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François BAUDOT, Mode & surréalisme, Assouline, 2002, 79 p. , ill.(coll. Mémoire de la mode)

 

 

            Grand reporter, conseiller à la rédaction de l’hebdomadaire féminin ELLE, journal réputé non seulement pour réserver de nombreuses pages aux tendances les plus pointues en matière de mode, mais aussi pour interroger tous les faits de société, qu’ils soient culturels ou politiques, François BAUDOT nous propose un rapprochement inattendu qui ne manquera pas d’éveiller la curiosité : Mode & surréalisme. Il est par ailleurs l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages – édités, pour la plupart, par Assouline, de même que l’opus qui nous intéresse ici - consacrés aux grands noms qui font la mode (de Poiret à Alaïa en passant par Chanel, Schiaparelli, etc.) et au vaste univers du « glamour » en général.

            Cet intérêt pour la mode et cette implication active dans son historique et dans sa théorisation justifient la prédominance (revendiquée) accordée au concept de la mode sur celui du surréalisme stricto sensu. Le titre, d’ailleurs, peut difficilement nous induire en erreur quant aux affinités électives de l’auteur : séparés au moyen de l’esperluette, symbole typographique usuel de la conjonction de coordination, c’est bien le terme de mode qui se présente d’abord au regard, avant celui de surréalisme (rappelons que le titre de la collection dans laquelle est édité cet ouvrage confirme le propos : « Mémoire de la mode »). Notons pourtant, au sujet de la hiérarchie établie dans les images offertes au regard, que l’élégante jaquette protégeant le livre (et dissimulant par là-même l’austérité d’une couverture gris perle sur lequel le titre apparaît modestement en blanc) reproduit au recto en pleine page un tableau de Magritte, La Philosophie dans le boudoir (1948) : il faut retourner le livre pour apercevoir, insérée en format réduit au milieu du texte de présentation, une photographie signée Cecil Beaton du Manteau-bureau (1936) d’Elsa Schiaparelli. Infirmation du parti-pris annoncé par le para-texte ou jeu de fausse piste ? Nous devons garder présente à l’esprit cette interrogation, quoiqu’elle doive pour l’heure rester en suspens.

            On notera encore, avant de nous intéresser plus en détail au texte, l’absence de tout déterminant devant les deux termes qui composent le titre de l’ouvrage. Ce qui tendrait à confirmer l’hypothèse que nous esquissions à demi-mots plus haut, selon laquelle c’est davantage (ou avant tout) les concepts que Baudot met en regard l’un de l’autre, plus que les phénomènes eux-mêmes. Et, quoique l’auteur prenne soin d’expliciter et d’illustrer concrètement ces concepts (qu’à la suite de la distinction établie par Kant, il conviendrait de qualifier ici d’empiriques), autrement dit, de proposer différents modes d’« apparaître de l’objet » (ainsi qu’Husserl définit le « phénomène »), c’est bien plutôt du côté de l’histoire, de la représentation mentale (collective et individuelle), de l’idée abstraite qu’il se situe initialement, et c’est encore là qu’il se montre le plus convaincant.

 

            Le livre est séparé en quatre parties de volume inégal et, l’honnêteté impose de le préciser, d’intérêt de même. Encore que cette restriction que nous établissons est peut-être abusive, en ce sens qu’elle ne vaut que pour ceux qui s’intéressent surtout au surréalisme et en ont déjà quelque connaissance. La première partie débute en regard de la définition du surréalisme, telle que donnée en 1924 par Breton dans le Manifeste du surréalisme. D’une quinzaine de pages, purement textuelle, divisée typographiquement en treize « repères » ou « tableaux », plus qu’en véritables sous-parties, assez brève et d’un rythme rapide (l’auteur est journaliste et ne pratique pas une écriture essayiste, ce dont, dans le cas présent, on peut le louer), cette partie initiale, non titrée, semble avoir vocation à remplir de manière concomitante les fonctions introductive, définitionnelle et historiciste. Cette dernière fonction étant complétée, d’ailleurs, par la troisième partie qui, en une page seulement, face à la reproduction de la photographie de Breton prise en 1933 par Man Ray, donne quelques « Repères chronologiques ». De l’une et l’autre de ces deux parties, on apprendra par exemple que Magritte conçut en 1927 et en 1928 un catalogue pour un grand magasin bruxellois ; que Man Ray travailla, comme « photographe de mode », au service du couturier Paul Poiret ; que Dali décora la vitrine du magasin new-yorkais du joaillier Tiffany’s… en y jetant une pierre ; que le fameux sofa reprenant la forme de la bouche de Mae West avait été initialement conçu  en 1937 par Dali (encore lui) pour la boutique d’Elsa Schiaparelli. Et autres anecdotes. Mais de l’irruption, de l’utilisation ou du détournement de la mode dans les textes surréalistes ou apparentés au mouvement (on pense par exemple à La Liberté ou l’amour ! de Robert Desnos, 1927), il n’en est point question dans ce livre.

            Autrement plus complexe est la seconde partie du livre : iconographique, constituée de nombreuses photos et de quelques reproductions de tableaux, elle paraît nous offrir un catalogue (au sens de « recensement ») parcellaire, composé souvent, a-t-on le sentiment, au gré de la fantaisie de l’auteur. Cette cinquantaine de pages non-légendées est faite, à de rares exceptions (Max Ernst, La Sève monte, 1929, par exemple), de couples d’images, rapprochées de manière plus ou moins évidente (par exemple : Elsa Schiaparelli, collier Insectes, 1937-38 / Francis Picabia, La Femme au monocle, 1924-26), plus ou moins incongrue (entre autres : Dorothea Tanning, Anniversaire, autoportrait, 1942 / Man Ray, Serge Lifar). Précisons que ces associations binaires peuvent avoir lieu selon trois configurations différentes : entre une image de mode et une image surréaliste stricto sensu, entre deux images de mode, entre deux images surréalistes enfin. Peut-être alors faudrait-il plutôt regarder cette iconographie comme un bestiaire, un cabinet de curiosités, une « monstration choc », qui serait alors dans la parfaite lignée des expositions « happenings » organisées en leur temps par les surréalistes.

Chacun de ces couples (en tant que couple d’abord mais aussi, isolément, pour chacune des deux reproductions) le célèbre principe du fortuit, rappelé en début d’ouvrage, proposé par Lautréamont dans Les Chants de Maldoror, cet effet que produit la « rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection ». Surtout, notre regard, plongeant et, doutant d’avoir omis quelque détail significatif, replongeant dans cette iconographie, doit se laisser surprendre, heurter, accepter qu’on fasse violence à ses sens et au sens, et trouver le moyen de se faufiler dans cette galerie virtuelle, afin que son possesseur trouve de lui-même, en oubliant tout a priori (inique de toute manière en cette situation) et sans aide aucune (aucun texte explicatif n’est co-présent aux images), une justification, une logique, une raison d’être à cette ex-position.

            A moins, bien sûr, que le lecteur prudent (et, surtout, qui aura pris soin de feuilleter rapidement le livre dans son ensemble avant d’en prendre connaissance plus en détail) ne s’interrompe entre chaque binôme d’images, afin de se reporter systématiquement aux légendes proposées en quatrième partie sous la reprise du titre général « Mode & surréalisme ». Mais ces interruptions rendent la lecture extrêmement inconfortable. Ces légendes existent donc bel et bien, mais elles sont succinctes, et à côté de chacune figure, en rappel, une reproduction très réduite (la double page initiale se retrouve réduite à 2,8 cm x 2 cm) des deux images qu’elle accompagne. Le rappel iconographique systématique incite donc à se contenter d’une lecture postérieure à la contemplation du « catalogue » lui-même. Toutefois, ces légendes, essentiellement nomenclatrices, justifient très rarement, ou partiellement, le choix ayant présidé aux rapprochements effectués. Ceci concourt vraisemblablement à ce que le lecteur envisage les possibilités suivantes : ces images sont réunies par une logique implicite, allant de soi, ou, à l’inverse, elles le sont, pour l’essentiel, par la subjectivité de l’auteur et la volonté d’illustrer le « non sense » absolu. L’une et l’autre hypothèses ne s’excluent pas, mais, si l’on admet que Baudot sert aussi par ce livre la recherche surréaliste, on privilégiera la seconde.

 

            On l’aura compris et nous en avertissions les lecteurs dès le début : il ne s’agit pas d’un livre sur le surréalisme, mais sur la mode. Et c’est bien à cette très intéressante question ontologique que nous conduit le rapprochement des images de la deuxième partie : qu’est-ce que la mode (de même qu’on ne se lasse pas de demander : qu’est-ce que l’art) ? Un vêtement ou un accessoire élevé parmi d’autres au rang d’objet d’art ? Un regard particulier porté sur le corps féminin, agencé, là encore, selon une scénographie particulière, comme une œuvre d’art ? Un univers fait de matériaux (papier des croquis, tissus, fils, etc.), d’objets-totems (le mannequin de couturière) et d’icônes (les mannequins de chair et de sang, les créateurs, les photographes, etc.) ?

De ce fait, on restera peut-être frustré de ne pas parvenir à cerner les intentions pragmatiques assumées par l’auteur dans l’ensemble du livre : montrer et illustrer la possibilité d’une dyade entre les deux concepts ? choquer visuellement (peu vraisemblable, de nos jours) ? dresser un possible inventaire ? On pourrait certainement en trouver d’autres encore, qui nous ont échappé. En tous les cas, aucun de ces buts ne semble pleinement atteint, et l’on pourra regretter notamment, à propos de la dernière intention envisagée, l’absence des travaux du couple Delaunay, de Sonia notamment (qui créa tissus et robes à foison), ou encore de Picasso (faut-il rappeler, par exemple, les décors et costumes qu’il conçut pour Icare de Serge Lifar, ou encore Parade, sur un thème de Cocteau, une musique de Satie et avec une chorégraphie de Léonide Massine ?), car, s’ils ne sont pas véritablement des membres du groupe surréaliste, Baudot ne se gêne pas par ailleurs pour annexer quelque dessin de Cocteau du côté des visuels surréalistes.

            Néanmoins, et même si, pour les deux dernières notamment, elles ne sont pas posées de façon aussi explicites et schématiques, d’intéressantes questions surgissent à la lecture de ce livre : quels furent les liens effectifs des surréalistes avec la mode, et vice versa ? et, d’un point de vue plus conceptuel, dans quelle mesure y-a-t-il du surréalisme dans la mode ? et de la mode dans le surréalisme ? A ces questions, Baudot fournit évidemment des éléments de réponse. Mais ses propositions semblent parfois un peu faciles, et, pour ces deux dernières questions notamment, il nous semble qu’il galvaude le sens initial de l’adjectif surréaliste, abus répandu qu’il dénonce pourtant soigneusement dans sa première partie : « Devenu dans l’entre-deux guerres synonyme de scandale, ce néologisme est si bien passé depuis dans le langage courant qu’on en oublierait presque sa signification initiale. » Si tout ce qui est étrange et dérangeant peut-être dénommé « surréaliste », alors tout est surréaliste, et la « démonstration » de Baudot est à cet égard recevable. On regrettera qu’il ne pose clairement pas la nuance entre surréalisme éternel et surréalisme historique, ce qui rendrait son propos plus convaincant. Il évoque simplement cette distinction, lorsqu’il écrit, peu avant de conclure la première partie :

« Les premiers surréalistes, dans leur pureté originelle, n’étaient certes pas concernés par l’univers de la mode. (…) Mais les choses sont ainsi faites que leur éruption, aujourd’hui encore, se traduit à travers des détails, des instances secondaires, et de ces petits actes d’insurrection quotidienne qui font aussi du surréalisme – grand mouvement intellectuel – une modeste manifestation de l’étrange dans ses expressions les plus insurrectionnelles. » (p. 19)

            Il convient donc de considérer Mode & surréalisme comme un livre d’art, un bel objet de curiosité - et à cet égard il n’en manque point, assurément – et non comme un essai (telle n’est pas, d’ailleurs, sa vocation), qui viserait à confiner à l’exhaustivité et ambitionnerait d’investiguer un champ jusqu’alors peu exploré, car jugé mineur ou négligeable, du surréalisme. Curieux et amateurs d’art sous toutes ses formes prendront donc beaucoup de plaisir à cette lecture, et, plus encore, à la contemplation des documents iconographiques, les « scientifiques » purs et durs pourraient en ressentir quelque frustration. Pour autant, ne boudons pas notre plaisir à feuilleter cet objet original tant dans son propos que dans sa conception, livre dont il faut souligner la qualité des reproductions, et gardons simplement en mémoire les interrogations suscitées, dans l’attente, peut-être, que leur soit apportée une réponse plus argumentée et étoffée, mais dont on peut parier qu’elle sera de ce fait moins « ludique ».

 

Juin 2003

Myriam FELISAZ-DEBODARD