Mélusine moderne et contemporaine

Études réunies par Arlette Bouloumié avec le concours d'Henri Béhar, L'Age d'homme, 2001, 364 p.

 

La fée Mélusine, à ce jour fréquentée par les médiévistes surtout, imprègne trop notre imaginaire pour que l'on ne salue pas avec plaisir les 31 articles ― agrémentés d'une solide bibliographie finale ― que lui consacre ici une critique éclectique. Se proposant d'explorer ses apparitions et avatars dans la littérature depuis le roman de Jean d'Arras à nos jours, l'ouvrage opte pour un parcours chronologique ― du moyen Âge au XVIIème siècle, dans la littérature française du XIXème siècle, et enfin dans celle du XXème. Un dernier chapitre interroge les résurgences du mythe dans le monde. La largeur du projet d'ensemble, ainsi que la diversité des approches et des textes, rendent le volume un peu touffu. Mais le parcours s'organise, au fil de la lecture, autour de plusieurs problématiques fécondes : celles que l'on trouve déjà en germe dans le personnage ambigu de la femme-serpente, venue de l'autre monde pour épouser un mortel, et condamnée à s'enfuir lorsque son mari, trahissant sa parole, découvrira le secret de sa double nature.

A la jonction de l'ici-bas et de l'au-delà, issue du monde évanescent des fables mais liée aussi à une mémoire historique, elle suscite plusieurs analyses instructives et sûres quant à l'ancrage de ses incarnations dans la société qui les a produites. Progressivement humanisée dans l'iconographie médiévale (F. Clier-Colombani), convoquée dans le monde des mortels pour légitimer le pouvoir d'un souverain par une union rituelle dont Matthew W. Morris décèle la trace en Gaule, elle est également liée, dans les traductions espagnoles de la fin du XVème siècle, à des enjeux généalogiques et politiques (A. Pairet). C. Coudert montre qu'elle constitue la cible symbolique d'un discours antiprogressiste dans les Quatre livres des spectres de Pierre Le Loyer, en un article dense qui comporte, au passage, plusieurs références aux liens du mythe avec l'ésotérisme ― il est dommage que cette approche, trop ponctuelle, n'ait nulle part été développée pour elle-même, en dépit de sa richesse. On retrouve, curieusement, la fée dans l'univers de Zola (Nana), où elle sert de prétexte à un "infra-discours" social et politique, que sa nature mythique cautionne paradoxalement (G. Séginger). Les lieux mélusiniens se voient déplacés et transposés, chez Hugo, de l'espace réel à celui de la fiction (J. Boislève), cependant qu'un roman de Fontane, à vocation réaliste, fait intervenir la figure de la serpente comme porte d'entrée vers un en-deçà des images et des mots, élémentaire et impondérable (Cl. Foucart). Cette ambiguïté du mythe, louvoyant entre la rêverie sur l'outre-monde et la référence historique, est bien mise en lumière par un article de A. Petitjean-Lioulios, montrant la très ambivalente Mélusine de Combet incapable de renoncer à un monde humain auquel, pourtant, elle prétend échapper, s'unissant à Raimondin pour redevenir mortelle tout en sachant qu'il ne saura la garder. À n'être plus que de ce monde, la fée, à l'extrême, se voit affaiblie sous les traits de la femme de salon, dans la nouvelle historique et galante du début du XVIIIème siècle (I. Trivisani-Moreau), et traitée sur un mode parodique dans La Nouvelle Mélusine de Goethe (M. Mouseler). O. Penot-Lacassagne la rapproche de la Georgette des Dernières Nuits de Paris d'une manière un peu forcée (toute affinité d'une femme insaisissable avec l'eau et la nuit en fait-elle une Mélusine ?), mais définit clairement le surréalisme sceptique de Soupault, qui ne convoque le merveilleux que pour y renoncer.

Une seconde ligne d'analyse, superposable à la précédente, concerne le réinvestissement et l'interprétation féministe du mythe. Convaincante, l'approche est également originale. M. Girard présente, chez Jean Lorrain et Camille Lemonnier, une Mélusine décadente affirmant sa nature androgyne pour revendiquer sa place en tant que femme au sein de la société, et l'héroïne apparaît encore, sous des formes travesties, comme l'étendard d'une révolte féminine contre l'incompréhension masculine, dans la littérature contemporaine de femmes francophones (M. Zupancic). Elle incarne enfin, chez Antonia Byatt, la peur masculine devant le pouvoir de séduction et de connaissance féminin (A. Bouloumié).

Dans une perspective plus anthropologique, la plupart des articles rencontrent et recoupent la question des déterminations équivoques attachées à la figure de l'hybride : Mélusine bâtisseuse et destructrice, faste et néfaste. Si le souci d'interroger cette ambiguïté essentielle ne va pas sans quelques redites d'un article à l'autre, il permet en fin de compte des distinctions intéressantes. Créature à la séduction vénéneuse, nocturne et "infernale", la femme mélusinienne est chez Nerval facteur de perte (M. Streiff-Moretti), et l'approche psychanalytique de J.-Cl. Valin veut voir en elle une héroïne castratrice. S’inspirant des Structures anthropologiques de l'imaginaire de Gilbert Durand, C. Hertzfeld montre qu'elle conjugue et conjoint, chez Hellens, ses déterminations contraires dans une coincidentia oppositorum. Médiatrice et guide incarnant les royaumes perdus de l'imaginaire qu'il s'agit de raviver dans le surréalisme de Breton (H. Menou), elle est appelée à rédimer l'époque ― en opposant au régime de Vichy un mythe collectif porteur d'espérance ―, aussi bien qu'à unifier, sur le plan du mythe personnel, les femmes aimées (H. Béhar). A. Montandon décrit enfin, chez Yvan Goll, une Mélusine chercheuse d'absolu, figure du poète révolté contre l'insensibilité du monde moderne, rationnel et technique.

Une dernière option consiste à mettre l'accent, dans une esthétique de la réception, sur l' "acculturation" du mythe, à travers la diversité de ses transformations, déformations et réécritures. À partir de la musicalisation de son cri dans Die Schöne Melusine de Mendelssohn, un article sensible de Cl. Jamain retrace l'effacement de la frontière entre poésie et instrumentation dans l'opéra du XIXème siècle, qui libère la musique du chant, en vidant ce dernier de sa signification pour rendre à la première son pouvoir d'expression. L'érotisme fluide de la femme-serpent se signale, dans la peinture de Klimt et F. Von Stuck, comme la libre expression d'un désir refoulé par les codes sociaux d'une époque (S. Petit-Emptaz), et H. Béhar, en retraçant l'histoire de la revue Mélusine, ainsi qu'en interrogeant les liens de ce nom avec le surréalisme, montre comment celui-ci s'assimile ce mythe aux multiples harmoniques en le réinvestissant positivement. Sous une forme raffinée et désexualisée, exprimant un érotisme cérébral, elle est interprétée comme la version discursive des tableaux de Moreau dans l'écriture de Péladan (J. Krell). Ch. Pelletier décèle enfin un curieux avatar de Mélusine dans un best-seller des années soixante : Angélique et la Démone.

 

Globalement, malgré quelques pages un peu longues visant à restituer la trame de l'œuvre étudiée, en dépit, quelquefois aussi, d'une tendance à sacrifier la démonstration au profit de l'érudition, l'ouvrage a le vrai mérite de combler une lacune importante du paysage critique. Il propose en outre, par la diversité des approches et des œuvres étudiées, un ensemble stimulant et solidement documenté.

 

Cyril BAGROS