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Paolo Scopelliti : L’influence du surréalisme sur la psychanalyse, Éditions L'Age d'Homme, Bibliothèque Mélusine, 2002.

 

« Que la psychanalyse ait influencé le surréalisme est désormais un acquis sur lequel on ne revient plus ; par contre, il n’a jamais été envisagé qu’un apport ait pu venir, en retour, du surréalisme à la psychanalyse. » Par cette première phrase Scopelliti annonce l’hypothèse qu’il vérifie méthodiquement dans les trois parties (Hystérie/Paranoïa/Schizophrénie) de son livre, mettant en évidence le « chassé-croisé »[1] entre psychanalyse et surréalisme et le rôle actif joué par ce dernier dans l’interprétation de la psychanalyse, sa contestation, et même l’élaboration de concepts inédits.

La première partie (1900-1930) explore pas à pas la connaissance que Breton avait des acquis de la psychiatrie et de la psychanalyse au début du siècle, d’après ses lectures, ses écrits, sa correspondance, avec Théodore Fraenkel notamment, sans oublier les observations directes qu’il fit lui-même comme étudiant en médecine à l’hôpital neurologique de Saint-Dizier en 1916. De cette période ressort l’existence d’un échange intense entre les premiers surréalistes et le psychiatre Hesnard, premier introducteur cohérent de la pensée de Freud en France dès 1913, et grâce à qui Breton, qui en connaissait déjà les bribes publiées avant cette date (par Ladame, Régis, Jung, Kraeplin), accède à l’essentiel des concepts freudiens.

Chemin faisant, nous pénétrons dans les méandres d’une psychiatrie très déterminée par les traumatismes de guerre et la nosographie dominante de la simulation hystérique. Hesnard s’intéresse aux écrits des surréalistes sur le sujet, qui recoupent son propre travail de vulgarisation freudienne. La pensée surréaliste s’infiltre ainsi subrepticement dans les données de la psychanalyse qui, encore fortement méconnue, se trouve prise au piège dans cet échange, imprégné des nombreux écrits psychiatriques et philosophiques parus depuis 1870 (Krishaber, Taine, Janet[2], Grasset).

Animé par un « surréalisme avant la lettre », Breton cherche à transposer en poésie la méthode psychanalytique des associations et invente l’automatisme à association libre (Les Champs magnétiques, Poisson soluble). Mais, influencé par les interrogatoires de guerre, il s’intéresse déjà à l’association dirigée, antinomique de la psychanalyse, qui devait prévaloir dans les productions automatiques des années trente. A partir de 1920 se développent les « sommeils hypnotiques », coïncidant avec les premières traductions de Freud et la visite de Breton à Vienne. Les surréalistes, sur le terrain de ce nouveau champ d’expérimentation commun, aident Hesnard à théoriser, obtenant en retour une caution scientifique de leurs propres positions.

On voit à travers ces exemples que la psychanalyse n’a pas joué comme dogme sur les surréalistes mais a suscité de leur part une attitude expérimentale autonome. La signification « psy » de leurs découvertes leur importait d’ailleurs moins que la révolution poétique qui s’en dégageait, produisant un anéantissement de l’opposition entre mots et pensées (Tzara, Desnos, Leiris, Artaud) qui annonçait la phase suivante.

La deuxième partie du livre commence en 1930 : le groupe s’ouvre à Lacan, et la paranoïa [fonde] le nouveau cours de la psychanalyse, tout comme l’hystérie avait fondé l’ancien. Le nouvel automatisme de L’Immaculée Conception est provoqué et dirigé, au même titre que la paranoïa-critique de Dali. La nature active de la maladie mentale constitue la ligne de fracture par laquelle le surréalisme influence alors la psychiatrie (Borel et Robin, puis Dupré) dans la continuité d’un débat interne au pré-freudisme (Marie, Sicard). Lacan reconnaît la pertinence scientifique des thèses surréalistes, collabore à Minotaure (1933-1939) et adopte dans sa célèbre thèse, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, les positions de Dali, Eluard et Breton sur la paranoïa, interprétée comme l’activité du désir projetant les représentations multiples de son identité sur le monde, [réalisant] la non-contradiction et soumettant la réalité à sa propre structuration. Lacan retient aussi des surréalistes l’idée d’une folie envisagée plus comme « lumière qui retient quelque chose du trouble lui-même » (Alquié) que comme maladie, et énonce le caractère linguistique de l’inconscient, mis à jour par L’Immaculée Conception.

S’il est vrai que les productions de la psychose sont par essence écrites - celles de l’hystérie se rattachant à l’oralité - les simulations de L’Immaculée Conception appartiennent indéniablement à la psychose. On y reconnaît d’ailleurs les connaissances diffusées par divers ouvrages psychiatriques publiés de 1905 à 1928 (Rogues de Fursac, Chaslin, Éliascheff), bien que Breton s’en soit défendu, de même qu’il a nié y avoir pratiqué le collage de textes cliniques. Son véritable objectif était en réalité de démystifier le savoir du « psy » et les catégories nosographiques. En usant d’un discours qui ne soit pas un simple plaquage du psychiatrique sur le narratif, il souhaitait conférer aux « Possessions » le statut d’une poétique qui servît de mètre pour évaluer les résultats de l’expérience et l’ensemble des textes surréalistes.

Sous l’influence de l’hégélo-marxisme auquel le groupe se rallie vers 1930, on assiste à l’élaboration d’une nouvelle conception du sujet. Misant sur une révolution anthropologique qui [le] remplacerait par la pluralité du Moi, dont la psychiatrie cherchait à recoller les morceaux (Kraeplin, Bleuler, Freud), les surréalistes visaient « l’homme total » de Marx, qui comblait en même temps l’oubli freudien des déterminismes sociaux de la folie (Crevel, 1933). Plus profondément encore, on assiste à l’émergence d’une nouvelle rationalité, amorcée dès 1921 par la remise en cause de l’épistémè occidentale, anesthésiée[3] et désérotisée depuis Platon au nom d’une « immobilité » opposée à un réel toujours mouvant. Breton assimile Descartes, Charcot et Freud dans la même manœuvre d’occultation de la réalité par la rationalité et d’expulsion du corps en dehors du sujet, tandis que Lacan lui-même, qui se désintéresse peu à peu de l’histoire, est taxé d’idéalisme métaphysique et linguistique. A la structuration immuable du psychisme humain, le correctif hégélo-marxiste oppose l’historicité de l’évolution psychique (Tzara, 1931), l’intégration dialectique du sujet et de l’objet, du réel et de l’homme (Breton, 1932), et du conscient et de l’inconscient (Crevel).

La troisième partie du livre fait un détour par les surréalistes roumains (Trost, Luca, Pãun) qui, émigrés de Paris à Bucarest au début de la Seconde guerre mondiale, et de retour en Occident pour fuir le stalinisme, ont inventé la schizo-analyse promue par Deleuze et Guattari dans les années soixante. Pour comprendre ce cheminement, il faut remonter à La Crise sexuelle de Reich (1934) et à Malinowski qui, comme Propp dix ans plus tard, ébranle la portée universelle du prétendu complexe d’Œdipe, tandis que Reich, Sapir et Fromm (1929) établissent un lien entre l’organisation de la société, repensée par Trotski, et la structuration de l’appareil psychique.

En Roumanie dans les années quarante, les thèses du Premier manifeste non-œdipien de Luca et Trost plaident pour la dislocation du langage. Elles radicalisent le travail sur le rêve entrepris à Paris par Aragon, Breton et Crevel, et imaginent une véritable Traumdeutung surréaliste, qui veut arracher les rêves à l’utilisation thérapeutique répressive de l’interprétation psychanalytique - sorte de censure prédéterminée - pour en faire autant d’armes braquées contre la société. Les méthodes de transcription scientifique du rêve (Trost) et de « sur-automatisme » (Prãun) placent le sujet en contact avec une condition pré-sociale et biologique, asymbolique, proche de celle du schizophrène, visant à pousser le désir jusqu’au paroxysme de sa réalisation et à inaugurer une mutation psychique au-delà des classes sociales. Remontant aux origines historiques de la structuration du psychisme, Trost énonce les mêmes idées que Crevel et Tzara sur l’unification du « penser dirigé » et du « penser non dirigé » (Tzara), alliée du mécanisme schizophrénique qui répare la scission, imposée par le refoulement et la répression sociale, à une faculté de désir autrefois unique (Breton).

L’Anti-Œdipe (1972) reprend les thèses essentielles des Roumains. Le processus de dissociation inhérent à la schizophrénie, qui avait été mis en oeuvre par Artaud, Breton (le « jeu de l’un dans l’autre ») et Dali (les « images doubles »), devient le principe de la schizo-analyse. Les méthodes dissociatives, anti-artistiques, non figuratives, à l’origine du bégaiement poétique de Luca et de l’asémantisme des graphies colorées « aplastiques » (Luca et Trost), avaient en fait été pressenties par Crevel et Breton dans les années trente, et même dans les années vingt, en pleine période associative (en poésie par Breton, Soupault, Reverdy, en peinture par Buňuel ou Morise). C’est pourquoi l’écriture automatique s’était libérée progressivement du sens, ne se soumettant à d’autre détermination (non-métaphorique) que celle choisie par son auteur et donnant raison à la théorie de Todorov (1979) d’une psychotisation de la littérature depuis le romantisme.

Deleuze et Guattari ont articulé le concept de bricolage, issu de Marx, avec ceux d’inconscient-surface et de négation des structures au profit des séries. L’inconscient-surface - le « dépaysement » de Breton -, qui existait déjà chez Hesnard et Reverdy en 1924, a relayé la métaphore des profondeurs freudiennes. Lacan en a tiré ses « nœuds de capiton » et son « ruban de Möbius », Deleuze et Guattari la notion de « plateau » (1980) - moyen formel d’écriture comparable au collage -, elle-même reliée à celle de « machine », puis de sérialisme des agencements du sujet, qui évoque la personnalité multiple de Breton, la « mante » de Caillois (1935) - cannibale, « femme-machine » et paradigme « de la psychasténie légendaire » - ou encore la « femme spectrale », démontable, toujours métamorphosée et comestible (1934) de Dali. Ces « machines désirantes » ou « sujets-constellation » dont les surréalistes roumains valorisaient les rouages, se sont substituées à la bipolarité du « conflit freudien ». La dialectique ouverte du « dépaysement » a remplacé la dialectique fermée de la psychanalyse.

En conclusion, le surréalisme, lieu d’un amalgame important entre la psychiatrie et la psychanalyse[4], et passerelle entre celle-ci et la schizo-analyse, a amené [la psychanalyse] à assumer la désintégration désormais irréversible du sujet moderne[5]. Pour rendre à l’approche poétique de l’homme et du monde le caractère global des premiers âges, les surréalistes ont introduit l’art dans le la science - au grand dam des psychiatres et de Freud lui-même - et ont parcouru à rebours, jusqu’à la schizophrénie, l’histoire du psychisme. Empruntant des formes poétiques ou iconiques propres, ils n’ont toujours pas l’aval de la science. Et pourtant de nombreuses cautions leur ont été apportées, qui vérifient en même temps l’évolution linguistique développée par Rousseau et Vico. De nombreuses études récentes[6] confirment que l’intégration des étapes du psychisme serait la résultante d’un ensemble de faits culturels plutôt qu’une donnée génétiquement immuable, rendant possible une évolution ultérieure sur la base de transformations socioculturelles. On rejoint l’idée de restructuration du psychisme par insertion d’images nouvelles (celles du surréalisme) dans le langage (Tzara).

Scopelliti conclut par un acte de foi en un surréalisme nouveau qui régénèrerait la psychanalyse - en lui restituant son poids sociopolitique perdu - et le marxisme - en l’incitant à renouer avec Trotski - par le biais d’une schizo-analyse qui constituerait le support pratique de ce combat politique. On brûle de lui demander par quelles voies concrètes il envisage de se lancer dans la réalisation d’une telle utopie…

 

Catherine DUFOUR


 

[1] Expression qui a dicté à Roger Dadoun le titre de sa préface, « Surréalisme et psychanalyse : un chassé-croisé ».

[2] Scopelliti a placé en fin d’ouvrage un appendice qui précise ce que les surréalistes doivent ou non aux théories de quelques figures marquantes de la psychiatrie du début du siècle, dont Binet et Janet, ce dernier n’étant pas l’inspirateur des Champs magnétiques comme l’avait prétendu Soupault. 

[3] Aisthesis signifiant connaissance immédiate.

[4] En appendice, Scopelliti rappelle la fidélité de référence des surréalistes à Freud malgré leurs désaccords, contrairement à leur attitude globalement distante vis à vis de Reich et Rank, ou encore de Jung qui, malgré les emprunts - exclusivement terminologiques - de Tzara, a tout juste effleuré le mouvement.

[5] On ne détaille pas ici le rôle, pourtant majeur, des psychiatres Bourru et Burot comme trait d’union théorique supposé entre les expériences surréalistes sur l’hystérie de la période des sommeils et les simulations paranoïaques et schizophréniques.

[6] Scopelliti énumère et analyse les apports d’un nombre étourdissant d’ethnologues, anthropologues, sémioticiens, archéologues et linguistes, parmi les plus récents, qui ont confirmé les théories des surréalistes sur l’évolution historique et structurelle du psychisme humain.