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Laure Murat, Passage de l’Odéon, Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie littéraire dans l’entre-deux-guerres, Fayard, tome II.

Compte rendu par Danièle Gasiglia-Laster

 

Femmes de l’ombre, discrètes et généreuses, Adrienne Monnier et Sylvia Beach ont beaucoup donné et peu reçu. Ces modestes libraires ont pourtant œuvré pour la littérature avec plus d’efficacité et d’abnégation que bien des grands éditeurs. Adrienne ouvre La Maison des Amis des livres, rue de l’Odéon, en 1915. Sa librairie est aussi une bibliothèque de prêt, ce qui permet de mieux faire connaître à ses clients et amis la littérature contemporaine, encore peu diffusée à l’époque. Elle savoure les livres et les offre à déguster comme de bons petits plats. Cette gourmande invétérée ne peut s’empêcher de comparer les textes qu’elle aime aux mets qui lui plaisent, le bonheur de lire à celui de manger. Convivialité et plaisir partagé : telles sont pour elle les nécessités d’une bonne table et d’une bonne librairie. Elle conseille ses visiteurs, discute avec eux, organise des soirées littéraires où sont proposées des conférences et des lectures. Paul Claudel compose et lit à sa demande une introduction à ses œuvres ; Paul Valéry y fait lecture de Mon Faust, alors inédit. Elle publie en plaquettes des textes de ces auteurs mais aussi de Georges Duhamel, de Jules Romains, sortes de prolongements des conférences ou discussions proposées à la librairie, lance une revue, Le Navire d’argent, qui, malgré sa qualité, sombre dans les difficultés financières, accepte l’administration de Commerce. Elle n’est pas ouverte à tout cependant et n’apprécie pas l’œuvre de Proust, attendu un soir de 1920 à une soirée consacrée à Léon-Paul Fargue et dont la chaise reste vide. Mais sa venue, pense Laure Murat, n’aurait sans doute pas converti Adrienne à la Recherche. Si elle s’entend bien avec le jeune Louis Aragon, les surréalistes, dont elle ne partage pas l’esprit révolutionnaire, l’effarouchent un peu et ses rapports avec Breton ne sont pas des plus harmonieux. Ce rejet s’explique en grande partie par son goût profond du religieux. L’anticléricalisme violent des surréalistes n’est certainement pas pour lui plaire. Prévert écrira pourtant – bien après son passage par le surréalisme, mais nullement assagi – un très bel hommage à Adrienne, repris et annoté au tome II des œuvres du poète dans la Pléiade, édition qui, mieux consultée, aurait permis à Laure Murat d’éviter quelques erreurs concernant cet auteur. Quant à Artaud, il envoie à la libraire, de l’asile de Rodez, une lettre pathétique qui prouve l’attachement qu’il lui porte. Adrienne est sollicitée de toutes parts pour servir d’intermédiaire. Paulhan lui demande de persuader Claudel de donner un texte à la NRF ; la journaliste Janet Flanner obtient par elle un entretien avec Jean-Paul Sartre puis veut annuler le rendez-vous, le New Yorker ayant peur des opinions pro-communistes de l’écrivain. Mais malgré quelques déconvenues de ce genre, Adrienne se prête de bonne grâce à ce que l’on appellerait aujourd’hui une activité de relations publiques. De son côté, l’Américaine Sylvia Beach fonde en 1919, rue Dupuytren, Shakespeare and Company, librairie-bibliothèque de prêt de langue anglaise sur le modèle de La Maison des Amis des Livres. Devenue très proche d’Adrienne Monnier – les deux femmes ont une relation amoureuse –, Sylvia Beach installe sa librairie au 12 rue de l’Odéon, tout près de celle d’Adrienne, en 1921. Les visiteurs y sont également très prestigieux : Gertrude Stein, Ezra Pound, Hemingway, entre autres, fréquentent Shakespeare and Company. « Ambassadrice littéraire des Etats-Unis en France », Sylvia Beach organise aussi des rencontres entre écrivains américains et français. Mais surtout, elle va se lancer dans une aventure à la fois passionnante et éprouvante : publier Ulysses de Joyce (le titre anglais s’écrit avec un s final). La première édition paraît en 1922 ; Sylvia Beach la porte et la défend contre vents et marées, s’occupant plus du livre que des ennuis financiers de sa librairie. Elle réussit à faire connaître Joyce en France tout en devenant elle-même l’Américaine la plus célèbre de Paris. Avec Adrienne, elle s’efforce ensuite de trouver les meilleurs traducteurs pour proposer Ulysse aux francophones. La publication du roman par les deux femmes, note justement Laure Murat, « demeure le chapitre le plus complexe et le plus éclatant du livre de leur vie ». L’écrivain ne se comportera pas toujours comme il l’aurait dû avec Sylvia Beach, puisant dans la caisse de Shakespeare and Company ce qu’il estimait être des avances et ne faisant aucun effort pour faire reconnaître les droits de l’éditrice quand les Américains se décideront enfin à publier Ulysses.

Les cinq premiers chapitres du livre fourmillent de renseignements précieux sur la vie littéraire de l’époque, d’anecdotes jamais anodines et souvent très révélatrices, et montrent à quel point Adrienne Monnier et Sylvia Beach ont joué un rôle important dans la vie littéraire de leur temps. Les quatre derniers paraissent moins s’imposer : Laure Murat accorde trop d’importance à l’homosexualité d’Adrienne Monnier et de Sylvia Beach. Même si, à l’époque où elles ont vécu, il devait être difficile d’être lesbiennes, c’est surtout en tant que femmes qu’elles ont dû lutter pour s’imposer dans une société masculine ; l’Américaine, plus féministe que la Française – non seulement timorée mais parfois même réactionnaire sur ce point –, en était bien convaincue. Certains faits intéressants sont racontés dans cette deuxième partie – par exemple la première représentation semi-publique du Socrate d’Erik Satie à La Maison des Amis des livres en 1919 – mais on se demande pourquoi certains événements ne sont pas signalés de manière plus linéaire. Si les biographies chronologiques ne sont plus guère à la mode, elles évitaient pourtant des retours en arrière un peu abrupts, avaient le mérite de la clarté, permettaient de voir l’évolution du personnage et dispensaient d’une structure thématique ou autre, parfois arbitraire. On a un peu l’impression ici que l’essentiel a été dit dans la première partie et que la deuxième s’éloigne souvent du sujet. La Chronologie proposée en fin de volume rétablit cependant un ordre et opère une excellente synthèse, mettant en relief les faits les plus marquants. Adrienne Monnier et Sylvia Beach ont aimé les livres avec passion et ont su créer des lieux d’échanges culturels qui, aujourd’hui encore, pourraient être des modèles. Elles méritaient bien d’être à l’honneur.