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L’homme n’est peut-être pas le centre de l’univers.
La crise de l’humanisme et l’Homme nouveau des avant-gardes (1909-1930)
[1]

par Iveta Slavkova-Montexier

Après la Première Guerre mondiale (1914-1918), l’Europe est terrassée par une crise économique, sociale et politique. Ce conflit terrible, avec ses armes nouvelles d’extermination massive causant des millions de morts et de mutilés, révèle à quel point l’homme s’est « laissé distancer par les outils de la civilisation », selon la formule de l’architecte Walter Gropius[2]. L’humanité ne semble plus maîtriser les effets des effets de ses inventions : en réalité, celles-ci l’ont menée au chaos meurtrier de la guerre mettant ainsi en crise les définitions de l’homme en vigueur depuis la Renaissance. L’homme postulé par l’humanisme – harmonieux et unifié, rationnel et perfectible, aspirant à la paix et au Bien, maître et ordonnateur d’un univers anthropocentriste – ne semble plus approprié à la situation catastrophique en Occident en ce début du xxe siècle.

Cette crise de l’humanisme que la Grande Guerre révèle, est une crise structurelle profonde et difficile à saisir, dont les symptômes sont sensibles déjà au xixe siècle[3]. La pensée de Friedrich Nietzsche, par exemple, remet violemment en cause les idéaux fondateurs de l’humanisme, lesquels empêchent selon lui la vie et frustrent les désirs ; le philosophe rejette également les grands discours, dont fait partie l’humanisme : « Gardez-vous même de tout grand mot, de toute grande attitude », prévient-il[4]. Tout en affirmant sa puissance, l’Übermensch de Nietzsche rejette l’anthropocentrisme, il veut au contraire rendre à l’univers ses dimensions originelles – le hasard, le chaos, le devenir[5].

 

Notre thèse s’ouvre avec une analyse des liens entre la Première Guerre mondiale et la crise de l’humanisme. Le discours de propagande cherche à masquer l’absurdité de la guerre et à justifier le massacre en adaptant les valeurs humanistes à la situation. Le héros de ce nouvel humanisme est un homme idéal censé restaurer les valeurs universelles dans cette Europe considérée comme décadente, un idéal qui porte en lui toutes les vertus – l’Homme nouveau. Associé au vaillant soldat mort pour la patrie, l’Homme nouveau est un être générique, idéalement proportionné, posé en garant ultime des valeurs morales éternelles de la nation. Il justifie non seulement les millions de morts, mais aussi les nationalismes.

Les artistes et écrivains d’avant-garde réagissent différemment à cette crise structurelle. Certains rejoignent, parfois involontairement, le discours de propagande ; ils défendent une position nostalgique visant à restaurer l’humanisme et prônent un homme ayant une parfaite maîtrise de ses actes et des conséquences de ceux-ci, un homme qui domine l’univers. Pour eux – il est notamment question dans notre thèse des Futuristes et du Bauhaus –, l'Homme nouveau est la personnification d'une métaphysique sociale à la fois nationale et universaliste. Il exprime le désir d’un public et d’une société homogènes. Ses vertus et ses qualités sont le modèle unique, unifié et codifié, sur lequel se construira le monde nouveau. Envoûtés par l’idée d’une vie meilleure et d’un sens nouveau, ces avant-gardes proposent un Homme nouveau qui, par certains aspects, se rapproche de celui des totalitarismes.

 

D’autres avant-gardes font tout pour désacraliser le modèle totalisant qui reste dans la tradition humaniste, en lui opposant un homme morcelé, explosant ses limites, multiple. Dans la continuité du « je est un autre » de Rimbaud, les Dadaïstes explorent les voies par lesquelles se réalise la multiplicité et s’expriment les devenirs pluriels de l’homme. Le mouvement surréaliste résiste également à l’Homme nouveau unifié, malgré l’ambiguïté d’André Breton qui érige sa propre complexité en modèle. La revue Documents éditée par Georges Bataille et Carl Einstein rejette ouvertement l’anthropocentrisme humaniste en ramenant la figure humaine à son bas matérialisme et en proposant une vision antihumaniste de l’histoire de l’art.

Les artistes qui gravitent autour de Dada, du Surréalisme ou dont les œuvres sont reproduites et commentées dans Documents ne sont pas les premiers à rompre formellement avec le modèle humaniste. Manet avait déjà déstructuré le système de signes de la peinture humaniste par la « dispersion » de ses sujets et sa tendance à traiter pareillement figure humaine et choses[6]. Les artistes d’avant-garde que nous analysons – Raoul Hausmann, Hannah Höch, Kurt Schwitters, Johannes Baader, Marcel Duchamp, Francis Picabia, Max Ernst, Salvador Dalí, Pablo Picasso, Giorgio de Chirico – vont toutefois encore plus loin, en rejetant définitivement l’anthropocentrisme, le je unifié et figé, la perception cohérente et rationnelle. À l’Homme nouveau universel et éternel, ces créateurs opposent un être protéiforme, constamment en devenir, mêlé à l’univers, mais non dominant. Leurs œuvres s’inscrivent dans une mouvance de la pensée qui, comme l’écriture de James Joyce au même moment, bouleverse les définitions de l’art, de l’identité et du sujet.

 

Contrairement à d’autres études traitant de ce sujet, comme celle de Micheline Tison-Braun intitulée La Crise de l’humanisme. Le conflit de l’individu et de la société dans la littérature française moderne[7], notre thèse aborde le problème de l’humanisme sans nostalgie humaniste. L’humanisme y est envisagé comme une donnée historique et non pas comme un concept positif et vertueux a priori. À travers l’analyse transversale d’une période précise, dont on commence à comprendre aujourd’hui toute la complexité, notre thèse propose de reconsidérer les enjeux de l’énoncé « Je suis un homme » dans ce début du xxe siècle violent et meurtrier. Notre étude apporte ainsi des arguments au débat philosophique sur l’humanisme, très intense dans la seconde moitié du xxe siècle, débat auquel l’histoire de l’art participera très peu.



[1] Résumé de la thèse de Doctorat préparée sous la direction de M. le Professeur Philippe Dagen à Université Paris I Panthéon-Sorbonne, soutenue le 16 juin 2006 à l’INHA. Le jury était constitué de Mme Laurence Bertrand-Dorléac (Présidente), MM. Henri Béhar, Philippe Dagen, Denys Riout.

[2] Walter Gropius, « Apollon dans la Démocratie », Apollon dans la démocratie. La nouvelle architecture et le Bauhaus, Bruxelles, Éditions de La Connaissance, 1969, traduction en français Éléonore Bille-De Mot, p. 17.

[3] Jean Laude, « La Crise de l’humanisme et la fin des utopies », L’Art face à la crise, L’Art en Occident 1929-1939), colloque international. Travaux XXVI, Université de Saint-Étienne, CIEREC, 1980, p. 319.

[4] Friedrich Nietzsche, « Ecce homo » (1888), Œuvres, t. 2, Paris, Robert Laffont, 1998, p. 1141, traduction en français Henri Albert et Jean Lacoste

[5] Rémi Paindavaine, « Nietzsche et le problème de l’humanisme », Revue de l’enseignement philosophique, 1983, n° 3, p. 35.

[6] Georges Bataille, Manet (1955) dans œuvres complètes, t. IX, Paris, Gallimard, 1979, p. 157.

[7] Micheline Tison-Braun, La Crise de l’humanisme. Le conflit de l’individu et de la société dans la littérature française moderne, Paris, Librairie Nizet, 1958 (t. I., 1890-1914) et 1967 (t. II., 1914-1939).