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Quand l’art et la littérature se confrontaient à la politique

HENRI BÉHAR (dir), Le surréalisme dans la presse de gauche (1924-1939), Paris-Méditerranée, 2002, 347 p. 

 

 

A partir d'un corpus « exhaustif » d'articles parus dans la presse de gauche des années trente, de surréalistes et sur le surréalisme, Henri Béhar nous plonge dans une époque de bruit et de polémiques, où la culture a son mot à dire sur la société. Le mouvement surréaliste n'a laissé personne indifférent.

Esbaudis-toi, lecteur, de ce curieux phénomène, cette vertigineuse mise en abyme, l'OURS, journal de gauche (il en reste !) se faisant le recenseur de Le surréalisme dans la presse de gauche ! Plus d'un demi- siècle est passé mais ces lustres accumulés n'enlèvent rien au lustre des polémiques d'alors, quand on savait littérairement s'invectiver et politiquement s'entr'assassiner, quand les combats d'intellectuels concernaient l'essentiel : la liberté de l'esprit et l'émancipation du peuple, la guerre et la paix et, au final, la liberté ou la mort. On est loin, en feuilletant ce recollement d'articles, des batteurs d'estrade télévisuels qui de nos jours s'efforcent de nous faire prendre les vessies de leur ego pour les lanternes de l'engagement.

L'ouvrage, selon toute vraisemblance exhaustif, regroupe les articles parus dans les journaux et périodiques de gauche de 1924, date du Manifeste de Breton et de la fondation de la révolution surréaliste à 1939, l'année fatale. Il présente le tableau des publications radicales, socialistes, communistes, trotskistes, anarchistes, et des nébuleuses apparentées, celles qui plus ou moins indépendantes se rattachent à l'un de ces courants.

Les rapports du surréalisme avec la presse de gauche se posent sur deux plans : il y a d'une part les articles écrits par les surréalistes dans ces journaux, essentiellement Péret dans L'Humanité et Eluard pour Marianne, assez conventionnels, et, surtout, les critiques des pages culturelles qui, dès le début se sont intéressées à ce mouvement dont la nouveauté et l'originalité n'ont pas échappé aux contemporains. On peut classer ces réactions, tout au long de cette période, en trois catégories ; les pour ; les contre, et les gênés.

LA DÉFENSE DU PROLÉTARIAT

Pour, La Flèche de Gaston Bergery, organe du Parti frontiste, et Les Humbles, journal des Primaires dirigé par Maurice Wullens, lequel vitupérant Aragon, place Breton à l'égal de Marcel Martinet, hommes dont on salue la rectitude, seuls défenseurs du prolétariat, ce qui « les oblige à lutter sur deux fronts et à pourvoir tout seuls à la défense de la véritable cause élue ». Vers la fin de la décennie 30, une figure se détache, celle d'Aragon, et c'est souvent autour de l'engagement stalinien du renégat du surréalisme que s'organise le débat. Est également favorable aux surréalistes L'Europe nouvelle (où écrivait Pierre Brossolette) avec un article très élogieux de Léon-Pierre Quint sur Nadja. Et dans Marianne, Edmond Jaloux signe un article d'une grande lucidité et très sympathisant des thèses d'André Breton. Il y montre qu'une des origines du surréalisme est dans un mouvement de réaction contre la « scientifique et pédante horreur » de la guerre. Habile à montrer le caractère de nouveauté du mouvement surréaliste, Edmond Jaloux a bien sûr vu une de ses caractéristiques peu souvent soulevées, celle de la filiation avec le romantisme allemand.

Passons rapidement sur les adversaires. Ce sont essentiellement L'Humanité, qui ne pardonne pas l'extrême brièveté du compagnonnage de Breton avec le stalinisme, et La Critique sociale, de Boris Souvarine et Georges Bataille qui, à l'inverse, ne pardonnent pas qu'il ait eu lieu. Les arguments ne se fondent pas sur des considérations de littérature, mais de politique ; marqués par la rancune et le sectarisme, ils n'éclairent en rien la problématique des rapports complexes de fascination/répulsion qu'ont eus les surréalistes avec le Parti communiste du fait de la visée révolutionnaire supposée commune.

Parmi les grands périodiques culturels, le clivage s'opère aussi. Europe de Guéhenno est généralement favorable, les critiques se veulent constructives ; Monde de Barbusse est hostile, toujours polémique. Il faut noter que les écrivains de renom bien éloignés des attitudes et engagements de Breton et de ses amis, tels Guéhenno et Cassou (ce dernier auteur d'un bel article sur Crevel) ont su analyser cette forme nouvelle de poésie dans des termes qui font honneur à leur perspicacité littéraire.

Venons-en enfin aux gênés, parmi lesquels notre cher et vieux Populaire. Peu sensible, semble-t-il, à la rhétorique terrorisante des poètes du groupe, l'organe de Léon Blum — lequel ne pouvait sans doute pas oublier ses débuts de dandy littéraire, passablement anarchisant à La Revue blanche — ne se risque pas trop à la critique textuelle, Jean-Baptiste Séverac allant même jusqu'à, « au risque de passer pour sot », reconnaître « ne rien entendre » à la poésie d'Eluard. La convergence des socialistes avec les surréalistes se manifeste sur un autre plan : celui de la liberté d'expression, Le Populaire soutenant Georges Sadoul dans une affaire d'insulte à militaire et prenant vigoureusement parti pour la défense du film de Bunuel L'Âge d'or, à la diffusion duquel les ligues d'extrême droite s'étaient opposées avec leur violence coutumière.

LA RUPTURE AVEC LE COMMUNISME

On ne peut passer en revue toutes les publications réunies dans ce volume, tout au plus tirer les enseignements de cette confrontation du politique et de la littérature (et de l'art). Et tout d'abord la vigueur des polémiques. Il est vrai qu'on était encore dans une période où ne sévissaient ni le politiquement correct, ni la langue de bois de la banalisation médiatique. Toute cette vigueur tient sans doute d'abord au fait que les surréalistes eux-mêmes maniaient admirablement la violence du langage, mais surtout qu'avec eux la littérature entre en tant que telle dans le champ poli- tique. Le texte littéraire, poétique ou autre, devient subversif par sa nature même, et non plus par son contenu idéologique. La forme fait sens et la subversion du langage devient celle de la réalité sociale. D'où l'illusion du compagnonnage avec la « révolution » politique qu'était censé représenter le communisme d'alors, et la rupture rapide et inévitable des surréalistes authentiques avec ce mode de pensée et d'action. Dès ses débuts, l'aventure intellectuelle des surréalistes n'a laissé personne indifférent. Mais, autre leçon de ce volume, on peut constater que, si le surréalisme dérange beaucoup au début de sa carrière, au cours des ans, ses productions sont de moins en moins discutées, elles font partie du paysage culturel, de l'actualité dont on parle, notamment en ce qui concerne la peinture (Emst, Tanguy, Dali, surtout). Et il est à noter que vers la fin de la décennie, à partir des années 1935-1936, la figure de Breton est de plus en plus valorisée par la presse de gauche non communiste.

Si, comme le dit justement Henri Béhar dans son introduction, « le surréalisme a souvent été perçu par la presse de gauche à travers ses propres lunettes, je veux dire un prisme idéologique », on peut affirmer que l'ensemble panoramique qui nous est proposé, par la diversité contradictoire des opinions exprimées, constitue une riche contribution à l'étude des mentalités d'une époque où la littérature comptait dans la formation de l'opinion et à la mise en perspective historique d'un mouvement littéraire majeur qui a marqué durablement son siècle.

 

GUY BORDES

L’Ours, n° 320, juillet-août 2002, p. 6.