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à propos de la politisation des avant-gardes artistiques et littéraires

Carole REYNAUD PALIGOT

Un certain nombre de mouvements littéraires ont tenté d’unir révolution esthétique et révolution politique, cherchant ainsi à transformer radicale­ment, et conjointement, l’art et le monde réel. Pourtant, ce double projet a pris une signification sensiblement différente d’une avant-garde à l’autre. Afin d’analyser les différentes modalités qu’a pu prendre ce projet, il apparaît nécessaire de s’interroger sur le rapport qu’entretiennent révolution esthéti­que et révolution politique. Dans quelle mesure les nouvelles conceptions esthétiques des avant-gardes conditionnent-elles, ou non, la volonté d’œuvrer pour une transformation radicale de la société et, du même coup, l’adhésion à un mouvement révolutionnaire ? L’étude du lien entre ces deux projets au sein des différentes avant-gardes de la fin du XIXe et du XXe siècle peut permettre de mettre en lumière toute l’originalité de la dé­marche surréaliste.

À la fin du XIXe siècle, le mouvement symboliste, peut apparaître comme une avant-garde littéraire qui se politise en rejoignant une avant-garde politique. Effectivement, un certain nombre de symbolistes, Laurent Tailhade, Paul Adam, Adolphe Retté ou encore Viélé Griffin, ont soutenu et parfois même participé au mouvement anarchiste[1]. Laurent Tailhade illustre cet engagement des symbolistes en faveur de l’idéal libertaire. Tailhade s’enthousiasma pour les attentats anarchistes des années 1893-1894. Il colla­bora au Libertaire, prit part à des réunions publiques et n’hésita pas à affron­ter les nationalistes en duel (il sortit estropié d’une « rencontre » avec Barrès). En 1901, un article paru dans Le Libertaire, qui appelait à l’assassinat du tsar Nicolas II en visite en France, lui valut une condamnation à un an de prison et à mille francs d’amende. Pourtant, après un quinze années de par­ticipation et de soutien aux activités anarchistes, en 1905, il renie ses idées libertaires et rejoint les milieux nationalistes. À l’image de celui de Tailhade, l’engagement des symbolistes a été superficiel et éphémère : après avoir, pendant quelques années, mis leur plume au service de l’anarchisme, les symbolistes se sont orientés vers des positions nettement conservatrices. De plus, cet engagement ne s’est pas voulu collectif, mais n’a concerné que cer­tains d’entre eux. L’explication du caractère superficiel de leur engagement révolutionnaire est à chercher dans la conception même de leur révolution esthétique. Si l’adoption du « vers libre » entraîne une véritable révolution esthétique, cette révolution se limite exclusivement au domaine esthétique. Elle n’entraîne pas un bouleversement de leur vision du monde, elle n’est pas porteuse d’une dimension politique. Leur révolte demeure avant tout littéraire, n’entraînant pas une révolte politique leur permettant de s’identifier durablement à un mouvement politique révolutionnaire. Ainsi, le symbolisme s’apparente à l’avant-garde formelle qui se limite à l’invention de procédés originaux au sein du domaine artistique et littéraire. Le mouvement n’est pas porteur d’un changement total de la vision du monde, mais seule­ment de la vision poétique.

En 1970, Philippe Sollers, animateur de la revue Tel Quel écrit : « On ne peut faire une révolution économique et sociale sans faire en même temps, et à un niveau différent, une révolution symbolique[2] ». Dans le projet de cette avant-garde, révolution esthétique et révolution politique semblent à nouveau liées. Aux incertitudes esthétiques des trois premières années de la revue succède, à partir de 1963, un projet esthétique propre, nommé « textualisme » ou « écriture textuelle[3] ». Lors de sa création, en 1960, la re­vue proclame haut et fort son apolitisme et entend se démarquer de l’engagement sartrien. Mais cinq ans plus tard, la revue se politise et amorce son rapprochement avec le Parti communiste[4]. Dès lors, les animateurs de la revue s’efforcent d’introduire une dimension politique à leur projet esthéti­que. Tel Quel entend être aussi subversif dans le domaine littéraire que la théorie marxiste l’a été dans le domaine de l’économie. Ainsi, dans le champ littéraire, l’action de la revue se présente comme l’équivalent de la critique marxiste de l’économie capitaliste. Tel Quel s’engage dans une démonstration théorique acrobatique visant à rendre ses conceptions littéraires compatibles avec le marxisme. L’« écriture textuelle » est alors présentée comme une forme de « matérialisme sémantique » et les animateurs de la revue tentent de démontrer que le rapport entre infrastructures et superstructures existe dans le champ du langage[5]. Lorsqu’en 1971 la revue s’éloigne définitivement du parti communiste pour se rallier à la révolution maoïste, ses conceptions littéraires évoluent pour être plus conformes à la nouvelle orientation politi­que. S’ouvre alors l’ère du « maoïsme textuel », illustrée par la publication de nouveaux textes en accord avec la pensée maotsetoung[6]. Une dizaine d’années plus tard, alors que Tel Quel s’éloigne définitivement du mouve­ment révolutionnaire, l’ambition de lier révolution esthétique et révolution politique est finalement abandonnée. En 1981, Sollers déclare :

J’étais dans cette utopie, que je n’ai plus du tout maintenant, que la ré­volution du langage et la révolution dans l’action sont des choses qui doivent absolument marcher du même pas. C’est une idée qui vient des formalistes ou des surréalistes d’une certaine façon. C’est l’illusion des avant-gardes européennes au XXe siècle, qu’il faut complètement aban­donner[7].

Cette volonté de lier les deux projets apparaît très circonstancielle, elle est énoncée au moment où la revue souhaite s’engager aux côtés des mouve­ments révolutionnaires, elle est ensuite abandonnée lorsque l’engagement politique disparaît. Dès lors, le lien que défend Tel Quel entre les deux projets apparaît plutôt comme la justification de leur toute récente volonté de se rapprocher du Parti communiste. Leurs conceptions esthétiques ne condi­tionnent pas leur adhésion à un mouvement révolutionnaire, tout au contraire, c’est plutôt leur engagement politique qui influe sur celles-ci.

C’est sans doute au sein de l’Internationale situationniste que l’on re­trouve le plus clairement cette volonté de lier révolution esthétique et révo­lution politique. En 1967, Raoul Vaneigem écrit : « Reconstruire la vie, rebâ­tir le monde : une même volonté[8] ». Les situationnistes revendiquent pleinement l’héritage surréaliste tout en refusant de répéter ses erreurs et notamment la récupération par la société bourgeoise qu’a connu l’art surréa­liste[9]. Le désir, la passion, le jeu sont les éléments qui permettent de révolu­tionner l’art afin que la création artistique soit l’œuvre de tous. Si le projet est très semblable, les modalités de le réaliser diffèrent toutefois. La révolu­tion esthétique des surréalistes s’appuie sur la poésie et la peinture, tandis que pour les situationnistes, elle passe par l’irruption de l’esthétique dans la vie quotidienne à travers la pratique de « dérives », la construction de « situations », un nouvel urbanisme… Mais si les situationnistes ont évité l’écueil de la récupération qu’a connu l’art surréaliste, n’est-ce pas, comme le souligne Susan Rubin Suleiman, au prix de l’abandon même de la compo­sante esthétique de leur double projet initial[10] ? L’évolution du mouvement montre, en effet, que les situationnistes ont consacré l’essentiel de leur acti­vité à une réflexion exclusivement politique. Et, en 1972, la dissolution de l’Internationale situationniste signifie l’abandon total du projet politique.

En se donnant comme mot d’ordre de « transformer le monde » (Marx) et de « changer la vie » (Rimbaud), les surréalistes entendent, à leur tour, lier étroitement révolution artistique et révolution poétique. Pourtant, le lien entre révolution esthétique et révolution politique prend, chez eux, une di­mension très particulière. En effet, leurs positions esthétiques intègrent une dimension éthique qui conditionne leur engagement politique.

L’un des premiers axiomes du surréalisme est le refus radical du rationa­lisme. Cette raison, qui a triomphé dans le champ de la pensée occidentale a, selon les surréalistes, abouti à l’occultation du monde sensible. Or c’est ce monde sensible qui doit être à l’origine même de la création artistique en permettant la libre expression de l’imagination, du rêve, de l’inconscient… La rupture est d’autant plus radicale qu’à ce refus de l’un des principes de base de toute la pensée occidentale se joint l’adoption d’une esthétique porteuse de valeurs peu prisées par la société du début du XXe siècle. L’esthétique surréaliste s’appuie sur une réhabilitation du désir, des passions, du merveil­leux. Ainsi, elle se caractérise par une composante éthique qui se heurte aux valeurs des sociétés occidentales, et notamment de la société française du début du XXe siècle. En valorisant la liberté, le désir, le merveilleux, l’éthique surréaliste est aux antipodes des valeurs bourgeoises centrées sur une morale du travail et de l’intérêt, sur la jouissance des biens matériels, sur l’ordre et la discipline, sur l’ascétisme chrétien… La rupture est radicale avec la pensée et les valeurs dominantes des sociétés occidentales.

Un autre élément de cette rupture concerne la conception même de la fonction artistique. En effet, les surréalistes remettent également en cause la vision traditionnelle de la création artistique. La volonté de désacralisation de l’art, déjà présente chez les dadaïstes, s’accompagne d’une volonté de « démocratisation » de la fonction poétique et artistique. En s’appuyant sur Lautréamont : « la poésie doit être faite par tous. Non par un », les surréa­listes affirment que l’art n’est pas réservé à l’artiste investi d’un génie parti­culier, d’un don inaccessible au commun des mortels. Chaque homme, cha­que femme possède des virtualités créatrices jusqu’alors inhibées par la société. L’écriture automatique, le collage doivent permettre à chacun d’exprimer ses facultés de création. Selon André Breton,

le propre du surréalisme est d’avoir proclamé l’égalité totale de tous les êtres humains normaux devant le message subliminal d’avoir constam­ment soutenu que ce message constitue un patrimoine commun dont il ne tient qu’à chacun de revendiquer sa part et qui doit à tout prix cesser prochainement d’être tenu pour l’apanage de quelques-uns. Tous les hommes, dis-je, toutes les femmes méritent de se convaincre de l’absolue possibilité pour eux-mêmes de recourir à volonté à ce langage […]. Il est indispensable pour cela qu’ils reviennent sur la conception étroite, erro­née de telles vocations particulières, qu’elles soient artistiques ou média­nimiques[11].

Pour Max Ernst :

C’en est fini, cela va sans dire, de la vieille conception du « talent », fini aussi la divinisation du héros. Comme tout homme « normal » (et pas uniquement « l’artiste ») porte, on le sait, une réserve inépuisable d’images enfouies dans son subconscient, c’est affaire de courage ou du procédé de libération employé (tel que « l’écriture automatique ») de mettre au jour, par des explorations dans l’inconscient, des trouvailles non falsifiées, des « images » qu’un contrôle n’a pas décolorées[12].

L’éthique surréaliste qui revendique un art accessible à tous, une création artistique démocratisée, ne peut guère trouver sa place au sein d’une société qui valorise la hiérarchie, l’élitisme. Une éthique qui entend réhabiliter le désir, le rêve, les passions ne peut se satisfaire d’une société qui valorise le rationalisme, l’ascétisme chrétien. Leur vision du monde, qui s’oppose à la morale bourgeoise, conduit les surréalistes à la recherche d’une société plus conforme à leurs aspirations et les entraîne du côté des mouvements révolu­tionnaires. Ainsi, l’esthétique surréaliste, en intégrant une dimension éthique, apparaît comme déterminante dans la politisation des membres du mouve­ment.

Pourtant, cette volonté de transformer le monde et de changer la vie n’a pas été sans ambiguïtés. L’écriture automatique, le collage, considérés comme les moyens de favoriser un art « fait par tous, non par un », ont été quelque peu délaissés au fil des années. Et l’art surréaliste a abouti, comme les autres, à la consécration de quelques grands artistes et poètes. Cette consécration, obtenue des instances artistiques officielles, est allée de pair avec une occultation délibérée du potentiel révolutionnaire du message sur­réaliste[13]. Tout en restant très attachés à leur utopie originelle, les surréalistes semblent pourtant s’être fort bien accommodés de cette consécration. En 1948, André Breton revient sur ce désir qualifié de « juvénile » qui continue pourtant de l’animer mais qui lui avait, autrefois, attiré les foudres d’André Gide devant la perspective de « mettre le génie à la porté de tout le monde[14] » :

L’écriture automatique, avec tout ce qu’elle entraîne dans son orbite, vous ne pouvez savoir comme elle me reste chère. Je crois pourtant que rien n’a été moins compris. Cela viendra… […] En faveur de l’automatisme tel que je l’envisageais au départ, je ferai valoir encore qu’en tant que méthode d’expression mise à la portée de tous, et dont rien n’était gardé secret, il demeure ce qui a été inventé de mieux pour confondre la vanité littéraire et artistique, dont il ne se passe pas de jour que nous ne lui voyons prendre un tout plus révoltant[15].

Quant à la concrétisation de leur volonté de transformer le monde, elle n’a pas été sans désillusions. Leur engagement aux côtés du Parti commu­niste[16] est, très vite, source de désenchantement : les surréalistes découvrent que les valeurs honnies réapparaissent rapidement au sein du mouvement communiste, que la liberté qu’ils revendiquent n’est guère compatible avec le système totalitaire qui se met en place à l’Est. Ils se rapprochent alors du mouvement anarchiste mais, si l’idéal libertaire répond mieux à leurs atten­tes, l’activisme politique des anarchistes dans les années cinquante n’est plus guère mobilisateur. Si le mouvement n’a jamais abandonné sa volonté de transformer le monde, la composante révolutionnaire du surréalisme a, au fil des ans, bien du mal à trouver sa place au sein d’un mouvement révolution­naire. Leurs engagements révolutionnaires cèdent alors la place à des mobili­sations en faveur de la défense des droits de l’homme : dénonciation, dès 1934, des périls fasciste et nazi, de la répression contre les dissidents des pays communistes mais aussi participation à la lutte en faveur de l’objection de conscience et pour l’indépendance de l’Algérie.

Le parcours politique des surréalistes traduit ainsi toute la difficulté à vouloir à la fois « transformer le monde » et « changer la vie ».

Université de Franche-comté


 


 

[1]. Cf. Jean Maitron, Histoire du mouvement anarchiste en France : Des origines à 1914, Maspéro, 1983, t. I, 485 p., Thierry Maricourt, Histoire de la littérature libertaire en France, Albin Michel, 1990, 491 p. ; M. Monférier, « symbolisme et anarchie », Revue d’histoire littéraire de la France, n° 65, avril-juin 1965, pp. 233-238 ; Christophe Charle, Naissance des intellectuels : 1880-1890, Minuit, 1990, 272 p. ; Carole Reynaud Paligot, Les Temps Nouveaux 1895-1914. Un hebdomadaire anarchiste au tournant du siècle, Mauléon, Acratie, 1993, 123 p. ; Cf. l’introduction de Jean-Pierre Rioux à la réédition du Joujou patriotique de Remy de Gourmont, J.-J. Pauvert, 1967, 128 p.

[2]. Philippe Sollers, « Réponses », Tel Quel, n° 43, 1970, p. 73.

[3]. Cf. Philippe Forest, Histoire de Tel Quel 1960-1982, Seuil, 1995, 645 p., p. 215. Louis Pinto, « Tel Quel. Au sujet des intellectuels de parodie », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 89, septembre 1991, pp. 66-77.

[4]. Cf. François Hourmant, Le Désenchantement des clercs. Figures de l’intellectuel dans l’après-Mai 68, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1997, 260 p. et « Les volte-face politiques de Tel Quel 1968-1978 », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 51, juillet-septembre 1996, pp. 112-128.

[5]. Ph. Forest, ibid., pp. 315-316.

[6]. Ibid., pp. 379-484.

[7]. Tel Quel, n° 88, 1981, p. 13.

[8]. Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Gallimard, 1967, p. 94.

[9]. Cf. Susan Rubinb Suleiman, « Les avant-gardes et la répétition : l’Internationale situation­niste et Tel Quel face au surréalisme », Les Cahiers de l’IHTP, « Sociabilités intellec­tuelles », n° 2, mars 1992, pp. 197-205.

[10]. Ibid., p. 202.

[11]. « Le message automatique », Minotaure, n° 4, décembre 1933, p. 62.

[12]. « Qu’est-ce que le surréalisme ? », Ecritures, 1934, Gallimard, 1970, p. 229.

[13]. Ainsi, malgré son titre « La Révolution surréaliste », présentée au Centre Georges Pompidou au printemps 2002, a occulté la dimension révolutionnaire du surréalisme.

[14]. A. Breton, Combat, 16 décembre 1948.

[15]. A. Breton, interviewé par A. Patri, Paru, mars 1948, repris dans Entretiens, Gallimard, 1973, pp. 262-263.

[16]. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, les surréalistes n’ont pas été exclus du Parti communiste. Début 1927, certains d’entre eux décident d’adhérer mais leur période militante est de courte durée. Breton est très déçu par les réunions de sa cellule. De plus, il est violemment pris à partie par un militant qui l’accuse de passer son temps en oisif et en noceur dans les cafés parisiens. Au bout de quelques semaines, découragé, il cesse de participer aux réunions. Il ne renouvelle pas son adhésion l’année suivante. En 1933, il est exclu de l’Association des écrivains et des artistes révolutionnaires, animée par les communistes. Cf. Carole Reynaud Paligot, Parcours politique des surréalistes 1919-1969, CNRS éditions, 1995, 339 p.