « Il pleut encore/ Ma chambre est sombre/ Le cœur dans un abîme/ Ma raison se meurt » (Lettre 23).

Nadja se révolte : « Pourquoi as-tu détruit les deux Nadja ?… Est-ce que je pouvais prévoir que tout sombrerait ainsi tout à coup .. Alors que je n’ai rien fait, alors que j’étais devenue ton esclave ?… Veux-tu me tuer ?… » (Lettre 24). Breton refuse, à l’époque, de lui rendre un précieux cahier de notes auquel Nadja tenait particulièrement. Nadja se montre agressive : « Je ne suis pas un jouet. Vous aimez jouer la cruauté, ça vous va pas mal, mais je vous assure je ne suis pas un jouet… Je voudrais mon cahier… si pot-au-feu qu’il vous paraisse… » (Lettre 26).

Quelque temps après que Breton lui eut rendu son précieux cahier 17, Nadja décide cependant d’elle-même de s’effacer de la vie de Breton. Elle lui redit son amour sans rien attendre en retour.

« Merci André, j’ai tout reçu. J’ai confiance en l’image qui me fermera les yeux… J’ai foi en toi… Je ne veux pas te faire perdre le temps nécessaire à des choses supérieures. Tout ce que tu feras sera bien fait. Que rien ne t’arrête… André malgré tout je suis une partie de toi. C’est plus que de l’amour. C’est de la Force et je crois. Nadja ». (Lettre 29. Dernière lettre de Nadja. Date inconnue).

On a longtemps cru que Nadja et Breton s’étaient séparés au bout de neuf jours. Cependant les Lettres indiquent que la période de quatre à cinq mois qui a suivi a été fertile en retrouvailles et en évènements. Nadja réclamera en particulier à Breton, avec insistance, un cahier dans lequel elle avait confié ses propres impressions. La rétention de ce cahier par Breton déclenchera les foudres de Nadja, jusqu’au moment où elle s’apaisera après sa restitution.

Cinq mois après leur séparation, le patron de l’hôtel Becquerel où loge Nadja, après de nombreux changements de domicile, appelle la police car elle est en plein état délirant. On la conduit (le 21 mars 1927) à l’Infirmerie Spéciale du Dépôt de la Préfecture de Police, quai de l’Horloge à Paris, puis à l’hôpital Sainte Anne et ensuite à l’asile de Perray-Vaucluse près d’Épinay-sur-Orge où elle va rester un an.

Le certificat d’internement du Dr Logre dit ceci : « Idées d’influence. Se croit médium. On agit sur elle à distance, on lui parle, on devine ses pensées… Maniérisme. Langage bizarre… ». Ce certificat évoque le syndrome d’automatisme mental décrit par G.G. Clérambault que l’on retrouve dans les psychoses hallucinatoires.

Nadja/Léona Delcourt sera transférée ensuite, près de sa famille, à l’asile de Bailleul, dans le Nord. Les certificats d’internement disent : « Démence précoce (19 28), Démence paranoïde (1931), État schizophrénique (1939). Nadja est morte délirante, hallucinée et cachectique, à l’hospice de Bailleul, en 1941, à l’âge de trente-huit ans. Elle meurt officiellement d’un cancer, mais sans doute de faim, comme de nombreux malades mentaux pendant l’Occupation. C’est ce que l’on a appelé l’extermination douce.

Breton n’a jamais été rendre visite à Nadja, ni à Perray-Vaucluse où elle fut internée un an, ni à l’asile de Bailleul près de Lille, où elle fut transférée en mai 1928 et où elle est morte en 1941. On lui reprochera cette attitude parfois durement. En 1930, Georges Bataille et une partie du groupe surréaliste publie un pamphlet, Un cadavre, qui reprend ironiquement le titre de celui que les Surréalistes avaient publié à la mort d’Anatole France en 1924. Robert Desnos accuse Breton « de s’être repu de la viande des cadavres de Jacques Vaché, de Jacques Rigaut et de Nadja, une femme que l’on laisse croupir à l’asile ».

On peut s’interroger sur l’attitude de Breton. Pourquoi a-t-il craint la folie de Nadja jusqu’au point de la fuir ? S’est-il senti coupable d’en avoir été l’instigateur ? S’est-il senti lui-même déstabilisé ? A-t-il lui-même eu peur de devenir fou au contact de la magicienne prédélirante ? Une chose est certaine, seules les lettres de Nadja ont été conservée par Breton alors qu’il n’a pas gardé la correspondance des autres femmes qu’il a aimé.

Breton a-t-il perçu la folie de Nadja ? Julien Bogousslavky dans son livre Nadja et Breton Un amour juste avant la folie, écrit : « Breton a noté dans son récit des éléments qui, a posteriori, s’intègrent dans le tableau d’une pathologie mentale psychotique facile à évoquer une fois survenue la décomposition délirante et les hallucinations qui ont nécessité un internement ». « Seule l’étrangeté, aisément interprétable sous l’étiquette poétique, était au premier plan ». 18

Breton évoque toute sa culpabilité dans son livre Nadja. Certaines pages ont presque l’allure d’une confession. Cette culpabilité va poursuivre longtemps André Breton comme en témoigne un rêve qu’il rapporte dans Les vases communicants, parus en 1932 quatre ans après la parution de Nadja en 1928. Breton raconte qu’il voit dans son rêve « une vieille femme en proie à une vive agitation, qui se tient aux aguets près des stations de métro Villiers et Rome (là où se trouvait l’hôtel du Théâtre où habitait Nadja) et qui lui fait l’effet d’une folle. Il redoute dans son rêve, écrit-il, quelque vilaine affaire de police ou d’internement. « Il s’est muni d’un révolver par crainte d’une irruption de la folle », écrit-il.

Breton avait envoyé son livre, Les Vases communicant, à Freud et lui avait demandé d’interpréter ses rêves. Freud avait refusé en lui expliquant que l’on ne peut interpréter les rêves sans les associations du rêveur. Dans Les vases communicants, Breton interprète très bien, lui-même, son rêve. La vieille femme qui semble folle est, pour lui, de toute évidence Nadja comme l’indiquent les stations de métro qui renvoient à la rue de Cheroy où la jeune femme habitait. Breton interprète son rêve comme « une défense » (c’est son terme) contre un éventuel retour de Nadja « qui pourrait avoir lu le livre la concernant et s’en être offensée. (On n’a jamais su si Leona Delcourt avait eu le livre de Breton dans ses mains). Une défense également, écrit-il, « contre la responsabilité involontaire qu’il aurait pu avoir dans l’élaboration de son délire et par la suite son internement ».19

Dernier point : une curieuse censure. Lors de la réédition de Nadja en 1963, Breton fait disparaitre la mention de l’hôtel Prince de Galles, à Saint Germain-en-Laye, où il a passé la nuit avec Nadja. André Pieyre de Mandiargue souligne l’importance de cette omission. Il remarque qu’avec cette disparition Nadja prend une apparence plus spectrale que charnelle. Étrange correction, donc, que l’on ne peut pas ne pas référer au sentiment de culpabilité éprouvé par Breton, concernant ici la sexualité.20

La brève et soudaine illumination de la rencontre de Breton et de Nadja s’était donc rapidement obscurcie. S’apercevant que Nadja/ Leona s’est éprise de lui, Breton écrit dans Nadja : « Il est impardonnable que je continue à la voir si je ne l’aime pas… Dans l’état où elle est, elle va forcément avoir besoin de moi. Elle tremblait de froid hier, si légèrement vêtue ». Les pages qui suivent le récit de l’expédition à Saint-Germain-en-Laye témoignent de l’infinie tristesse d’André Breton devant la détresse de Nadja.21

On a pu qualifier cette rencontre de malentendu abyssal. Le livre de Christiane Lacôte-Destribats, Passage par Nadja, résume fort bien la complexité des enjeux. L’auteure souligne la passion amoureuse totale de Nadja et la réserve de Breton. Elle indique que « Nadja, qui vivait de commerces galants et de relations sexuelles tarifées, se perdit d’avoir pris à la lettre, et pour elle, l’amour célébré par Breton. Elle crut trop fort en être la merveille et s’inscrivit comme si elle en était l’âme ou la figure allégorique. Elle s’immobilisa dans cette place où elle ne pouvait vivre qu’un désespoir vain et absolu. L’amour impossible fut alors pris dans les bruits du délire et de l’internement forcé ». 22

Nadja (le livre), est plus une exploration de Breton-lui-même que le récit d’un amour dévastateur. Nadja cependant anime tout le récit : « Si vous vouliez, pour vous je ne serais rien, ou qu’une trace », écrit-elle. Cette trace anime désormais Breton. Au Qui suis-je ?, suis le Qui vive ? qui privilégie l’alerte, l’éveil, le désir.

La trace de Nadja est aussi en nous, elle continue à nous hanter…

****

1Morin E. Les souvenirs viennent à ma rencontre. Fayard. 2019.

2Pascaline Mourier-Casile. Nadja d’André Breton. Gallimard. Folio. 1994.

3Breton A. L’amour fou Folio p 27

4Breton A. Les vases communicants. p.83.

5« J’aimerai que ma vie ne laissât après elle d’autre murmure que celui d’une chanson de guetteur, d’une chanson pour tromper l’attente. Indépendamment de ce qui arrive, n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique ». Breton A. L’amour fou. Folio. p 39.

6Valéry P. « Il dépend de celui qui passe/ Que je sois tombe ou trésor/ Que je parle ou me taise/ Ceci ne tient qu’à toi/ Ami n’entre pas sans désir ». Frontispice du Musée de l’Homme au Trocadéro.

7Bonnet M. o.c. p. 1500/ 1501. « Qui Vive ? Je suis le guetteur qui ne cesse d’attendre de la beauté, la secousse passionnelle d’où ma vie reçoit prix et sens ».

8Mark Polizzotti ne donne pas le patronyme de Leona (Delcourt) au moment de la parution de son livre sur André Breton en 1995 (Mark Polizzotti. André Breton. 1995. Traduction Gallimard 1999). Georges Sebbag, le premier, a révélé le nom de Leona Delcourt dans son livre André Breton, l’amour folie paru en janvier 2004 (JM Place. 2004, page 51) puis dans un article paru en février 2004 dans Mélusine (Mélusine N°14. p. 144). Henri Béhar cite également le nom de Leona Delcourt dans son livre André Breton paru en 2005. (Henri Béhar. André Breton. Fayard. 2005. p. 218, note 4).

9Breton A. Nadja. Gallimard Folio. 1964. p. 82.

10Hasard objectif = instant énigmatique où l’imaginaire croise le réel, faisant sens à notre insu. Synchronicité pour Jung = Coîncidence productrice de sens.

11Voir Georges Sebbag Le jet d’eau de Berkeley in André Breton.1713-1966. Des siècles boules de neige. Ed JMP. 2016. p.130.

12« Va où le Surréel côtoie », dit une anagramme de Hans Bellmer de Rose au cœur violet.

13Breton Nadja. Folio. o.c. p.100.

14Breton Nadja Folio. o.c. p. 87

15En note. Breton Nadja Folio. o.c. Note p.87.

16Pontalis JB. Elles Gallimard 2007 p 77.

17« Comment avez-vous pu m’écrire de si méchantes déductions de ce qui fut nous sans que votre souffle ne s’éteigne ? Comment ai-je pu lire ce compte-rendu, entrevoir ce portrait dénaturé de moi-même, sans me révolter, ni même pleurer ? ». Lettre 7. Cité par Georges Sebbag dans André Breton, L’amour-folie. Ed J.M. Place. 2004. p. 51.

18Bogousslavsky J. Nadja et Breton Un amour juste avant la folie. L’esprit du temps. 2012. p 115.

19Breton A. Les vases Communicants. Gallimard. Idées. 1955. p. 38.

20Après sa nuit passée avec Nadja à l’hôtel Prince de Galles, à St Germain en Laye, Breton aurait dit à Pierre Naville qu’avec Nadja, « c’est faire l’amour comme avec Jeanne d’Arc ».

21Voir Mark Polizzotti. André Breton. Gallimard 1999. p.300/307.

22Lacôte-Destribats C. Passage par Nadja. Galilée 2015. p.152.

Oser l’art dans Front Noir

Oser l’art dans Front Noir
par Georges Rubel

[Télécharger l’article de G. Rubel]

Rubel- Dans le secret de la marge.

J’ai rencontré Louis Janover et Front Noir en 1962. J’avais alors dix-sept ans, un âge où l’on prend souvent avec difficulté la mesure exacte de ce à quoi il nous est permis d’accéder. Cependant dès l’abord je ne pouvais qu’être en terrain connu : j’avais assisté déjà à de nombreuses reprises au groupe de discussion sur le socialisme de conseils animé par mon père, Maximilien Rubel.

Mon intérêt pour les mouvements Dada et surréaliste date de ma classe de première littéraire au lycée Lakanal. Nous étions un petit groupe d’élèves passionnés par la littérature, le théâtre et le cinéma, et à la recherche d’un surréalisme introuvable encore dans les manuels scolaires, mais déjà fortement influent, au moins dans le domaine des arts plastiques, qui m’intéressait au premier chef. J’avais évidemment beaucoup à apprendre, à lire, à réfléchir.

C’est la connivence intellectuelle entre Louis et mon père qui me permit d’aborder et d’intégrer en jeune camarade Front Noir, le groupe et la revue qui se réclamaient à la fois du surréalisme et d’une pensée politique tournée vers le mouvement que l’on appelait alors conseilliste.

L’exigence posée dans le premier Manifeste de Breton de lier la pratique artistique à la révolution sociale y était fermement défendue. Elle coïncidait avec la critique d’un mouvement surréaliste – ou déjà postsurréaliste – en passe d’intégration « bourgeoise ». Déjà pratiquant le dessin depuis ma plus tendre enfance, et soucieux d’apprendre une syntaxe picturale négligée désormais aux Beaux-Arts bien qu’indispensable à l’expression, je me méfiai d’un courant moderniste en pleine course erratique et influencé par certaines postures transgressives adoptées par un surréalisme d’après-guerre. Ce mouvement était déjà par certains côtés plus soucieux d’une reconnaissance carriériste que d’expression, et ses options politiques, fussent-elles qualifiées de « révolutionnaires », nous paraissaient très discutables. Nous étions déjà tournés vers le socialisme de conseils alors que certains membres du groupe surréaliste nous semblaient toujours à la recherche d’un parti qui aurait été le véritable héritier du bolchevisme, ce qui nous paraissait aux antipodes de la pensée de Marx.

Front Noir revendiquait une permanence de la révolution surréaliste contre un surréalisme en voie de consécration dans l’histoire officielle dominante. Cette revendication de permanence est toujours la mienne aujourd’hui, avec toutes les nuances que permettent la distance du temps et de l’âge.

Oser l’art dans Front Noir ? Certes, il faut admettre que nous étions totalement à contre-courant des pratiques picturales du moment, qui déjà annonçaient les conceptuels contemporains au détriment de la pratique artisanale des beaux-arts, la disparition du tableau, entre autres duchampismes aujourd’hui cotés en Bourse et répandus en abondances industrielles. Ce n’était pas pour Gaëtan Langlais, Georges Grumann – mon « pseudo » à l’époque –, Manina, Le Maréchal, Monique et Louis Janover, Serge Ründt affaire d’idéologie, car nous n’avions pas à revendiquer une quelconque esthétique d’avant-garde, mais bien plutôt une éthique ; et, sur ce plan, la présence de Le Maréchal fut déterminante, avec celle de son ami Gaëtan Langlais, qui venait comme lui des milieux lettriste et situationniste. Louis et Gaëtan me firent rencontrer l’artiste, peintre, graveur, poète – déjà apprécié par André Breton dès 1957, et figurant en bonne place dans Le Surréalisme et la peinture –, accueilli dans la revue avec des poèmes et les reproductions en noir et blanc de quelques œuvres peintes et gravées absolument fascinantes. Louis m’avait présenté à Le Maréchal comme « un jeune homme très désireux d’apprendre », et il ne croyait pas si bien dire. L’apprentissage technique que le maître (comme selon la rhétorique en usage dans les bodega du passé !) me dispensa fut en vérité aussi déterminant que son aspect existentiel, qui revêtit pour moi une importance considérable : j’avais rencontré le poète, celui chez qui l’œuvre et la vie sont indissolublement liés, l’éthicien de la vie peu soucieux des catégories historico-esthético-avant-gardistes ou non que certains spécialistes eussent été tentés de lui imposer.

Mes premières fascinations pour l’exercice de la gravure, je les dois à Le Maréchal qui, pendant la majeure partie du temps qu’il me consacra, s’était remis à la gravure. Mon itinéraire après Mai 68, et après l’épisode de Front Noir jusqu’à aujourd’hui, est celui d’un graveur. Dans certaines expositions de groupe des années 1970 à 1980, rassemblant les jeunes artistes qui œuvraient souvent en ma compagnie, figurait parfois Le Maréchal. Ce dernier ne s’accommodait d’aucune de ces opportunités d’exposer autrement que par l’amitié qu’il portait à certains d’entre nous ; j’en noterai surtout une, mémorable : Stratégie de l’ombre, exposition organisée dans les années 1980 à Douarnenez par Roland Sénéca, et préfacée par Claude Louis-Combet.

Par la suite, et pour quelques-uns – dont Le Maréchal et moi-même – à leur corps défendant, Michel Random rassembla ce groupe informel sous l’étiquette des Visionnaires. Michèle Broutta, galeriste et éditrice, consacra à notre équipe plusieurs très belles expositions – personnelles pour certains d’entre nous, dont Le Maréchal – reprenant à son compte cette incertaine catégorie de l’histoire de l’art. En réalité Le Maréchal pas plus que moi-même ne se retrouvaient dans cette catégorie inaugurée par Michel Random. Mais cependant ce dernier fut l’un des premiers auteurs à consacrer un ouvrage au Grand Jeu qui, on le sait, n’avait pas ménagé Breton et l’avant-garde surréaliste autoproclamée ; et cela illustre bien l’attitude qui était à l’époque la nôtre : la méfiance envers les avant-gardes, qu’elles se situassent en terrain politique ou esthétique, ou confondant ces deux notions ; et en ce sens cette position – au demeurant non revendiquée par la plupart des intéressés – est proche de celle de Front Noir. Seuls à cette époque Le Maréchal et moi-même avions connaissance des idées défendues dans la revue qui circulait dans les milieux artistiques dominés par l’influence du groupe surréaliste.

Mais j’y insiste encore une fois : par l’exigence – existentielle, éthique – des artistes venus librement dans Front Noir – et, au-delà, au cœur d’un environnement artistique diversement contrasté – l’espérance d’un monde transformé, d’une vie changée, est toujours restée bien vivace au cœur de notre pratique des arts.

En admettant que la posture du poète, du créateur plasticien soit aujourd’hui devenue une gageure face au débordement inconsidéré sur le marché de la culture des mots et des images, le propos majeur reste le même : encore et toujours… osons !

Georges Rubel
novembre 2021

2021 Journée d’études : Front Noir et Louis Janover

Samedi 13 novembre 2021, 11h-18h

Halle Saint-Pierre
Journée d’étude sur Louis Janover et la revue Front Noir
,
dirigée par Henri Béhar, Michel Carassou et Françoise Py.


11h-12h30

Introduction par Henri Béhar. Louis Janover et la revue Mélusine

Louis Janover : Pourquoi j’ai accepté de venir entendre parler de moi. De Front Noir à Front Noir

Maxime Morel : Front Noir et surréalisme.

14h-16h15 :
Guillaume Louet : À la rencontre de l’œuvre de Louis Janover : cohérence poétique et politique.

Georges Rubel : Oser faire de l’art dans Front Noir.

Florian Langlais : Perception de Front Noir par un jeune d’aujourd’hui.


Michel Carassou : Benjamin Fondane et Louis Janover : un même combat.

Table ronde avec tous les intervenants et les organisateurs.

Lecture performance par Charles Gonzales du texte d’Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société.

De Front Noir à Front Noir* par Louis Janover

De Front Noir à Front Noir*

par Louis Janover

Communication du 13 novembre 2021 à la Halle Saint-Pierre

[Télécharger cette communication en PDF]

De Front Noir à Front Noir. Je donne ce titre à mon intervention pour bien montrer que toutes les questions que posait Front Noir à sa naissance sont encore les nôtres aujourd’hui. C’est aussi la raison pour laquelle le fil conducteur de cette réflexion ne peut être qu’un retour sur le passé. Ce passé dit tout des idées que je défends encore aujourd’hui et de la cause pour laquelle elles sont toujours écartées. Je pense que notre temps est caractérisé par une forme d’amnésie généralisée. Ce qu’on appelait le stalinisme n’a plus sa place dans l’histoire. On fait en sorte de ne plus rien savoir de l’importance de ceux qui montraient à leur risque et péril que l’URSS était la négation des idées défendues dans le Manifeste Communiste. On n’en dit pas davantage des conséquences dramatiques de cette occultation sur nos espérances et sur notre culture. Dans un tout autre domaine, on peut éprouver un certain malaise quand en parlant du surréalisme on se demande ce qu’il est advenu du non-conformisme absolu dont il est question dans le Manifeste fondateur, de la révolte absolue et de l’insoumission totale du Second Manifeste. Tant et tant de polémiques et d’excommunications pour en arriver là, c’est-à-dire en fait à l’endroit où le surréalisme se refusait d’imaginer qu’il lui faudrait arriver. Les « poncifs » que redoutait alors André Breton ont tout envahi, et qu’ils soient bons ou mauvais cela revient au même.

Dans un deuxième temps, je veux mettre en avant le fait que Front Noir n’a aucune position originale d’avant-garde. Je peux même dire que c’est cette absence d’originalité qui en fait l’originalité. Il n’y a dans Front Noir aucune volonté de dépasser le surréalisme dans le temps et pas davantage l’idée d’une théorie dont dépendrait la classification des œuvres poétiques. Je voulais revenir à la radicalité de la Révolution surréaliste pour montrer qu’elle était en concordance avec la radicalité politique du socialisme de conseils. C’est cela qui en premier lieu différencie ma démarche de tout l’esprit d’avant-garde. Chaque avant-garde veut trouver non pas du nouveau, mais le nouveau, son nouveau, et elle peut ainsi revendiquer dans l’histoire une place qu’elle dénie aux autres d’occuper. Le dernier isme est toujours en concurrence avec l’isme précédent et c’est ce signe qui est gravé sur le socle de toutes les avant-gardes pour laisser leur marque dans l’histoire. Nous n’avons jamais eu une pensée de ce genre.

Je me suis engagé dans les deux directions qui ont orienté ma pensée. D’un côté la poésie, la poésie telle que Benjamin Fondane la sent quand il parle d’une affirmation de réalité au sens littéral du terme, de l’obscure certitude que l’existence a un axe, un répondant sensible. De l’autre côté, c’est l’utopie révolutionnaire, un mouvement d’émancipation qui répond justement à cette sensibilité poétique par la critique sociale que l’utopie porte en elle. Pour moi, le surréalisme était l’utopie comme pratique artistique. Chacun devait trouver avec lui son pouvoir de création. Et j’ai rejoint de cette façon le socialisme des conseils qui était l’utopie de la praxis ouvrière, la manifestation de l’éthique impersonnelle du mouvement ouvrier qui est destinée à rendre à chacun son pouvoir social.

André Breton a été la première de ces personnes qui ont marqué ma pensée. J’ai rencontré plus tard Le Maréchal, Gaëtan Langlais, Miguel Abensour, Go Van Xuyet et Maximilien Rubel. Aucun d’eux n’appartenait à une quelconque avant-garde et c’est pour cela qu’il a été possible d’établir un lien particulier entre les deux tendances qu’ils représentaient, et de réunir leur pensée pour une collaboration qui respectait ‘indépendance de chacun. Front Noir sera la tentative de trouver une expression collective à cet esprit. La revue prendra ses marques politiques et poétiques à l’opposé de celles des avant-gardes qui sont toutes marquées par une volonté de dépassement. Nous, on ne voulait rien dépasser, on cherchait tout simplement la juste position qui permettrait aux deux critiques de s’associer pour former un tout. C’est pourquoi qu’on se dise artiste n’avait pour nous rien de réducteur. Et c’est en même temps que nous avons découvert l’utopie marxienne que défendait Maximilien Rubel et les amis de Socialisme de conseils, avec Paul Mattick et d’autres marxistes.

Deux lectures m’ont guidé sur cette voie et je les retrouve d’une certaine manière dans toutes mes réflexions. La première c’est la rupture radicale qu’Antonin Artaud introduit dans l’expression de la révolte avec les poèmes de jeunesse de Tric Trac du ciel et de L’Ombilic des limbes. D’une manière assez paradoxale, la seconde lecture marquante a été celle du livre d’André Breton, Position politique du surréalisme. Elle a été tout aussi importante pour moi que le Manifeste de 1924, car c’est là qu’il expose la rupture définitive du surréalisme avec le PC, une rupture qu’il ne rapporte pas seulement à la politique mais à la relation Poésie et Révolution. C’est la raison pour laquelle il reprend la formule : Changer la vie a dit Rimbaud, transformer le monde a dit Marx. Ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un. Toute ma réflexion sera centrée sur l’interprétation de ce rapport, car le seul fait de les énoncer de manière indépendante montre que c’est à cet endroit qu’il y a un problème. L’expression se retrouve dans le dernier texte de Crevel sous une forme légèrement différente. Elle est plus brillante chez Breton, mais elle referme le problème sur lui-même, alors que Crevel en fait apparaître toute la difficulté. Voici ce que dit Crevel : « “Changer la vie ”, tel fut, comme le rappelait récemment Guéhenno, le cri très objectif du plus subjectif des poètes. Ces trois mots de Rimbaud, qui ont trouvé tout leur sens dans son attitude pendant la Commune, le situent parmi les révolutionnaires songeant, comme dit Marx, non plus à analyser le monde à la manière des philosophes, mais à le transformer. » Si l’on y réfléchit Crevel veut dire que transformer le monde contient en lui le changer la vie et que c’est dans ce sens que la révolution s’opère, car transformer le monde peut avoir plusieurs significations qui dépendent de la théorie révolutionnaire à laquelle on fait appel.

Je me suis toujours placé entre les deux mots d’ordre, changer la vie et transformer le monde, mais c’est justement la manière de penser ce rapport qui a été l’objet de mon interrogation. Qu’est-ce que changer la vie et qu’est-ce que transformer le monde ? Il s’agit effectivement de mots d’ordre. Ce sont ceux qui les portent qui leur donnent leur contenu.

Quand j’ai poussé la porte de Breton en 1954 je ne me posais pas la question de savoir à quel endroit et comment les deux points névralgiques de la Révolution surréaliste se rejoignaient, ni sur ce qui est contenu dans l’une et l’autre des deux exigences. Mais c’est justement quand les deux mots d’ordre ne font qu’un que se pose la question de savoir de quoi est fait cet Un. Changer la vie peut nous ramener aux figures de l’aliénation moderne, à ce qu’on appelle la révolution sociétale qui est portée par la pensée d’avant-garde et s’applique au monde de l’art et de la culture. De l’autre côté, transformer le monde peut renvoyer aux métamorphoses du capital, comme on l’a vu en URSS la théorie marxiste a été adaptée à un stade de l’accumulation primitive baptisée construction du socialisme dans un seul pays.

Il nous faut donc savoir comment et pourquoi ils sont utilisés séparément l’un de l’autre, et ne pas prendre l’un pour l’autre, et confondre la subversion, la transgression dans les limites du quotidien de la morale dite bourgeoise, avec la révolution, la lutte pour le bouleversement des rapports de production et de domination. Quand Marx en appelle à l’abolition positive de la propriété privée et à l’appropriation sensible de l’homme objectif, des œuvres humaines, il met bien les points sur les i. Il déclare que cela ne doit surtout pas être compris dans le seul sens de la jouissance immédiate, partiale, dans le sens de la possession, de l’avoir. Or, c’est bien de cette manière que le changer la vie est interprété dans le domaine de la culture et non dans le sens que la révolution peut lui donner, c’est-à-dire une tension créatrice de nouvelles valeurs d’émancipation. L’art est à l’image du changer la vie et le monde s’est transformé mais sans que le rapport social fondamental bouge d’un pouce, au contraire.

***

C’est à ce point qu’intervient la critique de Front Noir et c’est dans le feu de cette interrogation sur les avant-gardes qu’a eu lieu au début des années 60 une rencontre décisive pour moi, celle d’un mouvement centré autour d’une revue ronéotée, les Cahiers de discussion pour le socialisme de conseils. La rupture radicale avec le socialisme de partis s’accompagnait de la reconnaissance de l’abîme qui s’était creusée entre la pensée de Marx et les interprétations et détournements qu’elle a dû subir avec les marxismes. C’était pour l’époque une véritable révolution intellectuelle que d’associer la critique sociale de Marx à une pensée de l’anarchie, de montrer comment la critique de l’aliénation économique fusionnait avec celle de l’existence concrète et que le dépassement dans les deux sphères ne pouvait se faire que par une révolution sociale dont l’utopie avait ouvert la voie.

En fait, je suis entré dans le surréalisme comme si c’était le groupe d’avant-guerre qui était encore en devenir alors qu’il était devenu le groupe de l’après-guerre. La réédition de Front Noir a fait resurgir cette histoire, et elle a modifié ma perception de ce passé. Mais dans la réalité des préoccupations du groupe tel que je l’ai vécue, il n’y avait plus d’autre perspective pour le surréalisme que la reconnaissance de son capital artistique, mais il l’exprimait avec le langage qu’il s’était forgé au cours de ses luttes. D’où la douloureuse incertitude quand il fallait affronter le décalage entre les mots et la réalité, entre les débuts et cette arrivée.

Tout ce qui pour Front Noir était vivant et objet de lutte et de disputes se retrouve aujourd’hui dans ce passé et tout ce que je peux dire du surréalisme procède d’un regard rétrospectif. Quelle place le surréalisme voulait-il occuper dans l’histoire ? Quelle place pouvait-il s’y frayer ? Quelle place y occupe-t-il ? C’est cette question centrale que le surréalisme nous contraignait alors de poser étant donné qu’il avait lui-même commencé en posant le problème aux autres mouvements. C’est la réponse à cette question qui l’a rattrapé dans l’histoire.

Toutes les querelles et polémiques sont tombées dans l’oubli. Mais on ne peut oublier la mise en demeure que Daumal adresse à Breton alors que le surréalisme faisait la leçon aux groupes qui représentaient une autre mouvance poétique en leur enjoignant de se plier aux mêmes références. « Prenez garde, André Breton de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire, alors que si nous briguions quelque honneur ce serait d’être inscrit pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes. » Mais ce qui est le plus important dans ce rappel, c’est de comprendre que cette fin était déjà présente dans le chemin qu’empruntait le groupe, car le surréalisme qui construisait cette histoire devait fatalement s’ouvrir une page dans ces livres d’histoire.

Aujourd’hui nous savons où il est et pourquoi il en est arrivé là et nous lui appliquons les critères de jugement qu’il appliquait aux autres. Il n’y a plus rien à en disputer, tout est inscrit et ne supporte aucune rature alors que la Révolution surréaliste reste dans l’histoire comme une immense réclamation qui est restée sans réponse.

Quand on remet maintenant Front Noir en circulation, ce qui était alors devant se retrouve en arrière. Se replonger dans ce travail anonyme fait resurgir l’abîme qui s’est creusé entre la Révolution surréaliste et ce que j’appelle le surréalisme réellement existant. Il n’est plus besoin d’affronter ce qui était à l’époque une orientation encore incertaine, mais il faut comprendre pourquoi le surréalisme lui-même en est arrivé là. Ce que le surréalisme est devenu peut-il être considéré comme un échec ou comme un victoire ? Et par rapport à quoi et à qui ? Répondre à la question, c’est revenir à l’origine de cette histoire et se demander si d’autres voies n’étaient pas possible. On discutera par exemple de la place qu’il faut accorder au peintre Le Maréchal qui a collaboré à Front Noir. Il était reconnu par un milieu dont il refusait les codes de reconnaissance et il n’a jamais renoncé ni à son refus ni à sa qualité de peintre-poète. Et c’est cette double appartenance qui fait que son refus est gravé dans son œuvre. Et ce refus fait toujours partie de ce que nous apporte Front Noir.

Nous nous sommes éloignés du surréalisme sans pour autant suivre les situationnistes alors qu’ils étaient en un sens plus proches de nous dans certaines de leurs prises de position politiques. Mais la forme de retrait que nous entendions défendre était à nos yeux inconciliable avec les ambitions de l’avant-garde et des formes d’expression et d’appropriation de ce qu’elle trouvait devant elle.

C’est à cet endroit que nous avons retrouvé la critique de ce que nous avons appelé avec Jean-Pierre Garnier la deuxième droite, autrement dit les représentants de la nouvelle-petite-bourgeoisie intellectuelle. Une de ses tâches a été de débarrasser la culture des vieilleries et d’aller de l’avant en apportant les éléments critiques dont elle a besoin pour donner une direction aux transformations en cours. C’est l’avant-garde qui assume cette fonction. Les manifestes ne changent rien à la logique de ces mouvements. Comme chaque avant-garde prétend apporter ce qui manquait à l’autre, on aboutit à un ordonnancement chronologique de l’œuvre d’art et de la pensée critique. Le nom de l’avant-garde en question devient marque de valeur du produit et l’histoire du groupe une propriété privée des auteurs.

De ce point de vue, l’histoire de l’avant-garde est toujours à double face. Grâce à cette forme d’opposition elle peut se mettre en avant et exercer son influence sur les milieux sociaux qui sont sensibles à cette forme de critique. Elle s’empare des idées encore diffuses dans les milieux d’opposition pour en faire le corps d’une théorie qui se rapporte à ce qu’elle entend dépasser. La subversion est l’esprit générateur de ces valeurs destinées à faire entrer la révolte dans les formes nouvelles de représentation artistique. Les éléments de culture non-conforme sont intégrés dans une mouvance de revendications qui ne met jamais en cause les rapports sociaux dominants.

Pour le surréalisme, le symbole d’une consécration destructrice de l’aspiration des origines aura été l’exposition André Breton qui par son seul titre redéfinissait le recul de la Révolution surréaliste vers les formes de cette nouvelle appropriation : La Beauté sera convulsive. La subversion prenait ainsi le pas sur la révolution. J’avais alors détourné le tract surréaliste « Permettez ! » qui appelait comme une délivrance la destruction de la statue élevée à Charleville en l’honneur de Rimbaud ! De ce point de vue, les mêmes mots s’appliquent parfaitement à la consécration de Breton par le Centre Pompidou, puisque ce sont les principes originels du surréalisme qui ont été écrasés par ce monument.

Le caractère paradoxal du surréalisme, c’est que les mêmes faits de l’histoire du mouvement nous poussent soit à l’admiration soit à la critique. Soit on juge suivant les principes de rupture que la Révolution surréaliste avait formulé dés son origine, et alors l’entrée du surréalisme dans l’univers de l’art apparaît comme la caricature de ce qui avait été prévu au départ. Soit on se place du point de vue de ce renouvellement esthétique qu’appellent les transformations de la société, et voilà le surréalisme objet d’admiration. Les renoncements qui lui ont permis de faire entendre sa voix font parti de ce que l’on considère comme ses réussites. Aujourd’hui où la vie du mouvement n’est plus en cause, nous prenons en considération les deux points de vue mais en faisant en sorte de ne pas mélanger les deux tendances pour justifier l’une ou l’autre. J’essaie de comprendre comment le non-conformisme absolu s’est adapté progressivement à un certain conformisme. Mais dans le récit historique, tout est toujours présenté comme si la continuité avait respecté l’intransigeance des origines, la révolte absolu et l’insoumission totale.

C’est par la poésie que s’est opérée naturellement la jonction entre les termes parfois contradictoires du mouvement. Le surréalisme faisait appel dans ce domaine à l’inconscient et à l’automatisme. Il a ouvert ainsi une digue, et le flot libéré a renouvelé le climat sensible, mais il a tout recouvert d’une imagerie répétitive sans surprise dans l’attente qu’elle créait. Et c’est ce qui a tari les sources de l’inspiration poétique et qui a fait dire à Benjamin Fondane que les surréalistes n’étaient poètes que quand ils n’étaient pas surréalistes. Et quand ils sont poètes, ils s’inscrivent dans une généalogie qui ignore les injonctions et les programmes de l’avant-garde. Ici encore le surréalisme a mis en œuvre des procédés qui menaient à un tout autre endroit que celui qu’il croyait atteindre. La poésie s’est trouvée comme enfermée dans l’exploitation rationnelle de l’irrationnel.

La poésie est justement l’expression d’une idée unitaire de la vie intérieure. Le surréalisme obéit à une injonction théorique et c’est par leur distance vis-à-vis du groupe surréaliste que le Grand Jeu et Artaud apparaissent dans Front Noir comme la vérité de la Révolution surréaliste. Elle est intégrée à une expressionde la révolte qui ne se définit pas par l’adhésion à une théorie, ni aux pratiques d’une avant-garde et à ses jugements. C’est à cet endroit que l’aspiration révolutionnaire touche à son point d’équilibre. De même quand il est dit que le surréalisme c’est l’inconscient à portée de la main, et qu’avec lui « les trésors de l’inconscient invisible devenus palpables conduisent la langue directement, d’un seul jet ».

Quand Daumal place la création poétique en position d’écart absolu par rapport à la reconnaissance littéraire, il fait de cette création intérieure une véritable mystique de l’écriture. Cette conscience est conforme à un refus social sans qu’il soit besoin de la rapporter à un engagement politique pour y voir l’expression d’une opposition radicale. Au contraire, c’est la dimension incommensurable de la recherche intérieure qui donne la force de résister à l’intégration. Le refus de parvenir est l’esprit même du changer la vie, alors que parvenir par le refus n’est que la manière de s’approprier la révolte à des fins de reconnaissance.

C’est sur la base de ce refus que peut s’agréger une communauté d’amis qui relient le changer la vie au transformer le monde sans appeler à un programme d’avant-garde. C’est ce que nous appellerons après Pierre Naville une « société de réfractaires ». Elle fait de l’échec comme valeur subjective de l’homme, « une forme privilégiée de la “ résistance ” au cours objectif et triomphant des choses, et en quelque sorte le refus de la subjectivité opprimée ». Nous retrouvons ce même esprit à l’origine de tous les mouvements de contestation qui font exploser les cadres définis avant même qu’une révolte collective ne vienne au jour.

C’est à cet endroit que Front Noir rejoint une conception de la révolution en parfaite résonance avec nos positions sur la poésie. Le socialisme de Conseils s’enracinait dans le refus du culte des personnalités, dans ce que nous avons appelé avec Maximilien Rubel l’esprit anonyme du mouvement d’émancipation. Cette idée on la retrouve chez Marx quand il déclare en 1881 que « dans les programmes de parti il faut tout éviter qui laisse deviner une dépendance directe vis-à-vis de tel ou tel auteur ou de tel livre ».

C’est par sa rupture avec le PC que le surréalisme peut s’établir plus librement dans un milieu où il trouve son véritable rapport à l’esprit de révolte. Il s’éloigne du marxisme et des impératifs imposés par le Parti, et la question se pose désormais de savoir à quelle idée du transformer le monde se rapporte maintenant le changer la vie de la poésie. Le surréalisme rejoint l’histoire de l’art. A cet endroit la révolution surréaliste se tourne vers la subversion culturelle et on commence à entrapercevoir ce que sera l’histoire du surréalisme réellement existant. Mais c’est après la guerre que de nouveaux arrivants vont redéfinir les termes de la relation de l’art avec l’esprit du mouvement même.

C’est l’énigme que le surréalisme s’est efforcé de percer, alors que ni Artaud ni Daumal ni Roger Gilbert-Lecomte ne peuvent l’affronter, car ils pensent que leurs œuvres sont révolutionnaires sans qu’il leur soit besoin d’autre preuve que son expression même. Transformer le monde et changer la vie changent de sens.

« Que chaque homme ne veuille rien considérer au-delà de sa sensibilité profonde, de son moi intime, voilà pour moi le point de vue de la Révolution intégrale. » De la révolution surréaliste intégrale, aurait pu dire Artaud ! On sent vibrer la même intensité mystique dans la lettre qu’un révolutionnaire russe écrit à son ami Trotski à la veille de son suicide. « Pendant plus de trente ans j’ai admis l’idée que la vie humaine n’a de signification qu’aussi longtemps et dans la mesure où elle est au service de quelque chose d’infini. Pour nous l’humanité est cet infini. Tout le reste est fini, et travailler pour le reste n’a pas de sens ».

Chez Crevel, comme chez Roger Gilbert-Lecomte ou Fondane, la critique sociale s’enracine dans une révolte qui devient une remise en cause de la condition humaine. La même aspiration sous-tend la démarche de René Crevel. Dans « La rédemption nouvelle », il parle « d’une certaine sensation de grandeur qui seule semble propre à nous donner parfois l’orgueil de vivre ». Roger Gilbert-Lecomte énonce une même prescription  sans retour en arrière possible : « Je ne reconnaîtrai jamais le droit d’écrire ou de peindre qu’à des voyants. C’est-à-dire à des hommes parfaitement et consciemment désespérés qui ont reçu le mot d’ordre “ Révélation-Révolution ”, des hommes qui n’acceptent pas, dressés contre tout, et qui, lorsqu’ils cherchent l’issue, savent pertinemment qu’ils ne la trouveront pas dans les limites de l’humain. Ceux-là reconnaîtront toujours qu’ils sont des nôtres. »

« Poésie : Moyen de connaissance », dit Crevel, ce qui entre en résonance avec la remarque de Gilbert-Lecomte dans Retour à tout : « La Morale comme la Poésie est un mode nécessaire de connaissance (de la soi-connaissance aussi bien que de celle du monde). » « Evolution politique : communisme. Rôle des intellectuels. » Aux deux pôles de la pensée poétique Gilbert-Lecomte et Crevel se rejoignent dans la reconnaissance de la place qu’occupe la poésie dans leur œuvre. Comme pour Joffé, la dimension de l’infini est la mesure de leur lutte. Elle définit à leurs yeux l’esprit révolutionnaire, que ce soit dans le domaine de la critique sociale comme dans celui de la pensée poétique. Et pour les uns comme pour les autres tout le reste n’est que littérature.

On peut parler à juste titre d’un renversement de toutes les valeurs. Toute la vision du monde de l’art et de la littérature s’en trouve bouleversée. « Ouvrons les yeux, nous dit Benjamin Fondane dans le Faux traité d’esthétique : la poésie est un besoin, et non une jouissance, un acte et non un délassement ; le poète affirme, la poésie est une affirmation de réalité. Quand nous écoutons une œuvre d’art, nous ne contemplons pas, ni ne jouissons, nous redressons un équilibre tordu, nous affirmons ce que tout au long de la journée nous avons nié honteusement : la pleine réalité de nos actes, de notre espoir, de notre liberté, l’obscure certitude que l’existence a un sens, un axe, un répondant ». La poésie est cette éclatante parcelle d’être », « la dose d’affirmation dont l’humanité a besoin pour vivre », et nous sommes ainsi devant « la possibilité de la poésie comme vérité ».

Que dire dans ces conditions de la connaissance et de la reconnaissance du surréalisme  par le milieu artistique et littéraire? Il prend place exactement dans l’espace que lui ouvrait la modernisation de la culture, quand le grand balayage d’après-guerre met fin à la persistance des interdits et fait sauter les verrouillages de l’ancien régime. Le surréalisme est au rendez-vous de la modernité, il se pose en avant-garde, en rapport avec les transformations à l’œuvre dans la société où déjà d’autres voix se font entendre.

Front Noir s’est tourné vers de passé pour comprendre les raisons qui ont amenées le mouvement surréaliste à ce rôle qui en faisait le point de référence dans le domaine artistique et littéraire, avec ce que cela impliquait en dépit des dénégations. On voulait savoir où se situait la césure qui s’est ouverte et creusée entre le non-conformisme absolu de la Révolution surréaliste et le surréalisme réellement existant qui fait la part belle aux choses artistiques. De ce point de vue la revue n’a pas vieillie. On espérait ouvrir une voie entre le surréalisme et l’Internationale situationniste et l’on pensait naïvement que Front Noir pourrait être cette avant-garde de l’avenir, c’est-à-dire un cercle d’amis et non pas des rivaux dans l’âme prêts à l’exclusion les mal-pensants pour marquer un territoire de leur empreinte. Voilà pourquoi nous ne dissimulons ni les erreurs ni les éléments contradictoires de notre réflexion, car ce n’était pas simple de retrouver la voie perdue du surréalisme et celle de l’utopie sociale et de voir comment l’une se perdait dans l’autre pour arriver au même point.

C’est un même chemin qui nous a menés à la mise en lumière par Maximilien Rubel du détournement de l’œuvre de Marx par les marxismes. L’esprit qui a relié Front Noir au Socialisme des conseils a trouvé son expression dans une revue au titre déconcertant, les Etudes de marxologie. Cette revue aux apparences universitaires mériterait qu’on en fasse l’histoire, car elle représente un moment crucial de la pensée révolutionnaire. Au-delà de toutes les interprétations qui étaient marquées par l’appartenance à des chapelles marxistes, elle s’ouvre sur une pensée qui d’une certaine manière anticipe sur la disparition de l’URSS et ses retombées dans tous les pays.

D’un côté la revue était amenée à faire intervenir Marx critique des marxismes et des régimes du capitalisme d’Etat qui se réclamaient de son œuvre et elle s’efforçait de remettre en lumière l’utopie ouvrière et l’histoire du socialisme de conseils. De l’autre côté, et dans un même élan, nous avons développé une critique des nouvelles idéologies en formation et une analyse en profondeur des revendications subversives de l’avant-garde qui ne sont qu’une facette de ce qu’on appelle aujourd’hui la révolution sociétale. Un texte daté de 1978, et intitulé « Le Surréalisme, l’art et la politique », s’efforce de démêler dans les mouvements d’avant-garde les éléments de cette subversion et les séparer d’une pensée de l’émancipation née des luttes ouvrières. Une brochure au titre révélateur, Poésie et Révolution, qui date de 1967 témoigne de cette volonté de garder unis les deux éléments. On y voit que Breton est toujours en équilibre entre les deux et c’est la raison pour laquelle il nous est demeuré proche, en dépit des divergences parfois cruelles.

De ce point de vue tout se noue et se dénoue dans le rapport qui s’établit au Congrès des écrivains de 1935 marqué par les interrogations de Breton, de Crevel et de Fondane. Le rapport du surréalisme au politique s’inscrivait alors dans la généalogie d’une révolte portée par la poésie et par les valeurs révolutionnaires dont se réclamaient certains milieux de la culture. Tout s’est noué à cet endroit, mais c’est après la guerre que la nouvelle petite-bourgeoisie intellectuelle contestataire finira par faire craquer le corset orthopédique de la morale et de la représentation qui empêchait les milieux de l’art de respirer librement. La subversion des valeurs aura raison de la transformation du monde dont la mouvance marxiste-léniniste avait défini la méthode et le contenu. On parle de l’écrivain devant la révolution, mais le problème est de savoir de quelle révolution il s’agit et que devient l’écrivain. C’est du point de vue éthique que Breton s’interrogera dans les années cinquante sur le destin révolutionnaire du mouvement. Il est conscient du déplacement de la nouvelle ligne de rupture entre le surréalisme en voie de reconnaissance et le monde artistique qui s’en réclame. C’est ici aussi que les paroles de Front Noir ou des Etudes de marxologie conservent encore une certaine résonnance.

Chaque période a ses revendications qui déplacent le point central de la contestation. On arrive maintenant à un moment où la lutte pour le féminisme et l’écologie est devenue le centre de réflexion de la nouvelle petite-bourgeoisie intellectuelle. Si la femme est l’avenir de l’homme, de quel homme s’agit-il et dans quelle société ? C’est Joseph Déjacque, le créateur du Libertaire, qui prendra partie pour l’émancipation des femmes contre le conservatisme de Proudhon, et c’est dans les Etudes de marxologie que ce texte sera remis en lumière en 1972 par un ami qui vient de mourir, Valentin Pelosse.

L’écologie a subi le même sort. Alors qu’elle ne pouvait se concevoir sans le bouleversement des méthodes de travail et des rapports de production et d’échange, elle reste enfermée dans un cercle que le capitalisme garde sous contrôle. Les remèdes administrés n’ont pas pour but de venir à bout du mal en l’éradiquant, mais de le protéger en remédiant à ses faiblesses.

L’histoire a pris le surréalisme dans la même nasse. Dans ces conditions, se réclamer aujourd’hui du surréalisme tel qu’il nous est présenté ne signifie rien de plus que de mettre en valeur une école artistique et de la ranger dans la généalogie des avant-gardes dépassées. Le mouvement est devenu le réservoir dans lequel vont puiser ceux qui cherchent une voie vers la reconnaissance et qui veulent être entendus par ceux qu’ils critiquent par ailleurs. Surréalisme, chacun écrit ton nom, mais qu’est-ce qu’il signifie à l’heure actuelle ? L’œil existe à l’état surréaliste, mais pour regarder quoi ? Rien que ce qui est désormais inscrit dans l’historiographie ordinaire, ce qui fait que le surréalisme artistique a tout son passé devant lui et il pèse lourd dans la balance du commerce des galeries.

Cette nouvelle situation semble moins dramatique que celle que devaient affronter les écrivains devant la révolution, quand Souvarine parlait du Cauchemar en URSS. Le pire semble derrière nous, c’est vrai, mais il est bien plus difficile de trouver le ton juste pour en parler. En 1950, dans une lettre ouverte à Paul Eluard qui était alors passé dans les rangs du stalinisme Breton lui demandait d’intervenir pour sauver Zavis Kalandra un de leurs amis qui était pris dans un procès de Moscou organisé à Prague. Breton ne se référait pas à la théorie, mais à un jugement éthique. Pour lui, l’inflexion de la voix portait le signe de la vérité et du mensonge, du vrai et du faux. C’est donc à la poésie qu’il faisait appel. C’est à la poésie qu’il faut faire appel aujourd’hui pour s’assurer que le son inouï de la révolution surréaliste perce toujours le fatras du langage spécialisé mis en œuvre pour recouvrir le surréalisme.

C’est à cet endroit que je m’arrête et que tous ceux que j’ai connus se sont arrêtés. Je suis moi-même resté prisonnier de cette contradiction mais l’important c’est de savoir l’admettre. J’en parle dans la lettre où j’annonce à Jean Schuster qui était alors mon grand ami mon départ du groupe surréaliste. Il y répond avec intelligence, mais sans me convaincre. Il est le représentant d’une idée de la révolution qui ne se démarque pas clairement de la face radicale du trotskisme et il glissera même jusqu’à une certaine complaisance envers Castro, entraînant le groupe avec lui. C’est le dernier pas du surréalisme avant le tomber de rideau.

Quand on se réfère aujourd’hui à l’URSS et au mouvement qui est né de la révolution d’Octobre il est toujours question de communisme alors que la pensée d’émancipation qui défendait le communisme a été détruite par les partis qui se couvraient de ce nom et que cela commence dès Octobre. Et il n’est plus question de parler de la responsabilité historique de ces milieux intellectuels qui voyaient dans la terreur mise en œuvre par Staline et le parti bolchevique une application des théories de Marx et du communisme. Il ne reste plus rien des discussions dans la mémoire collective. L’amnésie est une forme organisée de l’idéologie pour refermer cette histoire sur le signe d’égalité entre communisme et capitalisme d’Etat.

Dans un tout autre domaine l’histoire a fait disparaître de la mémoire collective tout ce qui dans la Révolution surréaliste s’inquiétait par avance d’une possible consécration du surréalisme. Une fois le surréalisme ramené au mouvement artistique et littéraire le plus important du XXe siècle il ne reste de cette histoire qu’une certaine une idée du nouveau et de la rupture culturelle qui s’impose à travers cette vision de l’avant-garde.

Je ne veux pas terminer sans dire un mot d’une critique que l’on est en droit de m’adresser. Des amis m’ont fait remarquer à juste titre que ma présence ici pouvait être perçue comme une négation de la position de retrait que j’ai toujours défendu. La critique me paraît fondée, je la partage en un sens, et j’ai accepté néanmoins en pensant à ce que j’ai souligné dès le début de mon intervention. Front Noir est comme un rais de lumière qui souligne ce qui reste important dans la Révolution surréaliste et d’autres mouvements.

Nous sommes des survivants parce que nous avons vécu autre chose et c’est la raison pour laquelle la réédition de Front Noir occupe cette place. La revue est un témoin de cette permanence. Elle ne voulait rien apporter d’original mais montrer comment le socialisme de conseils et la pensée de Marx comme critique du marxisme s’articulait sur une réflexion sur le surréalisme et le destin des avant-gardes.

Le premier numéro de Front Noir s’ouvre sur une citation de Roger Gilbert-Lecomte pour bien marquer notre orientation sensible. J’ai fait entendre par la suite les voix de Fondane, de Crevel, d’Artaud, de Roger Gilbert-Lecomte et de Breton pour les faire entrer en résonnance et montrer leurs points de concordance qui n’apparaissent pas forcément ailleurs. On pourrait dire qu’elles s’enchaînent et que si on les mettait ensemble elles pourraient nous faire entendre un Contre-Congrès des écrivains, celui où les « vaincus » dont parle Panaït Istrati n’auraient pas été interdits de tribune et où la poésie aurait voix au chapitre. On y verrait ce qu’il en est d’Aragon qui est aujourd’hui devenu intouchable, comme si ses positions politiques étaient considérées comme sans influence sur son œuvre littéraire. C’est en 1927 que Fondane a écrit un texte où il parle d’Aragon comme d’un « adroit condottiere, un « inquisiteur féroce ». Il n’a pas eu besoin d’attendre qu’Aragon adhère au PC puisque tous ses écrits sont imprégnés d’un même esprit.

J’ai déjà cité la phrase de Crevel qui met le point final au discours qu’il n’a pas prononcé au Congrès des écrivains de 1935. Il y évoque la « sarabande des vieux fantômes féroces, où tout n’est que sang caillé, sueur froide, linceuls et chaînes tintinnabulantes. Aux revenants s’opposent les devenants ». Les fantômes dont parle Crevel portent aujourd’hui sur leurs linceuls la marque sanglante du stalinisme et ils s’efforcent d’en banaliser les horreurs en les comparant aux horreurs du capitalisme, alors qu’ils n’en sont qu’une variante. Les devenants ne reprendront vie que s’ils retrouvent ce que nous appelons les mots perdus du communisme et les mots perdus de la révolution surréaliste.

Fondane écrivait à Jean Wahl à propos de Kierkegaard que « Des problèmes de passion ne peuvent être discutés que passionnément ». Je dirai pour finir qu’il faut repassionner les problèmes en ce qui concerne le surréalisme, le communisme et tous les autres « ismes » qui ont prêté vie à une pensée collective. Cela revient à espérer que l’avant-garde à venir sera à l’image de ce groupe dont parle Heine à propos de Schelling dans De l’Allemagne : « …une école à la manière des anciens poètes, une école poétique où personne n’est soumis à aucune doctrine, à aucune discipline déterminée, mais où chacun obéit à l’esprit et le révèle à sa manière ». On peut dire que le Grand Jeu et Front Noir n’avaient pas d’autre ambition.

Une phrase de Le Maréchal qui date de 1984 nous aide à comprendre l’esprit qui fut celui de Front Noir. « Pas de nouveautés ici, nulle invention, seulement une larme individuelle dans le fonds commun. » Il faut simplement savoir qu’il y a eu plusieurs larmes pour faire ce fonds commun.

*Les Mots perdus de la révolution

suivi d’un Entretien avec Nicolas Norrito

(A paraître, décembre 2022, Editions du Sandre).

La Révolution surréaliste (1988), Klincksieck, 2016.

B. Fondane et L. Janover, même combat par Michel Carassou

Fondane et Janover, même combat

par Michel Carassou

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En 1988, je publiais dans Mélusine un court article intitulé « Du côté de l’utopie avec Fondane et Janover » (n° 10, p. 267-270). Je mettais en lumière un certain nombre de convergences entre les deux auteurs dans leur critique du mouvement surréaliste ou dans leur conception des relations entre la poésie et l’éthique. Je montrais aussi, en ce qui concerne le jugement porté sur la raison, que l’analyse de Janover n’était pas éloignée celle de Fondane. Cependant, à cette date, Louis Janover n’avait pas encore lu Benjamin Fondane.

Trente ans plus tard, c’est chose faite et Fondane occupe une place de choix dans le panthéon poétique de Louis Janover, aux côtés d’Antonin Artaud et de Roger Gilbert-Lecomte. Ce que l’on constate aussi bien dans la préface rédigée pour l’ouvrage Front Noir que dans sa nouvelle introduction à L’Écrivain devant la révolution.

Je m’attacherai ici aux circonstances de cette découverte de la pensée de Fondane par Louis Janover, découverte dont je fus à la fois l’acteur et le témoin. Reportons-nous à la fin des années 1990 : aux éditions Paris-Méditerranée, que j’animais avec Anne Soprani, nos discussions avec Louis (nos liens d’amitié étaient déjà anciens) nous amenèrent à concevoir une collection de textes polémiques qu’il allait diriger. D’emblée la collection fut placée sous le signe de René Crevel en reprenant pour titre celui d’un de ses livres : Les Pieds dans le plat. Crevel se plaisait à citer le propos de Tzara : « il n’y a que deux genres, la poésie et le pamphlet ». Lui-même savait tremper sa plume dans le vitriol pour dénoncer tous les obscurantismes. Par exemple dans Le Clavecin de Diderot, ce livre sans quoi, écrirait Breton, il eût manqué au surréalisme « une de ses plus belles volutes ». Louis Janover s’était déjà intéressé à Crevel ; il avait pu lire d’autres textes polémiques de lui dans Le Roman cassé, le recueil de ses derniers écrits qu’il avait préfacé quelques années auparavant. Tous les volumes de la collection « Les Pieds dans le plat » porteraient en quatrième de couverture cette présentation de ses objectifs :

 » Pour remettre les idées en place, ou à leur place, et les suivre pas à pas dans l’actualité, une collection qui met — et c’est là qu’intervient Crevel — ‘les pieds dans le plat de l’opportunisme contemporain, lequel plat n’est, comme chacun sait, qu’une vulgaire assiette au beurre’. »

Dans cette collection qui comporte une douzaine de titres, Louis Janover publia plusieurs ouvrages, plusieurs pamphlets, d’abord Nuit et Brouillard du révisionnisme qui fut le volume d’ouverture, puis Voyage en feinte dissidence, Thermidor mon amour et Le Surréalisme de jadis à naguère. Des titres qui suffisent à évoquer quelques-unes des thématiques qui lui sont chères. Parmi les autres auteurs publiés, on ne s’étonnera pas de trouver Maximilien Rubel avec Guerre et Paix nucléaires ; on trouvera aussi Jean-Pierre Garnier (le complice de La Deuxième Droite, un livre co-écrit), avec un pamphlet sur l’urbanisme contemporain, La Bourse ou la Ville ; puis Jean-Marie Brohm et ses Shootés du stade (le sport, la drogue et l’argent), Charles Reeve et ses chroniques portugaises intitulées Les Œillets sont coupés, également le poète touareg Hawad avec Le Coude grinçant de l’anarchie. Et enfin Fondane. Enfin ne signifie pas que le texte de Fondane fut le dernier publié, il s’agissait de donner ici une idée de l’environnement où il allait paraître.

Quand, au fond d’une valise de manuscrits de Fondane, j’ai trouvé ce texte inédit « L’Écrivain devant la révolution », toujours convaincu d’une convergence Fondane-Janover, j’ai tout de suite pensé que Louis était la personne ad hoc pour le présenter — et le livre trouva naturellement sa place dans la collection « Les Pieds dans le plat ».

Sous-titré « Discours non prononcé au Congrès des écrivains de Paris (1935) », ce texte a été écrit en marge de ce congrès initié par les communistes pour constituer un front intellectuel antifasciste. Un événement majeur dans l’histoire culturelle du xxe siècle qui avait scellé l’emprise de l’idéologie communiste (en réalité stalinienne) sur une large part de la classe intellectuelle…

Extrêmement critique à l’encontre des points de vue alors exprimés, le discours de Fondane ne pouvait manquer d’interpeller Louis Janover qui avait déjà eu l’occasion de réfléchir à la portée de ce Congrès. La première fois, ce fut avec André Breton. iil rapporte que le premier texte qu’il lut de lui, et qui l’influença durablement, fut Position politique du surréalisme, un recueil qui contenait le discours du chef de file des surréalistes pour le Congrès de 1935 et qui marquait la rupture définitive de leur mouvement avec la Troisième Internationale, emmenée par Staline. La deuxième fois, avec René Crevel, le discours de celui-ci se trouvant dans le volume des derniers écrits que Janover avait préfacé, particulièrement sensible à ses derniers mots : « au revenant s’oppose le devenant ». Et maintenant avec Fondane et son discours non prononcé.

Ces trois textes, de tonalités différentes mais qui tous expriment des positions divergentes par rapport à la ligne majoritaire au Congrès, prônant l’acceptation d’une tutelle soviétique sur la culture pour résister efficacement à la montée du nazisme, ces trois textes ont connu des destins contrariés. Ayant giflé dans la rue Ilya Erhenbourg, un délégué soviétique qui avait qualifié de pédérastique l’activité surréaliste, Breton fut interdit de congrès ; ses amis obtinrent seulement que son discours fût lu par Éluard, mais dans le brouhaha d’une fin de séance, quand le public quittait la salle et qu’on éteignait les lumières. Crevel ne lut pas son texte car il s’était suicidé la veille du Congrès et, comme on ne le retrouva pas à temps, on donna à entendre une autre déclaration de lui.

Quant à Fondane, il n’avait pas été invité à intervenir. Il écrivit son texte après coup. Les Cahiers du Sud ne le publièrent pas sur le moment, faute de place, et Fondane l’oublia au fond d’un tiroir.

Précisons qu’au cours du Congrès, une seule voix dissidente parvint à se faire entendre, et grâce à l’appui d’André Gide, celle d’une des rares femmes invitées à la tribune, Magdeleine Paz, qui réclama la libération de Victor Serge qui croupissait dans un goulag en Sibérie. (Et c’est pourquoi nous avons mis sa photo en couverture de la nouvelle édition que nous venons de réaliser.)

Comparant les trois discours, de fait tous « non prononcés », et soulignant les qualités de chacun d’eux, Louis Janover considère que de loin le plus pertinent est celui de Fondane, en raison de sa meilleure compréhension du système totalitaire (de son mode de fonctionnement) auquel les trois auteurs se heurtent et de ses prises de position sur la liberté de l’esprit qui demeurent aujourd’hui encore d’actualité.

 » L’écrit de Benjamin Fondane occupe une place toute spéciale. Il est alors un des rares à poser les problèmes sur l’art, la politique et les avant-gardes en des termes qui aujourd’hui entrent en résonance avec nos réflexions. Et d’une certaine manière, la position de retrait, qui le laissait étranger à certaines querelles et préoccupations, lui a permis de garder la précieuse distance, nécessaire pour aller au-delà de son temps. Benjamin Fondane, comme il n’a pas à répondre aux diktats intellectuels du PC, et défend le principe de cette liberté, va directement à la racine de cette hégémonie culturelle du marxisme. »

Les idées radicales de Fondane dans « L’écrivain devant la révolution », sa volonté de préserver la liberté de penser et d’écrire, étaient déjà pour l’essentiel présentes dans des écrits plus anciens, comme son article de 1927 : « La révolution et les intellectuels » ou ses textes sur le cinéma. Comment pouvait-il avoir compris, avant les autres, mieux que les autres, quelle était la nature de ce pouvoir qui se prétendait communiste et avait usurpé jusqu’au langage de la révolution ? Comment pouvait–il, lui, l’exilé roumain, à l’encontre de beaucoup d’autres mieux intégrés dans la vie culturelle et sociale, garder ses distances vis-à-vis d’une conception marxiste léniniste qui plaçait la liberté de l’écrivain sous la dépendance d’une dictature ? On aurait raison de répondre en mettant en avant son indépendance d’esprit et sa perspicacité, mais on ne doit pas oublier l’influence de Léon Chestov, le penseur existentiel qu’il avait rencontré dès son arrivée à Paris, en 1924, et dont il deviendrait le disciple. En Russie, on ne le sait pas toujours car ses écrits politiques sont rares et peu diffusés, Chestov avait été révolutionnaire et anarchiste, souvent proche des positions du prince Kropotkine. Contraint de s’exiler, dès son arrivée en France, en 1920, il avait publié dans le Mercure de France un long article, « Qu’est-ce que le bolchevisme ? » où il présente son témoignage et son analyse des événements d’Octobre. J’en extrais ces quelques lignes :

« Pour quiconque était tant soit peu clairvoyant, apparurent du coup l’essence même du bolchevisme et son avenir. Il était clair que la révolution était écrasée et que le bolchevisme était, essentiellement, un mouvement profondément réactionnaire, qu’il constituait même un pas en arrière sur Nicolas II. »

Plus loin :

« Le bolchevisme a commencé par la destruction et est incapable d’aucune autre chose que la destruction. […] Lénine et ceux de ses camarades dont la conscience et le désintéressement sont hors de tout soupçon sont devenus un jouet entre les mains de l’histoire qui réalise avec leurs bras à eux des plans directement contraires non seulement au socialisme et au communisme, mais à toute possibilité d’améliorer d’une façon quelconque la situation des classes opprimées. « 

Chestov était l’un des premiers d’une liste d’auteurs, de Boris Souvarine à Maximilien Rubel — cher à Louis Janover — qui dénonceraient l’imposture d’une pseudo révolution. Si le Mercure de France était alors une revue importante, d’orientation plutôt libertaire, l’article de Chestov ne suscita guère de commentaires sur le moment, mais il eut au moins un lecteur attentif : Fondane. Cet article et la fréquentation quasi quotidienne du philosophe devaient le prémunir contre les sirènes de cette prétendue révolution soviétique qui mettait en danger la liberté de l’esprit.

Cependant, ce n’est pas spécialement pour ses conceptions politiques qu’il s’était rapproché de Chestov. À ses yeux, celui-ci était d’abord le penseur existentiel engagé dans une lutte sans merci contre les diktats de la raison. Lui-même, dans son expérience de poète, avait perçu quel danger la raison pouvait représenter pour la création artistique et il s’était retrouvé sur la même ligne que Dada dans sa critique de la pensée spéculative. Quand il a rencontré Chestov, il l’a vu en quelque sorte comme un continuateur de Dada. Je cite son premier article consacré à Chestov, en 1928 dans la revue Europe :  » Bien qu’un mouvement d’art, qui ne fut que de l’art, n’eût su de sa part s’attirer que des réserves, il eût certainement applaudi aux pires manifestations de M. AA. l’Antiphilosophe (c’est-à-dire Tristan Tzara) . Mais là où d’autres se sont arrêtés, l’âme fourbue, il se découvre incessamment la nécessité d’aller plus loin.  » Comme c’est surtout après cette date qu’il écrit sur Dada, on peut se demander si, en fait, ce n’est pas la pensée de Chestov qui lui a fait mesurer l’importance de Dada. L’irrationalisme et, plus encore, l’antirationalisme représentent, pour lui, ce qui fait la spécificité de Dada et, après Dada, ce qu’il faut sauvegarder. Et d’abord dans le surréalisme. A

priori, Fondane admet la raison d’être du surréalisme : « Il fallait créer une catégorie qui permit l’existence d’une nébuleuse, une étoile qui justifiât la longue vue. Ce continent cherché fut le rêve. » Mais, très vite, il perçoit des déviations par rapport à l’utopie initiale : en concevant la poésie comme un document mental, comme un moyen de connaissance, — la raison qui décide de la « mobilisation de la déraison », l’occulte « clair et distinct » — les surréalistes la rendent à nouveau tributaire de la pensée spéculative ; en se réclamant du matérialisme historique, ils sacrifient le merveilleux, la poésie en liberté à l’impératif catégorique, aux préceptes moraux, à la dictature du prolétariat par la raison. Dans tous les cas, c’est la raison qui l’emporte et le drame du surréalisme, selon Fondane, est d’expérimenter « à ses frais l’impossibilité d’un accord entre l’exigence poétique et l’exigence éthique ».

À quarante ou cinquante ans de distance, Louis Janover, qui fut membre du groupe surréaliste à un autre moment de son histoire, s’interroge sur la dualité du mouvement qui présente « un critère éthique en lutte incessante contre le critère artistique ». Il prend parti pour ce qui demeure vivant dans le surréalisme par-delà les reniements, pour ce qu’il perçoit comme son utopie : « la poésie faite par tous, l’espace de la création poétique étendue à la vie quotidienne ». Une utopie indissociable d’un comportement révolutionnaire supposant le refus de toute intégration dans une société caractérisée par les inégalités entre les hommes. Selon Janover, le surréalisme a commencé à s’écarter de son utopie quand il a dissocié l’art de l’éthique, et cette dissociation s’est opérée dans la pratique poétique même, quand il s’est agi de capter les forces de l’inconscient pour les soumettre au contrôle de la raison.

L’analyse de Janover, on le constate, rejoint celle de Fondane : c’est lorsque la raison s’immisce dans l’acte poétique que le surréalisme se détourne de son intention initiale. Cependant Fondane concevait ce contrôle de la raison comme un tribut payé à l’éthique tandis que, pour Janover, il s’accompagne d’un renoncement à l’exigence éthique. Les deux points de vue sont-ils inconciliables ? Non car la notion d’éthique n’a pas le même sens dans les deux perspectives : pour Janover l’éthique commande le refus de tout compromis sur le plan de l’intégration sociale ; avec Fondane, il s’agit d’une morale normative, imposée par l’adhésion à une idéologie qui consacre la dépendance de l’individu devant la nécessité. En renonçant à la première attitude, les surréalistes ne s’étaient-ils pas retrouvés prisonniers de la seconde ?

Fondane avait évoqué, comme raison d’être du surréalisme naissant, une étoile qui justifiait la longue vue. Janover semble lui répondre quand il constate, dans Le Rêve et le Plomb, que les surréalistes oublient « la lumière de leur étoile pour préserver leur fini ». Ce fini, ce qu’il nomme aussi « satisfaction égoïste et finie », n’est-il pas ce que Fondane désignait avant cela comme « jouissance de la sensibilité ». Ce fini est bien, pour l’un comme pour l’autre, le produit de la raison qui incite à juger qu’il est sage d’accepter les lois de la nécessité, les mesquines raisons qui assurent notre tranquillité d’esprit et notre confort en ce monde. Qu’on y voit, avec Fondane, l’effet d’une soumission à l’éthique, ou avec Janover son rejet, selon le sens qu’ils confèrent au mot, c’est bien toujours l’utopie qui est oubliée et la poésie dévoyée.

Que serait donc une poésie non dévoyée ? « La poésie n’est pas une fonction sociale, mais une force obscure qui précède l’homme et le suit.  » À cette affirmation de Fondane, Janover aurait certainement souscrit et, sans être en désaccord avec son aîné, il aurait aussi reconnu dans l’acte poétique le Grand Rêve formulé par Antonin Artaud : « ne plus être rivés à la terre ».

Avec les surréalistes, contre les surréalistes, parce qu’ils avaient foi dans la poésie et non dans les prérogatives de la raison, Fondane et Janover ont toujours mené un combat pour que l’homme ne soit plus rivé à la terre.

Louis JANOVER/MÉLUSINE

Louis JANOVER/MÉLUSINE
Intervention du 13 novembre 2021(prévue pour la journée d’étude sur Louis Janover, à la Halle Saint-Pierre le 14 décembre 2019)

 

par Henri Béhar

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Répertoire : Contributions LJ dans Mélusine
1. Janover Louis « Lettre à Mélusine à propos d’une ombre qui a perdu son corps », n° 7, 1985, L’Age d’homme-L’Age d’or, 1986, p. 249-262
2. Janover Louis, Breton / Blum : Brève rencontre qui en dit long du temps que les surréalistes étaient marxistes, n° 8, L’Âge ingrat, 1986, p. 91-109
3. Janover Louis, » Ce que dit Vaché du surréalisme » 10 241-247
4. Janover Louis, « Le surréalisme révisé » 10 271-273
Les relations de Louis Janover avec la revue
Mélusine ont commencé par une lettre de 13 pages, excusez du peu, qui s’annonçait comme une discussion de l’introduction que Pascaline Moutier et moi-même avions donnée au numéro 5 de notre revue, lequel portait en sous-titre « Politique-Polémique ». La paronomase proposée à nos collaborateurs était plutôt une interrogation, portant
sur le trait d’union. N’y avait-il pas, chez les surréalistes, une manière
constamment polémique d’envisager la politique, et même le politique ?
Janover nous concède que les textes surréalistes auxquels nous faisons référence sont toujours aussi brillants et stimulants, même si leur contexte et le public auxquels ils sont destinés sont totalement différents. Toutefois, il soutient que le surréalisme a, dès le début, adopté un « écart absolu », ce qui impliquait une sorte d’auto-défense, une violence destinée à marquer sa situation hors du
monde, de ce monde. D’où l’aspiration au point sublime, la polémique consubstantielle au mouvement servant à l’isoler, tant de ses racines que de son contexte présent. Mais le fait qu’il produise des œuvres d’art le ramène dans la polémique. Phénomène nouveau, l’artiste, l’écrivain surréaliste veut abolir la distance entre la théorie et la pratique. Ce que dénote « la double structure du
surréalisme ». Et, de fait, le critique ne peut manquer d’épouser l’éthique du
mouvement s’il veut en rendre compte avec pertinence. Le surréalisme a cru pouvoir unifier ses deux tendances sous la bannière du marxisme-léninisme, mais il s’est heurté au Parti communiste. Reste l’art subversif. Ce faisant, il produit de nouveaux codes, un nouvel académisme et, pour finir, se condamne à
devenir lui-même une institution.
On le voit, cette lettre ouverte était moins une critique qu’un prolongement des opinions émises par les deux responsables de ce numéro de
Mélusine. La conversation se poursuivit hors de tout cadre et me conduisit à demander à Louis Janover de nous confier un article pour le numéro suivant de la revue, portant
sur la rencontre Breton-Blum, régulièrement mentionnée dans les histoires du mouvement, et trop minimisée à mes yeux. Je souhaitais que nos lecteurs puissent se faire une opinion circonstanciée de cette rencontre, sollicitée par Breton, dont il rendit compte lui-même d’une manière caricaturale. Nul n’était mieux armé pour fournir une relation sérieuse et circonstanciée de cette
rencontre au sommet que le co-directeur de la publication des œuvres complètes de Karl Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade et de la revue
Études de marxologie.
Publié dans le numéro VIII de
Mélusine, sous-titre L’Age d’or, L’Age
d’homme, l’article de Louis Janover s’intitule « Breton / Blum : Brève rencontre qui en dit long du temps que les surréalistes étaient marxistes », 1986, p. 91-109.
L’auteur s’attache donc à expliquer les raisons de la rencontre voulue par les intellectuels, qui ont détaché l’un des leurs pour rencontrer le leader de la SFIO, et décider avec lui de ce qu’il convenait de faire en réponse aux violences des ligues fascistes qui, le 6 février 1934, avaient tenté de liquider la république. Il s’arrête d’abord sur le Manifeste des intellectuels qui publièrent, le 10 février,
un
Appel à la lutte, signé par 90 personnalités.
Au préalable, il s’en prend au présentateur de la réédition, José-Pierre, lequel mentionne les mots d’ordre d’unité d’action et de Grève générale sans les situer, tout en faisant implicitement référence à Georges Sorel, et donc à l’anarchosyndicalisme. Laissant de côté ce débat, qui mériterait d’amples développements, Janover postule une démarche historique capable d’analyser le
mythe élaboré par les surréalistes afin d’en venir à l’événement lui-même.
Car il s’agit d’expliquer comment le meneur d’un groupe d’intellectuels s’est vu confier le soin de s’adresser au chef du socialisme français. Janover retrace la situation du mouvement social à cette date, replace les forces en présence, la
surrection des masses contre leurs leaders, les violences fascistes et leurs ambitions, sans oublier les 6 travailleurs morts. Relatant les faits dans ses
Entretiens, Breton s’intéresse plutôt à l’intelligentsia. Il s’appuie en effet sur le souci d’allier l’artistique et le politique, en rompant avec l’ordre établie. Or, le triomphe du bolchevisme en Russie leur avait offert, en quelque sorte, le moyen de s’identifier à la révolution sociale. Leurs ancêtres, Robespierre et Saint-Just,
justifient leur idéologie et leur permettent de prendre la tête du mouvement, en défendant leur statut spécifique.
Ce pourquoi, analysant la situation en Union Soviétique, certains surréalistes commencent à se défier du stalinisme (ce qui amènera Breton à s’allier avec Trotski, 4 ans après), au nom de leur indépendance d’esprit.
L’entrevue de Breton et de Blum est comme une inversion de leur devenir :
Breton veut parler en politique, tandis que Blum, qui se souvient de sa position littéraire considérable du temps du symbolisme, ramène la conversation sur ce sujet. L’échec était évident. Un extrait des
Entretiens de Breton en témoigne magnifiquement.
Très astucieusement, Janover termine en citant un extrait des
Conversations de Goethe avec Eckermann (1828) Imaginairement, Goethe, c’est Blum. Puis il se reporte aux Nouvelles Conversations (1901)… où il considère que c’est désormais Breton qui incarne Hegel.
Janover dépasse cet entretien pour situer la position politique des
surréalistes, s’attardant plus particulièrement sur les dissidents de
Contre-attaque, etc. il discerne une fuite en avant dans un hyperbolchevisme. Il termine par un exposé de la théorie marxienne de la
révolution.
La contribution suivante de Louis Janover à
Mélusine est un peu plus
qu’une note de lecture sur l’ouvrage de Michel Carassou :
Vaché et le
Groupe de Nantes
(Ce que dit Vaché du surréalisme n° 10 241-247).
s’attarde ici sur la figure d’un non-être, de quelqu’un qui a précédé le
surréalisme en posant la question de son devenir. Contradiction entre l’aspect précurseur et la fin tragique. Tendances anarchistes du groupe de lycéens, révolte dadaïste de Vaché à travers Breton. Contradiction fondamentale entre refus de l’art et destin envisagé dans les lettres… dépassement éthique dans le surréalisme. Or, « le refus de la littérature revient à la littérature, quoi qu’on fasse. L’arrivée s’inscrit dans le départ » écrivais-je. Sur quoi Janover conclut que « la révolte reste à la révolte ».
Outre le fait qu’elle signale au lecteur les points d’intérêt de volume, qui est en quelque sorte le dossier exposant les écrits de ces jeunes lycéens nantais, cette « réflexion critique » nous permet de voir comment Janover s’intéresse à un ouvrage, comment il en dégage les lignes de force et comment il les replace dans le cadre historique et intellectuel, privilégiant le principe éthique par-dessus tout.
La dernière contribution de Louis Janover que je relève au sommaire de
Mélusine, s’intitule « Le surréalisme révisé », dans le même numéro X, en 1988, pages 271-273. C’est aussi une réflexion critique, portant sur les Révisions déchirantes d’André Thirion, paru en 1987 aux éditions du Pré aux clercs.
Dans le cas présent, on sent bien que le recenseur n’a aucune affinité, au contraire, envers André Thirion, un ancien membre du groupe surréaliste, qui se qualifiait de marxiste orthodoxe, ayant quitté le groupe pour se ranger, à la Libération, parmi les supporters du Général de Gaulle. Il s’était fait connaître du grand public, en 1977, par son livre de mémoires,
Révolutionnaires sans révolution (ce titre disait déjà la distance qu’il avait prise à l’égard de ses
amours de jeunesse), publié chez Laffont, qui avait bénéficié d’extraits dans la presse hebdomadaire et d’une large couverture médiatique.
Ici, Louis Janover s’en prend d’abord au vocabulaire marxiste de l’auteur, qui lui parait totalement erroné, ainsi qu’aux formules déformées de Marx. Il a rejoint le camp de la bourgeoisie et s’il revisite les positons antérieurs des surréalistes, c’est bien pour montrer qu’il a toujours eu raison. Janover détaille
ensuite les procès d’intention du mémorialiste qui s’en prend à Benjamin Péret, par exemple. Son anti-stalinisme relativement ancien semble justifier l’ensemble de sa trajectoire et surtout la distance prise à l’égard du groupe.
Fin connaisseur de la pensée et des écrits de Marx, Janover fournit ici un compte rendu énergique, fort éloigné des recensions universitaires, engagé si je puis dire, qui a le mérite de faire clairement la part des choses et de refuser qu’on jette le bébé avec l’eau du bain.
Ici s’achève la collaboration immédiate de Louis Janover à notre revue. Pour quelle raison ? On ne sait. Peut-être le programme des livraisons suivantes ne lui convenait-il plus, peut-être s’était-il tourné vers d’autres sujets, plus généraux, sollicitant davantage ses connaissances en marxologie. Ce qui n’entrava pas nos
discussions personnelles et les projets concrets qui justifient la présente journée d’étude.

Henri Béhar

Charles Fourier dans l’œuvre d’André Breton

Fourier dans l’œuvre d’André Breton

Intervention HSP 16 octobre 2021 à la Halle Saint-Pierre
par Henri Béhar

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Aujourd’hui, pour situer la présence d’un personnage dans l’œuvre complète d’un auteur, il existe une méthode toute simple si cette œuvre a été numérisée. Dans le cas présent, il suffit de se reporter au site Mélusine/Surréalisme, et de cliquer sur l’index/Concordance d’André Breton. Puis, ayant indiqué le nom recherché, on obtient une cinquantaine d’occurrences, avec la référence à l’œuvre et la pagination dans l’édition de la Pléiade. Il n’est pas possible d’obtenir le contexte élargi de chaque occurrence : la loi ne me permet pas de fournir cette œuvre avant 2036.

Je me contenterai donc de situer brièvement Charles Fourier dans l’œuvre d’André Breton, avec un minimum de commentaires. Tout en constatant que ces références renvoient la plupart du temps à des œuvres très personnelles de Breton, et non à des manifestes où il s’exprime au nom du surréalisme.

I. Fourier aux USA

Depuis le débarquement allié en Normandie, le 6 juin 1944, personne ne doute de la victoire. Ce qui autorise Breton à parler, dans Arcane 17, des régimes démocratiques et des partis revenus dans les bagages des militaires sans avoir rien appris ni rien oublié. Les nouvelles commencent à parvenir directement de la France libérée. Envoyé spécial du quotidien Combat, Sartre effectue un séjour à New York à partir de la mi-janvier 1945. Au cours d’un assez long entretien avec Breton, celui-ci lui confirme que ses anciens amis Aragon, Éluard, Picasso tiennent le haut du pavé. Les staliniens s’emparent des réseaux d’information. Breton en déduit que son retour en Europe serait prématuré.

La paix revenue le 8 mai 1945, c’est l’époque où Breton se prend de passion pour Charles Fourier, le théoricien de l’harmonie universelle. Il s’intéresse plus au penseur des lois d’attraction et d’analogie qu’à l’économiste. Son ombre « frénétique » apparaît dans Arcane 17 au côté d’autres socialistes. L’article de Breton sur Arshile Gorky, à l’occasion de son exposition à la galerie Julien Lévy en 1945, constitue la matrice de l’Ode à Charles Fourier, par le biais de l’analogie (SP IV 589). Les 5 volumes des Œuvres complètes de Fourier l’accompagnent durant le voyage qu’il effectue dans l’Ouest américain avec Elisa. Ils se rendent d’abord à Reno, la capitale du jeu, dans le Nevada, bien connue pour les facilités qu’elle offre aux couples désireux de divorcer et de se remarier sur-le-champ. AB écrit à B. Péret, de Reno, le 1ᵉʳ juillet 1945 : « je passe quelques semaines à Reno, qui sont le temps minimum exigé par la procédure de divorce. Je t’annonce donc par cette lettre mon mariage avec Elisa qui aura lieu le 30 juillet très exactement. De là nous rentrerons à New York par l’Arizona et le Nouveau-Mexique de manière à pouvoir assister à quelques festivals indiens. » (Correspondance, p. 230)

Il entreprend alors un long poème, qu’il intitulera Ode à Charles Fourier. « C’est dans le jardin de la pension qui nous abritait, ma future femme et moi, que j’ai commencé à écrire l’Ode indique Breton à son commentateur, Jean Gaulmier. Il se peut qu’elle participe de la si singulière atmosphère de Reno où les “machines à sous”, […] tapissent les murs, tant des magasins d’alimentation que des bureaux de poste, et qui agglomèrent tant bien que mal la foule de ceux qui aspirent à une autre vie conjugale, aux cow-boys et aux derniers chercheurs d’or. »

Les trois mouvements du poème reflètent les circonstances du voyage.

Au plan international, on commence à découvrir la réalité des camps d’extermination nazis, l’Europe a subi un hiver d’une rigueur inconnue, les jours de disette se prolongent, la première bombe atomique souffle Hiroshima le 5 août, et reviennent « indigence, fourberie, oppression, carnage ». Confronté à ces désastres, le système socialiste de Fourier demeure opératoire.

Renversant la vapeur poétique, le deuxième mouvement du poème, très prosaïque, pointe ce qu’il en reste.

Le troisième mouvement éclaire l’analogie entre le bonheur présent et l’avenir de l’humanité : « C’est au plus haut période de l’amour électif pour tel être que s’ouvrent toutes grandes les écluses de l’amour pour l’humanité non certes telle qu’elle est mais telle qu’on se prend à vouloir activement qu’elle devienne. » (OC III, 358)

Des différentes étapes de son parcours, Breton salue le philosophe. Du grand cañon du Colorado, de la forêt pétrifiée, du Nevada des chercheurs d’or et des villes fantômes, et pour finir, du centre de la chambre souterraine et sacrée des Indiens hopis, le « 22 août 1945 à Mishongnovi ».

La date et le lieu inscrits dans le poème ont leur importance. Ils marquent l’intérêt de Breton pour le destin et la culture des Indiens pueblos. Des notes inédites, ornées de dessins, en témoignent (OC III, 183-209). Il relève ce qui concerne les végétaux, les maisons, les coutumes, en particulier les danses de la Vache et du Serpent, dont il consigne brièvement les évolutions, les costumes des danseurs, leurs bijoux, tout en regrettant le trouble qu’apportent les touristes. Le couple est accompagné par un jeune ethnologue, et Breton s’appuie sur les observations précédentes des savants. S’il lui arrive de comparer la pensée des initiés à l’attitude surréaliste, son regard se veut neutre, objectif.

Il rapporte un ensemble de poupées katchinas, mais les Hopis se refusent à lui vendre leurs masques. Quant aux Zunis, on prétend qu’ils peuvent aller jusqu’à tuer le Blanc qui serait trouvé en possession d’un de leurs masques. « Je n’ai pas abandonné l’idée de relater les impressions si vives que j’ai éprouvées dans leurs villages (Shungopavi, Wolpi, Zuni, Acoma) où j’ai pu me pénétrer de leur dignité et de leur génie inaliénables, en si profond et bouleversant contraste avec la condition misérable qui leur est faite », dira-t-il dans ses Entretiens (OC III 561), en s’insurgeant contre le déni de justice des Blancs à leur égard.

Pourtant ni ce livre de voyage, qui aurait nécessité d’abondantes reproductions, ni l’ouvrage Les Grands Arts primitifs d’Amérique du Nord, conçu en 1947 pour la galerie Jeanne Bucher, avec la collaboration de Lévi-Strauss, Robert Lebel et Max Ernst, ne virent le jour de son vivant. Ils auraient mis en évidence le regard précurseur de Breton sur les sociétés amérindiennes, tout en satisfaisant un rêve de toujours au cours de ce voyage au Nouveau-Mexique.

En somme, Elisa, Fourier, les Indiens Hopis participent d’une même attraction passionnelle : la quête d’un bonheur individuel dans l’harmonie sociale.

II L’ANTHOLOGIE DE L’HUMOUR NOIR

Après l’Ode à Charles Fourier, l’individu apparaît explicitement dans l’Anthologie de l’humour noir, mais seulement dans l’édition de 1950, avec d’autres ajouts.

Auparavant, Breton devait en traiter dans s 4 conférence prévue le 25 janvier 1946, consacrée aux penseurs sociaux : Saint-Simon, Enfantin et « l’immense » Fourier, dont Breton écrit : « Les passions, selon Fourier sont universelles et bonnes ; l’ascétisme se trompe en les niant, et c’est sur les passions que devrait s’établir la société future. C’est précisément le refrènement — on dirait aujourd’hui le refoulement des passions qui fait les vices. Ces vices disparaîtront dans une bonne organisation sociale où les passions ne seront plus combattues mais encouragées et ou il faudra veiller à leur judicieuse utilisation. ».

Il traite ainsi de « l’attraction passionnée ou révélation sociale permanente […] la projection enthousiaste de [l’amour] dans toutes les autres sphères » (OC III, 357) – ce qui revient à placer, en toute conscience, l’amour au centre même de toute l’Harmonie fouriériste.

L’éloge de la passion et du désir, de tous les désirs – contre la discipline marxiste – n’en continuera pas moins de relier au surréalisme le cœur du message de Fourier, jusqu’à placer le réformateur sous le signe de « la liberté absolue » (OC III, 265).

Le conférencier se demande quelle part d’humour teinte ses excès d’imagination prophétique, alliés à un savoir si sûr qu’il pourrait être lié à la tradition hermétique.

Si Fourier se révèle « immense » aux yeux de Breton, c’est parce qu’il « opère la jonction cardinale entre les préoccupations qui n’ont cessé d’animer la poésie et l’art depuis le début du XIX siècle et les plans de réorganisation sociale qui risquent fort de rester larvaires s’ils persistent à ne pas en tenir compte » (OC III, 598). Particulièrement sensible à cette position – analogue à celle que le surréalisme aura voulu incarner tout au long du XXᵉ siècle – le poète s’efforcera dès lors de situer l’utopiste au cœur de ce romantisme dont lui-même se disait le « suzerain » (OC III, 264). Le comparant à Nerval ou scrutant l’influence qu’il put avoir sur Eliphas Lévi puis Victor Hugo (OC III, 267 ; OC II, 910), il n’hésite pas, pour lui « rendre les honneurs auxquels il a droit », à s’opposer au jugement de Baudelaire (OC II, 911). Enfin, en ces années soucieuses d’explorer l’héritage hermétiste, et comme pour mieux le situer au confluent de toutes les sources du surréalisme, il ne manquera pas d’interroger ses rapports avec ce qu’il nomme ici « la philosophie hermétique » (OC II, 910), ailleurs « la persistante vitalité d’une conception ésotérique du monde » (OC III, 740).

Fourier entendait « refaire l’entendement humain » (OC II, 910). Dans les années 1946-1947, la formule est largement reprise par Breton (OC III, 749, 759), jusqu’à devenir un des mots d’ordre les plus décisifs du surréalisme et côtoyer les fameux étendards, « changer la vie » (Rimbaud), « transformer le monde » (Marx), sous lesquels le mouvement se sera lui-même placé (OC III, 737).

Par-delà les formes qu’aura pu prendre la doctrine fouriériste, c’est finalement cette audace, ce « doute absolu à l’égard des modes de connaissance et d’action traditionnels » (OC III, 598) qui fera aussi l’héritage le plus décisif du réformateur.

Ces considérations, et surtout le souci d’intégrer Fourier dans une anthologie de la liberté à laquelle il a longtemps songé, conduisent Breton à lui faire place dans l’Anthologie de l’humour noir (1950). Sensible à l’humour de Fourier, la critique s’interroge sur sa couleur. Pour moi, la question ne se pose pas dans ces termes, puisque ce recueil est, de fait, un rassemblement des textes que Breton a goûtés au cours de ses lectures, ceux qui ont sa préférence, et dont il veut garder mémoire. C’est ainsi qu’il conserve et donne à lire des extraits de la Théorie des quatre mouvements, du Traité de l’association domestique agricole, du Nouveau Monde industriel et sociétaire, des Dernières Analogies. Il conclut sa notice en cédant allusivement la parole à Raymond Queneau : « « Peut-être une bonne thèse, a-t-on suggéré, reste-t-elle à écrire sur Fourier humoriste et mystificateur ». Il est certain qu’un humour de très haute tension, ponctué des étincelles qu’échangeraient les deux Rousseau (Jean-Jacques et le Douanier) nimbe ce phare, l’un des plus éclairants que je sache, dont la base défie le temps et dont la cime s’accroche aux nuées. » (OC II, 912)

III. L’écart absolu

Rien de surprenant si, presque vingt ans plus tard, pour donner le la à l’exposition surréaliste de 1965, Breton – qui protesta en 1961 contre l’idée de raser le socle de la statue de Fourier sur le boulevard de Clichy – avait fait de l’ « Ecart absolu » (OC IV, 1039) un de ses points de méthode. L’Ode nous en avait déjà prévenus : « c’est le monde entier qui doit être non seulement renversé mais de toutes parts aiguillonné dans ses conventions » (OC III, 359)

La méthode a déjà été exposée en 1835 par Charles Fourier, peu avant sa mort, et dans un sens positif : « Un débutant un peu adroit réussit à se faire remarquer, en prêchant l’opposé des opinions admises, en contredisant tout dans les conférences et les pamphlets.

« Comment parmi tant d’auteurs et d’ergoteurs qui ont suivi cette marche, aucun n’a-t-il eu l’idée d’exploiter largement l’esprit de contradiction, de l’appliquer non pas à tel ou tel système de philosophie, mais à tous ensemble ; puis à la civilisation qui est leur cheval de bataille, et à tout le mécanisme social actuel de l’humanité ? » Charles Fourier, La Fausse Industrie, morcelée, répugnante, mensongère et son antidote, l’industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique, donnant quadruple produit (Paris, Bossange, 1835, p. 51)

Fourier va plus loin dans cette partie qu’il intitule « L’écart absolu » en référence au vocabulaire de la statistique (et non de la danse). Prenant l’exemple de Vasco de Gama et de Christophe Colomb, il postule qu’on ne découvre jamais rien si l’on se contente de suivre les chemins déjà parcourus.

Pour refaire l’entendement humain, il faut pratiquer un grand écart de pensée. N’est-ce pas exactement la démarche préconisée par André Breton dès le Manifeste du surréalisme (1924), loù se trouve le même exemple de Colomb pour vanter la découverte de l’écriture automatique ?

Au vrai, Fourier appuie son raisonnement sur l’exemple de Descartes, « père de la philosophie moderne », qui recommandait de pratiquer le doute. Mais le doute passif ne mène à rien, il faut pratiquer le doute actif, par la méthode de l’écart absolu, écrit-il. N’est-ce pas ce que préconisait auparavant Descartes écrivant « je ne veux pas savoir s’il y a eu des hommes avant moi » ? Phrase mise en exergue de la revue Dada, n° 3, en décembre 1918. et c’est bien à l’essentiel de la méthode cartésienne que Tzara se référait lorsqu’il préconisait le doute absolu : « A priori, c’est-à-dire les yeux fermés, Dada place avant l’action et au-dessus de tout : Le Doute. DADA doute de tout. Dada est tatou. Tout est Dada. Méfiez-vous de Dada ».

Il a donc existé, sinon en France, du moins en français, une école du doute et de l’écart, formant une chaîne continue de Descartes à Fourier puis Ducasse/Lautréamont et Tzara pour finir par André Breton, ce dernier baptisant « l’Écart absolu » la dernière exposition internationale du surréalisme qu’il organisa en décembre 1965 à la Galerie de l’Œil, à Paris. Les exposants se devaient de suivre la théorie de l’écart absolu préconisée par Fourier, et formulée dans la Théorie des quatre mouvements.

En vérité, si Breton a souscrit aussi rapidement à la théorie exposée par Fourier, ce n’est pas pour les fantaisies qu’il pouvait y trouver, ni pour l’exercice particulièrement libéré de l’imagination, c’est que la loi de l’écart absolu répond, sous forme théorique, à la définition de l’image que l’auteur de Mont de piété se donnait dès 1917 contre Pierre Reverdy. Alors que ce dernier préconisait un écart lointain mais justifié entre les deux termes de l’image, son jeune interlocuteur posait la règle de l’arbitraire le plus élevé, qu’il allait reprendre dans le Manifeste du surréalisme. La méthode de l’écart absolu, ouvertement pratiquée et revendiquée, ne s’arrête pas avec les surréalistes, puisqu’elle a été reprise et théorisée par les Situationnistes jusqu’aux Telquelliens.

Et l’exposition du même nom aura montré comment les artistes auxquels se réfèrent les surréalistes construisent un autre monde, très loin de celui qui nous enferme.

ANNEXE

Occurrences de « Fourier » dans OC numérisées :

[III0058, A.17, III0098, A.17, III0110, A.17, III0111, A.17, III0112, A.17, III0113, A.17,

III0560 ; Ent., III0571, Ent., III0595, Ent., III0598, Ent., III0603, Ent., III0605, Ent., III0607, Ent., III0610, Ent., III0611, Ent., III0612, Ent., III0613, Ent., III0617, Ent., III0626, Ent., III0633, Ent.;

III0747, C.D.C., III0767, C.D.C., III0783, C.D.C., III0797, C.D.C., III0807, C.D.C., III0846, C.D.C., III0881, C.D.C., III0906, C.D.C.,

III0909, A.H.N., III0910, A.H.N., III0911, A.H.N., III0912, A.H.N.,

IV0067, A.M., IV0068, A.M., IV0274, A.M.,

IV0498, S.P., IV0589, S.P., IV0590, S.P., IV066, P.C., IV0766, S.P., IV0828, S.P.,

IV0853, P.C., IV0863, P.C., IV0882, P.C., IV0970, P.C., IV1028, P.C., IV1037, P.C., IV1041, P.C.

Cheminement dans le champ étoilé

Cheminement dans le champ étoilé

par Alain Roussel

Cet article a paru dans la revue Signe ascendant (Fabrice Pascaud) numéro 1, automne 2010

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Je fis connaissance avec l’astrologie en 1965. Je venais d’avoir dix-sept ans. Je vivais alors à Boulogne-sur-Mer, ma ville natale. J’allais souvent à la bibliothèque municipale, dirigée à l’époque par Louis Seguin que de nombreux cinéphiles connaissent grâce à sa collaboration, pendant de nombreuses années, à la revue « Positif ». C’était une bibliothèque assez exceptionnelle, pour sa qualité et sa diversité. Passionné de spiritualités orientales et d’ésotérisme, je fouillais assidûment les fichiers, sous l’œil soupçonneux et visiblement agacé du commis qui devait régulièrement aller à la « réserve » me chercher tous ces livres à odeur de soufre qui décidément n’étaient « pas de mon âge ».  Je ne me souviens plus du premier livre que j’ai emprunté concernant l’astrologie. Mais c’est à cette époque que le désir d’en connaître davantage me mis sur la piste d’une petite librairie où je pus commander les livres de Julevno, Max Heindel, Georges Muchery, Robert Ambelain et de quelques autres.

C’est ainsi que, m’aidant des éphémérides dites de « Raphaël », je commençai, ardemment et patiemment, à monter des thèmes astraux. Dans la naïveté de ma jeunesse, je croyais que j’allais tout connaître de la psychologie de mes « consultants » et que l’Avenir allait m’ouvrir ses portes, avec la même rigueur arithmétique que celle avec laquelle j’avais dressé les cartes du ciel, juste récompense de mon labeur. Je dus rapidement déchanter. Je persévérai néanmoins les années suivantes, élargissant mes connaissances par la lecture d’André Barbault, de Hadès, de Choisnard, de Rolt-Wheeler, de Volguine, des Cahiers Astrologiques dont je possède toujours une collection. Je l’étudiais aussi dans les rapports étroits qu’elle entretenait avec la Magie, les religions et surtout l’Alchimie dont les opérations s’effectuent sous certaines configurations célestes comme l’a très bien montré le spagyriste  Armand Barbault, frère d’André et par ailleurs excellent astrologue, dans « L’or du millième matin ».

La poésie, l’écriture m’accaparant, j’ai parfois délaissé, au fil du temps, cette « très grande dame, fort belle et venue de si loin », ainsi que le disait naguère André Breton, dans un entretien avec Jean Carteret. Mais je reviens régulièrement lui rendre visite. Elle détient certaines clefs oubliées du symbolisme. En sa compagnie, j’exerce au mieux cette faculté d’analogie que les modes de raisonnement contemporains ont si souvent mise à mal. Réglée par le Nombre et le Rythme, elle introduit de l’ordre dans le chaos et m’initie, malgré les dissonances, à une sorte d’harmonie universelle. En un mot, l’astrologie m’apporte du Sens et me donne l’impression, en mon lieu d’espace et de temps, aussi restreint soit-il, de faire partie d’un tout. Si je la considère comme un langage, je dois admettre qu’elle a, comme tout langage, sa part d’arbitraire, du moins de conventionnel. Mais cette part ne se situe pas au même niveau. Dans la langue, le signifié est « la représentation psychique de la chose ». Il est construit par les sens à partir des choses, et présente donc une sorte de représentation objective, j’allais dire naturelle. C’est le lien entre le signifiant et le signifié qui, dans la langue, est arbitraire. En astrologie, c’est souvent l’inverse. Par exemple, le signifiant planétaire ♄ évoque assez précisément son signifié, le dieu de la mythologie gréco-romaine, Saturne, que l’on représente tenant une faux à la main. Cette fois, contrairement à la langue, c’est le lien entre le signifié et la chose qui est arbitraire : Saturne, en tant que dieu mythique n’a rien à voir avec la planète Saturne telle que l’Astronomie la décrit.

Je n’exclus pas complètement une influence réelle des planètes qui, de toute façon, est indéniable pour les luminaires, soleil et lune. Cette possibilité a été défendue par d’éminents astrologues, y compris parmi les plus anciens dont le célèbre et énigmatique Ptolémée. Mais je trouve plus stimulant de mettre en jeu, dans l’interprétation, un des mécanismes les plus fondamentaux de l’esprit : le fonctionnement analogique. Nommer, c’est appeler à l’existence. En donnant le nom de divinités mythologiques aux planètes, on leur confère le même pouvoir. Ce ne sont plus des planètes, mais des dieux qui agissent, avec leurs alliances, leurs affinités, leurs discordes. Ils règnent sur certains lieux du zodiaque, mais peuvent aussi être en disgrâce. Il est donc nécessaire de bien connaître la mythologie pour interpréter un thème.

Ainsi Mercure est-il le protecteur des voyageurs, des marchands et, aussi d’une certaine manière, celui des voleurs. Il est par ailleurs le dieu de l’éloquence qui, dans un thème, peut faire les orateurs, et un messager par ses attributs : sa sandale ailée lui permet symboliquement de voyager entre le ciel et la terre, et le caducée est une clef avec laquelle il ouvre la porte des Enfers, c’est-à-dire le monde souterrain.

Saturne n’est que trop souvent envisagé sous son aspect négatif de « vieillard à la faux », qui serait lié aux aspects inexorables du temps et à la mort. C’est oublier que, chassé de l’Olympe par son fils Jupiter, il vint se réfugier sur terre et s’installa, accueilli par Janus, sur le Capitole, à l’emplacement de la future Rome. Son règne fut celui d’un véritable âge d’or. Il donna des lois aux hommes qui vivaient en cet endroit et leur apprit l’agriculture. C’est même d’ailleurs pour cette raison, trop souvent ignorée, que la faux figure parmi ses attributs. En astrologie, ce côté civilisateur de Saturne, dispensateur de bonheur ne doit pas être occulté. Par ailleurs, il est intéressant de constater que, dans la mythologie, Saturne est l’ami de Janus qui préside, comme son nom l’indique, le mois de janvier, marquant le début de la nouvelle année. Janus porte en effet un double visage : l’un tourné vers l’année écoulée, l’autre vers l’année à venir. Ce même mois est aussi, pour une large part, celui du Capricorne, domicile de Saturne. En symbolisme, une telle « coïncidence » ne saurait être gratuite. La même logique associe presque naturellement le Verseau (Aquarius) avec le mois de février qui vient du latin februarius, « purification ».

Ce ne sont que quelques exemples. Ils ont valeur d’incitation à une recherche plus vaste. Je suis certain que les astrologues trouveront avantage à puiser dans cette matière mythologique à la source de leur art. Elle n’a pas été suffisamment exploitée ou, si elle l’a été, ce n’est que trop souvent à travers des clichés. Tout commence avec le nom. En conférant le nom de dieux aux planètes, l’homme leur a donné âme, au sens non religieux, et cette âme est indissolublement liée avec notre représentation du monde la plus cachée, avec notre inconscient dans ses dimensions individuelles et cosmiques. C’est en ce sens que l’astrologie peut redevenir une science sacrée.

Alain Roussel (Juin 2010)

 

ANDRÉ BRETON ET L’ASTROLOGIE par F. Pascaud

CONFÉRENCE « ANDRÉ BRETON ET L’ASTROLOGIE. »

HALLE ST PIERRE LE 11 JANVIER 2020

Par Fabrice PASCAUD

 

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En complément voir le texte d’Alain Roussel « Cheminement dans le champ étoilé » qui a paru dans la revue Signe ascendant (Fabrice Pascaud) numéro 1, automne 2010

C’est avec infiniment d’émotion que je m’adresse à vous aujourd’hui. En effet, le thème de ma conférence m’invite à vous parler d’un homme, André Breton, dont le passage ici-bas a donné à la vie, à la pensée et à la sensibilité une dimension nouvelle. Il a, comme le soulignait Ionesco, apporté à la poésie une troisième dimension de l’esprit.

Le thème de mon intervention : « André Breton et l’astrologie » nécessite au préalable que je clarifie ce que le surréalisme signifie puisqu’il est impossible d’évoquer André Breton sans parler du surréalisme. Je rappellerai donc l’objectif qu’André Breton avait assigné au surréalisme et qu’il avait baptisé la quête du point suprême dans le Second manifeste du surréalisme parut en 1930 : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or c’est en vain qu’on chercherait l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point. » Le haut et le bas autrement dit le macrocosme et le microcosme. Or, quel est le but de l’astrologie si ce n’est de rétablir ce lien, de réparer ce divorce entre l’homme et le cosmos ? L’astrologie nous rappelle que nous sommes des enfants de l’univers.

André Breton a tenté de créer une ligne de force entre la tradition ésotérique et la pensée de Hegel : « (…) Pour moi, sa méthode a frappé d’indigence toutes les autres. Où la dialectique hégélienne ne fonctionne pas, il n’y a pas pour moi de pensée, pas d’espoir de vérité. (…) c’est seulement toutes les vannes de cette dialectique ouverte en moi que j’ai cru constater qu’il n’y avait pas si loin du lieu où la pensée hégélienne débouchait au lieu où affleurait la pensée dite traditionnelle. L’un et l’autre ont tendu pour moi à devenir un seul et même lieu. » Entretiens avec André Parinaud en 1952.

On peut également rapprocher cet espoir de détermination de ce qu’enseigne la tradition ésotérique. Comment ne pas penser à ce que dit René Guénon dans son livre, « Le symbolisme de la croix » : « Le centre de la croix est donc le point où se réconcilient et se résolvent toutes les oppositions : en ce point s’établit la synthèse de tous les termes contraires, qui, à la vérité ne sont contraires que suivant les points de vue extérieurs et particuliers de la connaissance en mode distinctif. » Nous sommes bien là à l’intersection de deux mêmes courants de pensée avec cependant cette différence fondamentale : le surréalisme rejette toute idée de transcendance et tout rattachement à « un principe supérieur » tel que l’entendait René Guénon. André Breton fut cependant un grand lecteur de René Guénon. Si l’on se reporte à l’inventaire de sa bibliothèque consultable sur internet[1], on voit qu’il possédait : « L’erreur spirite – L’ésotérisme de Dante – Le symbolisme de la croix – Le roi du monde – Aperçus sur l’initiation – Les principes du calcul infinitésimal – Le règne de la quantité – Initiation et réalisation spirituelle — Les états multiples de l’être. » D’ailleurs, dans les années 20, Breton avait lancé un appel en direction de René Guénon pour l’inviter à se joindre à l’activité collective surréaliste. Le surréalisme prônant la psychanalyse, le marxisme, l’écriture automatique, autant de points sur lesquels René Guénon ne pouvait adhérer, il suffit de se reporter à son livre : « Aperçu sur l’initiation » pour savoir ce qu’il pensait de la psychanalyse qui pour lui s’inscrivait dans la contre-initiation. Les lignes de force et par conséquent d’opposition étaient clairement définies. À propos de sa position vis-à-vis de René Guénon, voici ce que dit André Breton dans un texte daté du 31 mai 1956 traitant des rapports entre le surréalisme et la Tradition : « (…) S’il m’est arrivé et s’il m’arrivera sans doute encore de citer René Guénon, c’est que je tiens en grande estime la rigueur de déroulement de sa pensée, sans toutefois être disposé à reprendre à mon compte l’acte de foi sur lequel se fonde, au départ, sa démarche. » Si j’insiste sur ce point c’est afin de bien mettre en relief un point de résistance qui n’a jamais failli chez Breton et qui pourrait se résumer par la défense absolue de la liberté libre telle que l’entendait Rimbaud. Jamais Breton n’a accepté d’assujettir le surréalisme à un courant de pensée philosophique, à un dogme spiritualiste et peu importe la qualité de ceux-ci. Pour bien comprendre ses relations avec l’astrologie, il est essentiel d’avoir toujours ceci présent à l’esprit.

PIERRE PHILOSOPHALE : SURRÉALISME

Le surréalisme a été pour André Breton la pierre philosophale, ce creuset à partir duquel il est possible de transformer le monde (Marx) et changer la vie (Rimbaud). Son génie est d’avoir emprunté les outils expérimentaux de domaine aussi singuliers que la médiumnité, la télépathie, les arts divinatoires pour les appliquer à l’expérience poétique afin de parvenir à la surréalité. Le tout vidé des valeurs du spiritualisme, nulle exogénéitée comme l’entend le spiritisme, pas de vie après la mort pas plus que de communication entre les vivants et les morts : (…) Il va sans dire qu’à aucun moment, du jour où nous avons consenti à nous prêter à ces expériences, nous n’avons adopté le point de vue spirite. En ce qui me concerne, je me refuse formellement à admettre qu’une communication quelconque existe entre les vivants et les morts, précise-t-il dans son texte intitulé « Entrée des médiums. »

Ce qui dominait chez André Breton était une généralisation de l’expérience poétique. Élargir l’expérience poétique à des activités qui ne ressortent pas exclusivement de la littérature. Ne pas garder à l’esprit la présence de cette émotion appelée poésie pour paraphraser Pierre Reverdy et cet espoir infini qu’il plaçait en la toute-puissance de l’amour et de la poésie c’est se vouer irrémédiablement au malentendu quant à l’intérêt manifeste qu’il porta à l’hermétisme, l’alchimie, la voyance, l’astrologie et les arts divinatoires.

Breton n’a jamais rien mis au-dessus de la poésie et de l’amour ; L’acte d’amour et l’acte poétique sont incompatibles avec la lecture du journal à haute voix, écrit-il dans son poème « Sur la route de San Romano » puis, il conclut ce poème par : L’étreinte de chair et l’étreinte d’amour, tant qu’elle dure défend tout échappée sur la misère du monde.

LA RÉSOLUTION DES ANTINOMIES

Dans le tract intitulé Haute Fréquence de 1951, nous lisons : « La volonté du surréalisme de rendre à l’homme les pouvoirs dont il a été spolié n’a pas manqué de le conduire à interroger tous les aspects de la connaissance intuitive, en particulier ceux qu’embrassent les doctrines ésotériques, dont l’intérêt est de dévoiler dans l’espace et le temps certains circuits ininterrompus. »

« (…) Interroger tous les aspects de la connaissance intuitive (…) dont l’intérêt est de dévoiler dans l’espace et le temps certains circuits ininterrompus. » Ce désir de dévoilement dans l’espace et le temps est au cœur de l’astrologie. Par le ressort du lien analogique, elle met précisément en lumière ces circuits ininterrompus. Pour ce qui est de la connaissance intuitive, implicitement présente dans la pratique astrologique, il n’est que de feuilleter la revue « Minotaure », dont le premier numéro paru en 1933, pour voir cette connaissance en action. S’y déploie une pluridisciplinarité, des interrelations entre des sciences qui n’ont pas les mêmes procédés d’investigations et d’analyses. On y trouve : l’anthropologie, l’ethnologie, la psychanalyse, l’astrologie, la poésie, etc. Par exemple, dans le numéro 6 de 1935, nous trouvons un article du docteur Lotte Wolff intitulé : « Les révélations psychiques de la main » qui est une étude psychanalytique des lignes de la main à partir de la chiromancie (mancie pratiquée par les Tziganes qui se traduit par la lecture des lignes de la main — la diseuse de bonne aventure) ou nous voyons reproduites les mains de Breton, Gide, Ravel, Derain, Huxley, St Exupéry, Eluard et Duchamp. Puis dans les numéros 3/4 de cette même revue figure l’étude astrologique de Rimbaud faite par Paul Cheridon. Enfin, dans le numéro 12/13, le docteur Pierre Mabille dresse le thème astrologique de Lautréamont. Autant de disciplines qui conduiront André Breton à déclarer dans l’un de ses poèmes « Vigilance » : « Je ne touche plus que le cœur des choses, je tiens le fil. » Que peut bien être ce fil autre que le surréalisme ? Ainsi, comment aurait-il pu louper la correspondance avec l’astrologie ? Dans une interview qu’il avait accordée en avril 1954 à Jean Carteret et Robert Knabe pour le n° 12 de la revue du Centre International d’Astrologie dirigée par André Barbault, il avait déclaré : « (…) Démêler une destinée à partir de la situation des planètes et de leurs aspects mutuels dans les différents signes et maisons suppose un tel doigté que cela devrait suffire à frapper de dérision, à convaincre d’enfantillage les modes habituels de raisonnements synthétiques. Ce que j’ai toujours apprécié au plus haut point dans l’astrologie, ce n’est pas le jeu lyrique auquel elle prête, mais bien le jeu multidialectique qu’elle nécessite et sur lequel elle se fonde. Que l’astrologie soit la langue d’or de l’analogie, celle qui tend à permettre les plus grands échanges entre l’homme et la nature, je ne saurais y contredire. »

 L’ASTROLOGIE

En avril 2003 s’était tenue à Paris la vente à Drouot de ce que les médias avaient nommé à tort « La collection André Breton ». Parmi les nombreux documents figurait un dossier contenant des thèmes astrologiques dressés à la main par André Breton. On y trouvait le thème astral de Philippe Soupault, de Robert Desnos, de René Char, de Yves Tanguy, d’Aragon, de Rimbaud, de Lautréamont, de Huysmans, de Benjamin Péret, de Georges Sadoul… la liste est longue. Certaines de ces cartes du ciel étaient accompagnées d’une interprétation astrologique faite par Breton. D’autres étaient corrigées de sa main ce qui témoigne du sérieux qu’il accordait à l’étude astrologique. Je précise à la main, car à cette époque, c’est-à-dire dans les années 1920, l’ordinateur n’avait pas encore vu le jour, il fallait donc calculer le thème à la main et cette technique réclame un sérieux apprentissage. Les ouvrages expliquant comment dresser une carte du ciel étaient peu nombreux où plus précisément ils n’étaient pas aux nombres de ceux que l’on recense de nos jours. Dresser une carte du ciel est, je dirais, la partie ingrate de l’astrologie, mais on ne peut faire l’économie de cet apprentissage. De nos jours où l’ordinateur supplée aux calculs, il suffit d’entrer les données de naissance du sujet pour avoir dans les secondes qui suivent la carte du ciel. Si effectivement cela facilite grandement les choses et évite les erreurs de calcul, il est regrettable de constater qu’un grand nombre d’astrologues de nos jours ne savent pas dresser une carte du ciel à la main. Si j’insiste sur ce point, c’est pour bien montrer l’importance de l’implication de Breton dans la pratique astrologique. Sur certains thèmes, on voit des modifications qu’il avait apportées à la suite d’une erreur de positionnement planétaire ayant pour origine une heure de naissance inexacte ou un mauvais calcul.

LES DÉBUTS EN ASTROLOGIE. AVEC QUI ? QUELS LIVRES ?

Contrairement à l’idée répandue, ce n’est pas Pierre Mabille, docteur en médecine, qui a initié André Breton à l’astrologie. En fait, c’est durant les années 20 qu’André Breton commence à s’intéresser à l’astrologie. Valentine Penrose[2], également férue d’astrologie, lui a ouvert quelques pistes, prodigué certains conseils et ce n’est qu’aux alentours des années 30 que Pierre Mabille lui fera bénéficier de son savoir en la matière.

Quels ont été les ouvrages qu’André Breton a consultés ? Tout porte à croire qu’il a été un assidu de la libraire Chacornac sise 11 quai Saint-Michel à Paris. Je rappelle que cette librairie a vu le jour en octobre 1884 et s’appelait alors « Libraire générale des sciences occultes ». En 1920 elle se fera appeler « Chacornac frères » puis en 1950 « Les éditions traditionnelles » dirigées par Nicole et André Braire.

À ce propos, lorsque l’on consulte le catalogue de la bibliothèque Charcornac de 1912, dans la partie consacrée à l’astrologie, on trouve un grand nombre d’ouvrages, par exemple : les livres de Paul Choisnard (1867 – 1930), polytechnicien, qui prendra le pseudonyme de Paul Flambart. André Breton possédait l’un de ses livres intitulés « Influence astrale » (essai d’astrologie expérimentale). Dans ce livre, Paul Choisnard pose les bases d’une astrologie scientifique et répond de manière scientifique aux questions : Les astres nous influencent-ils ? Et dans quelle mesure peut-on déterminer leurs lois de correspondances ? Breton avait également puisé dans le livre « Le miroir de l’astrologie. » du poète Max Jacob et Conrad Moricand (ce dernier répondant au pseudonyme de Claude Valence). Ce livre est nettement moins pointu et d’une envergure plus modeste. Ce qui a dû séduire Breton, ce sont les analogies poétiques qu’établit Max Jacob avec les signes du zodiaque.

Autres livres consultés et tenus en haute estime par André Breton sont ceux d’André Barbault (1921 – 2019). Par exemple : « Défense et illustrations de l’astrologie » publiée en 1955 aux éditions Grasset. L’exemplaire en sa possession était accompagné d’un envoi d’André Barbault : « À André Breton en souvenir de sa belle réponse au questionnaire d’“Astrologie moderne” avec ma vive estime. »

Dans le numéro 5 de la revue « Le surréalisme, même » de printemps 1959, dans un texte d’introduction d’un jeu intitulé « De qui est-ce ? » Ce jeu, qui fait appel à la connaissance intuitive, consistait en regardant simplement l’écriture d’une enveloppe sans en connaître l’auteur à tenter de dresser un portrait sensible de celui-ci. Dans ce texte, André Breton parle d’André Barbault : « (…) les vues caractérologiques qui s’expriment dans les douze petits ouvrages d’André Barbault Le zodiaque transcendent à tous égards la psychologie qui s’enseigne dans les Facultés. » André Barbault avait fait partie des personnes invitées à répondre à une enquête lancée par le groupe surréaliste en 1962 pour la revue La Brèche. Le thème de cette enquête était : « Le monde à l’envers ? »

Pour conclure sur les ouvrages astrologiques consultés par André Breton, il a beaucoup puisé dans les deux « Nouveaux traités d’astrologie classique » de Julevno (Jules Evenot, 1845 – 1915). Lors de la vente de 2003, j’ai eu l’occasion de les parcourir et ils étaient annotés dans les marges de la main d’André Breton. On lisait le nom de tel ou tel de ses amis qui correspondait à l’une des interprétations astrologiques données.

LA PRATIQUE ASTROLOGIQUE

Lorsqu’on lit attentivement les notes astrologiques qu’il a faites sur les différents thèmes de ses amis, il est clair qu’il n’avait pas acquis ce qu’on appelle une lecture globale du thème, il procédait de manière morcelée, il n’y avait pas de vision d’ensemble du thème. Cela dit, je mets des réserves à mes propos, car c’est au vu des notes sur des thèmes se situant entre les années 20 et 30. Peut-être avait-il acquis par la suite une meilleure maîtrise de la lecture d’un thème ? Ainsi, si son intérêt pour l’astrologie est incontestable, quelle place occupait-elle à la fois dans sa vie et son œuvre et je m’empresse de préciser que l’œuvre est indissociable de sa vie.

Si l’on se reporte attentivement à ses textes, on trouve de nombreuses références à l’art d’Uranie. Ne serait-ce par exemple que ce titre « Signe ascendant ». En astrologie, on nomme signe ascendant, le signe zodiacal qui se lève à l’orient au moment de la naissance d’un sujet. Pour Breton, par exemple, naissance sous le signe des Poissons avec pour signe ascendant celui de la Balance. Il est utile de rappeler que dans ce magnifique texte « Signe Ascendant », André Breton précise de nouveau qu’il n’éprouve de plaisir intellectuel que sur le plan analogique. L’analogie et la loi des correspondances qui s’y rattache furent un champ opératif dans l’acception alchimique du terme dans l’existence d’André Breton. Et de l’analogie et la loi des correspondances à la langue des oiseaux, il y a à peine un battement d’aile qui les sépare. Nous nous inscrivons dans l’interdépendance, dans la pensée que tout est dans tout, que rien n’est séparé et que précisément c’est à cette source que se nourrit et se crée l’image poétique, car la poésie surréaliste ne se compose pas sur la portée musicale, mais donne à voir d’où la formule : L’œil existe à l’état sauvage qui ouvre « Le surréalisme et la peinture » (éd. Brentano’s 1945).

Dans d’autres textes, nous trouvons des indications planétaires clairement explicitées. En fonction des situations marquantes, bouleversantes qu’il vivait, André Breton consultait ce qu’on appelle les éphémérides lesquelles marquent les positions des planètes dans les signes au jour le jour.

Par exemple dans son livre « L’amour fou » au chapitre I (page 20 éd. Gallimard 1964), André Breton donne une date le 10 avril 1934 et parle d’une occultation de Vénus par la Lune. Ce jour-là, il déjeunait dans un restaurant situé près de l’entrée d’un cimetière, ce qui le troublait beaucoup. Au mur se trouvait une horloge vide de son cadran. Et la serveuse portait : début de citation : « (…) sur un col blanc à pois une très fine chaîne retenant trois gouttes claires comme de pierre de lune, gouttes rondes sur lesquelles se détachait à la base un croissant de même substance, pareillement serti. J’appréciai, une fois de plus, infiniment, la coïncidence de ce bijou et de cette éclipse. » Nous touchons là le point suprême entre le haut et le bas, si j’ose dire. Nous voyons que cette rencontre de Vénus et de la Lune (Vénus, la beauté, l’amour, la Lune, le rêve, le féminin) coïncide pour lui avec la rencontre de cette serveuse, symbolisée par Vénus, et l’attrait de son bijou, pierre de lune, symbolisée par la Lune. Nous sommes bien là à la croisée de l’analogie astrologique et poétique ou de ce que le psychiatre et psychologue C.-G. Jung avait baptisé un phénomène de synchronicité. La synchronicité est l’occurrence simultanée d’au moins deux événements qui ne présentent pas de lien de causalité, mais dont l’association prend un sens pour la personne qui les perçoit. Comme l’a si justement formulé le psychanalyste J.-B. Pontalis : « Si les séances de télépathie de Jersey préfiguraient nos séances d’analyses qui font parler le disparu? Si le guéridon d’enfant était l’ancêtre de nos divans? Si c’était l’ombre qui donnait de la lumière? »

Toujours dans « L’amour fou » au chapitre VI (page 113 éd. Gallimard 1964) il écrit : « (…) Serait-ce l’effet de la conjonction de Vénus et de Mars à telle place dans le ciel de ma naissance, il m’a été donné trop souvent d’éprouver les méfaits de la discorde à l’intérieur même de l’amour. » Sur un plan astrologique, cette réflexion résonne en parfaite analogie avec les valeurs symboliques présentes dans son thème de naissance. Ce qui là aussi montre sa finesse d’analyse et sa maîtrise du clavier symbolique.

Dans une communication portant sur le hasard objectif publiée dans « Document 34. Intervention surréaliste ». Puis reprise sous le titre « Crise de l’objet » dans le livre « Je vois, J’imagine » (éd. Gallimard 1991), nous retrouvons le même procédé. André Breton relate un événement, toujours dans un restaurant, qui concerne directement Benjamin Péret qui manque être accidenté par, de nouveau, une serveuse qui échappe un couteau lequel en tombant sur la table fend en deux le verre de ce dernier. Breton est encore plus précis, puisqu’en plus de donner la date du 1er mai 1933, il précise : « À titre de simple information et sans préjudice, à priori, d’une explication rationnelle qui exclurait tout usage de telles données, cet état des positions planétaires, assez remarquables le 1er mai à 9 h du soir ». S’en suit la liste des configurations planétaires. J’ai pris soin de procéder à une vérification des indications planétaires données et elles sont exactes. Ce qui démontre une fois de plus de sa parfaite connaissance de la technique des transits. Le transit étant le mouvement des planètes appliquées sur un thème de naissance et qui permet d’actualiser celui-ci, de l’inscrire dans l’ici et maintenant. C’est cette technique qui permet de faire, entre autres, de l’astrologie prévisionnelle.

Pour André Breton l’astrologie était un domaine d’investigation et d’interprétation qu’il utilisait à des fins poétiques. Dans « Les vases communicants », il a une phrase très significative : « Toute erreur dans l’interprétation de l’homme entraîne une erreur dans l’interprétation de l’univers ; elle est par suite un obstacle à sa transformation. » Marquant ainsi l’interrelation de l’un à l’autre. L’astrologie était pour lui un moyen de se situer dans la nature, de se frayer un chemin poétique dans le monde.

Dans le mouvement surréaliste, d’autres se sont intéressés à l’astrologie. En dehors de Pierre Mabille, il y a René Alleau, Elie-Charles Flamand, Bernard Roger, Kurt Seligmann à qui l’on doit le livre « le miroir de la magie » et qui a beaucoup aidé André Breton lors de la rédaction d’« Arcane 17 » en lui procurant de la documentation sur le tarot, sur la science sacrée des nombres, etc., et Guy René Doumayrou à qui nous devons l’ouvrage « La géographie sidérale » qui a été réédité aux éditions Arma Artis. Sans oublier « Un Saturne gai » d’André Pieyre de Mandiargues[3] (Ed. Gallimard 1982). Ce livre est une série d’entretiens avec Yvonne Caroutch qui prend pour base le thème astrologique du poète. Je précise par ailleurs qu’Yvonne Caroutch est la grande spécialiste du mythe de la Licorne.

NAITRE OU NE PAS NAITRE… SUIVEZ LE SIGNE

Je vais maintenant aborder un sujet passionnant qui va nous placer au cœur de la question astrologique. André Breton avait modifié sa date de naissance.

Cette modification intervient clairement dans le courant de l’année 1934. Il disait être né le 18 février 1896 à 22 h 30, alors que selon son acte de naissance, il est né le 19 février 1896 à 22 h à Tinchebray dans l’Ornes. Du signe des Poissons pour le 19 février il passait au signe du Verseau pour le 18. Pourquoi un tel changement? Certains ont sauté à pieds joints sur ce point en disant : « Vous voyez, Breton ne croyait pas en l’astrologie, la preuve, il avait changé sa date de naissance! » Ces personnes ne se rendant pas compte que l’on peut retourner l’argument par : « Breton, croyait en l’astrologie, la preuve, il avait changé sa date de naissance. » Bref, réactions puériles qui ne présentent aucun intérêt. De plus, j’ouvre une parenthèse : l’astrologie n’est pas une affaire de croyance, mais d’observation d’un mouvement céleste et de sa correspondance avec les manifestations ici-bas. Autrement dit la loi des correspondances. Je ferme la parenthèse.

On pourrait croire Breton, qu’il serait effectivement né le 18 février et que par conséquent l’acte de naissance serait inexact, ce qui arrive parfois. Seulement, si l’on se reporte à ses écrits, il indique clairement être né sous le signe des Poissons, donc le 19 février. Par exemple, le poème intitulé « Âge » achevé le 10 février 1916 est daté du 19 février 1916, ceci afin de le faire coïncider avec sa date de naissance, c’est ce que rapporte Margueritte Bonnet à la suite d’une conversation avec André Breton datant — est-ce un hasard objectif ou une pure coïncidence — datant du 18 février 1962. Dans un autre texte « Introduction au discours sur le peu de réalité », André Breton fixe un rendez-vous à « onze ans et quarante jours après le 10 janvier 1925. » Si l’on fait le calcul, cela conduit à la date du 19 février 1936, son quarantième anniversaire. Enfin dans le « Manifeste du surréalisme » de 1924, il écrit : « (…) moi le poisson soluble, je suis né sous le signe des Poissons. » Je stoppe ici cette énumération, car celle-ci ne répond toujours pas à la question du Pourquoi?

Jean Richer à qui l’on doit des études astrologiques, symboliques et psychologiques de Nerval, Hugo, Verlaine avait avancé l’explication suivante : à la fin du 3e ajour du livre d’André Breton intitulé « Arcane 17 » (faisant ainsi référence à l’arcane de L’étoile du tarot de Marseille qui symbolise l’espoir et la transmission) Breton dit avoir cheminé, sur le plan symbolique, avec Nerval le long du sillon doré. Puis, il précise : la jeunesse éternelle 1808 = 17 Naissance de Nerval et publication de « Théorie des quatre Mouvements et des Destinées générales » de Charles Fourrier. Non seulement l’année de naissance 1808 par une réduction arithmosophique donne un total de 17 (1 +8 +0 +8), mais la date de naissance complète de Nerval 22/5/1808 donne également le chiffre 17 (2 +2 +5 +1 +8 +0 +8). Ainsi, pour suivre André Breton à la trace dans son cheminement symbolique, il faut se livrer au même calcul pour la date du 18/2/1896 : 1 +8 +2 +2 +4 = 17. Richer avance donc l’hypothèse que Breton avait opéré cette modification afin d’être sur la même fréquence arithmosophique de Gérard de Nerval.

J’apporte ici ma version. L’arcane 17 du tarot de Marseille est généralement associé au signe du Verseau, signe qui correspond, je le rappelle, à la date du 18 février. Mais sur cet arcane figure un groupement d’étoiles dont la plus grosse est, non la planète Vénus comme on le prétend souvent, mais Fomalhaut du Poisson austral, situé vers le 3e et 4e degré du signe des Poissons. Cette observation nous ramène ainsi à l’ambivalence ressentie par Breton qui, en prenant l’arcane 17 comme emblème, synthétise à la fois le signe du Verseau et celui des Poissons, comme un jeu de va-et-vient entre ces deux signes. Reste à savoir si André Breton a orchestré ces mouvements astrologiques consciemment ou non. Je dis cela, car Breton était un homme doté d’une sensibilité et d’une intuition tout à fait remarquable, pour ne pas dire hors du commun. Il avait l’art de saisir la manifestation subtile des objets, de créer des connexions, il possédait ce don précieux de donner à voir. Dans le manifeste de 1924, il a cette phrase ô combien éclairante : « Je veux qu’on se taise quand on cesse de ressentir. » À ce propos, je me permets de préciser que cette déclaration relève d’une valeur neptunienne liée au signe des Poissons, ce qui nous ramène à la date officielle de sa naissance à savoir le 19 février.

Une autre explication a été avancée par Mark Pollizotti dans sa biographie : André Breton. (Ed. Gallimard 1999). Selon lui, c’est parce que Breton était amoureux d’une cousine maternelle, Manon, née le 18 février 1898. Cette explication est douteuse et de peu de fondement.

Plus intéressantes, en revanche, sont les investigations de Georges Sebbag rapportées dans son livre intitulé : « L’imprononçable jour de ma naissance André Breton. » publié aux éditions Jean-Michel Place. À partir des écrits de Breton et des indications de temps, de lieux et de date qui y figurent, Georges Sebbag retrace un itinéraire où se mêlent le réel et le surréel afin d’apporter un éclairage sur ce point. Je ne vais pas poursuivre plus avant concernant cet ouvrage, mais je vous invite à vous y reporter.

EXPLICATION ASTROLOGIQUE

Pour ma part, j’ai essayé de chercher une explication d’ordre astrologique. Pour ce faire, j’ai dressé les deux cartes du ciel, celle du 18 et celle du 19 février. Je tiens de suite à préciser que mes observations n’ont pas valeur de vérité absolue, mais ne sont, elles aussi, que de pures hypothèses.

Les différences sont les suivantes : tout d’abord, les luminaires c’est-à-dire le Soleil et la Lune. Pour le thème du 18 février, nous avons un Soleil qui se trouve à 29° 49 du Verseau et la Lune à 26° 53 du Bélier. Pour le 19 février, le Soleil est à 0° 48 des Poissons et la Lune à 8° 37 du Taureau. À ceci s’ajoute une modification dans l’axe du méridien céleste (Milieu du ciel/Fond du ciel), car l’heure de naissance présente un écart de 30 minutes (18/02 = 22 h 30 – 19/02 = 22 h) : pour le 18 février, nous avons un Milieu du ciel à 2° 52 en Lion et un Fond du ciel à 2° 52 en Verseau alors que pour le 19 février, nous avons un M.C. à 26° 36 en Cancer et un F.C. à 26° 36 en Capricorne. Au premier regard, il apparaît que le thème dressé pour le 18 février présente beaucoup plus d’aspects de tensions. Par exemple, dans un thème astrologique, la Lune symbolise le rêve, l’enfance, l’imagination, le clan, le féminin… dans le signe du Taureau pour le 19 février, symboliquement cela se traduit succinctement par : dans le signe vénusien (l’amour) du Taureau, il y a une exaltation de tout ce qui relève du raffinement, de la beauté, de la volupté et la grande importance (dans une nativité masculine) accordée au féminin (anima). De plus par sa maîtrise sur le M.C., elle engage l’être vers le rêve, l’expression du sensible, la poésie, etc.

Je ne pousserai pas plus loin l’analyse astrologique en tant que telle afin de ne pas compliquer le propos pour celles et ceux d’entre vous qui ne sont pas rompus à la lecture astrologique. Je vais donc vous livrer ma vision des choses, vision qui, je le rappelle, n’est que pure hypothèse.

En 1998, j’avais rédigé pour le n° 122 de la revue « L’astrologue » dirigée alors par André Barbault, une étude complète et très détaillée du thème astral d’André Breton pour la date du 19 février 1896 selon l’acte de naissance. Après avoir appliqué la technique des transits planétaires sur les moments déterminants de la vie d’André Breton, il est apparu nettement qu’il y avait une parfaite corrélation entre la nature de l’événement et le clavier symbolique de telle ou telle planète en transit à ce moment précis de sa vie. Je suis donc enclin à considérer le 19 février comme étant bel et bien le jour « réel » de sa naissance. Mais cette affirmation n’explique toujours pas le pourquoi du changement de date.

URANUS ET LE MOUVEMENT SURRÉALISTE

Dans le « Second manifeste du surréalisme (1930) », dans la partie où il prône l’occultation profonde, véritable du surréalisme, André Breton fait allusion à l’importance de la planète Uranus sur le mouvement surréaliste et il demande à ce que l’on procède à une étude astrologique approfondie en ce sens. Voici ce qu’il dit : « Quand on songe, d’autre part, à ce qui s’exprime astrologiquement dans le surréalisme d’influence “uranienne” très prépondérante, comment ne pas souhaiter, au point de vue surréaliste, qu’il paraisse un ouvrage critique et de bonne foi consacré à Uranus, qui aiderait sous ce rapport à combler la grave lacune ancienne? Autant dire que rien n’a encore été accompli en ce sens. (…) De la conjonction d’Uranus avec Saturne qui eut lieu de 1896 à 1898 et qui n’arrive que tous les quarante-cinq ans, de cette conjonction qui caractérise le ciel d’Aragon, celui d’Eluard et le mien — nous savons seulement, par Choisnard, que, peu encore étudiée en astrologie, elle “signifierait selon toute vraisemblance : amour profond des sciences, recherche du mystérieux, besoin élevé de s’instruire.” (…) “Qui sait, ajoute-t-il, si la conjonction de Saturne avec Uranus n’engendrera pas une école nouvelle en fait de science ? Cet aspect planétaire placé en bon endroit dans un horoscope pourrait correspondre à l’étoffe d’un homme doué de réflexion, de sagacité et d’indépendance capable d’être un investigateur de premier ordre.” Ces lignes, extraites de “L’influence astrale”, sont de 1893 et, en 1925, Choisnard a noté que sa prédiction semblait être en train de se réaliser. »

Dans cet extrait, nous voyons la grande précision d’André Breton et sa connaissance aiguë du processus astrologique. De plus, nous pouvons noter aussi la pertinence des analyses prospectives de Paul Choisnard. En effet, comment ne pas voir se dessiner en filigrane le surréalisme (école nouvelle en fait de science) et la personnalité d’André Breton (un homme doué de réflexion, de sagacité et d’indépendance capable d’être un investigateur de premier ordre.) Certes le terme « école » pour désigner le surréalisme est une maladresse, mais Choisnard n’avait pas de vision précise définie lorsqu’il rédigea ces lignes en 1893, Breton n’était pas né !

Une petite précision pour rester dans le même registre. La revue S.A.S.D.L.R.[4] présente en couverture un blason avec sur fond vert la représentation des glyphes Uranus et Saturne, imbriqués l’un dans l’autre, reproduisant ainsi la fameuse conjonction Uranus Saturne dont parlait Paul Choisnard.

Pour répondre à l’attente d’André Breton, j’ai procédé à cette étude[5] et je dois reconnaître qu’André Breton ne s’était pas trompé — ce qui démontre une fois de plus sa fine connaissance de l’astrologie —, car Uranus est effectivement la planète dominante du surréalisme avec en co-dominante la planète Neptune. Uranus est la planète du Verseau et Neptune celle des Poissons. Une fois de plus, nous sommes bel et bien à l’intersection Verseau Poissons. Uranus symbolise le côté insurrectionnel, révolutionnaire, innovateur du surréalisme, c’est l’énergie prométhéenne en action et Neptune symbolise les forces de l’inconscient, l’écriture automatique, l’utopie, la poésie et la pensée magique. Je pense donc qu’André Breton avait reculé sa date de naissance d’un jour pour correspondre totalement, ne faire qu’un avec le signe du Verseau régit par la planète Uranus, la dominante du surréalisme. Mais il avait toujours gardé secrètement la signature des Poissons, le titre de l’un de ses recueils de poèmes publié en 1934 : « L’air de l’eau » est significatif lorsque l’on sait que le Verseau est un signe d’air et les Poissons un signe d’eau. Je tiens en outre à préciser que la planète Mercure, qui en astrologie symbolise le mouvement, la pensée, la communication se trouve dans le signe du Verseau à la fois dans le thème du 18 et du 19 février, ce qui signe la dynamique intellectuelle de Breton. D’ailleurs, l’astrologue André Barbault a eu une formulation dans laquelle l’intuition l’emprunte au paradoxe. Dans la collection Zodiaque qui se compose de 12 fascicules traitant de chacun des signes astrologiques, dans celui consacré au signe du Verseau, il déclare en conclusion du portrait astrologique d’André Breton établi pour le 18 février : « Un hasard objectif a voulu que cet homme, en appel d’ivresse de vie, à la limite des audaces et illusions de l’esprit, soit précisément de ce signe (sous-entendu le Verseau). » Breton aura donc effectivement « forcer » non pas le hasard, mais le destin en décidant de sa propre naissance.

Mais il est un autre point « sublime » qui apporte un éclairage saisissant sur ce déplacement astrologique. Si l’on dresse le thème astrologique de Lautréamont, le poète phare des surréalistes, que voit-on ? Né le 4/04/1846 à Montevideo. Bélier ascendant Taureau. Lorsque l’on observe le méridien céleste, nous voyons un Milieu du Ciel en Verseau dans lequel trône la planète Neptune ! Or, comme déjà précisé : Verseau = Uranus et Poissons = Neptune. Nous retrouvons là l’alternance Verseau Poissons par le jeu dialectique de la maîtrise de l’un sur l’autre. Ce qui m’amène à penser : Breton a-t-il opéré ce mouvement solaire pour correspondre analogiquement et dialectiquement avec Monsieur le conte ? L’hypothèse mérite d’être retenue et sa dimension poétique a valeur d’insistance.

L’ASTROLOGIE JUSQU’OU?

Dans « Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non », André Breton écrit en ouverture : « Sans doute y a-t-il trop de Nord en moi pour que je sois jamais l’homme de la pleine adhésion. » Cette phrase est très significative. Ainsi, il y allait de sa volonté de changer sa date de naissance d’un désir viscéral de ne pas s’en laisser compter par les astres, de les infléchir à la puissance de son désir, le seul apte à transformer le réel. À ce propos, voici une anecdote que m’a rapportée André Barbault très révélatrice de la résistance d’André Breton. C’était durant les années 50, André Breton pour la revue « Médium » fit demander à André Barbault d’écrire un texte sur l’astrologie. André Barbault était le grand spécialiste de l’astrologie mondiale. Il travaillait alors sur les grands cycles planétaires et il note que le surréalisme relève du cycle Saturne-Pluton. (Je tiens à préciser au passage qu’il ne faut pas confondre le cycle avec la dominante, le premier marque l’émergence et la fin d’une chose alors que la dominante marque la teinte d’une chose.) André Barbault rédige donc son texte sur ce point et l’adresse à André Breton. Après avoir pris connaissance de l’article, André Breton refusa de le publier, car il ne pouvait pas accepter l’idée que le surréalisme puisse s’inscrire dans un cycle planétaire, c’était à ses yeux du déterminisme, un non-sens vis-à-vis de ce que prône et défend le surréalisme. On peut ainsi constater les contradictions et comprendre aussi les raisons qui l’ont poussé à modifier sa date de naissance.

Est-ce à dire que Breton réfutait l’astrologie prévisionnelle pour autant ? Non. Dans une lettre datée du 20 septembre 1961 adressée à Jean-Pierre Lassalle (que je tiens à remercier ici de m’avoir autorisé à reproduire un extrait), voici ce que dit André Breton : « (…) Je suis anxieux d’observer à quoi correspondra l’extraordinaire amas planétaire dans le Verseau et sous la queue du dragon qui se produira en février 1962. La guerre? La révolution? Des épidémies? Des réalisations cosmonautiques exceptionnelles? Rien? Nous verrons, mais, en attendant, si j’étais à la place de Kennedy ou de Kroutchev, je proposerais une trêve de six mois et une conférence sur Berlin en mars 1962. »

 Or, si l’on remonte dans l’Histoire, que s’est-il passé de marquant précisément en février 1962 ? Voici :

  • 5 février, de Gaulle appelle à l’indépendance de l’Algérie.
  • 8 février, ce sont les manifestations contre l’OAS à l’appel des organisations syndicales, du PSU, du PCF qui furent interdites par le gouvernement. Cela se soldera par une violente répression policière en particulier au métro Charonne ou 8 personnes furent tuées.
  • 18 mars 1962, Les accords d’Évian qui mettront un terme à la guerre d’Algérie.

Dans cette dédicace, André Breton se lance dans un pronostic qui relève de la grande tradition astrologique, fort peu pratiquée, qui est celle de l’astrologie mondiale qui repose sur l’observation des grands cycles planétaires dont André Barbault fut le grand spécialiste.

Autre envoi très significatif. Celui destiné à Edmond Bomsel de « Farouche à quatre feuilles. Éd. 1964 », voici ce qu’écrit André Breton :

« Le ciel de Kennedy, avec une problématique Saturne proche de sa culmination — ce “Saturne en maison X est la pire des positions qui soient pour un politique : c’est elle que l’on rencontre le plus souvent chez les souverains détrônés et homme d’États qui ont mal fini, de Napoléon III à Hitler, en passant par Charles X, Louis-Philippe et Laval…” Voilà ce que je lisais le 22 novembre au matin dans l’ouvrage d’André Barbault : 1964 et la crise mondiale de 1965 qui venait de ma parvenir. Le soir de ce même jour, c’était l’attentat de Dallas.

À Edmond Bomsel pour une révision globale des signes auxquels se fier. André Breton

Cet envoi mérite que l’on s’y arrête, car il est extrêmement troublant et riche d’enseignement. Déjà, il témoigne de la pertinence des études d’André Barbault qui avait fort bien mis en relief la problématique de cette position planétaire dans les thèmes de chefs d’État. Confirmation fut donnée par l’assassinat de Kennedy qui présentait une telle position. Mais de plus, nous avons là, de nouveau, la manifestation non d’un hasard objectif, mais d’une synchronicité (C.-G. Jung) qui met en parallèle dans un même espace-temps deux événements qui de prime abord n’ont pas de lien causal (lecture d’André Breton et, plus tard dans la même journée, l’assassinat qui avère les propos lus), mais qui prennent tout leur sens pour André Breton.

CONCLUSION

Le but de mon intervention n’était pas de démontrer qu’André Breton fut un astrologue dans l’acception forte et classique du terme. Ce que j’ai voulu mettre en relief c’est le fait qu’il avait appris scrupuleusement les rudiments de l’astrologie et qu’il les avait mis en pratique dans sa vie, son œuvre. Son intérêt n’a jamais fléchi de 1920 jusqu’à sa disparition en 1966. Ceci pour infirmer les propos qui tendent à dire que son intérêt fut mineur juste une passade. Au même titre que la psychanalyse, l’alchimie, etc. l’astrologie fut pour lui l’un des nombreux phares qui apportaient une autre vision de l’homme. Par son rattachement à la voûte céleste, l’astrologie permet de parvenir à cette résolution des antinomies c’est-à-dire réunir le haut et le bas en un point sublime. Et pour Breton, ce point sublime n’a jamais cessé d’être la poésie et l’amour fondus l’un dans l’autre dans le creuset surréaliste.

Ainsi, André Breton fut surréaliste dans sa pratique de l’astrologie et ailleurs.

Je finirai par cet extrait de “Poisson Soluble” : “J’ai ri jadis de la bonne aventure et je porte sur l’épaule gauche un trèfle à cinq feuilles. Il peut m’arriver chemin faisant de tomber dans un précipice ou d’être poursuivi par les pierres, mais ce n’est chaque fois, je vous prie de le croire, qu’une réalité.”


[1] https://www.andrebreton.fr/

[2] Voir à ce sujet, une lettre de Valentine Penrose adressée à André Breton et traitant de l’astrologie reproduite sur le site André Breton : Lettre astrologique Penrose Breton

[3] André Pieyre de Mandiargues rédigea un article intitulé “Parler d’astrologie” pour la revue L’astrologue (dirigée par André Barbault) publié dans le n° 2 – deuxième trimestre 1968.

[4] Surréalisme Au Service De La Révolution

[5] N° 122 de la revue L’astrologue – 2e trimestre 1998

 

Pierres d’attente

Pierres d’attente

Par Marc KOBER

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            Commençons par rappeler quelques réactions qui laissaient bien augurer de ses débuts poétiques : un certain Jean-Louis Gauthier, à Lyon, en février 1959, salue un « travail parfait », le recueil À un Oiseau de houille perché sur la plus haute branche du feu, un « diamant noir », une première pierre d’attente, livre tiré à 120 exemplaires, ce qui peut rappeler les débuts littéraires d’André Pieyre de Mandiargues[1]. Ce même Mandiargues qui écrira en 1960, qu’il est un « admirable poète ». André Breton, quant à lui, le remercie de l’avoir « dissuadé de lâcher la barre dans la tourmente de l’art magique » en 1957. À un oiseau de houille…, cette poésie est née sous le signe de la quête, à travers l’opacité, du précieux métal. Une poésie qui se donne d’emblée (ou presque) un enjeu de connaissance, d’accomplissement par la chance et par l’obstination. Cette poésie est une aventure, et cette aventure a duré toute une vie, comme un fleuve creuse le roc, enlève les sédiments, et les pépites (verbales) de ce chercheur d’or (alchimique), ce sont les très nombreux recueils à couverture grise, ou le plus souvent ocre, jaune clair, qui jalonnent les années de son existence comme des « pierres d’attente », les marches d’un escalier parfois apaisé, parfois vertigineux.

Voici un poète qui sacralise le travail (mais non une poésie laborieuse), le labeur des mots uni au façonnement de sa personnalité, dont la retraite anticipée du surréalisme fut peut-être la chance d’une fécondation. Cette exclusion fut dictée en théorie « par son engagement dans la voie d’une recherche ésotérique »[2], mais cette recherche, n’est-ce pas précisément la clé de son accord avec André Breton, élément majeur de la constellation surréaliste ?

Le titre de ce premier recueil, À un Oiseau de houille perché sur la plus haute branche du feu, pourrait passer pour surréaliste, alors qu’il ne l’est que par accentuation poétique de la chouette noire décrite en 1652 dans le Trésor du vieillard des pyramides. L’ermite est « à flanc de souffrance », pris dans une expérience au noir pour accéder à l’or. Ces cinq poèmes brillent de tous leurs feux dans une imagination née de l’attention portée à la merveille naturelle, comme les inclusions rêvées dans l’agate d’un oiseau, ou comme « la rivière aux galets d’escarboucle ». Celui qui entre en poésie avec ce livre n’hésite pas à suggérer l’union des contraires et la résolution dialectique du réel par une série d’images baroques qui associent feu et glace, descente et montée, lumière et ombre, crépuscule et aube. Parallèlement, un itinéraire initiatique est décrit dans les termes merveilleux du conte de fées ou du roman de chevalerie : passerelle, palais ensablé, tour, château en flammes, grotte, jardin secret, coffre et clé. Le réel est transfiguré par l’association métaphorique d’éléments comme « bec de flamme », « armure de sel », « l’éblouissante goutte de nuit ». En somme, ce jeune poète de 25 ans dédouble le réseau d’images baroques ou surréalistes en suivant une trame proprement initiatique. Quel plus beau recueil rêver pour entrer en poésie ?

La quête ésotérique se lit littéralement dans les premiers vers imprimés de toute son œuvre encore à venir : « J’ai parcouru les déserts d’os broyés de laves froides / Longtemps j’ai cherché des traces de pas sous la cendre » (À un oiseau…, La Lune Feuillée, p. 15)

Un second vers, presque aussi programmatique que le début de la Recherche proustienne… comment comprendre cette image des pas, sinon comme la vie, une présence salvatrice, et ce peut être une force qui dépasse l’homme en proie au vertige métaphysique, mais plus certainement une compagne de création, une guide qui assure ses pas. Ou bien encore des prédécesseurs, des précurseurs, qui indiquent une voie encore chaude, des œuvres encore vives, dans un temps (les années 50) de froideur : guerre froide, atome, nouveau roman… Dès ces premiers vers de toute l’œuvre (de tout l’œuvre) à venir, ce poète se montre exemplaire par sa fidélité à lui-même et aux plus hautes valeurs ; il exprime lyriquement déjà toutes les nuances de sa ligne mélodique et existentielle. N’est-ce pas le propre des grands créateurs, et surtout des êtres cohérents que de savoir très vite tenir un cap ? Quelle assurance bénéfique en ces temps d’incohérence… C’est une des raisons d’aimer cette œuvre (outre sa qualité dite « admirable ») que la bienfaisance qui y est visée, sinon atteinte, en dépit de multiples épreuves. Cette œuvre, si riche et si multiple, j’aimerais la comparer à ces autres pierres – les pierres magiques ‒, suivant le titre d’un livre paru en 1981, qui ont des propriétés spécifiques, adaptées aux besoins de chacun, et qui peuvent influencer favorablement, à condition de leur accorder un peu de valeur, le cours d’une existence.

En tout cas, il est certain que ce poète n’aurait pas pris autant de temps (la mettant au centre) à l’activité d’écrire des vers (ou des proses parfois), s’il ne lui avait pas accordé (comme André Breton) un pouvoir, le plus haut, celui de résoudre certaines antinomies, de réconcilier – même de façon éphémère – les contradictions. Cette ambition, placée dans l’exercice d’un langage averti des rythmes, ne va pas sans orgueil ni sans danger, et les premiers vers prennent des accents nervaliens pour le dire, dans un langage proche de celui des « emblèmes » de la Renaissance, ou dans un tarot aux lames analogiques, car c’est de destin qu’il s’agit ici dans un discours divinatoire, de son destin, donné à lire dans un miroitement d’images. Car ces images engagent toute une vie, et toute une œuvre, des milliers de vers, parfois admirables, toujours fort peu lus (la rareté du diamant, fût-il noir, fait son prix, nous disait J.L. Gauthier). , mais des vers qui auront parfaitement dit une essentielle certitude intérieure, unie à la contradiction (miraculeuse) d’une poésie-talisman. Dans une dédicace de La Lune feuillée, l’auteur avait barré l’adjectif « feuillée », pour mettre « talismanique » : « A Marc Kober, cette lune talismanique … » (vers 1991).

La quête poétique-alchimique, et toujours orientée par une espérance, même fugitive. Précisément, l’objet renouvelé de tant de livres est bien l’expression des différentes phases d’une quête, ou la réitération sous d’autres termes de la même quête. Ce sont des aléas, des revers (ce titre : Lorsque l’Envers se déploie, en 2007) et les combats, entre espoir et désespoir : « j’ai cru voir s’éteindre la flamme qui vacillait au plus profond des ténèbres closes. »[3]. Où l’on peut lire et voir aussi bien un emblème, un symbole poétique, qu’une image condensée de cette attente, de la vie de veilleur qu’il avait choisi. Dans « attente » se lit « attention », l’attention, les soins accordés à l’observation anxieuse des signes, et en particulier de ce signe par excellence qui est la lumière dissipant les ténèbres, ou les retenant. Cette attente, elle est dite quelques vers plus loin : « ivre de patience, j’attendais / dans l’humilité primordiale du silence. »[4]. Et ce motif de l’attention revient, dans un livre paru aux Éditions du Point d’or en 1984, sous le titre L’Attentive Lumière est dans la crypte. L’éditeur, Michel Landier, affirme avec une certaine vraisemblance et dans un parallélisme avec l’œuvre sculptée de Gaetano de Martino : « Ainsi, dans cette œuvre, comme dans celle d’Elie-Charles Flamand, la lumière est valeur suprême, apparition immaculée du Divin, elle est gagnée peu à peu sur l’obscurité matérielle. » (Dépliant paru avec ce livre). Par un déplacement remarquable, c’est la lumière qui devient attentive en premier lieu, et non plus celui-là qui entre et devient attentif à la lumière. Preuve d’une bienveillance qui rayonne, et d’une réciprocité. L’être n’est plus seul dans l’univers : il est guidé et attendu dans une tonalité optimiste. Une telle certitude trouve ici un éclat inhabituel. Tel n’est pas le cas en 1953, quoique finalement, cette poésie en forme de quête est une poésie de l’équilibre par les gouffres. Une poésie moins désespérée qu’équilibrée ? Il ne faut pas oublier qu’il fut pendant une période un très proche ami de Stanislas Rodanski alors interné à Lyon. Il regarde le gouffre mais ne s’y plonge pas tout entier.

Il connaît les grandes épreuves de l’esprit, il est « à flanc de souffrance »[5], il vit des tourments nécessaires, mais trouve le chemin périlleux qui ouvre une sortie ascendante : écrits en lettres majuscules, LA DESCENTE N’ANNULE PLUS LA MONTEE[6]. Les images sont peut-être irrationnelles parfois, ou dérivées d’un héritage surréaliste, mais elles semblent surtout des citations visuelles qui correspondent à un état intérieur. Sa configuration mentale est redéployée sous forme d’images à la fois codées et arbitraires où chacun pourra reconnaître de grands symboles : « Ermite enfin / habitant les hautains vestiges d’une tour penchée »[7] Est-ce allusion au neuvième arcane majeur, l’Hermite tel qu’il apparaît dans l’ancien tarot de Marseille ? Il représente la prudence et du point de vue moral, la sagesse et le recueillement. Cette lame augure sur le plan physique d’une vie longue mais tourmentée par une maladie chronique. Mais les combinaisons avec d’autres arcanes (le Pape, arcane V, apporte la résistance physique, mais l’arcane X la Roue de la fortune, « incite à broyer du noir ». Le XX (le Jugement) suggère des « difficultés vaincues », tandis que le XXI (Le Monde) apporte plus de fermeté. A condition de bien connaître la personnalité de cet auteur, il serait possible d’établir des liens entre cartomancie et poésie. La poésie d’Elie-Charles Flamand pourrait être lue comme un sismographe de son état intérieur, ou comme une forme d’auto-prédiction, d’anticipation des événements à venir, un art divinatoire qui suivrait les lignes de sa vie intérieure comme les lignes d’une main. Il s’agit plus probablement d’un exercice de lucidité, une connaissance de soi qui se traduit par des emblèmes ou des arcanes. Des secrets exprimés par des images. La personnalité du poète est peut-être posée d’emblée comme telle, sous le signe de l’arcane majeur de l’Hermite, avec une souffrance initiale, des affects sous contrôle (sont mentionnées des « craintes » et des « colères »[8], p. 15), une volonté de sagesse et de recueillement (c’est l’attente silencieuse).

Le but n’est pas d’établir une corrélation entre ces images et les traits du poète, encore que celle-ci soit souvent forte. Simplement, ces termes caractérisent assez bien un état initial, à partir duquel va opérer une volonté. La sagesse, le recueillement prennent appui sur un autre arcane majeur, l’Etoile (ou espérance) : « L’étoile tentaculaire que tu venais de débusquer / dans ta course jetait ses derniers feux »[9]. Or cette étoile a été la trouvaille et le don d’un autre protagoniste de cette scène, si l’on considère comme telle cette première page de l’œuvre, première partie sur cinq du premier livre publié. Et c’est un paradoxe, car l’ermite, même si ces valeurs sont seulement implicites, est associé à une vie solitaire et retirée, dans un but éventuel de prière et de pénitence. Or, l’ermite rencontre ici une porteuse d’étoile, un être féminin secourable, « perle nocturne dans l’écrin mobile du vent »[10]. Elle est peut-être encore « celle qui connaît les secrets de la lumière et de l’ombre / la femme-oiseau qui m’entraîne dans sa danse. »[11]. Par ailleurs, cette lecture laisse de côté bien d’autres circonstances relatées dans ce poème, et d’autres rencontres plus inquiétantes…

De plus, dans les derniers vers, c’est un autre arcane prépondérant, celui de l’inconséquence, le Mat (ou le Fou) qui apparaît, avec pour corollaire moral l’irréflexion, l’inconscience, et pour corollaire physique l’hérédité lourde, la langueur et la neurasthénie : « Fou, il marche alors aux abîmes ». Est-ce le signal d’une incartade, d’une inconséquence qui fait passer le bonheur avant la quête ? Ou bien, au contraire, une nécessité de recommencement, puisqu’aucune sagesse n’est définitive, que le recueillement et la sagesse ne sont atteints que par instants arrachés aux turbulences ?

La figure du fou, il ne la récuse pas, bien au contraire, et son exclusion du surréalisme, se fit aussi au nom d’une certaine déviance, en des termes qui forment un « portrait-charge », terme utilisé par Elie-Charles Flamand lui-même dans sa réponse à André Breton, suite à la lettre d’exclusion collective du 11 mai 1960. Flamand est notamment critiqué pour sa «maniaquerie innocente »[12]. Adepte à ses heures perdues du collage, et de bien d’autres techniques, témoin le livre « Ciseaux en liberté » (La Mezzanine dans l’éther, 2009 ; une série de découpures de papier en couleur réalisées à Lyon en 1950, en regard avec de courts poèmes inspirés par ce travail), il s’était plus à se représenter en personnage drolatique à chapeau haut de forme désuet. L’humour est souvent au rendez-vous avec Elie-Charles Flamand, malgré la gravité de sa quête, ou de son discours parfois.

Et ceci ne démentira pas non plus une autre valeur surréaliste, un tropisme de l’amour fou qui est l’un des charmes de cette œuvre, mais un amour assez, ou plus encore, idéalisé. Son livre, Erotique de l’alchimie, paru en 1970, pourrait apporter un certain éclairage à cette importance de l’amour (et de l’étoile) dans l’ensemble des opérations décrites.

Par ailleurs, à s’en tenir à la seule lecture des éventuels arcanes, on laisserait de côté d’autres réseaux de significations et d’autres prestiges du langage. Un des talents de cet auteur est son usage vivant d’une héraldique jamais froide ou désincarnée, mais toujours signifiante, à la manière dont Nerval pouvait manier les emblèmes les plus codés avec un résultat absolument personnel : « habitant les hautains vestiges d’une tour penchée / à flanc de souffrance ».

Ce serait faire aussi l’impasse sur la puissance que possèdent certains mots, dont la sonorité, mais aussi le sens, le requièrent, tel le substantif « embellie », « braises » (aurorales), « cristal », « jouvence », « centre », on l’a vu « lumière », ou « souffle ». Et certains termes qui relèvent de l’univers de la voyance : « éblouissante », « l’éclair », « flamboyer », « en flammes », aussi bien que de celui de l’alchimie. Et surtout les décalages, les torsions originales de ces termes simples pris dans un grand jeu analogique et oxymorique.

Dès cette première pierre d’attente, Elie-Charles Flamand révèle un art musical de placer les mots, un art du swing très personnel, au moment où il a décanté la découverte précoce des jazz-men américains qui seront célébrés et expliqués par Hugues Panassié, auteur dès 1943 de La musique de jazz et le swing, à l’exclusion du be bop. Ces poèmes, et aussi ceux écrits depuis La Lune feuillée en 1968, s’imposent à tout lecteur sensible à une grâce hermétique parente des neiges, du miroir et de l’acier. Le poète a saisi d’emblée le pouvoir des alliances inattendues, des accords de substantif à adjectif. De quoi nourrir des années de poèmes à écrire. Ces pierres d’attente sont déjà, pour reprendre le titre d’une section de La Lune feuillée, des « pierres de vérité ». Ces poèmes, au-delà de leur dimension proprement spirituelle, nous renseignent précieusement sur l’état d’esprit d’un jeune poète qui vient de rencontrer André Breton après avoir connu de toutes autres expériences.

Parmi celles-ci, l’étude des minéraux, et d’une manière générale, un grand attrait pour les sciences naturelles, venaient nourrir l’émergence d’une préoccupation autre. L’étude des pierres et des fossiles le conduisit sans doute à un souci de précision dans l’expression, et le regard qu’il pose sur les objets du monde matériel est tout autre que celui de la plupart des poètes. Pour lui, la poésie ne sera certainement pas un divertissement, mais bien la continuation de ses premières recherches scientifiques par d’autres moyens, dans le souci d’une plus grande connaissance. Ainsi, lorsqu’il évoque le souvenir d’une visite capitale effectuée au musée de Montbrison, et la collection de Jean-Baptiste d’Allard, c’est pour constater aussitôt que cette Wunderkammer, loin d’être un simple musée de sciences naturelles, était « un point d’appui permettant d’atteindre le sacré épars dans l’univers », et qu’en outre, cette collection laissait « une place importante à l’insolite, au mystère, à l’exceptionnel, à l’imaginaire »[13] ().

Accroître l’acuité de sa perception de l’univers, tel semble être le voeu souvent manifesté dans son oeuvre. Suivant la théorie médiévale d’une corrélation entre microcosme et macrocosme, le souci général de percer à jour une partie du mystère de l’univers rejoint celui d’une meilleure connaissance de soi. Extérieur et intérieur se rejoignent, suivant une coïncidence des opposés. Et le lieu de cette coïncidence ne pouvait être que la poésie.

Si l’on passe outre un certain nombre de recueils publiés dans l’intervalle et si l’on s’intéresse maintenant à des publications plus récentes, à partir de 2008, on retrouvera le même souci de poser les pierres de son chemin, d’indiquer une voie, un chemin de lumière qu’il ouvre avec persévérance et dignité. Chaque livre constitue, obstinément, une pierre. Et l’on comprend mieux le sens d’une relative indifférence au (grand) public. Ces pierres sont « durables ». Elles ont un usage interne et externe. Certains de ces livres paraissent à l’effigie du capricorne vertical (Les Strates de l’instant, 2009), signe zodiacal de l’auteur, animal totémique, dans la mesure où il creuse profondément sa galerie, dépose la vie qui sortira du bois au printemps sous forme d’insectes frais et brillants comme des bijoux. Tant de poèmes sont ainsi déposés pour le regard et pour la postérité, favorisés par l’auteur.

En un sens, cette poésie est une continuelle réécriture de la genèse. Des mondes poétiques naissent, non sans violence ni chaos. Elle est tellurique et profonde, comme s’il fallait s’enfoncer au plus profond de soi pour atteindre une vérité qui n’a rien en commun avec le monde ordinaire, afin de mettre à jour des Terres d’appui, titre d’un recueil de 2008 conçu avec des papiers découpés d’Obéline Flamand. Cette descente à fond de mine peut rappeler l’exploration du centre de la terre, et cette lave profonde, appelée par d’autres le subconscient, remonte avec un bruissement joyeux. Elle chante et musicalise ses ruisseaux. La matière sombre, l’inquiétude des jours et des nuits, se transfigurent en matière verbale. Elle devient poème. C’est bien cette transfiguration mélodieuse qui sépare Flamand des poètes du matériau brut.

L’univers où se meut le poète est, le plus souvent, cette « lourde nuit facettée d’épreuves »[14], mais tout ce noir est enclos en des « lignes enflammées ». Le « centre » de l’être reste intact. En un « point d’émotion »[15] s’est replié le centre. Il est fascinant de voir comment les aléas psychologiques se traduisent en termes graphiques, en point, courbes d’énergie, expansions, ce qui les accorde pleinement aux compositions méditatives d’Obéline Flamand, de l’ordre d’une vitalité qui donne l’allégresse parfois perdue en chemin. Précisément, le poète fait appel à la « vue allègre » pour égarer la lassitude, et continuer à « jouer avec la transparence »[16], ou « caresser avec amour les pétales de l’univers »[17].

L’oubli, l’aridité, le « vent cendreux de l’ennui »[18] sont les forces maléfiques dont il faut se débarrasser, afin de se rappeler à l’ordre de « l’invariable lumière »[19]. Il existe toujours un moment de concentration des forces favorables, un « point solaire »[20]. Ce creuset de puissance, c’est l’amour, le partage et le don en retour, « : […] tes mains s’entrelaçant aux miennes »[21]

Le soleil noir est bien le symbole clé de cette poésie sujette aux aléas d’un moi mélancolique – « les sources capricantes de notre mélancolie»[22], expression associée au natif du Capricorne. La musique est un souverain remède, ou plus simplement les sons, tambour et cymbales, mais aussi l’idéalité de l’amour : « tu as vu le minois d’une étoile apparaître dans les cendres »[23]. L’amour est protecteur. Il est le facteur unitaire infaillible qui lutte contre la « tourmente ».

Dans ce combat quotidien, l’opalescence, la couleur cristalline, les braises, la transparence ou l’embellie sont les indices d’une victoire en dernier lieu contre le plomb, parce que le poète est « épris de blancheur vraie »[24].

Tout l’effort des mots usités est de faire tomber, inlassablement, le « leurre de l’opacité »[25]. Derrière l’amoncellement des « scories », dans le flot, le poète orpailleur discerne des « copeaux de sapience »[26]. Cette activité continue de filtrage ne va pas sans une lenteur qui est celle de la « calme et vénérable errance »[27]. Le calme et la lenteur sont des qualités essentielles. Car la certitude est bien là : il existe un vrai centre, qui reste à atteindre, « le verger du monde/ au centre du dédale »[28].

Dans le recueil paru l’année suivante, en 2010, Le Troisième souffle, la partie intitulée « La Pierre est plus qu’une pierre — transmutations » contient dix-sept poèmes sous le signe de la métamorphose. De nouveau, voici la promesse d’un nouvel élan. « Le voici égaré dans l’aventure »[29]. Autrement dit, tout recommence pour « le voyageur sans armure », qui est pérégrination aussi bien que « veille » attentive[30]. Une voie étroite, car il s’agit de la poésie pure, « poursuivre le pur », mais aussi une voie morale. Ainsi, la poésie de Flamand s’avance au pas du chemineau, prise dans l’oxymore du gradus/regressus. Les « péripéties durables »[31] est une expression significative du long détour et de la lenteur de l’accomplissement. C’est pourquoi la révélation est presque indécelable, telle le « friselis d’une sapience »[32].

Au fond, cette difficile assomption d’un état désiré s’explique aussi par la dualité : « Je cultive la nuit/chantant la lumière »[33], en quête néanmoins d’un « rajeunissement spirituel ». Après l’épreuve douloureuse vient le « fondamental éclairement »[34] jusqu’à la découverte des « radicelles du monde »[35], mais l’appel de la route revient toujours. Les positions acquises ne sont plus qu’un « piédestal aujourd’hui effondré »[36]. « Beyond » (titre d’un poème), oui, « beaucoup plus loin », tel est le but. A l’éblouissement succède « le règne du clair-obscur »[37]. Et le « pur savoir » perd de son « intensité »[38]. A la désorientation succède « le calme et la solitude », et bientôt la « plénitude », indices d’un accomplissement symbolisé par une barque : « S’évasant en une barque isiaque / Qui dresse hardiment son contenu / la plénitude. » [39]

Un élément important de réussite est la réunion de deux êtres : « la verdure nous tient l’un et l’autre/tandis que s’actionnent les éclairs »[40]. L’éclaircie dans la forêt ténébreuse vient aussi de la réunion de l’un avec l’autre.

Il s’agit de « traverser la voûte »[41], afin de trouver une « place propice », ou encore un « ilot de sérénité »[42]. C’est alors que le poète aperçoit l’objet de sa quête, une « perle violette » (« cette perle violette/ que je cherche longtemps quand je m’intériorise »[43]) en un point perdurable : « Je m’offre dépouillé aux surprenants désirs /du Point perdurable [44]. C’est le temps d’une « complicité inattendue », et bientôt le moment du « partage »[45]. « Déploration d’un aujourd’hui » revient avec discrétion sur un parcours vital, du « garçon » à « l’homme que je suis », et explique la translation du domaine des sciences naturelles, paléontologie essentiellement, au domaine du perfectionnement de soi à travers la poésie : « si je me suis écarté peu à peu du champ de fouilles / Aussitôt j’en ai retrouvé un autre en moi »[46].

Aussi bien, le travail alchimique au vif athanor est-il une autre part nostalgique de lui-même qu’il ne tient pas non plus à ranimer pour ne pas se détourner du « sourd travail / du magma formé par le maintenant »[47]. Affronter le présent en sa difficulté avec le matériau verbal, au cœur de soi, tel est le choix effectué, celui d’une vie entière prise dans une « patience oiselée » : « Aussi faut-il faire croître une patience oiselée/ elle seule commandera au grand vent de s’abattre/ Alors nous flottons dans le bleu vibrant/ Au-dessus de l’invisible océan du verbe » [48]

Et c’est la patience qui a le dernier mot, car « la patience va éclore », titre du dernier poème de ce recueil, pour que le poète soit allégé par « un chant piqueté de sagesse », et provisoirement délivré de toute grisaille, « dans la forêt d’astres broussailleux » [49] !

 

Université Sorbonne Paris Nord

[1] Un livre remarquable et totalement inattendu, composé par l’auteur, et tiré à 280 exemplaires sur vélin, sous le titre Dans les Années sordides, en 1943, entre Nice et Monaco.

[2] Comme il est indiqué sur le rabat de l’édition chez Pierre Belfond de La Lune feuillée, en 1968.

[3] La Lune Feuillée, op. cit. , p. 15.

[4] Ibidem.

[5] Ibid.

[6] La Lune feuillée, op. cit., p. 17.

[7] Idem, p. 15.

[8] Ibidem.

[9] La Lune feuillée, p. 15.

[10] Ibidem.

[11] La Lune feuillée, p. 18.

[12] Voici quelques lignes de conclusion de cette lettre : « [ …] Les soussignés, faisant la part de l’égocentrisme et du narcissisme qui silhouettent assez drôlement son personnage, constatent que la maniaquerie innocente, l’orientalisme fumeux, l’ésotérisme ruiniforme de Charles Flamand l’apparentent plus évidemment au compagnonnage poussiéreux des enfers de bibliothèque qu’à une quelconque activité de groupe, qui suppose de chacun quelque ressort, en conséquence se prononcent pour l’occultation définitive et sans appel de Charles Flamand. » (André Breton, « Elie-Charles Flamand, surréalisme et poésie ésotérique : témoignage, cahier de l’Herne, 1998, p. 117).

[13] Elie-Charles Flamand, Les Méandres du sens, Dervy, 2004, p. 113.

[14] Terres d’appui, « Fermement », La Lucarne ovale, 2008, p. 10.

[15] Ibidem.

[16] Idem, « Autrement dit », p. 11.

[17] Idem, p. 12.

[18] Idem, p. 13.

[19] Id., p. 14.

[20] Id., p. 15.

[21] Id., p. 16.

[22] Id., p. 18.

[23] Id., p. 22

[24] Terres d’appui, p. 33.

[25] Les Strates del’ instant, La Lucarne ovale, 2009, p. 31.

[26] Idem, p. 34.

[27] Id., p. 35.

[28] Id., p. 37.

[29] Le Troisième souffle, La Lucarne ovale, 2010, p. 59.

[30] Ibidem.

[31] Idem, p. 61.

[32] Ibidem.

[33]Le Troisième souffle, p. 62.

[34] Id., p. 63.

[35] Id., p. 64

[36] Id., p. 65.

[37] Id., P. 66.

[38] Id., p. 67.

[39] Id., p. 68.

[40] « Incendier l’isolement », id., p. 69.

[41] Id., p. 72.

[42] Ibidem.

[43] Ibidem.

[44] Id., p. 73.

[45] Id., p. 78.

[46] Id., p. 76.

[47] Ibidem.

[48] Idem., p. 79.

[49] Idem., « la patience va éclore », p. 82.

Surréalisme et ésotérisme

Surréalisme et ésotérisme

Par Patrick Lepetit

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Dans le courrier qu’il m’adresse le 15 avril 2012, peu après la publication de mon livre Le Surréalisme, parcours souterrain, Pierre Dhainaut, qui avait été membre du groupe surréaliste au tout début des années 60 et avait entretenu une correspondance fournie avec André Breton puis Octavio Paz, m’écrit : « Toi, tu nous rappelles à l’ordre, l’ordre secret du surréalisme, que résume le mot de ‘magie’, lorsque l’auteur de L’Art magique parlait de ‘récupérer les pouvoirs perdus’. C’était son pari essentiel ». Et ces propos font incontestablement écho à ceux que tient Jean Schuster dans la sixième numéro de Docsur, à l’été 1988 : « Breton aura passé sa vie à forcer les serrures de la raison raisonnante et raisonnable avec toutes les clefs qu’une ‘attraction proportionnelle à sa destinée’ a mises entre ses mains »2. Quant à Bataille, il ira jusqu’à parler de « l’atmosphère quasi religieuse ou même magique du surréalisme », comme le rappelle Michel Camus dans sa préface à la réédition d’Acéphale par Jean-Michel Place en 1995.  On ne saurait mieux souligner l’importance, en effet, de l’ésotérisme sous toutes ses formes dans la genèse et le développement du surréalisme comme système d’appréhension du monde. Il doit pour autant être bien clair que cet indéniable attrait pour l’ésotérisme ne saurait en rien impliquer une adhésion à une croyance, quelle qu’elle soit, en une transcendance. Si la fameuse phrase du Second manifeste,  » Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement »3 porte à réfléchir,  d’une certaine manière, le « Il y a un autre monde, mais il est dans celui-là » prêté à Eluard[1] clôt le débat.

S’il n’est évidemment pas question de nier l’apport du Marxisme ou de la psychanalyse au surréalisme, quoiqu’il soit dans ce domaine indispensable de relativiser, l’esprit du mouvement, dans le domaine politique, étant fondamentalement libertaire 4 et le contact entre les surréalistes, Breton en tête, et Freud n’ayant guère dépassé le stade de la courtoisie – pour ne rien dire du rejet de Jung par la plupart des membres des groupes, à la notable exception d’Elie-Charles Flamand, précisément, et de certaines personnalités, comme Tzara, Leonora Carrington et Remedios Varo -, il convient de rappeler que Breton et ses amis s’inscrivent fermement et avec constance dans la continuité des Symbolistes, par exemple, comme 5 Saint-Pol Roux, des Romantiques et même des Illuministes du XVIIIème siècle, Martinès de Pasqually et Louis-Claude de Saint-Martin 6 en tête, tous deux cités dans des textes de Breton[2], mais aussi de personnalités comme André Rolland de Renéville[3] ou Pierre Mabille. Et on sait fort bien l’amitié qu’André Breton entretenait avec Eugène Canseliet, le disciple de Fulcanelli, Robert Ambelain, alias Aurifer, franc-maçon, gnostique et martiniste ou encore 7 Robert Amadou, alias Ignifer, également franc-maçon, ésotériste, fondateur de la revue La Tour Saint-Jacques et collaborateur de l’Institut Métapsychique International.  Or cet attrait pour l’occultisme sous toutes ses formes qui se fait jour dès les premiers numéros de Littérature et jusqu’à nos jours, dans les dizaines de groupes qui de par le monde, se réclament encore du surréalisme, cet attrait pour le « certain sacré extra religieux » cité par Breton dans les Entretiens  que 8 tous les grands Voyants de XIXème siècle sont allés chercher dans les jachères de la raison, irrigue le mouvement en profondeur. Ce qui ne manque pas de jeter une intéressante lumière sur la conception de l’Avant-garde littéraire et artistique comme rupture …

Astrologie, divination, magie, alchimie, franc-maçonnerie, Celtisme, compris comme survivance d’une authentique « Tradition occidentale » antérieure à la Romanisation, rares sont les sciences dites traditionnelles, les pratiques ésotériques, qui n’ont pas été au moins effleurées par les surréalistes.

La « période des sommeils », par exemple, en 1922-1923, les montre s’aventurant sur le terrain – fort peu rationnel – de la médiumnité et si Breton en personne met un terme à l’expérience, c’est parce qu’il pense que « sur cette voie, passé outre à une certaine limite, la désintégration menace »[4] et l’on frôle même l’abime… Médiumnité qui sera toujours au cœur des interrogations des surréalistes, à côté de la divination qui voit, par exemple, André Breton adresser en 1925 une 9 « Lettre aux voyantes » – pour ne rien dire de l’invraisemblable portrait de madame Sacco en madone hallucinée qui figure dans Nadja. L’astrologie, « une très grande dame, fort belle et venue de si loin qu’elle ne peut manquer de me tenir sous le charme »[5], écrit-il encore, dans les dernières années de sa vie, lui paraît « détenir les plus hauts secrets du monde »[6] – même s’il prend la précaution de préciser qu’il « y a toutes sortes de moyens de connaissance et (que) certes l’astrologie pourrait en être un à condition qu’en soient contrôlées les prémisses et qu’y soit tenu pour postulat ce qui est postulat »[7]…  Mais l’on sait qu’il aimait dresser 10 les thèmes astrologiques de ses proches, puisque figuraient encore dans l’Atelier au moment de la dispersion pas moins de dix-neuf de ces documents, dont ceux de Nush et Paul Eluard, de Saint-Exupéry, de Valentine Hugo, Robert Desnos, Charles Baudelaire, Yves Tanguy, d’Alfred Jarry, d’Aragon, de René Char, Crevel, Picasso, Soupault, Rimbaud, Huysmans, Hugo et Lautréamont, sans oublier Benjamin Péret… Et si celui d’Aube avait été dressé par Pierre Mabille, médecin réputé qui l’avait mise au monde, on sait qu’André Breton avait également réalisé celui d’Yves Elléouët !

Ce vestige d’une tradition occidentale primordiale qu’est le Celtisme, révélé à Breton – mais le terrain était propice – par le hasard objectif qui fait apparaître dans sa vie à très peu d’intervalle 11 Jean Markale et le Lancelot Lengyel de L’Art Gaulois dans les médailles, le tout sur fond d’organisation de la grande exposition Pérennité de l’art gaulois au musée pédagogique en 1955, n’est pas en reste, surtout que Julien Gracq en avait, peu auparavant, souligné la proximité avec le surréalisme dans son avant-propos à sa pièce 12 Le Roi pêcheur, publiée en 1948 et jouée en 1949. « Le compagnonnage de la Table Ronde », écrivait-il, « la quête passionnée d’un trésor idéal qui, si obstinément qu’il se dérobe, nous est toujours représenté comme à portée de la main, figurant par exemple assez aisément en arrière-plan un répondant – au retentissement indéfini – pour certains des aspects les plus typiques de phénomènes contemporains, parmi lesquels le surréalisme »… Quant à Jean Markale, membre du groupe jusqu’en 1976 au moins et sa contribution au livre de Vincent Bounoure, La Civilisation surréaliste, il déclare en 1978, dans un entretien avec Gérard Bodinier : 13 « Le surréalisme et le celtisme, c’est pareil, mais il faut des nuances. Ils ont des démarches parallèles : ils refusent l’un et l’autre le dualisme et le socratisme. Le surréalisme est une vision du réel débarrassée de l’acquis méditerranéen, un détonateur pour le futur. Il arrive aux mêmes conclusions que le Celtisme »[8]. Entre autres choses, les surréalistes seront également nombreux à s’intéresser aux intersignes, ces messages de malheur venus, pour les Celtes de l’Au-delà. L’épisode du Fort Bloqué, dans L’Amour fou, et la théorie du « halo maléfique » peuvent en être rapprochés, tout comme la propension de Breton à rappeler sa propre prédiction d’une seconde guerre mondiale devant éclater en … 1939 ! 14 Pierre Mabille, également, écrit sur l’énucléation subie par Brauner en 1938 et que le peintre avait si souvent anticipée dans ses toiles !

Et en parlant de Brauner, 15 c’est lui surtout, très marqué par l’occultisme dans son enfance roumaine, que je retiendrai comme représentatif des nombreux surréalistes qui se sont penchés sur la magie. Lecteur passionné du livre de Jean Marquès-Rivière, 16 Amulettes, talismans et pantacles dans les traditions orientales et occidentales (1938) dont il possède un exemplaire qu’il donnera à Sarane Alexandrian, Victor Brauner a toujours ressenti le plus vif intérêt pour la magie comme manière d’agir sur le monde matériel par le biais de rituels et ses teraphim, le 17 Héron d’Alexandrie[9] de 1939 ou La Palladiste de 1943  témoignent déjà très bien de cette inclinaison. Mais, pendant la guerre, Victor Brauner, isolé et réfugié aux Celliers de Rousset, dans les Hautes Alpes, va aller plus loin et concevoir ce qu’il appelle des objets de contre-envoûtement « fort impressionnants », comme dit Breton dans Le Surréalisme et la peinture, afin de lutter contre le mal qui se répand sur le monde. 18 L’Objet de contre-envoûtement, mais aussi Les Amoureux, Image du réel incréé, Le Talisman ou Le Portrait de Novalis, tous de 1943, relèvent de cette inspiration. Sur un mode plus serein, peut-être, les Charmes qu’il adresse (ou non) aux femmes aimées, en particulier à Laurette Séjourné, procèdent de la même démarche…

Parmi les sciences traditionnelles qui tiennent une place conséquente dans le paysage mythique du surréalisme, je vais, compte-tenu des liens particuliers qu’entretenait avec elle Elie-Charles Flamand,  m’attarder tout particulièrement sur l’alchimie. Après 19 Michel Carrouges, dans son André Breton et les données fondamentales du surréalisme, Richard Danier a montré dans son livre L’Hermétisme alchimique chez André Breton[10] le caractère quasi structurel des relations entre le surréalisme et l’alchimie à travers trois des principaux livres de l’auteur des Manifestes. Nadja, L’Amour fou et Arcane 17 – même s’il me semble que l’imprégnation puisse remonter à plus loin encore, puisque dans la « Lettre aux Voyantes », on peut déjà lire : 20 « L’invention de la Pierre Philosophale par Nicolas Flamel ne rencontre presque aucune créance, pour cette simple raison que le  grand alchimiste ne semble pas s’être assez enrichi. Outre, pourtant, les scrupules de caractère religieux qu’il put avoir à prendre un avantage aussi vulgaire, il y a lieu de se demander en quoi eût bien pu l’intéresser l’obtention de plus de quelques parcelles d’or, quand avant tout il s’était agi d’édifier une telle fortune spirituelle ». Et je tiens au passage à souligner l’emploi de ce mot, spirituel ! Et à insister sur la dernière partie de la citation, souvent omise : « Nous sommes à la recherche, nous sommes sur les traces d’une vérité morale« [11]…  Le livre de Danier établit clairement que l’iconographie et, au-delà, la pensée alchimique qui les sous-tend et que l’on peut symboliser par cette citation de L’Amour fou, « A flanc d’abîme, construit en pierre philosophale, s’ouvre le château étoilé », forment un véritable fil rouge qui court à travers les trois récits… S’il est par ailleurs vrai que les textes alchimiques, comme cela a souvent été signalé, entrent facilement en résonnance avec les textes automatiques, s’il est indéniable que l’usage de la pensée analogique est commun au surréalisme et à l’alchimie, on note que, sur un plan symbolique, la Tour Saint-Jacques est sans doute pour les surréalistes le monument le plus emblématique de Paris.

À Paris la tour Saint-Jacques chancelante
Pareille à un tournesol
Du front vient quelquefois heurter la Seine et son ombre glisse imperceptiblement parmi les remorqueurs

Elle surgit au détour de nombreux textes de Breton lui-même, comme celui-ci,  du Revolver à cheveux blancs à L’Amour fou en passant par Arcane 17, 21 tandis que Brassaï en donne en 1937 une photo à forte charge onirique, et qu’Elie-Charles Flamand lui consacre une plaquette en 1973…

Breton, pourtant, n’a jamais prétendu travailler à l’élaboration de la “médecine universelle” et « ne fut pas un initié » parce que « poursuivre ses connaissances alchimiques eût été pour lui privilégier une voie particulière »[12]. Il n’est donc jamais allé lui-même « au fourneau », comme on a coutume de dire, et va jusqu’à écrire à René Alleau, en 1959, qu’il « persiste à buter contre la nécessité qu'(il) n’arrive pas à faire (s)ienne organiquement de ce ‘travail pratique’ de l’alchimie », qu’il est conscient que « la comprendre – cette nécessité – ne peut être que le fruit d’une illumination bien décidée à (lui) manquer » et qu’il « ne supporte pas si bien d’en être réduit à une appréhension purement poétique des textes alchimiques »[13]. Le goût de Breton pour l’occultisme et l’alchimie l’a cependant suivi jusqu’au cimetière des Batignolles. 22 Sa tombe, en effet, est ornée du Château étoilé, une pierre en forme de sceau de Salomon en trois dimensions que le poète avait trouvée peu de temps avant sa mort à Domme, en Dordogne. Ce vif intérêt pour l’Etoile, l’arcane 17 du Tarot, mais aussi la première manifestation du Grand Œuvre pour l’Artiste, ne fait que renforcer la « profession de foi » alchimique de l’auteur de Fata Morgana : « Je cherche l’or du temps ».

Tout aussi troublante, et pourtant mal connue, est la relation qu’ont entretenu plusieurs membres du groupe surréaliste, et non des moindres, avec l’alchimie opérative, pour le coup, par l’intermédiaire du disciple de Fulcanelli, Eugène Canseliet – que Breton semble avoir connu, ainsi que son Maître anonyme, dans le salon des Lesseps, avenue Montaigne. Eugène Canseliet, le « Maître de Savignies » semble avoir été LA figure-clé de cette aventure. Si l’on s’interroge encore aujourd’hui sur la réelle identité de Fulcanelli, c’est bien Canseliet qui rédige sous la dictée de l’Adepte, préface puis publie les deux ouvrages mythiques que sont 23 Le Mystère des Cathédrales en 1926 puis Les Demeures philosophales en 1930. Il aurait du y avoir, d’après Canseliet, un troisième ouvrage, Finis gloriae mundi, avant que Fulcanelli n’en récupère le manuscrit, depuis disparu. Suite à leur rencontre avec René Alleau qui donnait conférence sur les textes classiques de l’alchimie[14], en 1952, à la Salle de Géographie,  dans le quartier Latin, plusieurs surréalistes vont se mettre aux fourneaux – ou du moins s’en approcher. Ingénieur de formation, auteur d’une thèse sur l’Alchimie au XVIIème siècle sous la direction de Gaston Bachelard 24, qui, tout en restant un philosophe des sciences, s’intéressait à l’alchimie et la considérait comme une voie d’initiation morale où « les symboles de l’expérience objective se traduisent immédiatement en symboles de la culture subjective »[15], 25 René Alleau, qui qualifiait l’alchimie de « religion expérimentale », était aussi, selon Canseliet, un disciple de Fulcanelli. Tout à son désir de restituer à l’occulte la Culture », comme dit Amadou, Alleau devient ensuite le directeur de la Bibliotheca Hermetica aux éditions Denoël-Retz. Consacrée à l’édition ou à la réédition des grands classiques de la magie, de l’astrologie et de l’alchimie, cette collection mythique avait le mérite de renouveler l’approche des savoirs traditionnels. Egalement membre du groupe surréaliste, 26 le futur auteur de Paris et l’alchimie Bernard Roger, autre « amoureux de Science » devenu un de ces « spécialistes compétents (chargés) de préparer et de revoir les ouvrages à paraître, en comparant les différentes versions des éditions anciennes », devait également largement y  contribuer en qualité de traducteur et préfacier. D’autres surréalistes, membres plus ou moins actifs du groupe, plus ou moins impliqués dans une démarche opérative très exigeante, 27 Elie-Charles Flamand, mais j’y reviendrai, le peintre 28 Jorge Camacho et son complice Alain Gruger, qui dans le laboratoire de Los Parajos parviendront au moins au premier Œuvre ou                                                  29 Maurice Baskine et dans une moindre mesure Philippe Audoin 30 font partie de ce petit groupe de surréalistes alchimistes. Dans un entretien avec Gérard Durozoi en 1998, Camacho déclare : « Mon intérêt pour l’Alchimie, je peux le situer autour de l’année 1968.(…) Il va sans dire que la science hermétique à laquelle j’ai commencé à m’intéresser à cette époque s’inscrivait bien dans le cadre d’une révolte, cette fois-ci d’ordre philosophique, contre toute conception dogmatique et académique de la Nature. Si le surréalisme joue un rôle essentiel dans cette autre conception de la réalité, aussi vaste et approfondie qu’on puisse l’imaginer, il est saisissant de constater un certain parallélisme entre leurs quêtes respectives. Depuis, je n’ai jamais pu séparer le mot ‘Alchimie’ de celui de ‘liberté’, même si ça peut paraître paradoxal ! J’ai d’ailleurs eu la chance de rencontrer au début de mes études de la science d’Hermès, Bernard Roger, Eugène Canseliet et René Alleau. Grâce à eux, je suis entré sans détours dans la voie de l’Alchimie traditionnelle, écartant de mon chemin toutes les spéculations d’ordre occultiste et autres doctrines pseudo-mystiques qui toujours se greffent sur le corps admirable de cette science et le dénaturent »[16]… Avec son ami Gruger, Camacho publiera en 1978, au Soleil Noir, le magnifique Héraldique alchimique nouvelle, un traité alchimique du XXème siècle orné 31 d’emblèmes frappés au coin du merveilleux surréalisme et agrémenté de devises issues pour la plupart du corpus littéraire surréaliste. Maurice Baskine, pour sa part, mort en 1968, a réalisé une œuvre, conservée pour l’essentiel au musée de Cordes sur Ciel, profondément et quasi intégralement marquée par l’Alchimie opérative, notamment le très grand triptyque 32 FantasopheRoc ou l’édification de la pierre de Fantasophopolis du milieu des années 1950 où sont représentées TOUTES les opérations alchimiques permettant de parvenir au Grand Œuvre. Il faudrait encore dire un mot du magnifique 33 Bourges, cité première[17] de Philippe Audoin qui témoigne d’une grand connaissance, pour le moins, de l’Art d’Hermès.

On ne peut pas conclure ce trop bref survol des rapports entre surréalisme et ésotérisme sans parler de la franc-maçonnerie, car elle est très présente dans le mouvement, notamment à travers le docteur Mabille, membre de la loge Marie-George Martin du Droit Humain. C’est lui, haut dignitaire de son obédience, qui va tenter d’attirer, sans succès Breton en maçonnerie – et c’est sans doute à son attention que Breton écrit, dans son poème « Pleine Marge », en 1940, 34

Je ne suis pas pour les adeptes

Je n’ai jamais habité au lieu-dit la Grenouillère

La lampe de mon coeur file et bientôt hoquette à l’approche des parvis

Je n’ai jamais été porté que vers ce qui ne se tenait pas à carreau,

subtile autant que discrète allusion, me semble-t-il au Pavé Mosaïque des Temples …

Mais c’est aussi par l’intermédiaire de Mabille que Breton, de passage à Haïti à la fin de son exil américain, va tenter de localiser la tombe de Martinès de Pasqually, fondateur, en France, d’un très important ordre para-maçonnique avant la Révolution, l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Cohen de l’Univers 35  – et dont Breton connaissait fort bien la vie, puisqu’il écrit : « Nous inclinions tous les deux à y découvrir (dans le culte vaudou) des traces de mesmérisme, ce que rendait plausible – et passionnant à souhait – le fait qu’en 1772 débarque à Saint Domingue, accompagné d’un noir doué de ‘pouvoirs psychiques’, une personnalité selon moi des plus énigmatiques et captivantes : Martinès de Pasqually. Celui-ci dotera l’ile d’un ‘tribunal souverain’, fondera une loge à Port-au-Prince et une autre à Léogaire et y mettra définitivement au point son statut de l’Ordre des Elus Cohen avant d’y mourir en 1774. Nous ne désespérions pas d’un recoupement d’informations orales qui sur place pût nous faire retrouver le lieu de sa sépulture, demeuré inconnu, et qui sait, soulever le voile phosphorescent qui le recouvre »… Mais il y a plus troublant encore. Après la deuxième guerre mondiale, tout un groupe de jeunes surréalistes discrets, parmi lesquels 36 Bernard Roger, René Alleau, Roger Van Hecke, 37 Guy-René Doumayrou, Elie-Charles Flamand et Jean Palou adhèrent, sous la houlette d’un autre médecin, le docteur Hunwald, à la loge Thebah, de la Grande Loge de France , qui avait brièvement été la loge de René Guénon 38. Tous, sauf Jean Palou qui, passant de la Grande Loge au Grand Orient via la Grande Loge Nationale Française, connaîtra un parcours fulgurant et ira monter loges et chapitres dans l’Iran du Chah avant de mourir prématurément, en resteront membres jusqu’à la fin. A propos de René Guénon, ésotériste français qu’on ne présente plus, il convient de savoir que dès 1925, Breton, qui l’admirait tout comme Artaud et Queneau, avait envoyé Pierre Naville lui proposer de rejoindre le mouvement surréaliste, ce que l’auteur de La Crise du monde moderne avait refusé en les considérant comme de parfaits représentants de cette contre-initiation qu’il dénonçait dans toutes les sociétés ésotériques européennes. En 1953 encore, dans un article intitulé « René Guénon jugé par le surréalisme », et alors qu’aucun doute ne subsiste plus sur la nature réactionnaire de la pensée guénonienne, Breton dira encore : « Sollicitant toujours l’esprit, jamais le cœur, René Guénon emporte notre très grande déférence et rien d’autre. Le surréalisme, tout en s’associant à ce qu’il y a d’essentiel dans sa critique du monde moderne, en faisant fond comme lui sur l’intuition supra-rationnelle (retrouvée par d’autres voies), voire en subissant fortement l’attrait de cette pensée dite traditionnelle que, de main de maître, il a débarrassée de ses parasites, s’écarte autant du réactionnaire qu’il fut sur le plan social que de l’aveugle contempteur de Freud, par exemple, qu’il se montra. Il n’en honore pas moins le grand aventurier solitaire qui repoussa la foi par la connaissance, opposa la délivrance au SALUT et dégagea la métaphysique des ruines de la religion qui la recouvraient ». On a connu condamnation plus virulente.

Quantité d’autres exemples pourraient être pris, on pourrait parler de Malcolm de Chazal, 39 par exemple, du rapport du surréalisme au catharisme, plus généralement à la gnose… Mais en tout état de cause, il s’avère totalement impossible de minimiser l’apport de l’ésotérisme à la pensée surréaliste. Et dans cette perspective, Elie-Charles Flamand, poète surréaliste, franc-maçon et féru d’alchimie apparaît comme une figure aussi emblématique qu’incontournable.

 

 


[1]  » Il y a assurément un autre monde, mais il est dans celui-ci et, pour atteindre à sa pleine perfection,  il faut qu’il soit bien reconnu et qu’on en fasse profession.  L’homme doit chercher son état à venir dans le présent, et le ciel, non point au-dessus de la terre, mais en soi ». Cette citation d’Ignaz-Vitalis Troxler, cité par Albert Béguin dans

L’âme romantique et le rêve, est donc un emprunt de Paul Eluard. ..

[2] Notamment « Pont-Levis », sa préface à la réédition du Miroir du merveilleux de Pierre Mabille.

[3] André Rolland de Renéville : Sciences maudites et poètes maudits. Le Bois d’Orion, L’Isle sur le Sorgue. 1997.

[4] André Breton : « Sur Robert Desnos » in Perspective cavalière. Oeuvres complètes, t. IV. Gallimard. 2008.

[5] André Breton : « Sur l’astrologie », ibid.

[6] André Breton, ibid.

[7] André Breton : Les Vases communicants in Œuvres complètes, t.II, Gallimard. 1992.

[8] Gérard Bodinier : « Celtie et surréalisme- L’antre des bardes » in Le Domaine poétique international du surréalisme. Le Puits de l’Ermite n°29-30-31. Chantilly. Mars 1978.

[9] Du fait de ses automates.

[10] Richard Danier : L’Hermétisme alchimique chez André Breton. Editions Ramuel. 1997.

[11] André Breton : « Lettre aux Voyantes » in Œuvres complètes t. I, Gallimard. 1988.

[12] Richard Danier : « André Breton et l’hermétisme alchimique », revue Question de, n°15. Novembre-décembre 1976.

[13] Lettre du 11 octobre 1952, citée dans : Hester Halbwachs, Léona, héroïne du surréalisme, op. cit. Selon Alain Joubert, cependant, qui cite aussi ces phrases, la lettre est de 1959. Bernard Roger, qui en fut très proche, m’a confirmé l’intérêt de Breton pour l’alchimie, tout en soulignant qu’il n’avait « pas lui-même pratiqué ».

[14] Conférences qui seront publiées pour l’essentiel, avec une préface de Canseliet, chez Minuit, en 1953, sous le titre Aspects de l’alchimie traditionnelle.

[15] Gaston Bachelard : La Formation de l’esprit scientifique. P.U.F. , Paris. 1938.

[16] Entretien de Jorge Camacho avec Gérard Durozoi, in Jorge Camacho, Oeuvres 1964-1996, catalogue réalisé à l’occasion de l’exposition Jorge Camacho, les Détours de Soi, Idem+Arts. Maubeuge. 1996.

[17] Philippe Audoin : Bourges, cité première. Julliard, Paris. 1972.

Elie-Charles Flamand : sur les pas de la fille du Soleil

Elie-Charles Flamand sur les pas de la fille du Soleil 1

 

2 « Il importe de réitérer et de maintenir ici le ‘Maranatha’ des alchimistes placé au seuil de l’Œuvre pour arrêter les profanes. »

                          Second manifeste du surréalisme

                                        André Breton

Part Patrick Lepetit

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Si l’on garde à l’esprit le souvenir que le surréalisme est, entre autres choses, la quête constamment renouvelée du merveilleux dans le quotidien, par tous les moyens, on se donne les moyens de comprendre l’attrait précoce des surréalistes pour les sciences dites traditionnelles sous toutes leurs formes et notamment pour l’alchimie – qui par ailleurs entre en résonnance avec leur goût prononcé pour la pensée analogique. N’est ce pas, en effet, dès 1929, dans le Second Manifeste, que Breton – un Breton qui pense que l’expression « alchimie du verbe doit « être prise « au pied de la lettre » –  déclare explicitement 3 : « Je demande qu’on veuille bien observer que les recherches surréalistes présentent avec les recherches alchimiques une véritable analogie de but : la pierre philosophale n’est rien d’autre que ce qui devrait permettre à l’imagination de l’homme de prendre sur toute chose une revanche éclatante et nous voici à nouveau, après des siècles de domestication de l’esprit et de résignation folle, à tenter d’affranchir définitivement cette imagination par le ‘long, immense, raisonné dérèglement de tous les sens’ et le reste ». Et on ne manquera pas de faire observer, avec 4 Jacques Van Lennep, que le surréalisme a, « comme l’alchimie, sublim(é) les minéraux, opér(é) des mutations de règnes, parl(é) le langage des éléments » et même utilisé la « langue des oiseaux »[1]…  On comprendra peut-être mieux ainsi pourquoi Elie-Charles Flamand, qui présente au sein du mouvement la particularité rare de ne pas faire fi de la transcendance, ce qui explique peut-être pourquoi il a été l’un des rares surréalistes français à ne pas rejeter abruptement Jung, auteur, en particulier d’un magistral 5 Psychologie et Alchimie[2], écrit, dans son livre Les Méandres du sens[3], ces lignes qui me semblent, avec leurs multiples implications, sonner tout à fait juste 6 : « Je suis toujours profondément sensible au merveilleux qui se dissimule sous l’aspect quotidien des choses. Breton m’a initié à cette quête des lueurs troublantes issues de la Réalité pure qui fusent – mais seulement lorsqu’on y porte une attention sans cesse en éveil – dans les failles soudaines des apparences, les interférences des évènements, les franges de l’existence, les halos des objets. Ces signes, intuitions et pressentiments nous apportent une part de vraie connaissance et nous font prendre conscience que, très souvent, la raison est loin d’avoir raison. Alors la vie s’élève jusqu’à une intensité sublime. Aussi bien que le savoir, la sagesse commence par l’émerveillement »…

7 Elie-Charles Flamand, né en 1928 dans la capitale des Gaules et mort à Paris en mai 2016, est une parfaite illustration, comme la Britannique Ithell Colquhoun outre-Manche 8 , de ce courant du surréalisme qui a toujours conçu la pratique poétique comme un exercice spirituel, comme un cheminement vers la Lumière intérieure, comme on peut le lire dans la notice Wikipédia du poète, c’est à dire qu’il fait partie de ceux qui se sont penchés de près, de très près parfois sur l’ésotérisme. Entré dans le groupe en 1952 grâce à Jean-Louis Bédouin qui le présente à André Breton, Elie-Charles Flamand s’en verra notifier son exclusion en mai 1960 pour « ésotérisme ruiniforme », la même raison pratiquement qu’avait utilisée E.L.T. Mesens en avril 1940 pour exclure Ithell Colquhoun du groupe de Londres. Elie-Charles Flamand, qui, comme le dit Jean-Clarence Lambert[4] dans le Dictionnaire général du surréalisme et de ses environs, « rapproche jusqu’à la mise en symbiose surréalisme et occultisme », pense que « le monde n’est en vérité qu’une forme illusoire sous laquelle l’Absolu peut apparaître » et sa position sur l’alchimie, telle qu’il l’expose dans Erotique de l’alchimie, a le mérite d’être claire 9 :

« L’alchimie », écrit-il en effet, » affirme la nécessité d’une base matérielle pour l’édification d’un œuvre spirituelle. Selon ses conceptions, les transformations que l’alchimiste fait subir à sa matière première sont analogiquement liées au processus initiatique qui s’opère spirituellement chez celui-ci. Du fait de l’Involution, la matière semble être ce qui demeure le plus éloigné du Divin. Pourtant, c’est au tréfonds de la masse hyléenne déchue que l’opérateur trouvera l’étincelle du Feu incréé et pourra alors se transmuer spirituellement en communiant avec la transcendance »…

Le « maître en l’Art d’Hermès » d’Elie-Charles Flamand, d’une certaine manière son maître de vie, fut Eugène Canseliet lui-même, rencontré grâce encore à René Alleau, et dont il évoque ainsi la « noble figure » dans Les Méandres du sens, ce livre, un « retour sur soi-même », dont la première partie, sur la Bastie d’Urfé, s’inscrit pleinement – et pour cause – dans l’esprit des Demeures philosophales: 10 « Je revis les moments de sérénité initiatique que j’ai passés à ses côtés dans le laboratoire où ardait son athanor. Avec un soin méticuleux, la gravité recueillie, les gestes solennels de celui qui accomplit un rite sacré, il dosait savamment les substances après les avoir pesées à l’aide d’une balance de précision, maniait pince et creuset, réglait les feux et, pour mon émerveillement aussi bien que pour mon Eveil spirituel, il me montrait le lever de l’Etoile des Mages sur la Mer philosophale, puis bien d’autres opérations appliquées à la maternelle matière et à l’Esprit salvateur qu’elle révèle. Aussi me tendait-il charitablement le fil d’Ariane et m’incitait-il au labeur personnel ». « Sa présence », ajoute-t-il, en 2004, donc, « manque cruellement pour me guider dans ma quête »… 11 Et même si Canseliet, qui le connaissait fort bien, affirme dans la préface qu’il lui consacre en 1970 que l’auteur de Erotique de l’alchimie  n’a jamais « œuvré au fourneau », le « travail alchimique au vif athanor »[5] quoiqu’il n’eût pas été couronné de succès, ne lui était pas si étranger que cela, comme  le confirment certains indices et comme, du reste, il le laisse entendre lui-même. Avec ces quelques vers, par exemple, tirés du poème « Le chemineau de l’improbable », sous-titré « essai d’autobiographie lyrique », publié en 2009 dans Les Strates de l’instant par celui qui, de l’avis de Canseliet, « connaissant la mère aspir(ait) à se rendre au berceau du fils pour l’étoile des mages »[6]:

« L’universelle panacée: homme, animal, végétal, minéral
Parfait remède de tout le cosmos.
Oui il fit jaillir le Soufre du Mercure
Mais sans doute les astres n’étaient-ils pas au rendez-vous.
Le Donum Dei cruellement s’est abstenu »…

Dans un entretien avec Gwen Garnier-Dupuy, publié dans la revue en ligne Recours au poème, Elie-Charles Flamand se fait explicite : « La transmission de l’Art d’Hermès se fait oralement. Le maître vérifie que le disciple médite avec suffisamment d’application les nombreux textes classiques qui sont cryptiques. (…) L’élève réussit quelquefois, au prix de bien des difficultés, à trouver le fil d’Ariane et à identifier d’abord la Materia prima. Il est alors guidé dans les longues et complexes manipulations au laboratoire lorsqu’il a pu deviner leurs significations et leur suite exactes. Ainsi peut-il espérer, s’il est digne de recevoir le Donum Dei, arriver à la transmutation (hélas, ce n’est pas mon cas). Evidemment, tout cela s’accomplit dans le secret ». Mais il ne manque pas de préciser : « J’ai qualifié de cryptiques les textes alchimiques, qui sont des énigmes à résoudre. Ne peuvent pas être ainsi désignés ceux de la poésie, laquelle fonctionne autrement ». Et à propos de ce Donum Dei, qui fait ici, si j’ose dire, son apparition, cette « illumination nécessaire » que Breton aussi avait attendue en vain, sans doute n’est-il pas superflu de rappeler ce que Bernard Roger en dit dans son Paris et l’alchimie : 12 « Ce ‘grand secret’ de l’art hermétique, que jamais aucun texte ne découvre parce qu’il appartient au domaine du sacré », il n’est pas étonnant « qu’on ne puisse en avoir la révélation qu’au-delà du pont, c’est à dire au-delà de notre conscience claire, dans quelque région crépusculaire aux confins de la nuit où l’esprit du ‘laboureur’ risquerait fort de tomber et se perdre, s’il n’était guidé par sa bonne étoile« … « Poète de la Marge Haute, de la Quête et des Mystères de la Lumière », selon Jacques Simonomis, Charles Flamand, qui ajoutera, sans arrière-pensées, dit-il, Elie à son prénom pour se distinguer d’un homonyme belge, n’avait sans doute pas besoin de cela pour devenir, en suivant, comme le dit si bien Marc Kober[7], une « trajectoire morale », ce remarquable « poète métaphysique », « vivant et véritable », dont parle aussi Julien Starck[8]. Et nous voici revenus bien près de cette « vérité morale » évoquée par Breton dont j’ai parlé plus haut… Ce qui n’est nullement surprenant dans la mesure où, pour reprendre les  propos d’ Yves-Alain Favre[9], de l’Université de Pau, « la poésie se présente souvent comme une démarche spirituelle, comme une ascèse qui vise à une transformation intérieure de l’être », se fixant alors « le même but et procédant de la même manière que l’alchimie »:  » la manœuvre du langage et la quête de l’absolu demeur(ant) profondément liées l’une à l’autre », « le poète, comme l’alchimiste », ajoute-t-il, « pratique donc une double opération : la création poétique le transforme intérieurement et la métamorphose spirituelle influence directement l’écriture du poème ». On ne saurait par ailleurs oublier que la pratique alchimique, en effet, qui requiert un travail de chaque instant de nature à rebuter quiconque ne pourrait ou ne serait pas fermement décidé à s’y consacrer à corps perdu, est fondée sur l’impossibilité de dissocier l’opératif du spéculatif , ora et labora – voire, comme dans le 13 Mutus Liber : « Ora, lege, lege, lege, relege, labora et invenies » –  étant bien les deux facettes et plus de la quête de l’Artiste. De fait, comme en témoigne une réponse à André Lagrange, en 1993, publiée dans le texte « Entrée du médium »[10],  les objectifs que se fixe le poète témoignent de son degré d’exigence : « … rencontrer l’imprévisible, tenter d’incarner l’éternité dans l’instant ; appréhender le vrai réel en retrouvant les lois harmoniques des correspondances entre le plan Matériel et le plan Spirituel ; recevoir les énergies fécondatrices du Verbe ; modifier mon être en puisant dans le vaste réservoir de Connaissance sacrée que les alchimistes appellent l’Esprit Universel ; expérimenter par la voie de la poésie le stirb und werde, meurs et deviens, de Goethe ; faire partager aux autres ce que l’on a découvert de meilleur en soi, leur donner un peu de sérénité ou bien les troubler en leur révélant les intimes conflits qui les habitent… « ! C’est d’ailleurs aussi à peu de choses près ce qu’affirme Yves-Alain Favre lorsqu’il fait observer : « La poésie, pour Elie-Charles Flamand, possède une analogie essentielle avec l’alchimie. Elle ne dissocie pas le travail sur le langage de la quête spirituelle et de la métamorphose intérieure ».

Rendu récemment un peu accessible par la publication de 14 Braise de l’Unité[11], cette anthologie de tous ses recueils parus jusqu’en 2015 qui constitue l’authentique « journal de bord d’un voyageur du dedans » attaché à « ranimer la triple étoile de l’être », Elie-Charles Flamand, après avoir commencé des études de géologie, de minéralogie et de paléontologie sous la direction de Jean Viret, rejoint le groupe surréaliste en 1952, grâce à Jean-Louis Bédouin que lui avait présenté Pierre Seghers. Or, de son propre aveu, Breton, très symboliquement, appréciait les « évolutions au large si harmonieuses », semblables « à celles d’un dauphin » – et on ne pourra s’empêcher ici de penser à celui du Mutus liber, encore – du jeune poète.  Et on ne manquera pas de relever, au passage, que Fulcanelli, dont Breton, nul n’en ignore, connaissait parfaitement les travaux, présente, dans Le Mystère des cathédrales,  ce « poisson mystérieux » comme « le poisson royal par excellence », précisant que « c’est là notre précieux soufre, l’enfant nouvellement né, le petit roi », « quintessence vivante cachée dans l’eau », ajoute l’anonyme auteur de l’article « Le blason, creuset alchimique »…  Breton, sans nul doute, aimait les recueils poétiques d’Elie-Charles dont le premier, 15 A un oiseau de houille perché sur la plus haute branche du feu, illustré par Toyen, avait été publié en 1957. Et, bien qu’il ne se soit pas opposé à son exclusion du groupe en 1960, pour cause, donc, d’ « ésotérisme ruiniforme », c’est très clairement une « voie dans laquelle il (l)’avait pourtant vivement incité à (s)’engager », selon les propos tenus par Flamand dans son entretien avec Lagrange, et il avait même accueilli avec bienveillance le petit récit au titre transparent écrit en  août 1958 à Saint-Cirq Lapopie, Sur les pas de la fille du soleil, 16 dont il eut l’heur d’être le premier lecteur et qui ne sera publié qu’en … 2002 ! Contrairement cependant à ce qui s’était passé une dizaine d’années auparavant avec Maurice Baskine, Breton lui conserve son amitié et Flamand, qui dit avoir retenu de « cette aventure surréaliste » l’idée que « la création poétique n’est pas un exercice littéraire gratuit, mais qu’elle engage l’être entier »,  note encore, dans Les Méandres du sens : « Très cher André, vous êtes sans doute l’homme que j’ai le plus aimé et le si vigoureux lien psychique qui se forma entre nous n’est pas rompu, j’en suis persuadé. Dans l’Eternel Présent, vous demeurez auprès de moi ». Et, considérant encore, plus de trente ans après, que Breton fut, « en ce qui concerne (s)a démarche intellectuelle, le Grand Eveilleur« , il ajoute à son adresse 17 : « Quelles que furent nos différences d’opinions, je ne crois pas voir trahi le meilleur de votre message dont l’essentiel, comme vous l’avez rappelé un jour, était de ne pas transiger avec ces trois causes : la poésie, l’amour, la liberté ». Dans l’entretien avec André Lagrange, il explicite ainsi : « Il m’a appris, entre tant d’autres choses, que la poésie n’est pas un divertissement littéraire mais un moyen de libération et de régénération, une recherche du ‘point suprême’, et que réagir contre le rationalisme, les normes étouffantes et figées, les conventions stupides, est nécessaire pour briser les apparences, entrevoir les vérités cachées, voire même atteindre une forme d’illumination »… Un mot qu’il a coutume de lier directement aux vertus de la Pierre Philosophale !  « D’évidence », note Kober, « cette poésie est initiation et alchimie. Elle est trajet alchimique, ‘initiatique lacis des finisterres’, suivant l’image du poète. C’est la poésie des labyrinthes et des voyages dans les lointains, de l’égarement dans les méandres et de l’arrivée à bon port ». Une opinion partagée par Matthieu Baumier qui écrit fort joliment : « La poésie de Flamand est une marche d’alchimiste vers l’étoile », et « le lisant, on entend la rumeur du pas d’André Breton, se rendant chez René Alleau en compagnie d’Eugène Canseliet »… Mais, si Elie-Charles Flamand réfute néanmoins, comme l’avait déjà fait André Pieyre de Mandiargues dans sa préface à 18 La Lune feuillée en 1968 déjà, toute lecture exclusivement alchimique de ses textes, toujours à propos de son troisième recueil et de l' »alchimie verbale, éblouissante de coruscations » qui s’y déploie, Eugène Canseliet lui-même, dans un article publié à la fin de 1968 dans la revue Atlantis, juge bon de rappeler :  » La lune feuillée désigne cet autre monde des ‘colombes de Diane immaculées’ dont parle Eyrénée Philalèthe en son Entrée ouverte au Palais fermé du Roi et dont il semble bien qu’Elie-Charles Flamand se soit inspiré avec le plus parfait bonheur ». « Auteur qui dément l’idée reçue selon laquelle les surréalistes seraient moins érudits que  d’autres »[12], celui-ci est le premier à nous rappeler, que dans « toute poésie digne de ce nom », il « ne s’agit évidemment pas de prendre à l’Art philosophal un certain nombre de ses symboles les plus spécifiques (…), puis de les agencer de façon pseudo-hermétique », ni de « tenter de créer une écriture codée où s’exprimeraient didactiquement (d)es connaissances de l’Art d’Hermès », mais bien « essentiellement » de « Purification (et de) Sublimation du langage » – et on notera qu’ici encore il emploie deux mots appartenant précisément au vocabulaire alchimique. « Même si », ajoute-t-il dans son entretien avec Lagrange, « des notions empruntées à une Sagesse venue du fond des âges et un vécu initiatique s’incorporent à mon œuvre et peuvent donc lui conférer des prolongements ésotériques, mes poèmes ne sont pas constitués de cryptogrammes voilant des préceptes, un enseignement hermétique, comme quelques critiques hélas ! ont pu l’imaginer à contresens »… Après avoir précisé pour sa part que « la poésie d’Elie-Charles Flamand nous montre parfaitement les liens qui peuvent s’établir entre alchimie et poésie », Yves-Alain Favre en détaille la nature : « Tout d’abord », écrit-il, « sa poésie puise son inspiration dans l’alchimie et lui emprunte images et symboles qui, avant même d’être utilisés par le poète, recèlent déjà une forte charge de signification et se trouvent ainsi surdéterminés: phases de l’Œuvre, pierres précieuses, gamahès[13] et Rose-Croix permettent par leur symbolique de mieux éclairer l’expérience du poète ». Mais il prend grand soin de baliser son propos en ajoutant qu’ « on ne saurait parler de poésie alchimique, car Elie-Charles Flamand ne transmet aucune doctrine et ses poèmes ne contiennent pas un savoir  hermétique cohérent qu’ils auraient pour fonction de communiquer à des initiés ». « Disons », complète-t-il, « que le rituel et les images dont usent les alchimistes lui permettent de mieux rendre compte de son itinéraire et de son expérience intérieure »… Bref, il se contente d' »exprime(r) son cheminement personnel vers l’absolu et (de) se ser(vir) de l’alchimie comme d’une symbolique déjà constituée qui lui permet de baliser son itinéraire ». Tout au plus le poète en vient-il à reconnaître, toujours dans son entretien avec André Lagrange, que sa « poésie emprunte plus particulièrement à l’alchimie le principe de la Transmutation, verbale en même temps que spirituelle, dans ses diverses phases ».  Il n’en reste pas moins vrai, en effet, que, comme le fait observer Kober encore, « derrière l’amoncellement des ‘scories’, dans le flot, le poète orpailleur discerne des ‘copeaux de sapience’ « . Dans un texte de février 1979 extrait de 19  Attiser la rose cruciale, « La quête du verbe », sous titré « essai sur la poésie hiérophanique », qu’il va jusqu’à qualifier de « quasi manifeste »[14], Elie-Charles Flamand en personne, dans le souci de « montrer que la poésie est une expérience spirituelle fort proche d’une démarche initiatique ou mystique », « mise en route sur le Sentier de Lumière », livre quelques une des principales clés de lecture de son œuvre. « L’énergie vitale du Logos », explique-t-il tout d’abord, « s’exerce dans la nature au moyen de l’Esprit Universel, médiateur en l’Un incréé et la matière grave. Cet agent mi-corporel, mi-spirituel se diffuse dans les moindres parties de l’univers dont il maintient l’harmonie. Il met les êtres et les choses en communication ; il est aussi un lien entre l’homme et les puissances des plans subtils. C’est par son truchement que tout signifie et que tout parle à l’âme du poète, à condition qu’il ait su, par le sentiment et l’intuition, s’accorder avec l’état vibratoire de cet océan de force éthérique qui bat sous l’écorce des apparences »…. « Le travail d’expression », ajoute-t-il, « consistera à dépouiller le langage de ses impuretés pour faire jaillir la charge spirituelle qu’il recèle en son tréfonds. Il y a là une similitude avec le Grand Œuvre hermétique au cours duquel l’alchimiste ouvre la vile et grossière matière première, car une passive substance mercurielle y emprisonne le Soufre pur et actif, qui n’est autre que l’étincelle divine ».

« Le poète, quant à lui », conclut Elie-Charles Flamand, « s’efforce de recueillir le sang igné du dragon de la parole. Il dissout le commun idiome puis coagule un peu du Verbe essentiel que contenait cette masse ténébreuse. Il spiritualise donc la matière du langage afin de mieux en matérialiser l’Esprit ».

Salamandre il flèche
A la fin le lac d’Hermès,

peut-on lire en 1979 en conclusion du poème « Solve et Coagula » dans le recueil Jouvence d’un soleil terminal20

Mais un texte, de mon point de vue, occupe cependant, dans la mesure où il semble décrire un cheminement vers le Grand Œuvre, une place à part dans le travail d’ Elie-Charles Flamand et pose la question de savoir jusqu’à quel point on peut le suivre lorsqu’il affirme ne rien transmettre. Je fais bien sûr allusion à ce petit livre que j’ai déjà rapidement évoqué, Sur les pas de la fille du soleil, qui porte la dédicace suivante : « A la mémoire d’André Breton qui m’encouragea / à écrire ce récit et en fut le premier lecteur » – et se termine par la mention : « Paris/Saint Cirq Lapopie – Août 1958 ». L’opuscule de trente-huit pages, est divisé en cinq chapitres, et il est précédé, outre la dédicace à Breton, de la devise, « Solus, per solum, ad solem », d’un certain René Sol, dont on comprendra très vite qu’il est le personnage principal de l’histoire. Chaque chapitre, illustré, d’un travail d’Obéline Flamand, est introduit par une citation poétique, un peu à la manière des emblèmes de l’ Héraldique alchimique nouvelle de Jorge Camacho et Alain Gruger[15]. Le premier chapitre est ainsi placé sous le signe d’un fragment isolé d’Arthur Rimbaud, « Prends-y garde, ô ma vie absente !« . L’exergue du second chapitre est constitué par une citation du dadaïste et surréaliste Jean Arp, « Celui qui éveille son âme fait grandir les empires du silence. Il repose comme le ciel sur la voix de la mort« . La troisième partie est introduite par le dernier tercet du sonnet « Vers dorés » de Gérard de Nerval,

Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché;
Et, comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres.

C’est Novalis que l’on trouve en ouverture au quatrième chapitre du livre, avec pas moins de huit vers :

Pour nous maintenant, aimer c’est vivre !
Comme les éléments, nous mêlons
Intimement les flots de l’existence,
Bouillonnants, cœur contre cœur.
Lascifs, les courants se séparent,
Car la lutte des éléments
Est le moment le plus intense de l’amour
Et le cœur de notre cœur.

Enfin, le dernier passage s’ouvre sur une citation en grec d’un extrait de la XXème heure du Nuctéméron d’Apollonius de Thyane (sic), littéralement Le Jour de la nuit, accompagnée de la traduction qu’en a donné, au XIXème siècle le grand initié 21 Eliphas Lévi, l’Abbé Constant, « Ici s’accomplissent par le feu les œuvres de l’éternelle lumière« .

En résumé, les différentes parties de l’ouvrage sont placées sous le signe de quatre poètes, Rimbaud, le surréaliste Jean Arp, deux romantiques, le Français Nerval et l’Allemand Novalis, ainsi que du thaumaturge et philosophe néopythagoricien du Ier siècle Apollonius – ou Apollonios – de Tyane, dans la traduction d’un des principaux ésotéristes français du XIXème siècle, Eliphas Lévi dont on sait l’influence qu’il a exercé sur les poètes de son époque, à commencer par Hugo, Baudelaire ou … Nerval – et même plus tard sur Breton.

Mais que conte donc ce petit livre ? Après avoir franchi une porte « toute entière d’un bois noir et luisant, ornementée de motifs barbares dont aucun archéologue n’aurait pu fixer l’âge ni la provenance », ornée sur sa partie basse d’ « un large soleil héraldique au rayonnement négrescent » et, sur le panneau supérieur, d’un haut-relief où figure « un groupe de sphinges mêlées en un inextricable combat, ailes battantes, seins dressés, yeux fous, se déchirant férocement de leurs griffes léonines », le héros, René Sol, entreprend un voyage dans « le chaos, l’antre où se célèbrent les mystères », aux « limites de (lui)-même », « devant l’éponge fossilisée de (s)on ancien corps », « géode de chair morte » qu’il détruit en lui lançant son « âme enclose » dans « la boule tiède de (s)on souffle »… On se souviendra ici, au passage,  que le « chaos des sages » n’est autre que la Prima Materia…  C’est alors qu’il voit naître « une étoile tutélaire dont le scintillement le guid(e) » – et que nous autres lecteurs sommes gratifiés de notations typiquement alchimiques, en italiques, dignes assurément des traités du XVIème ou du XVIIème siècles – telle celle-ci :

L’astre du matin a débusqué sa sœur maudite et règne au ciel nouveau. De son œil vert tombe un rayon qui fait se coaguler en moi une goutte de rosée, cristal d’une vraie sagesse, promesse d’un univers limpide qui abritera le chêne vertébral. Du creuset de l’abime s’élève lentement l’escarboucle du premier jour

– peut-être le Rébis des philosophes, 22 l’Androgyne primordial qui nait de la Materia Prima et indique à l’Adepte l’apparition des principes opposés …

De la même manière, on peut lire, un plus loin, toujours en italiques :

Voici que roule la rosace d’Iris; Dans sa course, elle gemmise la lumière de la délivrance. Du plus haut, elle vient poser sur moi le sceau de l’union. Une tige naissante frissonne au vent diapré.

Or, dans les textes alchimiques, la roue ou la rosace qui apparaît après la mort du Corbeau – qui représente la Nigredo ou première étape de la transformation de la Pierre philosophale – comporte huit compartiments dont sept correspondent aux métaux et aux couleurs de l’œuvre.

Le noir, par exemple, est la couleur associée  à Saturne, tandis que le gris cendre correspond à Jupiter et le blanc à la Lune. Pour Vénus c’est un vert azuré allant vers le rouge pâle, et pour Mars, un jaune rougeâtre foncé tirant sur le rouge tandis que le Soleil est associé à un jaune clair allant jusqu’au pourpre intense de l’aurore.

L’ensemble de ces couleurs constitue la palette dite de la queue du Paon et correspond à une phase nommée irisation, par référence à la nymphe Iris et bien sûr aux couleurs de l’arc-en-ciel. Maîtriser les couleurs, c’est maîtriser le feu des Alchimistes pour obtenir la Pierre Philosophale…

Parfois, ces maximes sont de type plus directement gnomique, comme en témoigne celle-ci: « Un signe se manifeste et la voie s’éclaire, la vie consumée se rénove en phénix, l’inerte peut germer sur ta paume« …

La poursuite cependant de la description du parcours de René Sol et des épreuves qu’il subit, illustrées par  une phrase comme : « Je suis passé et mon double alourdi de sa gangue, est resté cloué sur le récif stérile de l’autre rive », semble bien correspondre à cette expression d’un « cheminement personnel vers l’absolu » utilisant l’alchimie comme une « symbolique déjà constituée qui lui permet de baliser son itinéraire » dont j’ai indiqué plus haut qu’elle était représentative du travail d’Elie-Charles Flamand.

A la « trop violente clarté » qui, à la fin du second chapitre, force notre héros à se protéger les yeux fait écho, au début du troisième, l’évocation de la « splendeur du jour » où il serait sans doute bien difficile de ne pas voir une subtile allusion à 23 la Splendor solis[16] chère aux enfants de l’Art… Mais ce troisième chapitre détaillant l’arrivée de René Sol « au seuil d’un cabinet de curiosité à l’abandon » avec ses collections « disposées selon la méthode adoptée par les anciens naturalistes », un « monde éteint, (…) pétri dans la terre canoniquement préparée d’un moi désagrégé », n’est pas sans nous rappeler non plus qu’Elie-Charles Flamand lui-même a d’abord reçu, comme il l’explique dans Les Méandres du sens, une formation de naturaliste. D’autant plus que quelques lignes plus loin, le personnage se retrouve, autre coïncidence frappante, dans un « lieu hors du temps » qui ressemble fortement à un laboratoire d’alchimiste – comme celui, qu’il fréquentait alors, d’Eugène Canseliet… Puis, à l’issue d’une médiation destinée sans doute à rappeler que la porte est à l’intérieur, 24 après en avoir trouvé la clé dans un foyer orné d’une salamandre, il parvient dans une vaste rotonde éclairée par une « verrière découpée en étoile à six branches » – le sceau de Salomon, « l’étoile brillante du macrocosme », comme dit Eliphas Lévi,  symbolisant par ailleurs les 4 principes – chaud, froid, humide et sec – issus des 4 éléments primordiaux, feu air terre et eau … Dans ce théâtre baignant dans une lumière glauque, René se trouve enfin en présence d’une « femme drapée dans une robe de moire bleue, ondée et chatoyante », parée d’une « gemme verte aux reflets éblouissants » « en ferronnière sur le front », celle « qu’il poursuivait depuis si longtemps, de rêves tourmentés en veilles ardentes, sans pouvoir l’étreindre jamais »…

Enfin, la dernière partie raconte comment René Sol, au terme d’un authentique processus initiatique qui a vu « les recoins les plus obscurs de (s)on être s’illuminer (…), car (il) a bu le lait de la lune », retrouve après une course à travers « une forêt majestueuse comme un sanctuaire », après avoir descendu le cours rapide d’une rivière, « Celle qu’il en (est) venu à nommer la Fille du Soleil », qui sur fond, justement, de soleil levant, drapée dans une cape rouge l’attend pour accomplir  l’union du mercure et du soufre, l’incarnation de l’esprit, l’Œuvre au rouge…

Et, en parfaite illustration, semble-t-il, du propos d’André Lagrange affirmant qu’ « E.C.F. emprunte à l’alchimie ‘son langage et ses symboles’ – comme point de départ sur la voie spirituelle ; épanouissement de l’être, non à la recherche d’une quelconque pierre philosophale, mais d’une recréation poétique », le texte se termine sur cette phrase où semblent se fondre romantisme, symbolisme et surréalisme « Je ne suis plus qu’une larme du masque de foudre verte qui rougeoie » !

On ne manquera pas, en conclusion, de rappeler qu’en alchimie, comme dans d’autres traditions initiatiques, la discrétion est en tout état de cause la règle. Il s’agit de respecter la devise de 25 l’homme chymique,  « Faire », ce fameux ποιεῖν dont parlent Fulcanelli et Canseliet, « écarter le voile épais de l’intellect », comme dit Elie-Charles Flamand dans Attiser la rose cruciale, « pour suivre les voies de la poésie », et « se taire », observer « le plus religieux silence »…   Mais force est cependant de constater qu’Elie-Charles Flamand, comme Eugène Canseliet et leurs amis René Alleau, Bernard Roger, Jorge Camacho, Alain Gruger et Maurice Baskine, ceux que je nomme les surréalistes alchimistes, pour des raisons qui leur appartiennent et qui, du reste, sont sans doute très diverses, passant outre la devise « faire et (se) taire », ont, quoiqu’ils en aient parfois, ouvert à leur manière d’Artistes des pistes pour les profanes et travaillé à transmettre. Ce qui ne dispense en rien des exigences de « l’internelle navigation » 26

 


[1] Jacques Van Lennep : Art et alchimie. Editions Meddens, Bruxelles.1966.

[2] C.G.Jung : Psychologie et alchimie. Buchet-Chastel, Paris. 2004.

[3] Elie-Charles Flamand : Les Méandres du sens. Dervy, Paris. 2004.

[4]  Dictionnaire général du surréalisme et de ses environs, d’Adam Biro et de René Passeron, PUF, Paris.  1982.

[5] Marc Kober : « Caresser avec amour les pétales de l’univers », dans le dossier Elie-Charles Flamand publié par la revue La Sœur de l’Ange, n° 13. Printemps 2014. Editions Hermann, Paris.

[6] Texte d’une dédicace d’Eugène Canseliet à Elie-Charles Flamand.

[7] Marc Kober : « Le trésor d’Elie-Charles Flamand »,  postface à Elie-Charles Flamand,  Braise de l’unité, Recours au poème éditeurs, décembre 2014.

[8] Julien Starck : « Sur l’œuvre d’Elie-Charles Flamand »,  Poezibao, mai 2015.

[9]Yves-Alain Favre: « Alchimie et poésie dans l’œuvre d’Elie-Charles Flamand », communication au IIème Colloque du Centre de Recherches sur le Merveilleux et l’Irréel en Littérature (Université de Caen, 2 septembre 1989). Repris dans Le Merveilleux et la magie dans la littérature (sous la direction de Gérard Chandès, Rodopi, 1992) puis dans  A propos de la poésie d’Elie-Charles Flamand (La Lucarne Ovale. 2011).

[10] André Lagrange : « Entrée du médium », Jointure n° 38. Eté 1993. Repris dans A propos de la poésie d’Elie-Charles Flamand, op. cit.

[11] Version électronique chez Recours au poème éditeur  et version papier à La Lucarne Ovale, 2015.

[12]Marc Kober : « Caresser avec amour les pétales de l’univers », op. cit.

[13] Selon Stanislas de Guaïta, il s’agit de pierres sur lesquelles l’action de la lumière astrale a tout  naturellement gravé des figures. Pour E.-C.F., dans Sur les pas de la fille du soleil, ce sont « ces mystérieux ‘jeux de la nature’ dont l’étude est dédaignée de nos jours ».

[14] Dans l’entretien avec Gwen Garnier-Dupuy publié dans Recours au poème (http://www.recoursaupoeme.fr/).

[15] Jorge Camacho et Alain Gruger : Héraldique alchimique nouvelle.

[16] Très célèbre traité alchimique allemand du xvieme siècle dans lequel on trouve, par exemple, une splendide illustration du Donum dei.

Journée d’étude Elie-Charles Flamand

Samedi 8 février 2020 :

11h-18h : Journée d’étude sur Elie-Charles Flamand : poésie et alchimie, dirigée par Henri Béhar et Françoise Py. Avec la participation d’Obéline Flamand, de Pierre Geste, Marc Kober, Jean-Clarence Lambert, Patrick Lepetit et Michel Passelergue.

Introduction de Henri Béhar

Communication de Michel Passelergue :  Elie-Charles Flamand: une quête du Verbe dans les méandres du sens

Communication de Patrick Lepetit:

Communication de Marc Kober :

 

 

Elie-Charles Flamand: une quête du Verbe dans les méandres du sens

Elie-Charles Flamand: une quête du Verbe dans les méandres du sens

par Michel Passelergue

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1
Communication à la Halle Saint-Pierre 8 février 2020
Elie-Charles FLAMAND :
une quête du Verbe dans les méandres du sens
J’ai parcouru des déserts d’os broyés de laves froides
Longtemps j’ai cherché des traces de pas sous la cendre
J’ai cru voir s’éteindre la flamme qui vacillait au plus profond des ténèbres closes
Ermite enfin
Habitant les hautains vestiges d’une tour penchée
À flanc de souffrance
Ayant exilé mes craintes mes colères
Ivre de patience j’attendais
Dans l’humidité primordiale du silence
Proche était pourtant la passerelle où je t’ai rencontrée
Au-dessus de l’eau noire de l’eau éteinte
Perle nocturne dans l’écrin mobile du vent
Tu descendais alors de ton château en flammes
Au zénith
L’étoile tentaculaire que tu venais de débusquer dans ta course jetait ses derniers feux
*
LIVRÉE
Celle qui m’a convié à assister
À la naissance du cristal
Dans une grotte ardente
Face au très haut pistil oscillant au cœur de la tempête
L’amphore scellée
Couchée au fond de la rivière aux galets d’escarboucles
Qui de part en part me traverse
Et que je remonte jusqu’à sa source
TU ES
La fleur fermée
Régnant sur le jardin secret
Enclos dans le crâne de ménure-lyre
Que contient le coffret de pierre d’aigle pris entre les racines du soleil
Coffret dont je cherche la clef
Parmi celles qui rouillent dans la mousse des grands bois

2
Celle qui connaît les secrets de la lumière et de l’ombre
La femme-oiseau qui m’entraîne dans sa danse
Sur la corde en pétales d’iris tendue entre le crépuscule et l’aube
DÉLIVRÉE
*
Nous venons de lire deux des cinq pages du poème d’Elie-Charles Flamand « À un oiseau
de houille perché sur la plus haute branche du feu », poème de 1953. Première parution (en
1957) de celui qui venait de découvrir, à la lecture de l’« Histoire du Surréalisme » de
Maurice Nadeau, la poésie d’Éluard et Breton. Une révélation qui conduisit Elie-Charles
Flamand à interrompre des études de géologie et de paléontologie qui, pourtant, le
passionnaient, et à quitter sa ville natale de Lyon pour rejoindre Paris. C’est par
l’intermédiaire de Pierre Seghers et de Jean-Louis Bédouin qu’il fit la connaissance d’André
Breton. Et, de 1952 à 1960, il va participer aux réunions et publications du groupe surréaliste
d’alors.
Ce poème « À un oiseau de houille… » témoigne d’une évidente maturité. Et si on y relève
l’emprise manifeste de cette « magie » surréaliste qui avait tant séduit le jeune Flamand, on
peut y lire aussi bien des signes de son orientation prochaine en faveur d’une recherche
spirituelle, de son engagement pour la quête d’une « lumière lointaine ». Par exemple : « J’ai
parcouru des déserts… j’ai cherché des traces de pas… », l’évocation de l’ermite, l’allusion à
l’exil ou les multiples références aux quatre éléments :
– le feu (la flamme qui vacillait, le château en flammes, les derniers feux de l’étoile) ;
– la terre (les déserts, les laves, les cendres) ;
– l’eau (la rivière, l’humidité primordiale, l’eau noire) ;
– l’air (l’écrin mobile du vent, la femme-oiseau).
Ces éléments se combinent aussi (l’eau éteinte, les racines du soleil, la grotte ardente).
On est donc en présence d’une forme d’alchimie du verbe. Et l’alchimie sera très tôt l’un des
domaines explorés par Elie-Charles Flamand dans sa quête ésotérique.
De son côté, André Breton (dont l’esprit farouchement antireligieux est bien connu) a
toujours été fasciné par l’astrologie, la voyance (Lettre aux voyantes »), le tarot et tout
particulièrement l’alchimie. Il s’intéressait non seulement aux sciences occultes mais aussi
aux mythologies anciennes, à celles des sociétés « primitives », aux croyances qui se
maintenaient en marge des dogmes religieux. André Breton (dont la devise était « Je cherche
l’or du temps ») avait souligné, dans une longue étude intitulée « Fronton-Virage » parue en
1948, le rôle déterminant des symboles alchimiques dans « Poussière de soleils » de
Raymond Roussel, auteur phare du surréalisme.
On ne peut donc s’étonner que ce soit Breton lui-même qui, par l’entremise de René
Alleau, ait mis notre poète en relation avec Eugène Canseliet, disciple de l’alchimiste
Fulcanelli. Mais les recherches d’Elie-Charles Flamand sur l’alchimie vont s’intensifier et
contribuer à l’éloigner peu à peu du groupe surréaliste, dont par ailleurs il ne peut approuver
certaines options, entre autres politiques. Il n’y a pas lieu de s’attarder sur l’exclusion de
Flamand en 1960 : les « procès » d’exclusion, les « rappels à l’ordre » et excommunications

3
faisaient partie du rituel ordinaire du groupe (très instable) qui entourait le « pape du
surréalisme ». Mais on retiendra qu’Elie-Charles Flamand n’a pour cela aucunement modifié
sa conception poétique et qu’il a su maintenir des relations amicales avec Breton, en dehors
du groupe. Dans « Les méandres du sens », il évoque ainsi ces années 1952-1960 :
« De cette aventure surréaliste, qu’ai-je donc retenu ? Tout d’abord que la création poétique
n’est pas un exercice littéraire gratuit, mais qu’elle engage l’être entier. Elle est le moyen
d’une expression de la conscience et doit conduire à une radicale transformation spirituelle.
Faisant éclater le barrage de la censure qui nous empêche d’accéder à nos sources
profondes, elle nous permet de découvrir les relations secrètes entre l’homme et le cosmos
et nous dévoile les horizons infinis où la nature intime des choses se communique à nous par
le symbole, l’illumination, la « voix qui parle à l’intérieur », le langage originel. »
On reconnaît là une manière de credo surréaliste qui aurait intégré des convictions
d’ordre spirituel. Quant à la continuité d’une ligne surréaliste dans les poèmes, on pourra la
vérifier à l’écoute de deux poèmes de « La lune feuillée », recueil de 1968 : même
abondance des symboles, unie à une certaine préciosité (au meilleur sens du terme) dans
l’écriture :
« EN PROIE À LEURS REGARDS »
à Toyen
Une pluie d’yeux en fusion
Strie la falaise de givre où s’émousse le biseau des reflets
Vitrifie la brume cendreuse qui noyait nos plus secrètes ruines
Calcine l’ombre portée de nos masques
Illuminés au plus bas de notre fondrière
Riches d’un long cœur à cœur avec les filons
Nous les vigiles
Nous pouvons lever nos paupières lourdes de limon
Et ceints du diadème de nos larmes
Briser les serrures de l’ultime ouragan
INTERRÈGNE
pour André Pieyre de Mandiargues
Dans les vergers de la salamandre
Se vaporise mon allée d’eau triomphale
Où la main égrenait ses perles d’oubli
La solitude m’allège
Et mes haillons s’irisent
En cette terre amèrement charnelle
Hérissée de présences torturantes
Où je viens traquer mes gestes imaginaires
Et prendre le deuil de mes légendes

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Au jeu de malemort
Me transperce la flèche de la vie pérenne
La sève acide du verbe ronge ma couronne de fer
Cerné par la ronde des lisières
Je fracasse le moule de mes visions
Puis écartant le rideau des affres sibyllines
Je renais sur l’aire de l’omphalos
Limpide échappant à ma ressemblance
Une fois de plus me voici donc tison sur les chenets des arcanes
Fumée incantatoire aux points cardinaux des friches ancestrales
Aigle cinéraire planant sur le cuvier de mes angoisses
Dans l’incandescente fraîcheur de cette nuit trop longtemps refusée
*
L’exclusion du groupe n’a donc en rien provoqué une rupture avec le surréalisme, sur le
plan de la poésie. Elie-Charles Flamand conservera une vision très haute de la poésie et de sa
mission. Pour preuve cette déclaration assez tardive :
«… je pense que créer nécessite une forme de révolte, la liberté de s’affranchir des
servitudes de la logique, de rompre les interdits, de refuser les modes et les normes en
vigueur qui sont synonymes de stagnation, de sclérose. Ce dépassement des limites
imposées par les générations du passé laisse place à la révélation de l’insoupçonné, de
l’inconnu. Ainsi peut-on avoir accès aux valeurs vraies, vivantes et dépouiller la Tradition des
faux-semblants du traditionalisme. »
Dans ce sens, la poésie telle que la conçoit Flamand, affranchie de la logique, audacieuse
par ses images surprenantes et d’un grand raffinement dans l’écriture, demande au lecteur
un double effort de concentration et d’ouverture. Elle risque donc de susciter une certaine
résistance de la part de lecteurs qui jugent difficile l’accès à l’œuvre des auteurs qualifiés
peu ou prou d’hermétiques. De Maurice Scève à Mallarmé (pour s’en tenir à la poésie
hexagonale), bien des poètes ont été soupçonnés de cultiver l’énigme ou le mystère, de
dissimuler le sens dans des formules alambiquées, volontairement obscures. Sur ce point, il
n’est pas inutile de revenir à ce que disaient, de façon assez complémentaire, Saint-John
Perse et André Breton.
Saint-John Perse d’abord, à propos de la poésie que l’on dit obscure ou
incompréhensible :
« L’obscurité qu’on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d’éclairer, mais à la
nuit même qu’elle explore, et qu’elle se doit d’explorer : celle de l’âme elle-même et du
mystère où baigne l’être humain. »
Ce que dit André Breton se rapporte davantage à ce qu’il faut attendre du lecteur :
« J’ai toujours soutenu qu’un certain nombre d’œuvres poétiques et autres valent
essentiellement par le pouvoir qu’elles ont d’en appeler à une faculté autre que

5
l’intelligence. La beauté exige qu’on jouisse le plus souvent avant de comprendre et elle
n’entretient avec la clarté que des rapports fort distants et secondaires. »
Si Elie-Charles Flamand est en quête, par la poésie, d’une certaine lumière spirituelle,
celle-ci ne sera pressentie, puis perçue qu’après une longue traversée de la nuit à l’
« incandescente fraîcheur » qui est celle des profondeurs de la langue. Une langue qui doit
être travaillée par le poète avec un engagement comparable à celui de l’alchimiste lorsqu’il
aborde l’opération de sublimation. Ce qui ne signifie pas qu’il faille lire l’œuvre de notre
poète comme si elle était conçue selon la science d’Hermès Trismégiste. Flamand lui-même
a tenu à dissiper cet éventuel malentendu :
« Pour un véritable poète, il ne s’agit évidemment pas de prendre à l’art philosophal un
certain nombre de ses symboles les plus spécifiques, choisis à cause de leur caractère
insolite ou pittoresque, puis de les agencer de façon pseudo-hermétique. Il ne faut pas non
plus tenter de créer une écriture codée où s’exprimeraient didactiquement quelques
connaissances de l’art d’Hermès, et que le lecteur pourrait décrypter uniquement s’il avait la
clef du sanctuaire. C’est essentiellement la Purification, la Sublimation du langage qui doit
être accomplie dans toute poésie digne de ce nom. »
On aura peut-être une idée de ce travail intense du langage dans le premier des deux
poèmes qui suivront. Pour faire écho à la célèbre gravure de Dürer « Le chevalier, la mort et
le diable », Elie-Charles Flamand use de tous les pouvoirs de la pensée analogique et d’une
écriture visionnaire. Ensuite, ce sera le poème « L’échelle de verre », lui aussi d’une grande
densité.
RITTER, TOD UND TEUFEL
Le pouvoir des semblances contrastées
Instaure un chaos d’angles d’ajours et de dards
Qui se lapidifie sous les éclairs algides
Il est encore temps d’y lancer l’églantine des préfigurations
Cette veilleuse subrepticement
Choisie par l’impersonnelle présence
Achève seul
L’apprentissage des retours novateurs
Efface la marque des fictions sur leur déclin
Elles réfrènent les nuancements de la lumière infaillible
Mes sollicitudes tâtonnent sur le versant de l’irrévélé
Je suis en attente de moi-même
Le convulsif lignage d’un apogée dérisoire
Se parachève
Dans l’irrévérence qui détourne des souillures
Perpétuées par mes malandreux ennemis
Des sanctuaires cloutés d’abîmes
Ont sauvegardé les émissaires taciturnes

6
Qui sursoient aux trop funestes réconciliations
Quand l’adversité temporelle m’accomplit
Pour avoir sacrifié jusqu’à l’amertume de cette Mort versatile
Et jusqu’à la beauté cependant vigilante
De Celui qui mène l’aube à sa défaite
Afin de ruiner les compromis d’un effroi tamisé
L’épée et la pique forgées au feu de clémence
Conjurent les vicissitudes cathédrales
Chaque fois que l’écart probatoire
Suscite une transfiguration
L’ÉCHELLE DE VERRE
Avait-on départi une fontaine de promesses fanées
À ce gisant que je fus
Mon désert au mouvant bornage
Me protégea-t-il du pervers dessein des nativités
Il n’importe
Puisqu’en commençant à gravir le contre-jour
Du répit qui commémore les attirances
Nouées par un perspicace oubli
Je vois les proues négatrices
Se ternir puis couler bas
Quand les malentendus que la roue
Polaire ne conjure plus
Retournent peureusement au passé
Sans résonances
À chaque degré l’accord fauve
Fissure une servitude
Ou quelque hantise moussue
Arc-boutée sur l’irréel
Et l’ermitage en abîme s’élève
Vers la prairie d’immortalité
Homme de profusion et de pesanteur
Assez haut m’inverserai-je
Pour déplisser le silence de l’amour
*
« Échelle de verre » : le titre suggère une double allusion à l’échelle de Jacob et à la
« maison de verre » chère à André Breton. Le texte nous ramène aux suggestions initiatiques

7
du poème « À un oiseau de houille… » par lequel nous avons commencé. « L’ermitage en
abîme » est une réminiscence de la tour de l’ermite « penchée » à flanc de souffrance. Le
poète évoque une ascension initiatique dont la difficulté et la lenteur sont probablement en
rapport avec son parcours personnel sur la voie de la Tradition ésotérique.
Rappelons qu’Elie-Charles Flamand avait entrepris avant 1950 des études à la Faculté des
Sciences de Lyon. Passionné dès sa jeunesse par la géologie, la minéralogie et la
paléontologie, il travaillait à Lyon avec le professeur Jean Viret pour qui il a toujours
conservé un sentiment de vénération. Le goût pour les pierres, les fossiles, la préhistoire, les
métaux, la botanique, la recherche des signes, des indices du temps passé, et plus
généralement l’amour de la nature, la curiosité pour le monde animal – tout ceci
conditionne autant son engagement spirituel que sa vision poétique du monde. Flamand
s’est exprimé avec chaleur sur son attirance pour les sciences de la nature :
« Je n’ai rien renié de ma ferveur première pour les sciences naturelles : celles-ci, qui ont
incontestablement orienté ma pensée de façon décisive, sont toujours restées à l’arrièreplan de mon esprit. L’attention pleine d’amour envers les beautés de la création et le désir
de percer ses mystères ont d’abord préparé chez moi le terrain à la poésie. Puis l’étude de la
nature, encore que souvent reprise sous sa forme positive avec un intérêt toujours vif porté
à l’évolution des connaissances en ces domaines, s’est aussi transmuée en une absorption
émerveillée, une contemplation méditative qui vinrent nourrir mon inspiration.
Corrélativement, j’ai été amené à envisager les productions des trois règnes sous leur aspect
symbolique, les reliant de cette façon à mes préoccupations ésotériques. »
D’autres textes laissent transparaître l’ancienne passion pour la paléontologie :
« Il est certain que tout est en nous. Les connaissances cosmogoniques et mythiques,
l’acquis complet de l’humaine condition ont été véhiculés grâce à l’héritage génétique et à la
mémoire de l’espèce par ces humbles inconnus dont les innombrables générations
remontent à l’apparition de l’Homo sapiens sapiens. Et, par-delà, tout au long du fabuleux,
du presque inconcevable passé géologique, cette chaîne se continue dans l’animalité et nous
relie aux sources mêmes de la vie. Si l’on se laisse habiter par l’impulsion de ce dynamisme
primordial, quelque chose d’essentiel monte, à travers nous, de l’inconnu. Se réaccorder
ainsi à ses racines, c’est s’ouvrir à la souveraine liberté de l’esprit créateur ; se réharmoniser
avec ses ascendants, c’est se réconcilier avec soi-même. Comme le fait remarquer Carl
Gustav Jung, « Je suis une réponse à une question de mes ancêtres. »
De telles réflexions éclairent la vision dynamique du concept de Tradition qui sous-tend
l’œuvre d’Elie-Charles Flamand. Les poèmes qui vont suivre, extraits des « Chemins
embellis », en témoignent peut-être. Leur texture plus aérée caractérise assez bien la
manière du poète dans les années 1980. Ils ont été écrits à Varengeville-sur-Mer :
SALUTAIRE L’ESTRAN
pour O.
Il fallut une avancée qui cherche
La parcelle tournoyante du divers
Si proche de la foudre

8
Incluse parfois
Dans les falaises un peu lunaires
Avec patience l’eau te mena
Jusqu’aux fastes d’une exigeante limpidité
Intimes genèses
Ces galets vous honorèrent
Car un ciel d’éveil
Les avait polis autant que la mer
Qui mêle ta venue et ton effacement
L’IRRÉVOCABLE DESTINATION
Entre le gravier et les nuages
Hier l’inaccompli aurait pu nous égarer
Une spirale inquiète
Hâte son déroulement
Par temps de fiévreuse pluie
Et les sarcasmes chamarrés retournent
Auprès de quelque funeste demi-jour
Bien que la pesanteur vibre
Le domaine paisible continue de mûrir
Soleil bas et lune haute
En prennent soin
Avec bonheur arrivent
Depuis longtemps promis
Le froissement suivi de la déchirure
Pureté suppliciante au tout début
Justesse qui nous montre
Surgis de l’âge nocturne
Le proche enchevêtré avec le lointain
Tandis qu’ils échangent leurs pouvoirs
Au cours de multiples bonds prophétiques
Ornements du petit matin
Nous ne méconnaîtrons plus
La face immuable
*
9
S’il y a évolution vers une fluidité plus grande, ce n’est pas au détriment de la vie intense
des images. L’image poétique demeure primordiale. C’est elle qui déploie, à travers le
poème, un jeu de résonances spirituelles ou ésotériques. Dans « Les méandres du sens »,
Elie-Charles Flamand l’exprime avec conviction :
« Je suis resté fidèle, dans ma pratique constante de la poésie, à la primauté de l’image que
postule le surréalisme, encore que, pour moi, celle-ci ouvre aussi des perspectives d’ordre
mystique. La métaphore […] dirige le texte en avant, vers la découverte d’un secret. Suivant
les lois de l’analogie universelle – qui sont aussi celles de l’ésotérisme –, elle lie le visible à
l’invisible, le matériel au spirituel, le microcosme au macrocosme. Réconciliant les
contraires, elle doit conduire à l’Unité ; son extrême condensation est source de fulgurance
qui permet de transgresser la logique, son pouvoir de transmutation crée l’idée, dévoile un
aspect de la Vérité. Par leur présence de suggestion et d’émotion, les images s’engendrent
l’une l’autre, se développent graduellement et organisent le poème par enchaînement de
plans. Dans leur multivalence, elles entraînent vers les hauteurs, se prolongent en direction
de l’Ouvert et expriment l’ineffable. »
Ce n’est pas sans raison que Jacques Arnold, à la parution de « Vrai centre », saluait en
Flamand un « imagier-langagier ». Si nous parlions à l’instant de l’image poétique, il faut
souligner le rôle prépondérant qu’aura eu l’image (au sens général du terme) pour notre
poète. En témoigne son attirance constante pour les arts plastiques. Le catalogue de ses
publications comporte nombre d’ouvrages dédiés à la peinture. Et ses recueils de poèmes
sont accompagnés le plus souvent de créations d’artistes tels que Toyen (pour le tout
premier poème), Chu Teh-Chun, Paul-Armand Gette, Louise Janin et, bien sûr, Obéline
Flamand. Dans « L’attentive lumière est dans la crypte », des reproductions d’œuvres du
sculpteur Gaetano di Martino se glissent parmi les poèmes.
Il faut noter également le rôle important qu’aura eu pour le poète sa passion pour le jazz
traditionnel depuis les années quarante. Fervent connaisseur de la musique de Louis
Armstrong, Duke Ellington, Sidney Bechet ou Buddy Tate, il a même tenté de pratiquer le
jazz en tant que batteur et a connu personnellement plusieurs grands jazzmen.
Si on ajoute que, parallèlement à son œuvre poétique et à ses recherches ésotériques,
Elie-Charles Flamand s’adonnait au dessin, au collage, on ne s’étonnera pas de le voir
collaborer à la revue « Phréatique ». Sous la direction de Gérard Murail et Maurice
Couquiaud, celle-ci, initialement revue de poésie, avait pris dans les années 1990 une
direction nettement transdisciplinaire en privilégiant le dialogue entre scientifiques
(astrophysiciens notamment), philosophes, poètes, artistes, tout en faisant une large place
aux sciences humaines et aux spiritualités. Les noms d’Elie-Charles et Obéline Flamand ont
figuré au sommaire de « Phréatique ».
Pour illustrer un peu cette multiplicité de l’œuvre, voici un poème du recueil associé aux
images de Gaetano di Martino, suivi d’ « Envol » (un poème en prose évoquant le monde des
oiseaux) :

10
PAS À PAS
Combler avec lenteur la ravine du temps
Se purifier par l’attente
Accueillir ces alliances déracinantes
Qui raniment les signes encore figés
Suivre jusque dans la grotte originelle
Refuge dévolu aux diaprures du dénuement
Les houles hiératiques
Dont l’écume dissipera nos rechutes
S’empreindre surtout du murmure
Fluant de la pierre spirituelle
Découverte en une nuit liminaire
Sur le parcours que trace l’infigurable
Au moment où la transparence qui nous assiste
Ne se refuse plus à immoler le visible
PLEIN VOL
Martin-pêcheur, pic épeiche, chardonneret, autant de générosités audacieuses qui
n’empruntent qu’au prisme des espaces parcourus la turquoise, l’or, la neige, le sang, la
houille, le soufre. Poids et non poids, ils viennent de traverser les paupières translucides du
ciel pour tenter de m’initier au chaud frémissement de la lumière de mansuétude, celle qui
privilégie les Ailleurs en moi.
Que l’échappée de ces maîtres des passages d’en haut et d’en bas puisse guider la
mienne ; ils ne me fourvoieront pas, malgré tant de nuages compacts qui aujourd’hui
assourdissent leurs voix.
Au retour, lorsque dans mes vergers morts, des plis et replis sacrés deviennent difficiles à
franchir, m’accablent, me mettent à l’épreuve, les discrets messagers de la source des nues
quittent de nouveau, frôlant de près l’invisible, leurs ruisseau, forêt, prairie. Dès qu’ils
apparaissent, se lève devant moi, devant certains, l’arbre de Vie. Et chacun d’eux, en tant
que gardien des secrets, vient se percher sur un rameau qui aussitôt se nimbe de passé et de
futur immédiats.
*
Comment le poème est-il perçu par son lecteur ? La question préoccupe le poète dès
l’écriture, même sachant que l’incertitude est de rigueur relativement à l’interprétation qui
sera celle du lecteur inconnu. Sur ce point, Elie-Charles Flamand s’exprime avec précision et
sagesse :
« … mes poèmes, dans leur concision parfois énigmatique, non seulement jouent sur
plusieurs registres mais associent un très grand nombre de composantes référentielles

11
autres qu’alchimiques, liées par des correspondances. N’étant pas figés en une signification
unique, ils font naître un réseau de suggestions et de fluides allusions, déploient un espace
pluriel. Ces textes sont donc ouverts à des interprétations diverses, voire même – pourquoi
pas ? – opposées parfois, selon la loi de l’analogie des contraires. Ils présentent ce caractère
propre à la fonction poétique du langage que les doctes de l’université nomment polysémie.
Du moins je souhaite qu’il en soit ainsi ! Il convient de remarquer aussi que, toujours, le sens
outrepasse très largement les intentions de l’auteur. »
Une vision polysémique de l’expression poétique qui est, aujourd’hui, largement partagée…
Quoi qu’il en soit, notre poète (dont la vie est demeurée fort discrète, presque aussi
secrète que celle des alchimistes) a été lu, apprécié et commenté par des personnalités fort
diverses : poètes, artistes, universitaires, adeptes de l’ésotérisme. Dès 1973, le nom d’ElieCharles Flamand (âgé alors de quarante-cinq ans, et dont le catalogue se limite à quelques
ouvrages) figure dans le gros volume de Serge Brindeau « La poésie contemporaine de
langue française depuis 1945 » au chapitre de la « Poésie ésotérique ». Chapitre qui s’ouvre
par le rappel d’une déclaration d’André Breton : « Je demande qu’on veuille bien observer
que les recherches surréalistes présentent, avec les recherches alchimiques, une
remarquable analogie de but : la pierre philosophale n’est rien autre que ce qui devrait
permettre à l’imagination de l’homme de prendre sur toutes choses une revanche
éclatante. » Le chapitre regroupe une dizaine de poètes qui, avec le recul, relèvent
diversement de l’ésotérisme : parmi eux, le grand Pierre Torreilles, Robert Marteau, MarieClaire Bancquart ou Pierre Esperbé (dont le souvenir reste cher aux fidèles d’ « Arts et
Jalons »). Et donc notre poète qui inspira d’abord à Brindeau un jugement plutôt
embarrassé : « Si l’on n’est pas initié … on aura bien du mal à discerner quelques points de
repère dans l’œuvre d’Elie-Charles Flamand… ». Mais finalement le critique va s’en remettre
à l’avis d’André Pieyre de Mandiargues : « les poèmes de Flamand ont une puissance de
charme et de suggestion à peu près incomparable. » Pour conclure ainsi : « L’ésotérisme de
sa démarche ne paraît pas inconciliable avec les formes d’imagination et de langage propres
aux surréalistes. »
Ce que confirmera peut-être l’étrange poème « Neuves présences » (écrit beaucoup plus
tard), qui se présente comme une mosaïque de notations très brèves, des concrétions
verbales spontanées qui sont ces « présences » neuves suggérées par le titre :
NEUVES PRÉSENCES
Pollen de sourire
Irisant le globe que façonne la passion prophétique
Éclaircie et sautes de vent qui ont chassé
L’aigre contrainte des berges
Miroir vide à jamais
Diamant posé sur la neige

12
Pan de ciel étai d’un passé offert
Braise jetée aux rubis
Violettes à l’écoute des vieux arbres
Charbon veloutant nos minuits
Perle noyée par la lune
Qui dont a su que très soudain
Vous étiez là ?
UN GALET
Pierre nue humide
Au voisinage d’une mer nocturne
Pierre prise dans les encerclements concentriques
Tantôt détresse tantôt joie
Roc captif du lieu qu’emportera le flot
Quand s’unifieront
Les mornes hauteurs avec le somptueux abysse
Mais seulement si un rêche littoral
Qui ne voit s’élucider que peu de soubresauts ou lacunes
Ne s’incline plus jamais devant la succession des rencontres
Pierre
Face menteuse de l’impénétrable
Caillou qui aspire en secret à sa perfection
Pierre rappelant une autre Pierre
*
Le poème « Neuves présences » était extrait de « Pacte avec la source ». Poésie de
source ? Sans doute est-ce ce que tente de susciter l’auteur de « La quête du Verbe » :
« La poésie est art de l’Unité, et il faut aller quérir celle-ci à sa source incréée. Alors le poème
exprimera un aspect du divin. »
Mais cette quête passe aussi par l’épreuve de l’écoute intérieure :
« Restituer le mieux possible les inflexions et le rythme de la voix mystique, incarner l’idée
qu’elle exprime dans de vivantes images tendant à faire saisir l’insaisissable, « précipiter »,
clarifier, intensifier cette vibration parfois si ténue, si difficile à capter et à traduire, telles
sont quelques-unes des phases de l’alchimie poétique. »
Le poème né de cette transcription de la « voix mystique » sera ensuite lu par d’autres.
Lecture multiple, souvent imprévisible. Ainsi va se déployer l’arbre d’une parole poétique
enracinée dans le mystère du Temps, du Verbe originel.

13
Au cours de plusieurs décennies, bien des voix ont accompagné, commenté la poésie
d’Elie-Charles Flamand et enrichi la connaissance de celle-ci. En premier lieu Eugène
Canseliet, André Pieyre de Mandiargues ou Yves-Alain Favre (auteur d’une communication à
l’Université de Caen en 1989). Et de nombreux poètes et critiques : Alain Mercier, Edmond
Humeau, Jacques Arnold, Jean-José Marchand, Simonomis, Jean Chatard, Marc Kober, Pierre
Esperbé, André Lagrange, Armand Olivennes, Gwen Garnier-Duguy.
Ce dernier, dans la préface à l’anthologie « Braise de l’unité », nous invite à découvrir la
« quintessence d’une parole exercée par l’observance fidèle d’une pratique ascétique, et
ramenant de cette ascèse le merveilleux qui, apprivoisé, observe tout l’humain, attend tout
de l’humain. »
On ne saurait mieux dire.
Voici, pour conclure, deux poèmes significatifs de la dimension spirituelle de l’inspiration,
mais aussi de l’interaction continuelle du vécu avec l’approche toujours relancée de
« L’apogée promis » :
L’APOGÉE PROMIS
Tu montes vers le point extrême
Minuscule et qui souvent se referme
Il s’appauvrirait s’il n’était soutenu
Par des scintillations enracinées dans les tréfonds
On le confia jadis à ceux qui s’abandonnaient volontiers
Au vertige s’écoulant des ruines fécondes
Survivre à la rigueur d’une patience
C’est vaincre l’opacité issue d’une blessure
Don pourtant salvateur de l’insondable
Renfermé en un seul geste rapide
Quand l’on sait que tente de s’insinuer
Une absence peu domptable
Le halo d’un défi cerne la tourmente
Son dégradé libérera l’achèvement
Qui va se confondre avec un sage repos
Ainsi est façonné le panorama des lendemains
Le vibrato d’un océan anime
Ce qui se trouve derrière le mur de transparence
Et le faisceau des cadences originelles
Revigore aussi le pacte ouvert
Sur les veillées propices à la fusion majeure

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FEUX AUX AGUETS
Sans contour ni lassitude
Une nuit sagace
Flâne mais veille
Sur notre patience
Pour conclure l’acte premier
L’acte le plus évanescent
Les arbres défeuillés
S’embellissent de la lune
Au lever des vents amicaux
La cible enroule son centre
Autour des cités disparues
En l’épaisseur du monde
Le rejet et l’écart
Se brûlèrent au buisson de braises
Que la fin du jour pose
À la surface de la mer
Il ne nous reste plus
Qu’à briser tous les miroirs
Afin de chercher la faille du temps
Par où entrer dans la lumière
*
Ces quatre derniers vers nous semblent résumer le cheminement d’Elie-Charles Flamand
qui nous confiait :
« … je n’ai jamais douté que les voies de la poésie conduisent à la découverte de ce point
suprême dont parlait Breton, sans que celui-ci soit allé cependant jusqu’au fond de la
signification métaphysique d’un tel terme. Par la poésie peut s’opérer une remontée au
Principe : le Verbe n’est-il pas l’une des modalités de la Lumière Incréée ? »
Michel Passelergue
Les poèmes lus sont, pour la plupart, empruntés à l’Anthologie « Braise de l’unité » (La
Lucarne ovale) et les citations ont été extraites du récit autobiographique d’E.-C. Flamand
« Les méandres du sens » (Dervy).

Journée d’étude Elie-Charles FLAMAND, présentation

Journée d’étude 8 février 2020 – Elie-Charles FLAMAND

Présentation de la journée par Henri Béhar

[Télécharger cette présentation en PDF]

Pour ouvrir cette journée consacrée à Elie-Charles FLAMAND et à sa poésie astrologique, je voudrais regarder un moment en arrière, afin d’évoquer trois ou quatre jalons qui nous aideront à le situer, ce qui ne veut pas dire en faire un héritier direct.

  1. Vous connaissez tous la théorie de Tristan Tzara dans son « Essai sur la situation de la poésie » (1931). Selon lui, il y aurait deux formes de pensée. D’abord, il y eut le penser non-dirigé, produisant la poésie spontanée, primitive. Puis advint le penser dirigé, produisant la poésie volontaire, rationnelle, telle la poésie classique. Mais on ignore généralement le 3e temps de la pensée qu’il postulait dialectiquement. Celui-ci ouvrait le cycle de la poésie connaissance. Élaborée à partir du surréalisme, elle devait se rendre au-delà. C’est dans ce cadre que se situe, à mon avis, l’œuvre d’Elie-Charles Flamand.
  2. Il me faut rappeler la revue Mélusine dont le n° XXVII, 2007, est consacré aux rapports entre le surréalisme et la science, et, davantage, à la poésie comme science, connaissance, et même savoir de la connaissance. J’y écrivais en préface ; « Cette attitude offensive, visant les pouvoirs d’établissement, comme aurait dit Pascal, et particulièrement les forces positivistes, était sans doute nécessaire au sortir du carnage. Il fallait absolument redonner au rêve, à l’imagination, à la pensée analogique même, la place qu’on leur avait confisquée. C’est ainsi que Breton fera état, dans le Second Manifeste du surréalisme, d’une prédiction du Commandant Choisnard selon lequel une conjonction d’Uranus et de Saturne serait susceptible d’engendrer une « une école nouvelle en fait de science ». Or, précise-t-il, cette conjonction caractérise le ciel de naissance d’Aragon, d’Éluard et le sien. »
  3. Tour cela me ramène involontairement, bien entendu, à mes études universitaires, et plus précisément au certificat de Littérature française. À cette époque, nos maîtres inscrivaient au programme un certain nombre de thèses remarquables, nécessaires à une bonne connaissance de la littérature française. C’est ainsi que j’ai dû parcourir d’Albert-Marie Schmidt, La Poésie scientifique en France au seizième siècle. Ronsard, Maurice Scève, Baïf, Belleau, Du Bartas, Agrippa d’Aubigné. Paris, Albin Michel, 1938 (réédition Lausanne, Rencontre, 1970). Pour faire bref, voici ld résumé fourni par l’auteur lui-même : « La poésie scientifique a toujours été florissante et vivace. Elle a certes connu des hauts et des bas, des périodes de gloire et des périodes de relatif étiage. Encore faut-il s’entendre sur le terme même de « poésie scientifique ». S’agit-il uniquement de la poésie à caractère didactique, ou bien s’agit-il d’une poésie philosophique ou cognitive, certes inspirée par la science, mais qui prend des formes littéraires plus inventives ? – auquel cas je prétends que le genre a toujours été bien vivant, et que de par sa nature même, il ne peut guère en être autrement. » [On notera que, dans son intervention, Jean-Clarence Lambert invoquera les mêmes propos et les mêmes auteurs, sans que nous nous soyons concertés].
  4. Comment ne pas mentionner ici la poésie de Roger Vitrac, et notamment ce recueil, La Lanterne noire, que j’ai placé dans ses poésies complètes ? Le texte, parfaitement établi, était dédié à André Breton, et il relève intégralement de la poésie astrale. Or, on sait que Vitrac, qui signa la préface de La Révolution surréaliste, et fit donc partie du premier noyau, fut le premier exclu du groupe, pour des raisons bassement charnelles, dirai-je. Voici les premières pages de la plaquette, contenant les citations les plus caractéristiques des ancêtres auxquels il se réfère :

LA LANTERNE NOIRE

POÈMES SURRÉALISTES

(I925)

A André Breton.

 

L’on dit, outre cela, que l’humeur

mélancholique est si impérieuse que par son impétuosité

elle fait venir les esprits célestes dans les corps

humains, par la présence et l’instinct ou l’ins-

piration desquelles tous les anciens ont dit que

les hommes étaient transportés et proféraient

des choses admirables.

Ils disent donc que l’âme étant poussée par

l’humeur mélancholique, rien ne l’arrête, et

qu’ayant rompu la bride et les liens des membres

et du corps, elle est toute transportée en imagination.

Henri Cornelis-Agrippa.

 

LE NUCTÉMÉRON

SEPTIÈME HEURE

Un feu qui donne la vie à tous les êtres animés est dirigé

par la volonté des hommes purs. L’initié étend la main et

les souffrances s’apaisent.

HUITIÈME HEURE

Les étoiles se parlent, l’âme des soleils correspond avec

le soupir des fleurs, des chaînes d’harmonie font corres-

pondre entre eux tous les êtres de la nature.

ONZIÈME HEURE

Les ailes des génies s’agitent avec un bruissement mys-

térieux, ils volent d’une sphère à l’autre et portent de

monde en monde les messages de Dieu.

DOUZIÈME HEURE

Ici s’accomplissent par le feu les oeuvres de l’éternelle

lumière.

Apollonius de Thyane.

 

LES DÉMONS ET LES SACRIFICES

Le feu toujours agité et bondissant dans l’atmosphère

peut prendre une configuration semblable à celle des corps.

 

Disons mieux, affirmons l’existence d’un feu plein d’images

et d’échos.

 

Appelons, si vous le voulez, ce feu une lumière surabon-

dante qui rayonne, qui parle, qui s’enroule.

………………………………………………………

Les astres ont cessé de briller, et la lampe de la lune est

voilée.

 

La terre tremble et tout s’environne d’éclairs.

 

Alors n’appelle pas le simulacre visible de l’âme de la

nature.

 

Car tu ne dois point le voir avant que ton corps ne soit

purifié par les saintes épreuves.

 

Amolissant les âmes et les entraînant toujours loin des

travaux sacrés, les chiens terrestres sortent alors de ces

limbes où finit la matière et montrent aux regards mortels

des apparences de corps toujours trompeuses.

 

Ne change rien aux noms barbares de l’évocation : car

ce sont les noms panthéistiques de Dieu; ils sont aimantés

des adorations d’une multitude et leur puissance est ineffable.

 

Et lorsque après tous les fantômes tu verras briller ce

feu incorporel, ce feu sacré dont les flèches traversent à la

fois toutes les profondeurs du monde;

 

Écoute ce qu’il te dira!

François Patricius.

 

L’ABORD

Je me demande d’où proviennent tant de génu-

flexions à l’instant où le mort descend sur une échelle

de corde, et me prend dans ses bras de branches

mélodieuses, et me porte dans les ténèbres dont les

cercles sont de miel.

L’oiseau qui respirait dans un chapeau de plumes,

devait, pour naître, laisser tomber d’un instrument

de feuilles des corbeilles de mousse de platine, et

là, trouver un bégaiement qui le rapprocherait de

l’amour.

On découvrait les corps perdus en lisière des forêts,

dans des buissons de bijoux. Rien ne pouvait révé-

ler le secret en étoile des déchirements de l’absinthe.

Rien, sinon l’eau qui tombait d’un morceau de sucre

sur l’autre depuis le sommet des sapins jusqu’au

coeur barricadé du poète.

D’ailleurs, la pourpre se faisait petite pour passer

sous la porte romane. Elle s’excusait d’être la soeur

du sang.

Des oiseaux blancs lancés par la poitrine des déses-

pérés, partaient comme des pierres. On comptait des

secondes où l’on eût dû compter des siècles. Les

étranges architectures de l’eau dormante montaient

avec le souffle concentrique des noyés.

Au-delà tout se perdait.

 

LES POURRIS

Le rivage où s’allongent les femmes parmi les

moires du désir est plus petit que le bout du sein

de la lumière.

Un boeuf est bercé par les enfants d’un paysage

où il doit séjourner huit années.

Là, nous avons retrouvé les squelettes flétris des

voyageuses et le cerveau d’un siècle neigeux, sem-

blable au gâteau nommé : « religieuse », mais plus

dur que le front des assassins après l’aveu.

Rien ne pouvait tomber dans le puits qui ne fût

aérien. La feuille du sycomore y dansait en voiles

de Sicile, un grain de soufre sur la joue. Nous y

laissions choir des alliances et des griffes de plomb.

Mais elles s’arrêtaient au niveau que n’atteignent

jamais les hirondelles, car il n’y avait pas d’orages

dans ce pays.

Plus loin, ce fut le fantôme rêvé. Cet homme laissa

moisir son corps pendant sa vie qui devait être de

courte durée. Et nul n’émut la cime des édifices de

l’azur où les éclairs se suspendirent.

[Lire la suite et la totalité du recueil Dés-Lyre épuisé depuis longtemps sur mon site :

Roger Vitrac, Dés-Lyre, poésies complètes

 

 

Les rendez-vous et les journées d’étude de l’Association 2019-2020

Rencontres en surréalisme 

Année 2019-2020

organisées par Françoise Py
à la Halle Saint-Pierre chaque deuxième samedi de novembre à juin ainsi que le samedi 19 octobre  et le dimanche 8 mars de 15h30 à 18h
sauf pour les trois journées d’étude où l’horaire est précisé

                         dans le cadre de l’Association Pour la Recherche et l’Etude du Surréalisme (L’APRES) – Accueil par Martine Lusardy

[Télécharger ce programme]

Samedi 19 octobre 2019 : Projection du film de Rémy Ricordeau : Prenez garde à la peinture … et à Francis Picabia  (Seven Doc, Collection Phares, 2019, 100’), en présence du réalisateur. Débat avec le réalisateur et Henri Béhar.

Samedi 9 novembre 2019 : Michel Maffesoli : Du surréalisme à la postmodernité. Conférence suivie d’un échange avec la salle.

Samedi 11 janvier 2020 :

15h30 – 16h15 : Fabrice Pascaud : André Breton et l’astrologie.

16h20 – 17h45 : Projection du film de Fabrice Maze : André Barbault : l’astrologie au cœur (Seven Doc, 2019, 60’). Débat animé par le réalisateur et Fabrice Pascaud.

Samedi 8 février 2020 :

11h-18h : Journée d’étude sur Elie-Charles Flamand : poésie et alchimie, dirigée par Henri Béhar et Françoise Py. Avec la participation d’Obéline Flamand, de Pierre Geste, Marc Kober, Jean-Clarence Lambert, Patrick Lepetit et Michel Passelergue.

Dimanche 8 mars 2020 : En compagnie d’Aimé Césaire, poèmes dits et chantés par Bernard Ascal : conception et voix, Yves Morel : arrangements, trombone, accordina, clavier,  Delphine Franck : violoncelle, voix.

Cet événement s’inscrit dans le cadre du Printemps des Poètes 2020 consacré au Courage.

 Suite à l’actualité et au COVID-19 Le programme qui suit est ajourné sine die

Samedi 14 mars 2020 : Fernando Arrabal en performances par Wanda Mihuleac. En présence d’Arrabal. Avec la participation d’Alejandra Jordan et de Valentine Mizzi.

Cet hommage à Arrabal s’inscrit dans le cadre du Printemps des Poètes 2020 consacré au Courage.

 Samedi 4 avril 2020 :

Journée d’étude sur Charles Fourier dirigée par Henri Béhar et Françoise Py avec la participation de Michel Maffesoli et de René Schérer.

Présentation de la revue Les Cahiers Européens de l’Imaginaire, CNRS Editions, à l’occasion de la sortie du dernier numéro sur La Nuit.

Samedi 25 avril 2020 : Journée d’étude sur Louis Janover

11h – 16h30 : Journée d’étude sur Louis Janover, dirigée par Henri Béhar, Michel Carassou et Françoise Py.

11h-12h30 :
Introduction par Henri Béhar.
Louis Janover : Pourquoi j’ai accepté de venir entendre parler de moi.
Maxime Morel : Front Noir et surréalisme.

14h-16h15 :
Guillaume Louet : À la rencontre de l’œuvre de Louis Janover : cohérence poétique et politique.
Georges Rubel : Oser faire de l’art dans  Front Noir.
Florian Langlais : Perception de Front Noir par un jeune d’aujourd’hui.
Michel Carassou : Benjamin Fondane et Louis Janover : un même combat.
Table ronde avec tous les intervenants, modérateur : Françoise Py.

Samedi 9 mai 2020 : Picasso poète par Georges Sebbag. Conférence suivie d’une table ronde animée par Georges Sebbag avec Marie-Laure Bernadac, conservatrice générale honoraire, Emmanuel Guigon, directeur du musée Picasso de Barcelone, Androula Michaël, historienne de l’art. Lectures par Bernard Ascal.

Samedi 13 juin 2020 : programme surprise.

Les trois Journées d’étude sont organisées avec le concours de l’université Paris 8, Laboratoire Arts des Images et Art Contemporain (AIAC), équipe de recherche Esthétique, Pratique et Histoire des Arts ( EPHA).

 Halle Saint-Pierre, auditorium, 2 rue Ronsard, métro Anvers. Entrée libre.

Françoise Py : 06 99 08 02 63 et francoise.py [at]univ-paris8.fr

 

 

 

Le freudo-marxisme surréaliste : une mythologie critique

Le freudo-marxisme surréaliste : une mythologie critique

Paolo SCOPELLITI

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Le surréalisme, que nous avons vu socialement adopter de propos délibéré la formule marxiste, n’entend pas faire bon marché de la critique freudienne des idées […]. S’il lui est impossible d’assister indifférent au débat qui met aux prises sous ses yeux les représentants qualifiés des diverses tendances psychanalytiques ― tout comme il est amené, au jour le jour, à considérer avec passion la lutte qui se poursuit à la tête de l’Internationale ―, il n’a pas à intervenir dans une controverse qui lui paraît ne pouvoir longtemps encore se poursuivre utilement qu’entre praticiens. […] Mais, comme il est donné de par leur nature à ceux qu’il rassemble de prendre en considération toute spéciale […] la définition du phénomène de « sublimation », le surréalisme demande essentiellement à ceux-ci […] de suppléer par une auto-observation […] à ce que laisse d’insuffisant la pénétration des états d’âme dits “artistiques” par des hommes qui ne sont pas artistes mais pour la plupart médecins.

Dès 1930, par le Second Manifeste, Breton (808-809) constitue officiellement la sublimation en lieu privilégié d’une médiation surréaliste entre la psychanalyse et le marxisme : par là, le surréalisme aura été le seul mouvement d’avant-garde, qui se soit ouvertement engagé dans la démarche freudo-marxiste. Dans cet article, je vais m’essayer à esquisser au moins une toute première ébauche de l’histoire du freudo-marxisme surréaliste, qui reste encore largement à écrire, en faisant place aux auteurs non-francophones de l’Internationale Surréaliste, tout aussi importants pour mon sujet que leurs camarades parisiens mieux connus.

Les serbes Koča Popović et Marko Ristić inaugurent aussitôt le nouveau cours par l’essai Nacrt za jednu fenomenologiju iracionalnog [Esquisse d’une phénoménologie de l’irrationnel], qui paraît aux Éditions Surréalistes de Belgrade en mai 1931. Ce sont eux, demandant à « la méthode psychanalytique » de se charger de « la compréhension historico-matérialiste de l’argent en tant que concept-fétiche », qui les premiers font interagir les concepts marxien et freudien de fétichisme, qui n’avaient jamais fusionné auparavant (55). Leur ouvrage s’achève sur un programme empreint de freudo-marxisme (112) :

la psychanalyse sera désormais appelée, non seulement à étudier et interpréter la structure et le fonctionnement des mécanismes psychiques, mais également à expliquer les mécanismes sociaux, qui décident des existences individuelles : elle deviendra ainsi le complément naturel du matérialisme historique, qui seul peut expliquer les mécanismes structurant les sociétés aux points de vue collectif et économique ;

quant au surréalisme, lequel est déjà parvenu à sortir la psychanalyse du domaine strictement médical en menant, dans le cadre de son activité propre, des recherches franchement psychanalytiques, il devra dorénavant s’engager à en expliciter les conclusions qui s’imposent, celles que le « freudisme » n’ose pas en tirer lui-même : ce que faisant, le surréalisme accomplira sa tâche la plus actuelle et urgente, consistant à soumettre Freud à une critique analogue à celle qu’Engels avait jadis mue à Feuerbach (da […] Freuda podvrgne jednoj kritici analognoj Engelsovoj kritici Feuerbacha).

Popović et Ristić (1931:111) rejettent donc le « freudisme », soit la sociologie freudienne, qu’ils définissent dédaigneusement comme « une conception du monde »                (« frojdizmom » […] je jedan pogled na svet) parmi beaucoup d’autres, ne retenant de la psychanalyse que l’ensemble des méthodes mises au point par Freud (psihoanaliza kao metoda), ainsi que la première topique, soumise quand même à révision : en effet, d’un exercice permanent de négation de la négation, pratiqué à l’aide de la méthode paranoïaque-critique de Dalí, Popović et Ristić se promettent le développement d’une véritable « ultra-conscience » (ultra-svesno kao negacija te negacije), qui épuisera en les incarnant tous les niveaux de la dialectique psychique entre le désir et son refoulement.

                             Marko Ristić et Koča Popović dans les années 1930.

En France, Tzara (1931) et Crevel (1933), s’engageant eux aussi dans la voie frayée par Popović et Ristić, cherchent à réaliser à leur tour une synthèse, respectivement, entre la pensée dirigée et la non-dirigée (Béhar 1992:186) et le conscient et l’inconscient (Béhar 1992:183-186). En 1932, Breton entreprend de composer Les Vases communicants, où il développe une forme originale de Traumdeutung surréaliste, redevable d’une conciliation entre Freud et Marx (Béhar 1992:185). Béhar (1992:186) a efficacement synthétisé comme il suit les positions de chacun :

tandis que Crevel en appelle aux jeunes savants pour comprendre les comportements, normaux ou pathologiques, dans leur contexte social, Breton se tourne vers les poètes futurs, ceux qui assureront la connaissance synthétique du réel objectif et de la subjectivité individuelle ou collective. Mais il appartient à […] Tzara d’essayer de répondre à cette double postulation simultanée par ce qu’il nomme un rêve expérimental, avec Grains et Issues.

La montée du nazisme introduisit dans le débat freudo-marxiste une donnée apparemment nouvelle. Georges Bataille publie entre 1933 et 1934 La Structure psychologique du fascisme. En 1934, Crevel et Yoyotte dénoncent à leur tour l’exaltation affective caractérisant l’hitlérisme (Béhar 1992:184). Toujours en 1934, à la mi-septembre, paraît à Copenhague l’essai du surréaliste danois Vilhelm Bjerke-Petersen, Surrealismen : livsankuelse – livsudfoldelse – kunst [1]. Bjerke-Petersen a vraisemblablement été le premier surréaliste à lire la Massenpsychologie des Faschismus [La Psychologie de masse du fascisme] de Wilhelm Reich, qui avait paru, également à Copenhague, un an plus tôt. Dans son ouvrage, Bjerke-Petersen (1934:65) fait état de l’interprétation reichienne de la montée du nazisme :

Si l’on examine le cas de l’Allemagne, on réalise sans difficulté qu’une propagande [marxiste] uniquement menée en vue d’obtenir des améliorations strictement matérielles est dénuée de sens : car, si les gens ne sont pas prêts à en profiter, une telle propagande va aussitôt s’avérer dépourvue de toute efficacité. Telle est la situation dont Wilhelm Reich examine les pendants sexuels dans son essai La Psychologie de masse du Fascisme, où il recherche les raisons pour lesquelles, en Allemagne, des groupes entiers de travailleurs, embourgeoisés et tombés sous la coupe du nazisme, se sont éloignés du communisme (borgerligt instillede dele af arbejdermassen i Tyskland føle sig tiltrukket af nazismen og derved tog afstand fra kommunismen) : d’après lui, la cause serait à situer dans la force d’un « lien familial » inconscient (på grund af de stærke ubevidste  » familiebånd «).

Mais Bjerke-Petersen (1934:66) émet également des réserves sur Reich au point de vue surréaliste :

Reich a certes toute raison de soutenir que, si l’on amenait les travailleurs à réaliser que la répression sexuelle est une arme aux mains du capital, et si on les obligeait, en même temps, à la défier, ceux-ci seraient bien en mesure de détruire cette arme  […]. Mais cet exemple positif, ainsi que l’action directe visant la transformation de l’homme lui-même (omdannelsen af selve mennesket), sont une pré-condition (en forudsætning) pour qu’on puisse accepter, apprécier et utiliser les biens matériels obtenus [par la révolution]. C’est bien dans cette perspective qu’une convergence étroite se manifeste entre le communisme, le surréalisme et la psychanalyse (en nær forbindelse imellem kommunismen, surrealismen og psykoanalysen).

Aucune « critique négative de l’existant », explique-t-il (1934:67, 69), ne saurait produire, à elle seule, de résultats durables : pour en obtenir,

une transformation complète de l’être humain et de ses concepts doit bien la précéder, défrichant le terrain pour les pousses nouvelles : ce que le surréalisme est en train de réaliser. […] l’humanité doit bâtir de toutes pièces un type humain nouveau (et nyt menneske) […] le surréalisme va implémenter cette révolution psycho-matérialiste (den psyko-materialistiske revolution).

« Les surréalistes font la fête ! Hier soir, à l’occasion de l’exposition de Vilhelm Bjerke-Petersen chez Arnbak, place Højbro, les surréalistes ont fêté le succès de Vilhelm Bjerke-Petersen. ― Dans le groupe surréaliste on reconnaît, de gauche à droite, Mme Else Bjerke-Petersen, Freddie, Aksel Olson, Mlle Rita Kerrn-Larsen, Mme Solveig Olson, Mlle Franciska Clausen, ainsi que, à l’arrière-plan, Eric Olson, Vilhelm Bjerke-Petersen et Egon Østlund ». (Ekstrabladet, 15 octobre 1936).

A cette fin, Bjerke-Petersen (1934:61, 56) préconise la généralisation, non plus, comme Popović et Ristić, de la paranoïa critique, mais bien  de l’automatisme, qu’il faudra dorénavant « diffuser jusqu’à ce qu’il soit pratiqué par tous ». En effet, « le surréalisme travaille à la réalisation d’un transfert direct du contenu du rêve » (direkte overføring af det drømte) ; mais, comme un transfert collectif ne se structure que sur « plusieurs générations », la « tâche du surréalisme » (surrealismens opgave) consistera désormais à apporter sa contribution propre à « la révolution psycho-matérialiste ».

La position de Bjerke-Petersen, préconisant qu’une révolution psychique dévolue au surréalisme doive précéder la révolution sociale marxiste, diverge évidemment de celle de Reich, pour qui aucune révolution psychique n’aurait su s’épanouir en dehors d’un contexte social déjà révolutionné ; elle n’en anticipe pas moins sur la position que prendra officiellement Contre-attaque l’année suivante. En effet, l’un des Cahiers de Contre-attaque (1935-36:96-97), par Heine et Péret,  aurait dû traiter de Questions sociales et questions sexuelles :

Préexistantes à la question sociale, […] les questions sexuelles risquent d’échapper à leur solution révolutionnaire, pour peu que les tenants de la Révolution s’obstinent […] à les ignorer. Prétendre […] que les “perversions” sexuelles résultent des vices sociaux du capitalisme et disparaîtront en même temps que les classes, c’est […] trahir le matérialisme historique.

Un autre Cahier encore, par le seul Heine (Contre-attaque 1935-36:98), aurait dû porter sur L’extrémisme révolutionnaire de Sade :

[Sade] était […] trop philosophe pour méconnaître que la révolution sociale n’obtiendrait qu’un succès éphémère sans la révolution morale propre à lui gagner définitivement les esprits. Et c’est dans la pensée de former un homme nouveau, capable de fixer les conquêtes du régime [révolutionnaire] déjà déclinant, qu’il lança le cri d’appel et d’alarme : Français, encore un effort, si vous voulez être républicains ! […] en 1795.

Lors de son intervention à Contre-attaque (1935-36:110-111) du 11 novembre 1935, Breton communiqua à ses camarades le contenu d’une lettre, que lui avait adressée Monnerot l’année précédente. Celui-ci y soutenait que

le surréalisme doit tenter de réduire l’hitlérisme à ses composantes humaines [et] composer des projets pour une utilisation autre […] de ces solides et vivaces composantes. L’explication [de l’hitlérisme] qu’on peut déduire de Marx, telle qu’elle a par exemple été exposée par Trotski, […] doit se compléter […] par l’étude des “foules naturelles” et des “foules artificielles” qu’on peut lire dans Psychologie collective et analyse du Moi de Freud.

À son tour, Breton (Contre-attaque 1935-36:111-112) suggérait de

sonder par l’analyse [freudienne] les composantes humaines de l’hitlérisme […] et tenter de déterminer, à l’aide de ces composantes, […] un mouvement diamétralement opposé, procéder à l’établissement d’un cérémonial de grand style, […] totalement inédit.

Mais dans sa dernière intervention à Contre-attaque (1935-36:125), celle du 8 décembre 1935, Breton, niant à nouveau que « l’ascension frappante d’Hitler [pût] s’expliquer par la valeur idéologique de l’hitlérisme », la rapportait plutôt à « la grande famine d’aujourd’hui », celle-ci étant « à la fois physique et psychique ». Or, c’est justement à cette « nouvelle faim psychologique à tendance paranoïaque » que Dalí[2] avait, cinq ans plus tôt, confié la tâche d’élaborer une mythologie moderne. D’après Dalí, en effet, le mouvement dialectique d’anéantissement et rétablissement des mythes archaïques suggérait que « la pensée inconsciente » fût, en dépit de ses constantes symboliques, indépendante par rapport à tout système mythique : ainsi, les « mythes moraux » de l’époque, loin de témoigner d’une prétendue reviviscence des tabous primitifs, se laissaient plutôt envisager comme les produits d’un transfert collectif, qui se manifestait à l’échelle de la société contemporaine par l’apparition de mythes nouveaux. Dalí (von Maur 1991:199) serait d’ailleurs revenu sur ce point en 1934, en signalant à Breton qu’il croyait apercevoir une analogie entre l’attitude “métaphysique” de Chirico ― lequel avait su donner un « contenu hyper-original » à des mythes stéréotypés, en les tirant de leurs contextes habituels ― et l’affectivité « délirante et hitlérienne » du nazisme, que caractérisait également le « dépaysement truculent » des mythes du patriotisme et de la famille.

On a déjà du mal à concevoir qu’on ait pu prêter au nazisme des traits antipatriotiques et antifamiliaux ; mais Dalí (1964:27) irait encore plus loin, se prenant même à fantasmer d’un Hitler efféminé :

Pendant ce temps-là [1934], Hitler hitlérisait […] J’en fus obsédé au point de fixer mon délire sur la personnalité d’Hitler, qui m’apparaissait toujours en femme. […] J’étais fasciné par le dos tendre et dodu d’Hitler, toujours si bien sanglé dans son uniforme.

Dortmund 1933 : « Le dos tendre et dodu d’Hitler, toujours si bien sanglé dans  son uniforme » (détail d’après une carte postale réalisée par la propagande nazie).

Il va ultérieurement développer ce délire dans un sens franchement anti-œdipien. Relisons donc sa lettre du printemps 1935, où il propose à Breton, « pour le laboratoire secret de Contre-attaque », de contrer le nazisme en structurant une religion “moderne” à connotation mytho-politique :

Au point de vue  politique, l’origine des religions réside, d’après la psychanalyse, dans les rapports fils-père : Dieu est un père exalté, et la nostalgie du père est la racine des visions religieuses. Le mythe objectif de la nouvelle religion doit renouveler le crime primitif du père, mais sans le manger : grâce au nouveau climat moral surréaliste, il sera possible de surmonter le sentiment de culpabilité qu’éveille ce fait. Il s’agit de la religion des fils […] pour l’esclavage de dieu.

Il se pourrait que cette idée ait été suggérée à Dalí par une lecture aberrante de L’Avenir d’une illusion de Freud, qui avait paru en français trois ans plus tôt : puisqu’on n’arrive pas à se défaire des religions, pourquoi ne pas s’en prévaloir contre le nazisme, qui en est également une ? Quoi qu’il en soit, Breton fit état à Contre-attaque (1935-36:127-128) de cette proposition ahurissante, tout en essayant de la ramener quand même dans la voie de l’orthodoxie freudienne : seule la psychologie collective, déclara-t-il à cette occasion, pourrait comprendre par quels moyens le nazisme avait pu « obtenir des hommes ce renoncement général à tout ce qui paraissait constituer leur intérêt propre ».

On croit entendre là l’écho de la thèse de Reich, telle que Bjerke-Petersen (1931:65) l’avait présentée dans son propre livre : « en Allemagne, des groupes entiers de travailleurs, embourgeoisés et tombés sous la coupe du nazisme, se sont éloignés du communisme ». Toujours est-il qu’à l’époque, en France, seule la Psychologie de masse et analyse du Moi de Freud aurait pu servir de texte de référence sur le nazisme : dans La Structure psychologique du fascisme, Bataille (1933-34:35n1) avait déjà qualifié « cet ouvrage […] comme une introduction essentielle à la compréhension du fascisme ». De son côté, Breton (Contre-attaque 1935-36:130) laissait à Trotski le soin de nommer Freud ouvertement.

Le 27 novembre 1932, sur la fin d’une conférence qu’il était en train de donner au stadium de Copenhague, Trotski avait glorifié la génialité de Freud et l’importance du rôle que la psychanalyse serait appelée à jouer dans tout « développement ultérieur » de l’humanité :

Pour que la pensée humaine descende au fond de son propre puits psychique, elle doit éclairer les forces motrices mystérieuses de l’âme et les soumettre à la raison et à la volonté.

L’affinité est patente avec la thèse qu’avait prônée Breton (1924:316) dès le premier Manifeste :

Si les profondeurs de notre esprit recèlent d’étranges forces capables d’augmenter celles de la surface, […] il y a tout intérêt […] à les capter d’abord, pour les soumettre ensuite […] au contrôle de notre raison.

Présentée de la sorte, la proposition de Breton ― consistant à envisager désormais le nazisme à la lumière, non plus de Marx seulement, mais encore de Freud ― semblait se prévaloir d’une caution marxiste, qui était pourtant encore loin d’être acquise[3]. Il était quand même loisible à Breton (Contre-attaque 1935-36:130) de conclure que « c’est, en effet, Freud qui, dans le cas présent, pourra le mieux nous aider à répondre aux questions que je posais ».

Copenhague, 27 novembre 1932 : « Trotski monte à l’estrade », photos de Robert Capa (www.iconicphotos.wordpress.com/2009/07/22/trotsky-in-copenhagen/).

En bas à droite, on lit : « Tout orateur authentique a fait l’expérience de ces instants, où il sort de sa bouche quelque chose de plus fort qu’à l’accoutumée : c’est l’inspiration ! Elle naît de l’effort le plus hautement créateur de toutes les facultés réunies. L’inconscient remonte alors de ses profondeurs, se soumettant l’activité de la pensée consciente et fusionnant avec celle-ci jusqu’à atteindre à une plus haute synthèse » (Trotski, Mein Leben, Berlin 1930).

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Breton (Contre-attaque 1935-36:132) rappelait que l’identification est, d’après Freud, le phénomène « par lequel le Moi cherche à se rendre semblable à ce qu’il s’est proposé comme modèle » : la communauté affective ainsi établie répondrait au besoin d’accomplissement « de tendances érotiques, qui ont dévié de leurs buts primitifs ». Si l’ascension d’Hitler résultait d’une sublimation collective, elle relevait bien du domaine, que Breton (1930:808-809) avait réservé pour le développement d’un freudo-marxisme surréaliste. Mais l’ouvrage de Freud, paru en allemand en 1921, n’aurait encore su faire allusion au Führer : quelles étaient donc les foules qu’avait eues à l’esprit Freud en rédigeant Psychologie collective et analyse du Moi ?

On sait qu’il avait entrepris de composer son essai au cours de la 1ère Guerre Mondiale, vraisemblablement dès 1917. Or, entre 1916 et le début des années vingt, des Conseils des Ouvriers, de Paysans et de Soldats s’étaient formés un peu partout, même en dehors de l’Europe, inspirant dans quelque trente pays des mutineries, des grèves générales et des soulèvements de masse (Koller 2018:47-49). L’idée des Conseils revenait pourtant à la Commune parisienne (18 mars-28 mai 1871), qui la première avait confié le contrôle des usines aux ouvriers et le choix des officiers aux soldats. Marx (1871:314) avait lui-même cautionné cette formule, apercevant dans la Commune « un gouvernement de la classe ouvrière, […] la formule politique, enfin découverte, qui pourra accomplir la libération économique du travail ». A tout le début de la Révolution d’Octobre, Lénine (1917:432), envisageant la formation des Conseils comme un cas de transformation de la quantité en qualité, avait également plaidé pour que tout le pouvoir échoue désormais aux « soviets » (Koller 2018:51).

On ne connaît que trop bien la suite : l’éviction progressive des « soviets » russes par le Parti Communiste bolchevique, l’instauration finale d’une soi-disant “dictature du prolétariat”, la stalinisation de l’Union Soviétique et l’exil de Trotski ― qui avait, soit dit en passant, lui aussi contribué à affaiblir les « soviets » au profit du Parti… En 1919, pourtant, le psychanalyste Paul Federn (1919:29, 3-5) avait analysé, à l’aide de la doctrine de Freud, ces “révolutions”, y décelant un conflit œdipien en cours[4]. Federn (1919:7) s’était penché sur l’apparition subite des Conseils (Räte), qui s’étaient spontanément formés en Russie, Autriche-Hongrie et Allemagne à l’effondrement des empires, ainsi que sur la succession spontanée de grèves gigantesques, que ne lui semblaient plus justifier, à elles seules, ni les revendications économiques, ni la propagande bolchevique : aussi Federn (1919:15-16) expliquait-il les événements qui se succédaient devant ses yeux ébahis par une dissolution généralisée de l’autorité paternelle. Dans les villes, soldats et ouvriers grévistes avaient profité de la chute des trois empereurs-Pères pour former des communautés d’un type inédit, que semblait régir l’invisible structure psychologique de la fratrie (ihr unsichtbares psychologisches System ist das Verhältnis der Brüder) ; à la campagne, les paysans, naturellement liés à la terre-Mère, avaient aussitôt saisi leur chance pour renouveler enfin un lien primordial, que leur inconscient semblait avoir entretenu malgré des millénaires de patriarcat (die uralte, in Unbewußtsein festgehaltene Bindung an die Mutter).

Les foules que Freud envisageait en rédigeant Psychologie collective et analyse du Moi étaient donc celles des Conseils : les Fils révoltés contre le Père. Aussi Freud s’y était-il engagé à une nouvelle reconstruction du « parricide primordial », plus complète que celle qu’il avait consignée en 1913 dans Totem et Tabou. Le début des deux versions coïncide : les fils, qui venaient de tuer et dévorer le père de la horde, auraient immédiatement fait suivre leur forfait par l’instauration autant du matriarcat que du totémisme, comportant la prohibition de l’inceste et la consommation de repas sacrés en l’honneur du père, désormais divinisé sous la forme animale du totem de la tribu. En 1918, Freud avait déjà repris une première fois son histoire,  en proclamant que l’évolution de l’un de ses patients ― le célèbre Homme aux loups, qui avait sublimé sa phobie des loups en une forme obsédante de religion « paternelle » ― renouvelait celle de l’humanité entière, laquelle avait fini par donner une apparence humaine à ses anciens totems animaux. Trois ans plus tard, Freud ressentit le besoin de conclure en rajoutant dans Psychologie collective et analyse du Moi qu’après le parricide la communauté fraternelle avait ultérieurement dû s’engager dans une autre lutte encore, cette fois-ci contre la Mère ; et que celle-ci ― défaite, certes, mais non dévorée et ni même tuée ― avait finalement été divinisée à son tour, devenant ainsi une déesse-mère servie par des prêtres châtrés. Cependant, Freud glissait sur l’involution ultérieure de cette structure fraternelle, qui aurait évidemment dû régresser ensuite jusqu’à la restauration du patriarcat.

Dès lors, les allusions de Federn méritent qu’on s’y arrête : d’où lui venait donc la Mère ? Non de la psychanalyse elle-même, mais bien du marxisme. En 1891, Engels avait ouvert la préface à la quatrième édition de son essai Der Ursprung der Familie, des Privateigentums und des Staats [L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État] par un éloge de Bachofen, qui manquait dans la première édition de 1884 :

Jusqu’en 1860 environ, il n’aurait su être question d’une histoire de la famille […] La forme patriarcale de la famille, […] on l’identifiait avec la famille bourgeoise actuelle. […] L’histoire de la famille date de 1861, de la parution du Mutterrecht [Droit maternel] de Bachofen. […] Ce qui a produit, d’après Bachofen, les changements historiques dans la position sociale réciproque de l’homme et de la femme n’est pas le développement des conditions d’existence effectives des hommes, mais le reflet religieux de ces conditions d’existence dans les cerveaux de ces mêmes êtres humains : en conséquence, Bachofen présente l’Orestie d’Eschyle comme la description dramatique de la lutte entre le droit maternel déclinant et le droit paternel, naissant et victorieux à l’époque héroïque. […] Oreste […] est poursuivi par les Érinnyes, protectrices démoniaques du droit maternel, selon lequel le matricide est le plus grave, le plus inexpiable des crimes. […] Cette interprétation de l’Orestie, neuve, mais absolument juste, est l’un des plus beaux et des meilleurs passages de tout le livre. […] Il est évident qu’une telle conception, où la religion est considérée comme le levier déterminant de l’histoire universelle, doit finalement aboutir au pur mysticisme. […] Mais tout cela ne diminue point son mérite de novateur.

C’est donc Engels qui a introduit dans le marxisme le matriarcat de Bachofen. Mais, entre celui-ci et le patriarcat de Freud, un parallèle se dessine également : car les deux se fondent dans l’interprétation originale d’un mythe. Dès lors, pourquoi Freud n’a-t-il jamais envisagé de matricide ? Tout ne revenait donc qu’à à choisir son propre mythe ? Une réponse peut nous venir de Fromm (1954:50-51) :

Johann Jacob Bachofen, qui vécut une génération avant Freud, […] comprit la centralité du rôle que le lien à la mère joue dans le développement humain. [Mais,] alors que Freud n’apercevait dans la fixation incestueuse qu’un élément négatif et pathogène, Bachofen sut clairement voir la nature ambiguë, négative et positive à la fois, de l’attachement à la mère. Au côté positif correspondent l’affirmation vitale, la liberté et l’égalité, dont la structure matriarcale est empreinte. [Cependant,] Bachofen envisagea tout aussi nettement le côté négatif d’une telle structure, qui retient l’homme dans ses attaches à la nature, au sang et au sol, faisant ainsi obstacle au développement d’une individualité rationnelle : éternel enfant, l’homme y demeure incapable de progresser.

Dans l’austro-marxisme du psychanalyste Alfred Adler, qui le premier avait envisagé l’existence d’un parallélisme entre les conflits psychiques et les luttes sociales (Nunberg/Federn 1973:15), on ne découvre encore aucune trace du matriarcat ; mais en 1913, juste avant que la guerre n’éclate, un autre psychanalyste encore, Otto Gross (384, 387), va déclarer que

la psychologie de l’inconscient est la philosophie de la révolution, […] appelée à préparer la révolution (berufen als die Vorarbeit der Revolution) […]. A l’aide de la psychologie de l’inconscient, […] le révolutionnaire de notre époque se bat […] contre le père et le patriarcat. La révolution à venir est celle pour le matriarcat (die kommende Revolution ist die Revolution fürs Mutterrecht).

Immédiatement après la guerre, Gross (1919a:13-20) s’en expliquera mieux dans le journal Sowjet :

depuis la destruction de la structure matriarcale et communiste de la société primordiale (der mutterrechtlich-kommunistischen Gesellschaftsordnung der Urzeit) […], ce n’est qu’à nos jours que le relèvement de l’idéal communiste a commencé à devenir une réalité. […] Un sens profond semble affecter les mythes, qui situent l’existence des surhommes dans le passé, aux débuts mêmes de l’humanité. […] L’écoulement ultérieur des millénaires, ainsi que le développement toujours croissant des découvertes matérielles, techniques et politiques, a consigné les mythes à l’oubli, les faisant disparaître. [Mais] pour nous, les hommes modernes, […] ce que l’antiquité ne ressentait encore que comme un souvenir […] prend la valeur d’un avenir, […] où les biens que le passé nous a légués seront appelés à fusionner avec les buts les plus lointains (Erinnerungsgut und fernstes Ziel aneinander schließend). […] Le péché originel est […] un événement primordial, qui aurait radicalement mué aussi bien la structure de la société que le caractère des individus : depuis lors, l’humanité entière se trouve astreinte à de nouvelles règles de conduite sociale et psychologique. […] La nature d’un tel événement […] ne saurait laisser de doutes : il s’agit là de l’abandon du libre matriarcat des origines (die Abkehr vom freien Mutterrecht der Urzeit) […]. La Genèse ferait donc allusion à une catastrophe culturelle, ayant fait de la pensée patriarcale (der Vaterrechtsgedanke) le principe souverain. […] Le couple [Adam et Ève] symboliserait l’humanité primordiale […]. Quant à la « connaissance du Bien et du Mal », elle ne saurait se référer qu’à l’institution d’un canon de valeurs et de normes. […] D’après la Genèse, c’est sous l’impulsion d’un mauvais esprit  que la femme aurait porté le premier coup en vue de l’institution de ce nouveau canon : selon moi, ce mauvais esprit serait un symbole de son inconscient (ein Symbol des Unbewußten) ― et, partant, également de sa méconnaissance des conséquences ultimes de son geste.

Gross renverse donc la chronologie freudienne : le matriarcat ― qui aurait été, d’après Freud, la conséquence du parricide ― se trouve remplacé ici par un matriarcat communiste primordial, que renverserait ultérieurement l’établissement du patriarcat. Il va de soi que cette position ne faisait pas l’unanimité dans l’archipel des           Conseils : rappelons seulement, à titre d’exemple, le Biennio Rosso, soit l’expérience des Conseils des Ouvriers « soviettistes » en Italie, qui se déroula entre avril 1919 et décembre 1920, sans que la question du matriarcat n’y fût une seule fois évoquée (Spriano 1971). Gross (1919b:64) lui-même en était assurément conscient, lui qui fit annoncer par la Räte-Zeitung [5] son projet

de donner à la Freie Hochschulgemeinde für proletarische Kultur [Libre Communauté d’Instruction Supérieure pour la Culture prolétaire] des cours sur “La psychologie de la Révolution”, devant servir d’introduction à la psychologie de l’inconscient (psychologie psychanalytique).

L’existence même d’un tel projet manifeste qu’il était encore nécessaire de répandre le verbe freudo-marxiste parmi les Conseils ; mais l’opinion publique associait déjà le bolchevisme et le partage des biens à l’idée du matriarcat et à la demande de libération sexuelle ― donc, par retombée, à la psychanalyse aussi, qui se donnait à connaître partout pour son prétendu « pansexualisme ». Le « Délégué du Peuple pour l’Instruction Publique de la République Soviétique Hongroise », Zsigmond Kunfi (1919:3), dut même publier dans le journal officiel du 17 avril 1919 que

les Conseils d’Ouvriers, Soldats et Paysans […] ne veulent pas instituer le communisme des femmes […] tous ceux qui propageront le contraire seront considérés comme des ennemis de l’ordre révolutionnaire.

De son côté, Federn (1919:17-18, 22-24) soulignait que, si la défaite militaire n’avait pu être surmontée, c’était bien parce qu’elle avait emporté la subordination inconsciente des Fils au Père (die unbewußte Einordnung unter das Vater-Sohnverhältnis) : ainsi,

le bolchevisme manifestait le retour de la tendance primordiale (Urtendenz) au parricide ;

la formation des Conseils, fondés dans la structure psychique de la fratrie (ihre psychische Struktur als Bruderschaft), ramenait au présent les soulèvements préhistoriques des Fils contre le Père (die jetzige Revolution [ist] eine Wiederholung uralter Revolten gegen den Vater), lesquels venaient de commettre un nouveau parricide en la personne de l’empereur déchu ;

finalement, le repas totémique, soit le partage de la propriété privée (das Eigentum in gemeinsamen Besitz), surmontait la « vacance du Père » (Vaterlosigkeit) par l’instauration d’une société égalitaire, modelée sur la fratrie.

Breton (Contre-attaque 1935-36:133) souhaitait lui aussi que, dans Psychologie collective et analyse du Moi,

Freud […] eût traité des possibilités d’identification dans une foule, non plus conçue sur le modèle de la horde primitive, […] « soumise à la domination absolue d’un mâle puissant », […] mais sur celui de cette horde procédant à la suppression violente de son chef, de horde paternelle qu’elle était se muant en communauté fraternelle ;

il ignorait pourtant que Federn (1919:28) avait également mis en garde contre le danger que les frères, frappés de remords, n’en arrivent tôt ou tard à diviniser la figure idéale du Père tué (Vaterideal), évoquant ainsi l’apparition parmi eux d’un Führer (eines Volksführers), auquel ils finiraient par se soumettre volontairement, afin de rétablir la liaison au Père. Se pouvait-il que Federn eût prophétisé là l’ascension d’Hitler, alors que le parti nazi ne serait fondé qu’un an plus tard ?

Justement un an plus tard, l’austro-marxiste hongrois Varga[6] consacrait un article à la défaite bolchevique en Allemagne, qu’il motivait par « des causes étrangères à l’économie, […] celles-là même que nous présente l’école de Freud et d’Adler ». Varga expliquait l’échec par la « psychologie des masses » adhérant à la social-démocratie : celles-ci, alors même que leurs chefs étaient en train de les trahir, s’étaient refusées à intégrer les rangs des Conseils, agissant ainsi contre leur propre intérêt (D’Abbiero 1984:165). C’est de ces faux chefs que les masses devaient, dans l’immédiat, craindre le retour (Federn 1919:12) : Hitler ne se manifesterait que plus tard, et serait à son tour accusé d’avoir détourné les masses de leurs intérêts. Cependant, l’irrationalité des conduites collectives avait déjà mis à découvert les limites du modèle marxiste “classique”, qui ne la prenait nullement en compte : dès lors, le débat que Varga venait d’ouvrir opposerait pendant une décennie le matérialisme historique au matérialisme mécaniciste, diffusant la connaissance de la “sociologie” freudienne dans les milieux marxistes, qui s’en promettaient une contribution précieuse pour surmonter leur impasse (D’Abbiero 1984:159). C’est ce contexte qui produisit les explications psychanalytiques du nazisme (D’Abbiero 184-185) : l’essai de Vergin, Das unbewußte Europa : Psychoanalyse der europäischen Politik [L’Europe inconsciente : psychanalyse de la politique européenne], d’une valeur somme toute moindre, précéda aussi bien celui de Reich, Massenpsychologie des Faschismus (1933), que celui de Bataille, La structure psychologique du fascisme (1933-34).

Reich (1933:43) remarqua que

la structure de l’agir humain, celle du “facteur subjectif dans l’histoire”, ne fut point étudiée, parce que la psychologie scientifique n’existait pas à l’époque de Marx et que celui-ci n’était point un psychologue, mais bien un sociologue.

Mais la réciproque était tout aussi vraie : le marxisme pourrait finalement amener la psychanalyse à une meilleure compréhension de la nature sociale de la psyché, et Fischer (1928) envisagea même « le matérialisme dialectique en tant que méthode psychologique » (der historischer Materialismus als psychologische Methode) (D’Abbiero 162-164). Six ans plus tard, Popović (1934:229, 231) consacrait à son tour un article à l’interaction entre la psychanalyse et le marxisme[7], notant que

les carences de la psychanalyse peuvent toutes s’expliquer par une connaissance insuffisante de la sociologie ― celle-là même, qui motive l’objectif de psychologiser les faits sociaux. […] Freud concevait, certes, que les faits sociaux relèvent tout autant de la psychologie que de la sociologie ; mais, ne connaissant rien au marxisme, il n’aurait su s’en servir.

La « sociologie » de Popović était donc, tout court, le marxisme. Quant à la “sociologie” freudienne, celle-ci était entrée, depuis la parution de Psychologie de masse et analyse du Moi, dans une involution profonde, qui n’avait point échappé au surréaliste serbe (Popović 1934:228n2) :

Dès 1927 […], Freud avait publié Die Zukunft einer Illusion [L’avenir d’une illusion] : un essai, qui laissait très aisément augurer de la forme, que prendrait sa sociologie par la suite. Ses essais pseudo-sociologiques les plus récents, Das Unbehagen in der Kultur [Malaise dans la civilisation], ainsi que les dernières pages de Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse [Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse], ont confirmé les premières craintes. La façon dont il envisage la société dans ces textes-ci ne nous apparaît même plus “objective” […] : il est devenu franchement réactionnaire.

Seule la notion freudienne d’« identification » résistait encore, dès lors qu’elle permettait maintenant d’expliquer le nazisme. Reich (1933:97-98) s’en prévalut lui aussi :

Le Führer nationaliste […] concentre en lui-même toutes les représentations affectives propres au Père, […] sévère mais protecteur. […] plus importante encore est l’identification au Führer de la part de l’homme-masse.

Mais Reich (1933:99), tout en apercevant l’analogie avec le mouvement prolétarien (« La poussée à l’identification », remarqua-t-il, « est identique, mais elle s’adresse aux camarades de même souche plutôt qu’au Führer »), et donc l’ambiguïté inhérente à la tendance, se refusa à souscrire au mythe d’un renouveau contemporain du parricide (Reich 1933:101) :

Si des psychanalystes bornés en sociologie reconduisent la révolution à la révolte des enfants contre leur père, c’est parce qu’ils ne songent qu’au milieu intellectuel, où ce facteur est, en effet, déterminant ; mais leur interprétation ne saurait s’appliquer à la classe ouvrière.

Il soutint, en effet, qu’au mode de production agricole correspondait plutôt une morale patriarcale, caractérisée par la propriété privée, la répression sexuelle et l’unité de la famille (Reich 1933:78-79) : la nouvelle législation nazie[8] ― qui venait de ressusciter des formes révolues de propriété foncière, fondées dans la notion d’une « indissoluble unité entre le sang et le sol » ― ne se finalisait-elle pas à renouer « les liens d’un sentiment de la vie, spontanément jailli du sein du peuple » (die aus dem natürlichen Lebensgefühl des Volkes herausgeborene Verknüpfung) ? La conclusion à laquelle parvint Reich (1933:131), d’une façon assurément trop hâtive, fut donc que,

dans le domaine ethnologique, les réactionnaires […] soutiennent la théorie patriarcale, alors que les marxistes penchent plutôt pour la théorie matriarcale .

En revanche, la complémentarité dialectique entre les deux attitudes n’avait point échappé à Bjerke-Petersen (1934:16), qui sut cerner l’« esprit du temps » (tidsånd) plus nettement que Reich :

De nos jours, un grand nombre de manifestations inter-connexes crée certaines formations culturelles, dont la validité apparaît si profonde, que nous pouvons souvent les envisager comme appartenant à un mouvement à l’échelle mondiale. Que celles-ci se bornent au travail exécuté par un cercle de personnes, leur influence n’en demeure pas moins mondiale. Dans l’immédiat, nous [scil. les surréalistes] ne reconnaissons comme telles que le mouvement prolétarien et le fascisme. Un an après l’autre, un réseau va se tissant autour de la Terre, qui garde unies des idées et des perceptions uniformes. Certes, les nombreux mouvements simultanés peuvent différer grandement ; mais, entre une multitude de manifestations appartenant à des lignes différentes, il peut également exister un lien étroit, qui en vient ainsi à façonner, dans une large mesure, toute notre époque. Un tel esprit du temps n’évolue pas toujours par étapes : il peut soudainement donner lieu à des tendances diamétralement opposées, et même à des comportements essayant d’étouffer leur propre source.

Beaucoup plus tard, Fromm (1954:51n14) notera de même :

Il est remarquable que […] deux conceptions opposées aient pu intégrer chacune un aspect de la structure matriarcale. Dans le courant marxiste, prônant la liberté et l’égalité, Engels fit un accueil enthousiaste aux théories de Bachofen. Beaucoup plus tard, […] les maîtres à penser du nazisme[9] s’en emparèrent d’une façon tout aussi enthousiaste, […] mais pour la raison opposée : ce qui les séduisait, eux, c’était bien la nature irrationnelle de l’attache au sang et au sol.

Par contre, Reich avait fait bon accueil à l’idée engelsienne d’un « communisme matriarcal » des origines, qu’il croyait ratifiée par les découvertes de Malinowski ; mais celui-ci, qui avait bien porté en 1924 l’atteinte la plus grave au mythe d’Œdipe, démentirait en 1935 également le mythe de l’Urkommunismus, que les Trobriandais ne pratiquaient point. Or se demande à nouveau si tout ne revenait donc qu’à choisir son propre mythe ― voire même, le cas échéant, à en bâtir un de toutes pièces… Car, il faudra bien le dire, les reconstruction œdipiennes imaginées par Freud ne s’accordent nullement à la mythologie grecque :

les Fils révoltés contre le Père de la horde seraient bien mieux représentés par les Titans plutôt que par Œdipe, lequel n’a point de frères ;

c’est bien parce que l’Œdipe de Sophocle n’est finalement pas châtré que Freud, s’efforçant de faire cadrer avec son idée des données qui s’y opposent, en arriva à soutenir que l’aveuglement tenait lieu, pour Œdipe, de castration auto-infligée !  Or, bien au contraire, les versions les plus archaïques du “mythème de la succession royale” (Uranus-Kronos-Zeus), que nous ont conservées les mythologies égyptienne et hindoue, prouvent qu’à l’origine le père déchu était frappé autant de castration que d’aveuglement : les deux mutilations demeurant bien distinctes, il est invraisemblable que l’une ait pu désigner l’autre ;

finalement, alors que Freud exclut de façon explicite que la Mère eût été autre chose que l’enjeu passif du parricide, c’est justement à l’instigation de leurs mères que les fils, Kronos et Zeus, châtrent leurs pères.

Force est d’en conclure que la menace de castration émanait plutôt de la Mère que du Père, et qu’elle s’adressait à ce dernier plutôt qu’aux Fils, lesquels la mettaient même à exécution : aucun Père tout-puissant n’aurait donc régné sur la horde primordiale, mais bien une Mère phallique. Le phallus étant sa pertinence exclusive, c’est bien elle qui, après avoir choisi parmi ses enfants le plus jeune, le désignant à remplacer dans sa couche un mari désormais vieilli, faisait “châtrer” ce dernier, ainsi que ses autres fils, à qui elle ne daignait pas faire de privautés : tel était le sort des prêtres châtrés, qui servaient, d’après Freud, la Déesse-Mère[10] ― mais tel fut également celui des Titans, que Zeus enferma au Tartare aussitôt après son intronisation. La “castration” aurait donc réellement sanctionné l’inceste, mais à la discrétion de la Mère : serait-ce là le “complexe de la mère”, entrevu un instant par Lacan ?

En 1937, celui-ci déclara (89) :

Certes l’Œdipe a été notre Sinaï. Mais rien ne nous interdit de voir dans la vie œdipienne un aspect seulement du possible. Il y a peut-être derrière lui encore autre chose de plus archaïque. Peut-être le “complexe de la mère”. Si les noms mythologiques nous font défaut ici pour le caractériser, c’est peut-être parce que cette mythologie est celle d’une civilisation patriarcale. Peut-être est-ce l’image terrible de l’Ogresse, de quelque Baal ou Moloch maternel, que l’on rencontrerait au fond des légendes matriarcales…

 

L’année suivante, Lacan (1938:8.40/11) ― entreprenant de surmonter les « intuitions trop hâtives » de Freud sur l’Œdipe, que les découvertes de Malinowski (1924) avaient mises en danger ― ancrait les faits œdipiens individuels dans une dimension collective infiniment plus récente :

une révision du complexe [d’Œdipe] permettra de situer dans l’histoire la famille paternaliste et d’éclairer […] la névrose contemporaine. […] Freud fait [un] saut théorique […] de la famille conjugale, qu’il observait chez ses sujets, à une hypothétique famille primitive, conçue comme une horde qu’un mâle domine […] en accaparant les femelles nubiles. […] Il imagine un drame de meurtre du père par les fils, […] d’où, avec le tabou de la mère, serait sortie toute tradition morale et culturelle. […] Mais […] la survivance étendue d’une structure matriarcale de la famille, l’existence dans son aire […] d’une répression souvent très rigoureuse de la sexualité, manifestent que l’ordre de la famille […] a des fondements soustraits à la force du mâle.

Prenant à partie également le totémisme, Lacan (1938 :8.42/5) ramenait « le sens du totem, réduit par Freud à celui de l’Œdipe », à la fonction de « l’Idéal du Moi ». Aussi, « l’idéal masculin » n’avait-il imposé sa prévalence qu’en raison de l’orientation paternelle de la société occidentale ; mais, au-dessous de cet idéal, Lacan (1938:8.42/8) décelait « l’occultation du principe féminin », ce qui lui rendait loisible d’expliquer par une carence paternelle la « protestation virile » de la femme contemporaine, « conséquence ultime du complexe d’Œdipe ». Selon Lacan (1938:8.40/16), les névroses individuelles, dominant le cadre du psy au début de la carrière de Freud, avaient évolué depuis vers « la grande névrose contemporaine »,  qui se manifestait désormais à l’échelle de la société toute entière. L’atteinte portée à l’Idéal du Moi était si généralisée, qu’elle devait forcément développer un pendant politique (Lacan 1938:8.42/7) :

le renforcement pathogène du Surmoi dans l’individu se fait en fonction double, et de la rigueur de la domination patriarcale, et de la forme tyrannique des interdictions, qui ressurgissent avec la structure matriarcale de toute stagnation dans les liens domestiques. Les idéaux religieux et leurs équivalents sociaux jouent ici facilement le rôle de véhicules de cette oppression psychologique, en tant qu’ils sont […] réduits à signifier les exigences […] de la race.

L’allusion à la race se laisse aisément déchiffrer : aussi Lacan venait-il d’expliquer par la psychanalyse, non seulement le nazisme, qui réalisait les craintes de Federn au sujet des Conseils, mais également le projet dalinien d’une « religion des fils », ainsi que le fantasme d’un Hitler efféminé, incarnant la Mère. En effet, Dalí (1964:19) raconte qu’à l’âge de 7 ans il s’identifiait déjà à un « Napoléon […] au ventre blanc et comestible » : cette image, annonçant de toute évidence celle du « dos tendre et dodu d’Hitler », garantit l’ancienneté d’un tel fantasme. A l’âge de 10 ans, La mante religieuse (qui est également l’amante…) fait sa première apparition chez Dalí : c’est pour s’en faire le partenaire que celui-ci s’identifie maintenant à « l’enfant-sauterelle (complexe de castration) », soit à celui que la femelle va “châtrer”, dévorer après l’acte. Lacan (1938:8.40/13-15) finit même par envisager l’existence, au-dessous du Surmoi œdipien, également d’un Surmoi plus archaïque, ce dernier étant d’« origine maternelle » ; mais le fantasme de castration est […] précédé par toute une série de fantasmes de morcellement du corps, où il faut reconnaître l’objet narcissique […]. Le fantasme de castration se rapporte à ce même objet, […] au premier moment de l’Œdipe, [par une] crise que […] cause l’objet qu’il réactualise, à savoir la mère. […]. La même forme est sensible […] à chaque crise, où se produit cette condensation, dont nous avons posé […] l’énigme.

Ce sont là la Poupée de Bellmer (1983), la Grande Mannequin de Crevel (1934c)… Surtout, c’est la prolifération d’images doubles, marquant l’ensemble de la production dalinienne, qu’à l’occasion Lacan (1938:8.42/1-2) semble en train de décrire :

les objets du délire […] manifestent les caractères constitutifs primordiaux de la connaissance humaine : identité formelle, équivalence affective, reproduction itérative et symbolisme anthropomorphique sous des formes figées […] les objets […] se révèlent comme chocs, énigmes, significations. […] L’objet […] montre […] une altération progressive […] il est méconnu dans sa réitération délirante […] on ne le reconnaît plus […] que comme une entité qui échappe au principe de contradiction.

Lacan (1938:8.40/6-8) ne parle désormais plus d’un “complexe de la mère”, mais bien plutôt d’un « complexe du sevrage, [qui] fixe dans le psychisme la relation du nourrissage » : Dalí (1964:19), âgé de 6 ans, s’identifiait bien à une cuisinière ― celle qui est “nourricière” par excellence. A l’encontre de Freud, qui avait envisagé « la tendance à la mort » comme un instinct inné, Lacan y découvre le désir de retourner à la vie intra-utérine en refusant le sevrage. Il ne partage pas pour autant la position de Rank ― que Breton et Éluard avaient adoptée en composant L’Immaculée Conception (1930) ―, et se refuse à « faire de la naissance […] un traumatisme psychique » ; mais il accorde quand même que, du refus du sevrage, part la parade des plusieurs formes d’un « cannibalisme fusionnel, ineffable, à la fois actif et passif ».

Au sevrage déclinant, apparaît finalement le « stade du miroir », dont Lacan (1938:8.40/10) se propose de « pénétrer [la] structure mentale avec le plein sens du mythe de Narcisse ». On réalise qu’il est désormais en train d’évoluer dans l’univers de Dalí, qui avait justement exécuté La Métamorphose de Narcisse un an plus tôt. Même le lexique de Lacan renvoie à Dalí et à ses tableaux :

Lacan : énigme (1938) ← Dalí : L’énigme du désir : ma mère, ma mère, ma mère (1929), La mémoire de la femme-enfant (1929, P236 ; 1932, P287), Le Grand Masturbateur (1930, frontispice de La Femme visible), L’énigme de Guillaume Tell (1933, P133 ; octobre 1933, P535), L’énigme sans fin (1938), Le moment sublime (1938), L’énigme d’Hitler (1939)[11] ;

Lacan : cannibalisme (1938) ← Dalí : La nostalgie du cannibale (1932), Cannibalisme de la mante religieuse de LautréamontCannibalisme de la mante religieuse de LautréamontCannibalisme de la mante religieuse de LautréamontCannibalisme de la mante religieuse de LautréamontCannibalisme de la mante religieuse de Lautréamont (1934), Cannibalisme d’automne (1936) ;

Lacan : choc, révélation (1938) ← Dalí : L’Homme invisible (1929), Apparition d’un visage et d’un compotier sur une plage (1938, P465 ; le titre d’une autre version de 1938, P467, précise que le compotier est également le visage de García Lorca) ;

Lacan : sevrage, race (1938) ← Dalí : Le sevrage du meuble-aliment (1934), Crâne et son appendice lyrique s’appuyant sur une table de nuit qui aurait la température d’un nid de cardinal (1935), Couple aux têtes pleines de nuages (diptyque de 1936, P443, où une table mise occupe le premier plan de chaque panneau).

En rédigeant son texte, Lacan, très proche des surréalistes à l’époque, avait évidemment à l’esprit les toiles de Dalí ; on ne saurait pour autant envisager là une influence directe, ainsi que c’est le cas pour la thèse de Lacan (1932) : car celui-ci ― persuadé que « le groupe familial réduit à la mère et à la fratrie dessine un complexe psychique […] très favorable à l’éclosion des psychoses » (1938:8.40/11), alors que « le complexe de la famille conjugale crée les réussites supérieures du caractère, du bonheur et de la création » (8.40/16) ― prônait plutôt la restauration du Père œdipien, s’en expliquant ainsi (8.40/15-16) :

l’imago du père concentre en elle la fonction de la répression avec celle de la sublimation ― mais c’est là le fait d’une détermination sociale, celle de la famille paternaliste. L’autorité familiale n’est pas, dans les cultures matriarcales, représentée par le père, mais […] par l’oncle maternel. […] Cette séparation des fonctions entraîne un équilibre différent du psychisme […] par l’absence de névroses. [Mais] à l’harmonie qu’il comporte s’oppose la stéréotypie, qui marque les créations de la personnalité […] dans de semblables cultures […] l’élan de la sublimation est dominé par la répression sociale quand ces deux fonctions sont séparées. […] C’est de nouer […] le progrès de ces fonctions que le complexe d’Œdipe tient sa fécondité.

La pulsion orale serait donc double, l’enfant ne se décidant finalement à dévorer le Père que pour avoir auparavant échoué à fusionner avec la Mère : un « cannibalisme […] à la fois actif et passif », ainsi que l’avait dit Lacan (1938:8.40/8). Or, c’est bien là ce que se refuse à accomplir Dalí : renouveler le parricide, certes ― mais sans manger le Père pour autant, et rester enfin seul avec la Mère, s’en laisser dévorer après l’inceste, ne faire plus qu’un avec elle… Lacan (1938:8.40/15) avait beau rappeler « l’épisode du Sphinx », lui permettant d’interpréter le mythe d’Œdipe comme « une représentation […] de l’émancipation des tyrannies matriarcales et du déclin du rite du meurtre royal » : avait-il donc oublié que la Mère, chez Freud, ne meurt jamais ? Car Freud avait glissé sur la possibilité même d’un matricide. Aussi Dalí (2004:29-31) pouvait-il, beaucoup plus tard, se poser encore en triomphateur :

[Gala] est Léda, la mère. […] Gala est encore un Sphinx, mais secourable, qui […] interroge pour moi les énigmes et détient dans sa chair les réponses. Chez les primitifs, le repas totémique est la représentation du parricide fondamental, mais le héros dalinien […] va au-delà, et parvient à absorber le père tout en provoquant sa résurrection […] : ainsi, j’avais la possibilité de déguster dans Gala mon père, [tout en] acceptant […] d’être en même temps dévoré par Gala.

Dalí ne parvint finalement pas à contribuer à l’effort freudo-marxiste du groupe surréaliste, qui le soupçonna même de sympathies hitlériennes pour son projet d’une « religion des fils ». On vient de voir ce qu’il en est réellement ; mais la méthode paranoïaque-critique va quand même s’avérer indispensable au surréaliste roumain Gherasim Luca pour structurer sa propre théorie non-œdipienne[12].

Luca repart de la dialectique du vide et du plein (Pearl 2002:86, Chatelain 2009:155), qui soutient la démarche paranoïaque-critique chez Dalí, Popović et Ristić : le plein de la grossesse et le vide du sevrage, ainsi que leur dépassement non-œdipien ― « entre le traumatisme de la naissance et la castration de la mort », pour le dire avec Luca (1947b:424). Par son attitude, Luca (1947b:423-424) s’efforce de libérer le mécanisme mental, que la désespérante répétition du schème œdipien enferme dans un cercle vicieux :

Blessure projette Désir et Pensée, Pensée et Désir se jettent sur la Blessure. Miroir et mur. Réciprocité-balançoire. […] Le mécanisme mental, même dans son fonctionnement réel, est lié à des formes pensantes et désirantes délimitées par la Blessure [œdipienne]. Dérégler ce mécanisme, […] c’est faire sortir le Réel de l’ovale de son Ombre. […] La Non-Blessure est la cicatrisation implicite d’une Blessure follement ignorée.

L’épiphanie de Non-Œdipe à Bucarest : Présentation de graphies colorées, de cubomanies et d’objets (Salle Brezoianu 19, 1er étage, 7-28 janvier 1945). De gauche à droite : Gherasim Luca, un inconnu, Lygia Naum (vue de dos), Reni Păun, Virgil Teodorescu, une inconnue et Gellu Naum                   (d’après Athanor, Caietele Fundaţii “Gellu Naum”, n° 2, 2008, p. 71).

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A la production tautologique de « signes », que le refoulement aligne comme des carapaces, vidées par les infinies négations du désir, Luca (1947b:424-425) oppose la pratique de l’automatisme, niant la négation, afin de libérer des « mots sans rides » :

Non-Œdipe est un constructeur d’automates, de travestis infinis et de monstres. […] Volonté et Action font éclater Pensée et Désir dans leur Signe. Mais Signe est depuis longtemps vidé de son Plein. L’automatisme mental [conduit] aux sources du plein et du vide. […] vider le vide, c’est inventer le plein dans son mouvement, le plein-mouvement.

Bien évidemment, « signes » doit s’entendre ici au sens sémiotique : l’art, la culture au sens large, mais également la politique ― soit la superstructure marxienne. Le rapport entre la structure et la superstructure, posé une fois par Marx, reste donc à investiguer : le domaine propre au surréalisme demeure, ainsi que Breton le préconisait depuis 1930, celui de la sublimation freudienne. Le mythe de Non-Œdipe est bien le dernier produit du freudo-marxisme surréaliste (Luca 1945:651) :

Après notre rencontre avec la géniale découverte de Marx […] et après notre rencontre avec la sublime activité de Breton […], nous complétons notre lucidité théorique et pratique en dénonçant la condition œdipienne de l’existence […] dans les vestiges castrants, traumatiques et horribles de la naissance, […] dans la blessure, la purulente blessure d’Œdipe, qui empêche l’homme de trouver les voies exactes de sa libération […]. Cette nouvelle position dialectique, matérialiste et révolutionnaire [est] dénommée non-œdipienne.

Bachofen, Freud, Gross, Lacan, Dalí et Luca nous ont jusque là entretenus, respectivement, d’Oreste, d’Œdipe, d’Adam et d’Ève, de Narcisse, de Léda, du Sphinx, de Non-Œdipe… Crevel avait même essayé d’introduire de nouveaux complexes, bien complets de leurs mythes : en 1932, après avoir signalé l’existence chez Dalí                        d’une « réciproque passive du complexe d’Œdipe, [qui] pourrait s’appeler complexe                          de Guillaume Tell » (1932:214n35), il décrit d’après son propre vécu un « complexe d’Oreste », comportant une pulsion incestueuse dirigée envers la sœur                          (1932:223-226). Deux ans plus tard, il va également proposer un “complexe de Laïus” et un “complexe de Jocaste” (Crevel 1934b:85) :

Dans la niaiserie d’un obscurantisme trop prompt à castrer l’enfant, à exiler l’œdipe impubère dans les glaces de l’insexué, je vois l’effet de la haine, chez le Laïus de père, contre son futur rival, et l’effet de la terreur d’un amour qui se sent coupable chez toute Jocaste de mère, hantée par les aveuglantes images de l’inceste.

C’est la dialectique d’anéantissement et rétablissement des mythes, énoncée par Dalí en 1930, et comportant bien évidemment l’apparition de mythes nouveaux : on la surprend là en action. Lacan (1937) lui même, on s’en souviendra, s’était plaint de la carence de « noms mythologiques ». Mais pourquoi donc fallait-il qu’à chaque complexe  corresponde son mythe ?

En effet, le dépaysement de mythes anciens, la création de mythes nouveaux apparaissent comme une pratique partagée de la modernité : on aurait assurément intérêt à la relire en gardant toujours à l’esprit le projet, conçu par Herder dès 1764, de réaliser une neue Mythologie ― une mythologie nouvelle, devant exprimer le renouveau général de l’époque. Immédiatement après la Révolution Française, Hegel (1797, 1807) et Schelling (1795, 1854) ont lié cette exigence mythopoïétique à la nécessité de former une conscience politique : le premier confie à une future Mythologie der Vernunft [Mythologie de la raison] la tâche de renouveler la condition « originairement poétique » de l’individu, que venait de détruire le moderne « âge du travail » ; l’autre envisage la possibilité d’assumer enfin la fragmentation du sujet moderne, pour atteindre ainsi à une conscience intégrale du réel, que manifesterait finalement une mythologie nouvelle. Ces positions gardent toute leur valeur bien au-delà de la période postrévolutionnaire : encore en 1903, Simmel reconnaîtra que la croissante spécialisation du travail, imposant la prééminence d’un « esprit objectif », faisait obstacle au libre développement de la subjectivité. Tout comme Hegel, Simmel tenait l’« âge du travail » pour responsable de « la montée de la vie nerveuse » chez le nouveau type humain qui venait d’apparaître, soit le Großstädter ― ainsi défini,

parce que c’est bien la métropole qui crée ces conditions psychologiques par les flâneries dans les rues, par la rapidité et par la diversification de la vie économique, bureaucratique et sociale.

D’autre côté, si Hegel (1800) avait bien été le premier à reconnaître dans la masse une forme nouvelle de la subjectivité, propre à une société empêchant désormais l’individu de réaliser l’harmonie de ses facultés personnelles, Marx (1867) était parvenu à démystifier les mécanismes économico-idéologiques de l’« âge du travail ». La philosophie et la politique prenaient désormais sur elles la tâche de concevoir un type humain nouveau, qui serait capable de surmonter l’aliénation moderne : l’invitation de Nietzsche (1885) à « dépasser l’homme » (der Mensch ist etwas, das überwunden werden soll) engageait désormais à une restructuration intégrale du sujet.

Mais l’aliénation moderne, le “mal du siècle”, avait également occupé la littérature et la psychiatrie postrévolutionnaires, qui s’étaient disputé le droit de s’en occuper. Si les thèmes de la modernité (l’onirisme, les hallucinations, la folie et le crime, l’inquiétant, la fragmentation de la personnalité et le double, mais également la métropole et la foule, puis les machines et la vitesse) s’étaient d’abord imposées à des auteurs, dont les surréalistes finiraient par accueillir la plupart dans leurs nombreuses “galeries d’ancêtres”[13], la psychiatrie, qui justement à cette époque-là était en train de se refonder sur des bases scientifiques, n’était point demeurée en reste : dès 1820, Esquirol avait proposé de remplacer par lypémanie un mot aussi ancien que mélancolie, celui-ci lui apparaissant à tel point surchargé de connotations littéraires, qu’il estimait désormais plus judicieux d’en abandonner l’usage aux seuls poètes ; et ses disciples, Georget (1826) et Brierre de Boismont (1850), s’étaient à leur tour efforcés de cerner la part du pathologique à l’intérieur d’un soi-disant “mal du siècle”, dont la notion par trop indéfinie s’avérait impropre au nouveau contexte savant.

La psychiatrie positiviste avait finalement pu se flatter d’avoir mené à bon terme la “démythologisation” de son domaine : Erb (1893), p. ex., ne s’était pas borné à expliquer « la nervosité grandissante de l’époque » par la plus forte demande d’efficacité au travail, ni par la complexité générale du style métropolitain de l’existence, mais en avait également inculpé l’art moderne, seulement préoccupé de psychoses, de révolutions et de toutes les laideurs propres aux pathologies sexuelles. La naissance contemporaine d’une psychologie des foules (Sighele 1891, de Fournial 1892, Le Bon 1892) démontrait que la psychanalyse devrait bientôt structurer elle aussi une approche spécifique à la dimension collective. A la première « tentative freudiste » (freudista kisérlet) dans cette voie nouvelle, ouverte par le hongrois Sisa (1916) sous l’impulsion de Ferenczi, suivirent les essais de Kolnai (1920), également rédigé à la demande de Ferenczi, et celui de Freud (1921) lui-même. Reich (1933) s’en ressentit tout autant que Lacan (1938), lequel eut lui aussi à se pencher sur « la grande névrose contemporaine » ; mais celle-ci, on l’aura désormais réalisé, ne différait vraiment pas de l’ancien “mal du siècle”, ni du « complexe de castration collectif » de Tzara (1933), ni même de la « faim psychologique à tendance paranoïaque », qu’avait diagnostiquée Dalí en 1930. Bjerke-Petersen (1934:41, 43) en ébaucha un cadre, d’autant plus gênant pour nous, qu’il garde entière son actualité :

Le surréalisme dit : De nous jours, il est inévitable que nous soyons tous des névrosés impuissants et mensongers, mais nous devons nous efforcer de créer une humanité nouvelle (at skabe en ny menneskehed). […] On doit donc tenir pour excusés les millions d’hommes impuissants et les millions de femmes frigides, détourné(e)s vers d’autres domaines : tabagisme, alcoolisme, mode, argent, pouvoir, bibelots, obsession de la propreté et beaucoup d’autres.

A la crise d’une société entière se devait, finalement, même la manifestation d’Œdipe (Lacan 1938:8.40/16) :

Peut-être est-ce à cette crise qu’il faut rapporter l’apparition de la psychanalyse elle-même. Le sublime hasard du génie n’explique peut-être pas seul que ce soit à Vienne, alors centre [

…] des formes familiales les plus diverses, […] qu’un fils du patriarcat juif ait imaginé le complexe d’Œdipe.

Il reste encore à souligner que les centres d’intérêt de Freud, tout comme ceux de la psychiatrie positiviste, coïncidaient pour l’essentiel avec les thèmes de la “modernité” artistique[14]. Pour décrire « la nervosité moderne », Freud (1908) se refit à Erb, reprenant la liste de symptômes, que celui-ci avait dressée ; seulement, Freud expliqua ces symptômes tout autrement, les ramenant à la seule intensification des restrictions sexuelles, qui caractérise la société moderne. Comme le refoulement pulsionnel fonderait, d’après Freud, toutes les sociétés sans exception, son diagnostic ratait évidemment la singularité du moderne. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de ce que Freud, bien qu’ayant posé la sublimation à la base de toute formation collective, ait pu manquer de déceler dans la nôtre, où société et nature sont complices (Luca 1947b:424), l’identité entre le mécanisme du refoulement pulsionnel et celui de la structuration capitaliste : celle-ci refoule le travail concret au profit du travail salarié, sublimant par là en valeur d’échange la valeur d’usage.

Freud passa donc à côté de ce qui, plus tard, fonderait le freudo-marxisme ― que, d’ailleurs, il se refusera toujours à ratifier. Plus gravement encore, il se mit de lui-même dans l’obligation d’introduire des mythes dans la psychanalyse, devant imprimer à celle-ci le cachet d’une prétendue universalité. Si l’introduction d’Éros, de Thanatos, de Narcisse et, surtout, d’Œdipe est assurément parvenue à conditionner l’autoreprésentation de l’homme contemporain, elle a également fini par remplacer l’explication psychanalytique des mécanismes sociaux irrationnels par la contemplation d’un leurre fantasmatique des “origines”. Cette distinction prend toute sa valeur, dès qu’on la rapporte à l’inspiration freudienne du surréalisme : celle-ci ne fait aucun doute, mais elle se manifeste autrement, on l’a bien vu, selon que les surréalistes envisagent les méthodes de Freud ou sa mythologie œdipienne, fondant une “pseudo-sociologie” réactionnaire (Popović 1934).

Or, comme l’a si bien dit Dalí en 1930, c’est la mythologie qui change. Breton (1924a:243) avait déjà annexé la psychiatrie au domaine poétique :

Il en va de même [que] du clair de lune et du poison romantiques. Bientôt les sources du lyrisme moderne : les machines, le journal quotidien, pourront à leur tour être considérées sans émotion. La faillite d’une des plus belles découvertes poétiques de notre époque, celle de l’hystérie, devrait nous mettre en garde contre une fâcheuse tendance à généraliser. On sait aujourd’hui qu’il n’y a pas d’état mental hystérique, et je suis bien près de croire qu’il n’y a pas non plus d’état mental romantique. […] N’oublions pas que, les uns et les autres, nous suivons une mode qui change toutes les saisons.

Il s’était également prononcé pour la singularité du moderne (Breton 1924b:299) :

[les] symboles qui président à notre vie instinctive […] se distinguent de ceux des époques sauvages.

Ce qu’écrivant, il prenait implicitement position contre l’attitude de la psychanalyse, enfermée dans une répétition inlassable du schème œdipien. Il confirmera ultérieurement ces vues dans le contexte solennel du premier Manifeste (Breton 1924c:321) :

Le merveilleux n’est pas le même à toutes les époques […] : ce sont les ruines romantiques, le mannequin moderne.

 

En 1930, Dalí, on l’a vu, prend lui aussi position en faveur d’une mythologie moderne. En 1934, Bjerke-Petersen (86) déclare que l’art [moderne] diffère vraiment de la symbolique primitive. Contrairement aux primitifs, qui créent un langage symbolique très limité, n’apprenant à le comprendre que par la suite, les occidentaux des années trente travaillent sur des variations aux possibilités infinies, que nous pouvons toujours apprendre à « conceptualiser », dès lors que nous pouvons, par le biais de l’intelligence, transférer à notre inconscient les valeurs (significations) trouvées dans chaque cas à n’importe quelle époque. Dans l’ensemble, notre époque et notre monde conceptuel enrichissent les choses tant et si bien, que celles-ci, lorsqu’elles atteignent notre inconscient, disposent de plus d’options, que le symbole primitif n’était capable d’en produire.

Un an plus tard, c’est à Tzara (1935:130) de distinguer entre « symbole              onirique » et « symbole poétique ». Encore en 1953, le surréaliste roumain Dolfi Trost (66) pourra écrire que, comme il n’y a pas de désirs abstraits, il n’y a pas de symboles fixes auxquels ils puissent être toujours ramenés. L’aspect général, mythique ou archaïque, du symbole ne correspond que très peu au symbolisme onirique. […] Seule une série de symboles neufs pourrait nous donner des rêves acceptables.

 

Le surréaliste roumain Dolfi Trost.

Cette position, où le domaine psychanalytique se laisse envisager comme relevant bien plutôt de la modernité au sens large que de la médecine au sens strict, a donc marqué l’ensemble du surréalisme. C’est bien elle qui rend compte des efforts que les surréalistes finalisèrent à créer, par leurs méthodes propres, une mythologie moderne, pouvant supporter une psychanalyse anœdipienne, encore à venir à leur époque : ce sera, ainsi que je l’ai montré ailleurs (Scopelliti 20082), la schizo-analyse de Deleuze et Guattari (1972). Dans l’accomplissement de cette tâche de mythologie critique il faut donc situer la spécificité du freudo-marxisme surréaliste.


BIBLIOGRAPHIE

1764 Herder J. G., Versuch einer Geschichte der lyrischen Dichtkunst.

1795 Schelling F. W. J., Philosophische Briefe über Dogmatismus und Kriticismus.

[1797] Hegel G. W. F., Ältestes Systemprogramm des deutschen Idealismus, 1917.

1800 Hegel G. W. F., Der immer sich vergrößende Widerspruch.

1807 Hegel G. W. F., Phänomenologie des Geistes.

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NOTES

[1] Ma traduction de l’essai de Vilhelm Bjerke-Petersen va bientôt paraître aux Éditions Mimésis (Paris) sous le titre Le Surréalisme : sa perspective existentielle, son expression vitale, son art.

[2] Il revient à un brillant chercheur catalan, V. Santamaria de Mingo (2005:97-98), d’avoir reconnu la paternité dalinienne de ce texte, jusque là faussement attribué à Crevel.

[3] Cette caution ne viendrait qu’en 1938, lorsque Breton rencontra finalement Trotski au Mexique : là, les deux rédigèrent ensemble ― à l’initiative de Trotski ― le Manifeste pour un art révolutionnaire. Bizarrement, Breton n’a jamais contacté Trotski à l’époque où ce dernier était réfugié en France (juillet 1933 à juin 1935).

[4] La brochure de Federn (1919:19), réunissant les textes des conférences, que celui-ci avait données à la Wiener Psychoanalytische Vereinigung et au Monistenbund, date de « Vienne, mars 1919 » : le psychanalyste avait donc pris en compte la Révolution d’Octobre, la mutinerie de Kiel, les remous de vétérans à Vienne, le soulèvement spartakiste de Berlin (512 janvier 1919) et, peut-être, également l’instauration de la République Soviétique Hongroise (Magyarországi Tanácsköztársaság), qui fut proclamée à Budapest le 21 mars 1919.

[5] La Räte-Zeitung [Gazette des Conseils], qui se proposait de rassembler et discuter les initiatives réalisés par tous les Conseils, parut en Allemagne deux fois par semaine, de 1919 à 1920. Elle était dirigée par un journaliste libéral, Goldschmidt, que la Révolution de Novembre avait rapproché du mouvement ouvrier. Goldschmidt, s’étant strictement lié aux communistes à l’époque de Weimar, dut ensuite s’exiler au Mexique, où il mourut en 1940.

 

[6] Jenö Varga (1879-1964), qui avait professé l’Économie Politique à l’Université de Budapest depuis 1918, était membre de l’Association Psychanalytique Hongroise. Il participait également aux réunions du Club Galilée, fondé à Budapest en 1908, où se réunissaient savants et intellectuels progressistes, dont Ferenczi et Sisa : dans ce contexte, il donna « la première conférence freudo-marxiste dans l’histoire de la psychanalyse, portant sur Matérialisme historique et freudisme » (Kruppa 2011). Varga fut également le « Délégué du Peuple pour les Finances de la République Soviétique Hongroise » : c’est vraisemblablement lui qui obtint de son collègue Kunfi la création, malgré l’opposition unanime du sénat académique, d’une chaire de Psychanalyse pour Ferenczi à l’Université de Budapest ― « un succès », commenta Freud (Erős 2011:69), « dont nous n’aurions même pas osé rêver » (ein Erfolg, von dem wir nicht einmal zu träumen wagten). A la chute de la République Soviétique Hongroise, Varga se réfugia à Vienne, où il rencontra Freud le 6 février 1920 : celui-ci lui lança sur un ton facétieux que, malgré son activité dans les Conseils, il n’avait pas l’air assoiffé de sang (« Na, blutdürstig sehen Sie gerade nicht aus ! »). Varga se fixa finalement en Union Soviétique, où il devint le conseilleur de Staline pour l’économie (Tögel 1999).

[7] Je tiens à remercier ici l’ami Branko Aleksić pour m’avoir fait connaître cet important article de Popović, qu’il a également eu l’amabilité de traduire à mon intention.

[8] Reich s’en réfère ici au décret pour la Neuordnung der bäuerlichen Besitzverhältnisse [Réorganisation des formes de propriété foncière], émané le 12 mai 1933 par le nouveau Ministre de l’Agriculture du Reich, Walther Darré (v. note suivante).

[9] Ce sont vraisemblablement le hollandais Herman Wirth (1885-1981) et l’allemand Walther Darré (1895-1953). Le premier publia en 1928 son essai le plus important, Die Aufgang der Menschheit [L’essor de l’humanité], où il affirmait que la toute première société des “Aryens” avait été matriarcale ; en revanche, Darré développa dans deux essais (Das Bauerntum als Lebensquell der nordischen Rasse [La Paysannerie en tant que source de vie de la race nordique] en 1928 et Neuadel aus Blut und Boden [Nouvelle aristocratie du sang et du sol] en 1934) une doctrine parallèle, où l’attache primordiale à la terre se doublait d’une structure patriarcale. Le 1er juillet 1935, les deux fondèrent avec le Reichsführer ϟϟ Himmler l’organisation Ahnenerbe, se fixant pour but de mener des recherches sur l’hérédité atavique des “Aryens”. En 1938, Wirth ayant déclaré que le culte du Führer se fondait dans une falsification historique, il se brouilla avec Himmler et dut quitter l’Ahnenerbe. Darré, nommé Ministre de l’Agriculture en 1933, finit lui aussi par se brouiller avec Himmler et dut démissionner en 1942. Après la guerre, Wirth fut interné pendant deux ans, Darré condamné à sept ans de prison.

[10] On songe ici aux gallæ de Cybèle.

[11] Bien que ce tableau soit postérieur à la parution des Complexes familiaux de Lacan (1938), je l’insère ici en raison de sa frappante similitude avec les deux qui le précèdent sur ma liste ; d’ailleurs, Dalí va encore exécuter La tour des énigmes (1971), Le chemin de l’énigme (1981, P935 et P936) et Les trois énigmes glorieuses de Gala (1982, P967 et P969). Je donne les références permettant de distinguer les différentes versions d’une même toile d’après le Catalogue raisonné de peintures de la Fundació Gala-Salvador Dalí (www.salvador-dali.org).

[12] Dans une pièce de Luca (1947a:411), l’héroïne Amphitrite apparaît sur scène entourée de personnages fantasques (le Cycle de cercles concentriques, le Contenu d’un ballon vide, le Corset contre la pâleur…), parmi lesquels trouve également sa place la Fonction comestible du rêve, à l’origine visiblement dalinienne.

[13] H. Walpole, The Castle of Otranto (1764) ; J. W. Goethe, Die Leidungen des jungen Werthers (1773) ; D. A. F. de Sade, Les 120 journées de Sodome [1785] ; U. Foscolo, Le ultime lettere di Jacopo Ortis (1798) ; A. de Musset, Les confessions d’un enfant du siècle (1836) ; E. A. Poe, The Man of the Crowd (1840) ; G. de Nerval, Aurélia (1855) ; Ch. Baudelaire, Les Fleurs du Mal (1857) ; Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1868) ; A. Rimbaud, Illuminations (1886) ; G. de Maupassant, Le Horla (1887). Je m’arrête évidemment aux textes les plus significatifs pour mon sujet.

 

[14] La sexualité et l’onirisme, introduits par Freud au tournant du siècle (Die Sexualität in der Ätiologie der Neurosen, 1898 ; Die Traumdeutung, 1900 ; Über den Traum, 1901), prendront l’importance qu’on sait, mais on n’oubliera pas pour autant l’hypnotisme (Psychische Behandlung, 1890 ; Hypnose, 1891), les actes manqués (Zur Psychopathologie des Alltagslebens, 1901), l’humour (Der Witz und seine Beziehung zum Unbewußten, 1905) et l’art (Die Wahn und die Träume in W. Jensens « Gradiva »,             1907 ; Der Dichter und das Phantasieren, 1908), ainsi que l’inquiétant et le double (Das Unheimliche, 1919).

Bataille, Breton et la psychologie des masses

Bataille, Breton et la psychologie des masses

par Fiorella BASSAN

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Au milieu des années 1930, la situation politique en Europe s’aggrave de plus en plus. Le nazisme est au pouvoir en Allemagne, le fascisme en Italie. En France, la menace fasciste se fait de plus en plus pressante. Dans ce climat d’urgence, Georges Bataille et André Breton se retrouvent un instant ensemble, unis par la lutte politique. Après la rupture de Breton et du surréalisme avec le PCF et avec l’Union soviétique, après la fin de la collaboration de Bataille avec le Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine, les deux fondent ensemble, en septembre 1935, Contre-Attaque, « Union de lutte des intellectuels révolutionnaires ».

 

Cinq années se sont écoulées depuis le violent contraste qui les avait opposés. Le moment est grave et les rancunes personnelles peuvent être laissées de côté, au moins dans l’immédiat. « Il me paraît impossible de continuer à poser d’étroites questions de personnes »[1], écrit Bataille à Roger Caillois le 26 septembre 1935. Et Breton : « Le problème de l’action, de l’action immédiate à mener, demeure entier »[2]. Déjà en avril 1935, Bataille se demande : « Que faire devant le fascisme, étant donné l’insuffisance du communisme »[3]. C’est le moment de l’action, de la lutte pour la cause révolutionnaire, que les communistes ont trahie.

Dans Position politique du surréalisme, publiée en novembre 1935, Breton mentionne dans la préface sa participation à la fondation de Contre-Attaque, « Union de lutte des intellectuels révolutionnaires », dont il reproduit à la fin du volume la déclaration de constitution et les 13 signatures (p. 496-500). Le livre contient les essais de Breton écrits d’avril à octobre 1935, qui présentent entre eux de remarquables fluctuations politiques. Si les conférences données à Prague sur la « Position politique de l’art d’aujourd’hui » sont toujours conformes au communisme, Du temps que les surréalistes avaient raison, publiée au mois d’août, après l’incident du Congrès international pour la défense de la culture, sanctionne la rupture avec le PCF et l’URSS, dont le régime actuel est, pour Breton, « la négation même de ce qu’il devrait être et de ce qu’il a été » (p. 471).

Dans cette perspective, la création de Contre-Attaque réaffirme l’engagement politique et révolutionnaire de Breton et de ses amis dans un groupe nouveau : l’abandon du PCF ne signifie pas l’isolement dans une tour d’ivoire ! La lutte se poursuit ailleurs.

Fondé en septembre 1935 – le manifeste inaugural date du 7 octobre –, le mouvement Contre-Attaque réunissait les surréalistes et leurs sympathisants, puis ceux qu’on appelait les      « souvariniens », soit les anciens membres du Cercle communiste-démocratique de Souvarine, réunis autour de Bataille, et finalement quelques isolés. Contre-Attaque était divisée en deux circonscriptions géographiques, le groupe Sade, rive droite, et le groupe Marat, rive gauche (le choix des noms, Sade et Marat, est significatif !). Bataille et Breton appartenaient au premier, qui comptait vingt-huit membres. Contre-Attaque en eut, au total, entre cinquante et soixante-dix.

 

Rapprochés par une stratégie politique partagée, Breton et Bataille cosignent plusieurs tracts. Lors des réunions, ils prennent la parole ensemble. Ensemble, ils conçoivent également les Cahiers de Contre-Attaque : des cahiers qui, à l’exception d’une première et unique livraison, ne paraîtront jamais, mais dont le programme est quand même très intéressant, en ce qu’il fait état d’une intention partagée, d’une collaboration étroite.

Parmi les douze cahiers prévus, deux auraient dû être rédigés par André Breton et Georges Bataille : Mort aux esclaves, présenté comme « actuellement sous presse », et L’autorité, les foules et les chefs (ce dernier par Bataille et Breton, avec Bataille en premier nom), qui proposait une référence intéressante à la « psychologie collective »[4].

Pour comprendre le fascisme rampant, l’analyse marxiste ne suffisait plus : il fallait l’intégrer par l’étude des superstructures sociales. Et pour combattre le fascisme, il fallait « une tactique renouvelée », capable d’utiliser l’aspiration fondamentale des hommes à l’exaltation affective et au fanatisme : une tactique empruntant les armes politiques créées par le fascisme, mais à des fins opposées, au profit de la cause des travailleurs[5].

L’histoire de Contre-Attaque est connue : le mouvement aura une courte vie, environ six mois, de septembre 1935 à mars 1936. Il se terminera mal, avec un net contraste entre Breton et les surréalistes d’un côté et Bataille de l’autre, qui va aussitôt fonder Acéphale [6].

Une note, dite « de rupture », que signent Breton et d’autres surréalistes, paraît dans le journal L’Œuvre du 24 mars 1936 :

Les adhérents surréalistes du groupe « Contre-Attaque » enregistrent avec satisfaction la dissolution du dit groupe, au sein duquel s’étaient manifestées des tendances dites « sur-fascistes », dont le caractère purement fasciste s’est montré de plus en plus flagrant. Ils désavouent par avance toute publication qui pourrait être faite encore au nom de « Contre-Attaque » (tel qu’un Cahier de Contre-Attaque n° 1, quand il n’y en aura pas de suivants). Ils saisissent l’occasion de cette mise en garde pour affirmer leur attachement inébranlable aux traditions révolutionnaires du mouvement ouvrier international[7].

En effet, l’accusation de « sur-fascisme », qui n’aurait été que du fascisme tout court, pèsera lourdement sur Bataille jusqu’à des lectures plus récentes[8].

De cette collaboration, brève mais intense, la lecture généralement proposée présente un Breton très influencé par Bataille, tout autant dans le choix des sujets que dans le lexique : comme si Contre-Attaque n’avait appartenu qu’au seul Bataille, dont Breton aurait été un court moment infecté.

Les éditeurs des œuvres complètes de Breton sont très clairs sur les trois interventions inédites à Contre-Attaque. Marguerite Bonnet indique dans la Notice que ses interventions au groupe Contre-Attaque, à la fin de 1935, jusqu’ici totalement inconnues, même sous forme de résumés ou de trace, révèlent qu’il a, durant quelques mois, été influencé de façon indubitable par la pensée de Georges Bataille : ce dernier, plus porté à interroger la structure psychologique du fascisme que ses origines historiques et économiques, proposait alors d’allumer pour le combattre un contre-feu nourri des matériaux hitlériens eux-mêmes – exaltation affective, fanatisme, recours à l’irrationnel –, attitude que Breton a reprise à son compte quelque temps, avant de l’abandonner d’un coup, comme le montre la déclaration surréaliste au journal L’Œuvre du 24 mars 1936, qu’il signe et vraisemblablement inspire[9].

Dans le même volume, Philippe Bernier affirme dans la notule[10] que ces interventions sont « curieuses à plus d’un titre », et qu’« elles ne laissent pas de surprendre ». L’appel à la violence est, dans ces textes, autrement plus marqué que dans les tracts surréalistes, et « elle relève incontestablement d’une contagion des idées et du vocabulaire de Bataille ». Dans ces idées – exaltation affective à provoquer dans les masses, utilisation de l’irrationnel, du fanatisme –, on reconnaît le butin pris à l’ennemi que veut combattre Contre-Attaque, le fascisme : « Ils sont en tout cas d’une nouveauté absolue dans la bouche de Breton », et il n’est pas surprenant de voir ce dernier abandonner d’un coup cette phraséologie dans la déclaration à L’Œuvre.

Michel Surya, à la suite d’Henri Dubief, partage le même avis :

Il ne fait cependant pas de doute que Contre-Attaque appartint à Bataille ; que les idées défendues et le style adopté furent les siens ; qu’en cela, son ascendant politique sur Breton joua pleinement[11].

Si la convergence lexicale et idéologique entre les deux auteurs au cours de cette période est certes réelle, je ne pense pas qu’il soit juste pour autant d’aplatir la position de Breton sur celle de Bataille.

À une lecture attentive, les trois interventions inédites de Breton à Contre-Attaque révèlent une fidélité à lui-même, aux lignes inspiratrices du surréalisme. Surtout, la référence à la Psychologie de masse et analyse du Moi [12] de Freud, certainement inspirée par l’analyse que Bataille en avait faite dans son texte de 1933 sur La structure psychologique du fascisme [13], présente une nuance personnelle, peut-être moins pessimiste, et plus conforme aux thèmes freudiens aimés par le mouvement dans les années 1920. Peut-on parler d’une différente valeur d’usage de Freud ?

Rappelons-nous que les surréalistes, les premiers à propager la psychanalyse en France[14], en avaient mis en valeur certains aspects dès les années 1920 : l’imagination, le rêve, le merveilleux… Il suffit de rappeler le Manifeste de 1924 (O. C., I, 316-317) :

Il faut en rendre grâce aux découvertes de Freud […] L’imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits. […] C’est à très juste titre que Freud a fait porter sa critique sur le rêve.

Ou encore, pour la poésie de la folie, qu’on songe à Nadja et à L’Immaculée Conception.

Dans les écrits parus dans Documents [15], Bataille donne de Freud une lecture tout autre. Pour lui    – qui, ayant fait une analyse personnelle, connaissait la pratique analytique –, Freud est le matérialisme[16], la réduction du refoulement et, par là, l’élimination du symbolisme : c’est la volonté de faire la lumière sur l’inconscient, non l’exaltation du mystère [17]! L’inconscient est une obsession irrésistible, c’est l’automutilation, comme dans la folie et dans les pratiques primitives, comme chez Van Gogh[18].

La référence à Freud était donc partagée, mais présentait une valeur d’usage différente ! Tel fut également le cas pour Sade[19].

Même la référence à la psychologie des masses par rapport à la situation politique des années 1930 semblerait avoir, chez les deux auteurs, une valeur d’usage différente.

Dans le premier texte inédit du 11 novembre 1935, Breton, après avoir réaffirmé que l’heure est grave et que la nouvelle situation, suscitant une agitation extrême, doit à tout prix être dominée, prône l’exigence d’une langue nouvelle : un langage à inventer, qui est de nature à prendre aujourd’hui une valeur révolutionnaire par rapport à l’utilisation actuellement fétichiste, parasitaire et équivoque du vocabulaire marxiste. En ce sens, Contre-Attaque ne dédaignera pas d’utiliser, comme les fascistes, l’exaltation émotionnelle et le fanatisme, même si à des fins, sans ambiguïté possible, contraires aux leurs. Et il cite, à titre de curiosité, une lettre reçue l’année précédente, sans pour autant en nommer l’auteur, parce que celui-ci n’est plus un révolutionnaire : en fait, on sait qu’il s’agissait de Jules Monnerot, un militant de gauche, proche des surréalistes à l’époque.

Jules Monnerot affirmait que le surréalisme devrait tenter de réduire le phénomène hitlérien à ses composantes humaines : qu’il devrait, ainsi que le rapporte Breton (II, 591-592),

composer des projets pour une utilisation autre que l’utilisation par les vieilles puissances (féodalité, grande industrie, religion catholique) de ces solides et vivaces composantes. L’explication qu’on peut déduire de Marx, telle qu’elle a par exemple été exposée par Trotsky, n’est nullement fausse, mais ne fait que déblayer le terrain. Elle doit se compléter par exemple par l’étude des « foules naturelles » et des « foules artificielles » qu’on peut lire dans Psychologie collective et analyse du Moi de Freud. Et par d’autres études qu’il nous appartient d’entreprendre, aux termes desquelles il faudrait pouvoir proposer des solutions aussi agréables aux masses et aux individus que l’hitlérisme. […] À la suite de Feuerbach, de Marx et de Freud, non seulement déceler le mécanisme de la mystification mystique, […] mais fournir le plan de dérivations nouvelles, plus favorables à la joie de l’homme.

Monnerot connaissait-il l’analyse de la Psychologie collective de Freud, réalisée par Bataille dans La structure psychologique du fascisme ? C’est probable. Mais certaines références spécifiques     – telles le freudo-marxisme et les études de Tzara et de Dalí, parues dans Minotaure et portant, respectivement, sur les chapeaux de femme et sur le modern style (« les seules études de mœurs actuellement possibles ») – sont résolument surréalistes.

Il est intéressant de noter que Breton, pour comprendre le fascisme (ou, pour mieux le dire, l’hitlérisme : on sait à quel point Dalí, par exemple, était obsédé par le sujet), se réfère à la Psychologie collective de Freud, mais sans citer l’essai de Bataille. Il le connaissait sûrement, dès lors que les contributions de La Critique sociale circulaient parmi les membres de Contre-Attaque ; mais le philtre de la lecture de Monnerot les adaptait à la tradition surréaliste.

Breton revient plus longuement sur Freud lors de sa troisième intervention à Contre-Attaque, celle du 8 décembre 1935, lors d’une réunion consacrée à L’exaltation affective et les mouvements politiques (O.C., II, p. 601-611). Après une courte échappée sur l’actualité la plus décevante, Breton réitère la nécessité d’un groupe politique solide et compact, capable de faire face aux forces de la réaction. Et, fidèle à une idée du socialisme comme un saut, du règne de la nécessité dans le règne de la liberté, il cite Trotsky : la conférence que celui-ci tint à Copenhague en novembre 1932 pour le cinquième anniversaire de la révolution russe, une belle leçon de marxisme vivant, s’achevant sur une référence à Freud :

Par la main géniale de Sigmund Freud, la psychanalyse souleva le couvercle du puits nommé poétiquement « l’âme » de l’homme. Et qu’est-il apparu ? Notre pensée consciente ne constitue qu’une partie dans le travail des obscures forces psychiques. […] Pour que la pensée humaine descende au fond de son propre puits psychique, elle doit éclairer les forces motrices mystérieuses de l’âme et les soumettre à la raison et à la volonté.

Breton reprend ensuite Freud, présenté avec le soutien politique du marxisme vivant de Trotsky : « c’est, en effet, Freud, qui dans le cas présent, pourra le mieux nous aider à répondre aux questions que je posais ».

Quel est le secret d’un lien valable entre les hommes ? Dans Psychologie collective et analyse du Moi, Freud présente deux modèles de foules artificielles permanentes, remarquablement organisées : l’Église et l’armée. Selon Freud, une formation collective se caractérise par l’établissement de nouveaux liens affectifs entre ses membres : ce sont des tendances érotiques, au but certes inhibé, mais qui n’ont rien perdu de leur énergie. L’aspect érotique fait place à ce que Freud appelle « identification » : un phénomène, par lequel le Moi chercherait à se rendre semblable à ce qu’il s’est proposé comme modèle. La foule se caractérise, aux yeux de Freud, comme un assemblage d’individus, ayant réalisé une identification commune, identification fondée sur une communauté affective.

Dans sa lecture d’une identification sur le plan égalitaire, Breton omet de propos délibéré la question du chef ! A Bataille, au contraire, la Psychologie collective de Freud offre précisément la clé pour comprendre la fascination du chef exerçant son pouvoir sur la foule, ainsi que la diabolisation des « intouchables » (l’autre, le différent, le juif) en tant qu’aspects complémentaires du sacré[20].

Pour mieux centrer cette identification sur le plan égalitaire, Breton a recours à Hegel et au thème phénoménologique de la lutte pour la reconnaissance dans la dialectique du maître et de l’esclave. En rapprochant les avis de Freud et de Hegel, Breton peut parler, par référence à Totem et Tabou, d’une « communauté fraternelle » : celle qui s’est établie après l’élimination violente du père de la horde. C’est bien cette foule qui l’intéresse : la foule qui décapite à son heure le rois et les dieux !

À dessein, Breton ne s’attarde pas sur l’analyse de la foule que Freud a proposée dans la Psychologie collective : une foule modelée sur la horde primitive, c’est-à-dire « soumise à la domination absolue d’un mâle puissant » (chef, père primordial, maître). C’est que Breton veut emphatiser une autre idée possible de la foule : la communauté fraternelle du passé mythique, qui est également celle de l’avenir.

Si Gustave Le Bon, cité par Freud, caractérise la foule par « la prédominance de la personnalité inconsciente, l’orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans le même sens, la tendance à transformer immédiatement en actes les idées suggérées »[21], eh bien, dit Breton, nous ne devons pas craindre de regarder en face cette image sombre : le mal est la forme sous laquelle se présente le moteur du développement historique, ainsi que l’enseigne Hegel repris par Engels. Nous devons avoir le courage de vouloir ce mal et de rompre avec la conduite grossièrement humanitaire, qui fait partie de l’héritage chrétien. Le fanatisme auquel Breton en appelle « n’a cependant aucunement dépassé notre pensée »[22] : « Oui, nous avons bien en vue le déchaînement d’une force aveugle », affirme Breton, et tant pis si le niveau intellectuel baisse ! « Nous sommes avec ceux qui tuent [le père], […] nous sommes pour Sade en prison, […] nous sommes pour le vieux manichéisme éternellement jeune qui fleurit comme pour la première fois, à jamais, dans Les Chants de Maldoror ».

La coïncidence du Moi avec l’Idéal du Moi produit toujours un sentiment de triomphe, dit Freud dans la Psychologie collective, tandis que le sentiment de culpabilité (ou d’infériorité) peut être considéré comme l’expression d’un état de tension entre le Moi et l’Idéal. Eh bien – dit Breton –, nous sommes pour le triomphe au sens freudien, nous rejetons les restrictions, auxquelles l’individu devrait se plier. Le masochisme n’est pas notre fort : de notre participation à la formation de la société idéale, nous attendons, non le martyre, mais bien notre satisfaction au sens hégélien.

Ce passage confirme ultérieurement que Breton a lu Freud d’après sa perspective personnelle. Le triomphe dont Freud parle dans la Psychologie collective est une satisfaction de soi, qu’aucune critique ne vient perturber : c’est donc une sensation régressive, née du lien avec le chef, supposé être le modèle idéal ; mais dans la communauté fraternelle, qui s’est débarrassée de son propre chef, cela change du tout au tout.

Le texte de Freud, publié en 1921, mais écrit en même temps qu’au-delà du principe de plaisir en 1919-1920, et contemporain de l’introduction de la notion de pulsion de mort, reflet les considérations amères du père de la psychanalyse au sujet de la guerre, qui venait de s’achever : la masse est une régression vers la horde primitive et archaïque. Bataille, reprenant le pessimisme et la lucidité de Freud, fait référence à la Psychologie collective en tant que clé de la lecture du fascisme. Chez Breton, en revanche, le ton est différent : l’inconscient est aussi et d’abord une potentialité, une incitation à la révolte et au meurtre du Père – en fait, au triomphe.

Le texte de Breton s’achève sur une intéressante allusion au magique : « Contre-Attaque, par le fait même qu’elle a cru devoir, dans les circonstances présentes, proclamer le primat de l’affectif sur le rationnel, s’est placée, bon gré mal gré, dans le cadre magique » (p. 610-611). Et le magique – un mot nettement surréaliste – unit l’action au rêve, la réalité à l’affectivité.

Pour conclure, je voudrais mentionner les propos tenus par Antonin Artaud le 26 février 1936, lors de sa première conférence mexicaine, consacrée à « Surréalisme et révolution »[23]. Ce texte confirme une possible lecture de l’engagement de Breton à Contre-Attaque sur la base d’une tradition essentiellement surréaliste plutôt qu’aplati sur les positions étrangères de Bataille. Pendant les années où Artaud avait activement participé au mouvement, de 1924 à 1926, le surréalisme était :

« violence », « esprit blasphématoire et sacrilège », « révolte morale […] contre toute coercition ». Et d’abord la coercition du Père. Le mouvement surréaliste tout entier a été une profonde, une intérieure insurrection contre toutes les formes du Père. (p. 685)

Et il le demeurait encore.

À titre purement documentaire, Artaud cite le dernier manifeste surréaliste, qui donne la nouvelle orientation politique du mouvement : c’est un manifeste de Contre-Attaque ! Dans le tract de la réunion du 5 janvier 1936 au Grenier des Augustins, portant sur La Patrie et la Famille – Contre l’abandon de la position révolutionnaire – Réunion de protestation, on peut lire :

Un homme qui admet la patrie, un homme qui lutte pour la famille, c’est un homme qui trahit. […] Père, Patrie, Patron, telle est la trilogie qui sert de base à la vieille société patriarcale et aujourd’hui à la chiennerie fasciste. […] Les hommes […] se soulèveront un jour […]. Ils achèveront alors de ruiner la vieille trilogie patriarcale : ils fonderont la société fraternelle de compagnons de travail, la société de la puissance et de la solidarité humaines. (p. 686)

Dans son commentaire, Artaud affirme :

On peut voir par ce manifeste que le Surréalisme maintient contre la dernière orientation stalinienne les objectifs essentiels du marxisme, c’est-à-dire tous les points virulents par où le marxisme touche à l’homme et veut l’atteindre dans ses secrets ; et l’on doit reconnaître à cette violence obstinée la vieille manière surréaliste, qui ne peut vivre qu’exaspérée. (p. 686)

Bien que ce tract ait probablement été écrit par Bataille, Artaud le reconnaît parfaitement aligné sur les positions surréalistes des années 1920 !


[1] G. Bataille, Lettres à Roger Caillois, 4 août 1935-4 février 1959, présentées et annotées par Jean-Pierre Le Bouler, Bédée, Éditions Folle Avoine, 1987, Lettre du 26 septembre 1935, p. 45.

[2] A. Breton, « Position politique du surréalisme », id., Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1992, p. 415.

[3] Tract signé par Georges Bataille, Jean Dautry et Pierre Kaan, invitant à assister à la réunion du 15 avril 1935 au Café du Bel-Air.

[4] Cf. Les Cahiers de « Contre-Attaque » – Annonce des publications, in : « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, préface de Michel Surya, Paris, Ypsilon éditeur, 2013, p. 97 : « Sans aucune exception, toute révolution jusqu’ici a été suivie d’une individualisation du pouvoir. […] Toutes les ressources de la psychologie collective la plus moderne doivent être employées à la recherche d’une solution heureuse, écartant les facilités utopiques ».

[5] Cf. Manifeste, 7 octobre 1935, in : « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, cit., p. 87.

[6] Pour l’histoire de Contre-Attaque, cf. Henri Dubief, « Témoignage sur Contre-Attaque (1935-1936) », Texture, 6, 1970, p. 52-60 ; Marina Galletti, Georges Bataille, L’Apprenti sorcier. Textes, lettres et documents (1932-1939), Paris, La Différence, 1999 ; « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, cit., où se trouvent réunis les documents principaux.

[7] Chez les surréalistes – Note, 24 mars 1936, in : « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, cit., p  152.

[8] « Sur-fascisme » est une formule trouvée par Jean Dautry pour définir l’orientation du mouvement : elle faisait allusion à l’intention, manifestée par Contre-Attaque, de dépasser et surmonter le fascisme en mettant à contribution l’expérience fasciste elle-même et en détournant les méthodes du fascisme dans une visée révolutionnaire. Sur l’engagement antifasciste de Bataille à l’époque, cf. Marina Galletti, « Réparation à Bataille », in : Ead., Georges Bataille, L’Apprenti sorcier. Textes, lettres et documents (1932-1939), cit.

[9] M. Bonnet, Notice, in : A. Breton, O.C., t. II, cit., p. 1654-1655.

[10] P. Bernier, notule, in : A. Breton, O.C., t. II, cit., p. 1663-1668.

[11] M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992, p. 259-260.

[12] S. Freud, « Psychologie collective et analyse du Moi » (1921), trad. fr. de S. Jankélévitch, in : Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1929.

[13] G. Bataille, « La structure psychologique du fascisme », La Critique sociale, n° 10 et n° 11, novembre 1933 – mars 1934, in : Id, O.C., t. I, Paris, Gallimard, 1970, republiée avec une Postface de M. Surya, Paris, Nouvelles éditions Lignes, 2009.

[14] Cf. P. Scopelliti, L’influence du surréalisme sur la psychanalyse, L’Âge d’Homme, Paris-Lausanne, 20 082.

[15] Documents, (1929-1930), republiés par D. Hollier, Paris, Jean-Michel Place, 1991, 2 vol. Sur Bataille et Documents, je renvoie à mon essai « Bataille e Ejzenštejn. Un incontro sui temi dell’estasi e della crudeltà », in : Georges Bataille. Figure dell’Éros, par F. Bassan et S. Colafranceschi, Milano-Udine, Mimesis, 2016.

[16] Cf. G. Bataille, « Matérialisme » (Documents, n° 3, 1929, « Dictionnaire critique », p. 170) : « Le matérialisme sera regardé comme un idéalisme gâteux dans la mesure où il ne sera pas fondé immédiatement sur les faits psychologiques ou sociaux et non sur des abstractions […] : ainsi c’est à Freud, entre autres […] qu’il faut emprunter une représentation de la matière ».

[17] Cf. Id., « Revue des publications » : Emmanuel Berl, Conformismes freudiens, dans Formes, n° 5, 1930 (Documents, II, n° 5, 1930, p. 310-311).

[18] Cf. Id., « La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Vincent Van Gogh » et la référence au cas clinique de Gaston F., automutilateur (Documents, II, n° 8, 1930, p. 450-460).

[19] Cf. Id., « La valeur d’usage de D.A.F. de Sade », Dossier de la polémique avec André Breton, in : Id., O.C., t. II, Paris, Gallimard, 1970.

[20] Id., La structure psychologique du fascisme, éd. Lignes, cit., p. 22-25. Il serait intéressant de faire une comparaison avec l’essai publié presque simultanément au Danemark, en septembre 1933, par Wilhelm Reich, et portant sur le même sujet : La Psychologie de masse du fascisme. Dans sa Postface à l’essai de Bataille, Michel Surya soutient que les deux textes ont été écrits en toute ignorance l’un de l’autre.

[21] Cf. G. Le Bon, Psychologie des foules, Paris, 1895.

[22] Le fanatisme dont se réclame Breton – mais caractérisant également Contre-Attaque, qu’on surnommait « le mouvement fana » – appartient à la tradition surréaliste : on le retrouve dès la deuxième page du premier Manifeste : « Le seul mot liberté est tout ce qui m’exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain » (O.C., t. I, p. 312).

[23] A. Artaud, « Messages Révolutionnaires », in : Id., Œuvres, éd. établie, présentée et annotée par É. Grossman, Quarto Gallimard, Paris, 2004, p. 685-692.

 

Lettre de Benjamin PÉRET à André BRETON

Lettre de Benjamin PÉRET à André BRETON

[Télécharger cette lettre]

André Breton / Benjamin Péret
Correspondance, 1920-1959
Présenté et édité par Gérard Roche
Gallimard, 2017

                   Mexico, 12 janvier 1942

[ …] Je n’ai nullement l’intention de me consacrer à la politique mais celle-ci ne peut pas me laisser indifférent et je ne crois pas qu’elle puisse laisser qui que ce soit d’entre nous indifférent. Il s’agit, à mon avis, de marquer notre position en ce domaine et d’agir sur le plan qui est le nôtre. Je suis persuadé également qu’il va falloir abandonner beaucoup du surréalisme, presque tout sans doute. Ce qui me semble avoir grandi à nos yeux ces dernières années et qui pourrait peut-être constituer un point de départ, c’est le “merveilleux“ sous toutes ses formes. Y a-t-il place pour un merveilleux moderne ? Ceci est très mal dit ; je veux parler d’une forme de merveilleux qui exprime et transfigure notre époque. Quelles nouvelles expériences vois-tu qui pourraient servir de point de départ ? Je crois aussi que si nous réussissons à mettre sur pied quelque chose de nouveau, il nous faudra abandonner le mot surréalisme pour couper avec le passé et semer la bande de souffleurs essoufflés qui s’attachera au surréalisme dépassé.

[…]

(Lettre extraite de la Correspondance Breton / Péret 1920-1959, présentée et éditée par Gérard Roche, Gallimard, 2017) lue à la suite de l’intervention d’Andrea Gremels.