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Victor Brauner, par Sarane Alexandrian
Éditions Oxus, « Les Roumains de Paris », 2004. 190 p. 18 euros

Ce livre est le reflet d’une amitié surréaliste entre un peintre et un écrivain, tous deux partisans d’une « connaissance passionnée », et c’est avec une méthodique ferveur que Sarane Alexandrian présente ici l’exégèse ambitieuse d’une oeuvre encore secrète, Victor Brauner l’illuminateur, des fragments et diverses études qui ont l’avantage de présenter en termes simples ce qui est démontré ailleurs en suivant les détours les moins fréquentés d’une nouvelle « esthétique ontologique ». En fait, la magistrale analyse qui est reprise ici se comprend en relation avec le retour de Brauner à Paris dans l’après-guerre, couvert d’éloges par Breton ou Char, et admiré par les « jeunes », mais pauvre, et désireux de montrer son travail clandestin et magique des années de guerre. L’auteur rappelle ainsi comment le charme de cette personnalité résidait dans un esprit épris d’occultisme et inventeur de mots, comme « crichant » ou « véritom », sans équivalent alors. Décrivant au passage l’exposition internationale du surréalisme de 1947 ainsi que la première rétrospective Brauner, c’est à l’importance de ce livre - le premier jamais écrit sur le peintre - que l’auteur s’attache non pour établir son mérite, mais en tant qu’il accompagna et stimula même Brauner entre 1949 et son achèvement, au printemps 1954. On imagine sans peine que la surexcitation du peintre rencontrait l’exaltation de son critique. C’est dire que lire cet ouvrage enfin disponible nous plonge au coeur d’un atelier des plus singuliers, et dans la forge alchimique de l’art moderne.
Voici donc une étude rare et initiatique jusque dans le raffinement spécialisé de ses termes qui interroge l’art même de peindre, dans ses relations à l’individu ou à la civilisation dont il serait l’indice.
L’auteur a relevé la gageure de présenter un peintre subtil dont le mérite spécial est de faire fi d’un public qui était alors loin d’être acquis. En effet, l’oeuvre a la réputation d’être hermétique, allusive ou complexe, réputation qui n’est pas usurpée. Mais c’est à ses qualités et à son exceptionnelle intelligence que l’analyse rend hommage, insistant sur la liberté et sur la richesse d’invention qui s’y manifeste au premier abord, avec un art des formules et une véritable inspiration poétique, qui monte en intensité de plusieurs degrés sur une échelle de Richter qui reste à concevoir pour l’écriture critique. Ce texte, dans son caractère inspiré, est révélateur d’un échange verbal et intellectuel de grande intensité, dont les flammes vives éclairent encore des mots incandescents qui n’ont pas eu, en cinquante ans exactement, le temps de refroidir.
Le corps humain devient chez Brauner « le théâtre de résolutions anatomiques fabuleuses ». Par des scènes de genre, ou des études, c’est un « contenu total » qui doit frapper d’emblée le spectateur avec force, car cette peinture « doit éclater comme un cri, et vibre à jamais comme le coeur visible d’un drame ». Le peintre, selon sa propre formule, passe « de l’autre côté de tout », et procède à ses « autobiographies expérimentales », soit des « détours hyperboliques » pour parvenir à la conscience de soi. Pour cela, il procède d’une méthode dialectique, de l’expression-création vers la production, d’une mythologie, et d’une thérapeutique, par la projection en images des conflits de l’intimité. Terme essentiel, le peintre considère la peinture comme une méthode pour combattre le Mal, et le caractère terrifiant des objets et d’autrui. A cet égard, ses tableaux servent au repli et à la liquidation de l’angoisse. Cette peinture serait enfin une ontologie, utilisant divers éléments pour personnifier l’intériorité. Remarquable intuition, les petits formats, qui ont la prédilection du peintre, sont adéquats à la formulation de l’être secret et de l’intériorité.
Ainsi, l’idéalité du Beau artistique est secondaire devant cet art du dévoilement de la totalité humaine.
L’oeuvre de Brauner frappe encore par sa diversité, suivant des expérimentations, ou des « illuminations successives », et l’auteur remarque combien ce peintre doué du « génie des métamorphoses » est mobile dans sa création. Ses débuts en peinture sont marqués par l’ecléctisme avant-gardiste, tandis que le surréalisme lui donnera un cadre propice à l’élaboration de règles méthodiques. A partir de 1948, il aurait dépassé le surréalisme, dont il était d’ailleurs sorti.

Il s’attache alors à recréer l’anatomie de l’homme et de son désir, avec des tableaux satiriques (L’étrange cas de monsieur K), ou annonciateurs, comme ceux qui préfigurent la mutilation oculaire qu’il allait subir, accident malheureux, mais aussi étrange cas du pouvoir divinatoire de sa peinture. La « période des chimères » (1938), la plus surréaliste de son oeuvre, semble répondre terme pour terme aux théories développées par Breton, et forment une transition vers des tableaux d’inspiration occultiste qui s’allient à une méditation sur la tradition ésotérique.
Ce dernier aspect lui donnera la réputation d’être « une sorte de chaman de la peinture moderne ». La peinture à la cire, les tableaux enduits, puis grattés, produiront des effets inédits. En fait, l’attrait pour l’ésotérisme se conjugue chez lui avec un savoir psychanalytique qui seront utiles dans la période suivante, dite « solipsiste ». Le peintre se persuade alors de la réalité unique et absolue de son moi, aboutissant à des personnages, comme l’Empereur infini, ou à « l’onomatomanie », une série de tableaux conçus comme une généalogie du moi, ou encore les « méditations métaphysiques ». Son prénom se redouble fréquemment, et par principe de compensation devant ses difficultés, le peintre se voit en « maître de l’univers ». Il passe ensuite à la conscience de l’être à travers le groupe des « rétractés », soit le processus de rétraction de la personnalité, un repli sur soi contemplatif dans une quête éperdue.
Son art de peindre connaît une transformation radicale comme s’il plongeait en apnée sous la surface bien connue des apparences, se transformant en objet, en animal ou en fluide aussi bien.
Il perçoit l’art comme un langage en compétition avec la parole et non plus comme autrefois avec la nature : « l’artiste est un proclamateur » affirme-t-il alors, soucieux de produire avec chaque oeuvre une vérité que souligne les mots du titres ou de longs commentaires parfois directement inscrits sur la surface peinte. Il dira en montrant, à l’aide notamment du symbole, suivant une pensée analogique, et avec une « surenchère passionnelle ». Ainsi, le serpent symbolise le poète (allié du peintre) et l’essence du projet poétique. D’autres animaux forment un alphabet de symboles personnels. Il aspire à « rendre sa vision péremptoire en faisant du tableau un dictum ». Hanté par un souci de calligraphe, Brauner a mis au point un graphisme singulier dans sa relation aux couleurs et aux lignes que l’auteur analyse avec précision non sans céder à des embardées critiques savoureuses pour aboutir à l’idée essentielle : Brauner est un peintre de la non préméditation, du moins dans l’exécution du tableau, qui procède du « spasme », et d’une « excessive émotion ».
Sa peinture constitue - et c’est un trait commun avec d’autres peintres surréalistes - un attentat à l’habitude. À l’opposé de la peinture de genre, il entend rivaliser avec la littérature ou la philosophie avec les moyens de la description, de la narration et du chant. Le peintre construit des fictions, et le tableau est gouverné par un thème qu’il s’agira de bien raconter. La réalité se confond avec l’Histoire, qui est celle du Mal. L’oeuvre peint consistera alors à créer une Contre-Histoire, prenant la défense de la personne par évocation d’un héros, représentant idéal de l’être dans le monde, aux aspects légendaires. Deux types d’hommes vont se rencontrer : le poète, ou Homo divinans, opposé à l’Oppresseur, plein de suffisance et d’arrogance. Deux types de femmes apparaissent symétriquement, qui sont la Voyante et la Mère. La première indique une souveraineté féminine proche du félin ou de l’oiseau de nuit, qui doit beaucoup à un souvenir d’enfance. La narration, construite avec les moyens du peintre, sera imprégnée d’un « tragique pathétique ».
La description quant à elle est issue d’une attitude contemplative, mais elle aboutit à des formes insolites suivant le principe de l’attentat à l’habitude, donnant par exemple le Loup-Table, qui fit sensation lors de l’Exposition surréaliste de 1947. Bien d’autres variantes existent dans le mode d’existence des objets décrits.
L’auteur analyse ensuite le « cycle des rétractés », qui approfondit le problème de l’être. Ici, une forte influence heideggerienne se fait sentir jusque dans la manière de poser la question du sujet comme « être » et « étant ». C’est en somme la rupture avec le monde, soit la rétraction, qui conduit à une isolation des figures, et à l’invention d’une « mythologie de la solitude ». Ainsi, le rétracté peut entrer dans un chien, ou dans toute autre forme, et le processus de rétraction se subdivise et s’approfondit parfois sur plusieurs oeuvres.
Il faut exprimer ici un regret : l’absence fréquente des tableaux qui correspondent à de fines analyses, lesquelles paraissent parfois un peu abstraites sans leur référent visuel.

La dernière partie de cette étude rappelle les enjeux de cette oeuvre qui « violente l’écriture plastique » pour conduire au vrai. « Peinture philosophique », ou quête d’ordre métaphysique, l’oeuvre de Brauner éclaire l’essence de la subjectivité, et vise à établir « la preuve ontologique de l’existence de l’homme intérieur ». Il est curieux de constater combien il existe un esprit commun à une époque, et comment Georges Henein rejoint Henri Michaux, Victor Brauner et quelques autres (sans doute faut-il inclure ici son ami Jacques Hérold) dans une commune ferveur pour l’exploration de l’être intérieur. Comprendre ces coïncidences relèverait d’une histoire de l’esprit au Xxème siècle qui reste encore à écrire, et qui passerait forcément par une analyse de l’Histoire perçue comme Mal, et de l’oeuvre artistique comme Contre-Histoire, ou « exorcisme ».
Admettons que la peinture de Brauner parvient parfaitement à remplir ses intentions grâce à un travail autobiographique de grande ampleur, et sans égal, à l’exception des auto-portraits de Rembrandt. Cette oeuvre pourrait être résumée par la formule donnée par l’auteur : « les tribulations d’une conscience de soi », ou encore « une herméneutique de la réalité subjective ». Peut-être que le dernier terme proposé, celui de « réalisme psychique », est le plus éclairant. En tout cas, cette belle étude de Sarane Alexandrian réduit l’écart qui pouvait exister entre le sens, les intentions du peintre et ses oeuvres finies, et donne l’envie de redécouvrir un des très grands peintres du siècle dernier.


Marc Kober