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LA NUIT D’USSEL DE JEHAN MAYOUX

Jean-Luc Peurot

1. Chevalerie est le nom du village qui a vu naître Jehan Mayoux le 25 novembre 1904 près de Cherves-Chatelars, en Charente, où sa mère et son père étaient instituteurs. C’était un vendredi, jour de Vénus (son grand-père était casseur de pierres). Nul doute que le vocable de ce village l’a prédéterminé. « Il n’y a rien de plus précieux au monde que l’esprit poétique, et la chevalerie dans les sentiments. » (Charles Baudelaire, lettre à Mme Aupick, le 9  janiver 1856). Nul doute que sa ligne fut, sa vie durant, de la naissance jusqu’à la mort, la poésie, et cet esprit poétique dont Charles B. reproche à son frère Alphonse d’en être dépourvu.

À la fin de sa vie, la stratégie de l’évitement exige de disparaître — corps et biens : l’incinération du corps mortel a à voir avec la perte du corps de Sade. Le lieu, le lieu sans lieu, le fameux « premier taillis à droite, où M. de Sade voulut qu’on pratiquât sa fosse »[1] ressemble étrangement à cette dispersion, cette dissémination — cet égarement. La thématique du tombeau, qui nous est chère, disparaît-elle de facto ? Le périple du cimetière s’éclipse-t-il ? Une telle disparition terrestre, quelques sept décennies plus tard, relève, à nos yeux, d’une même volonté de se perdre.

C’est comme si la dispersion finale était légitimée a posteriori par la concentration, la densité, l’omniprésence de la vie. Pourquoi ne pas avancer le terme, certes osé pour un athée aussi radical que lui, de foi, de fidélité, de croyance en la poésie et de croyance en ses impératifs catégoriques ?

 

2. Ce n’est pas banalement l’enfance que magnifie Jehan Mayoux, mais l’enfance primordiale — celle au goût de poésie, dont on dit qu’il est innocent. C’est cette innocence qui nous séduit chez lui, si loin de la mièvrerie et de la poésie poétique. C’est l’imaginaire : « L’imaginaire est une des catégories du réel et réciproquement », phrase constituant tout un livre. Quelle plus belle devise que ce livre de vie ?

William Carlos Williams affirme que « L’imagination n’a pas à se soustraire à la réalité, ni à la description, ni à une évocation d’objets ou de situations, elle a à dire que la poésie ne falsifie pas le monde, elle le meut ».[2]

La grande lignée surréaliste n’est pas usurpée, n’est pas alignée (comment d’ailleurs aligner la poésie, ni alignable, ni aliénable — qui ne s’aligne, ni ne s’aliène ?) Les droits de l’homme, et dans leur sens le plus fort pour Jehan Mayoux, sont aussi les droits de la pensée, les droits de la poésie. Vivre en poète, c’est être un homme au sens plein.

C’est une essence que ne reniera jamais Jehan Mayoux, et c’est pour cela que le poète est admirable. Qu’est-ce qui nous pousse à désigner du doigt cette lignée s’originant en Sade ? C’est sans doute la constance, la permanence et l’obstination — justement. L’image de l’incinération et du feu renvoie, en un raccourci singulier, à la nuit et, précisément, à ce « crible de la nuit », à cette nuit percée d’étoiles, à cette nuit corrézienne d’Ussel.

 

3. Dans une lettre à René Lourau, datée du 11-13 novembre 1966, Jehan Mayoux lui écrit d’Ussel : « Une confidence : un état surréaliste de la société n’est pas réalisable ici et maintenant ; il n’y aura jamais d’état surréaliste de la société : le surréalisme n’est pas un état, mais un mouvement, un désir. »[3] Le grand mot est prononcé : le désir. Il s’agit de distinguer, dans la nuit transfigurée d’Ussel, la silhouette de son ami Hans Bellmer, accoudé à la fenêtre de la maison de l’avenue Turgot, qui, en 1948, réalise son portrait qui sera celui du frontispice du recueil Au crible de la nuit, recueil édité chez G. L. M. (Hans Bellmer peindra d’ailleurs en 1950 un « Corselet de Sade »).

Jehan Mayoux figure dans le recueil d’Annie Le Brun Les mots font l’amour avec cette citation « Je donne vie à un objet et il mange pour moi » (extrait de À perte de vue, Ussel, 1958). En effet, Jehan Mayoux a officiellement appartenu au Groupe surréaliste pendant 35 ans de 1934 à 1969. Il a été lié avec Yves Tanguy, Benjamin Péret et André Breton. Il signe en 1960, avec d’autres membres du Groupe, Le Manifeste des 121 sur le droit d’insoumission pendant la guerre d’Algérie. Le courage de la pensée ne l’a jamais quitté et ne le quittera jamais. Le courage de l’amour non plus, « l’amour qui meut le soleil et les autres étoiles ».

À lire le livre de Jean Joubert Le Mouvement des surréalistes, ou Le fin mot de l’histoire,[4] dédicacé d’ailleurs « A la mémoire de Jehan Mayoux », on note que lors des neuf dernières années, entre 1961 et le 8 février 1969 (date de l’autodissolution de fait du Groupe originel), ont participé aux activités du Groupe surréaliste Jehan Mayoux et Bernard Roger.

 

4. Bernard Roger, lui, a publié un premier ouvrage, Paris et l’alchimie en 1981, aux éditions Alta, et un second, A la découverte de l’alchimie. L’art d’Hermès à travers les contes, l’histoire et les rituels maçonniques.[5] Dans le chapitre V de cet ouvrage intitulé « Histoire et alchimie », dans sa deuxième partie « Le fou du roi » (p. 244 à 265) nous lisons : « la plupart des figures de fous dans l’iconographie et principalement dans la sculpture ornementale. Ce sont à (...) Tulle celui (le personnage) d’une maison place de l’Église » et, plus loin, à propos des fous « Il faut pourtant attendre le xive siècle pour avoir une preuve historique de leur existence auprès des rois de France, par des textes qui sont pour la plupart des comptes de l’argenterie royale. On apprend de cette façon qu’en 1350 le futur Charles V, alors dauphin, avait un fou du nom de Micton ou Mitton, tandis que son père, le roi Jean, en avait un qu’on appelait maître Jehan, tous deux vêtus comme des personnages de qualité. »

Dans le recueil La rivière AA, Jehan Mayoux écrit : « J’ai rencontré le fou singulier qui veut tuer le temps ». C’est en effet un tel désir qui a toujours poussé Jehan Mayoux. Maître Jehan — prononcez Géant — a la simplicité et la modestie des géants. Il sait qu’utiliser sa force serait vain et serait un aveu de faiblesse. Il sait l’intelligence de la retenue, l’intelligence d’être hautain. Il sait aussi l’intelligence de se tenir éloigné (avec ses contraintes, certes), tout en s’engageant activement, en signant les tracts collectifs et en participant aux réunions et actions communes du Groupe surréaliste, en se déplaçant d’Ussel à Paris.

 

5. Jehan Mayoux est effectivement ce marchand des quatre saisons sur le marché d’Ussel, ce marchand charmant, et fidèle, de printemps, d’automne, d’été et d’hiver. « Rrose Sélavy connaît bien le marchand du sel » (Robert Desnos, Rrose Sélavy). Connaît-elle bien cet autre Marcel Duchamp ? « Le mois d’octobre est un grelot dans la boîte à sel » (Au crible de la nuit). Le sel, dans le symbolisme alchimique est un principe symbolisant sagesse et science. Offert avec le pain, il constitue, chez de nombreux peuples de l’antiquité, une marque d’hospitalité, comme il est le principe purificateur dans le déroulement des anciens mystères. Dans la tradition alchimique, le sel réalise l’union, la cristallisation, entre le mercure et le soufre, respectivement principes passif et actif, dont il opère la synthèse : c’est l’allégorie du mariage du roi et de la reine, union effectuée dans l’athanor.

Et comment ne pas rêver à l’identité du principe fusionnel de l’amour, de l’acte d’amour, avec le principe fusionnel de l’opération alchimique ? Rebis est un symbole utilisé au xive siècle par les fidèles d’amour pour désigner le fils de l’art, le petit roi, le roi d’or ou basilic ou phénix qui naît à la fin de l’opération alchimique.

Jehan Mayoux est un de ces fidèles d’amour, de ces chevaliers d’amour : les fidèles d’amour ou Fedeli d’Amore. « Ta place à l’ombre/Et ta place au soleil/Au grand chemin je t’ai gagnée/C’est toi la clé/Il vient des monuments de brique/Et des travaux d’insecte/Au crible de la nuit ».

 

6. La nuit, encore la nuit… celle accueillant le poète voisin et contemporain Raoul Hausmann. Comment ne pas rêver, encore, au moins d’une rencontre entre les artistes d’Ussel et de Limoges, si loin si proches, pendant ces trente années entre 1946 et 1971 ? Raoul Hausmann s’exprime ainsi :

18. IX. 66

La nuit
La nuit dans la nuit
C’est la nuit noire
La nuit
Nocturne noirâtre

La nuit[6]

R. H. et J. M. sont bien des égaux, des très hauts. D’ailleurs, Peralta était le surnom de Benjamin Péret pendant la guerre d’Espagne. Et c’est bien lui, Benjamin Péret, qui fait le lien artistique et mental entre Jehan Mayoux et Raoul Hausmann. F. Gaffiot dans son « Dictionnaire Latin Français » cite Cicéron : « iste vir altus et excellens », c’est-à-dire « cet homme à l’esprit élevé et supérieur aux contingences ». Oui, Peralta signifie très haut(e)s, très élevé(e)s, très profond(e)s. La posture de la grandeur, de l’exigence intellectuelle, au plus haut degré, va si bien à Jehan Mayoux.

 

7. Un autre voisin se présente alors, venant, à pied, de la Marche. Est-ce L’Ange, est-ce ce pauvre Tristan — le premier se prénommant Jehan, le second, gentilhomme de la Marche, connu pour être l’auteur du recueil Les Amours[7] ? D’après Pascal Pia, l’éditeur en 1959 au Cercle du Livre Précieux, de L’Escole des Filles, ou la Philosophie des Dames, l’autre auteur présumé, avec Michel Millot, de cet ouvrage licencieux du xviie siècle (de 1655 précisément) était Jean L’Ange, au nom prédestiné, le manuscrit étant d’ailleurs de sa main. Jean L’Ange « était un des intimes du poète Tristan L’Hermite, originaire du château du Solier, dans la Marche » et il existait à la même époque d’autres Lange, seigneurs du Solier. « L’Ange n’aurait-il pas été Marchois ? » se demande Pascal Pia. Tristan L’Hermite, rongé de phtisie, lui a dédié un sonnet en 1654. L’Escole des Filles a été rééditée par Auguste Poulet-Malassis, l’éditeur des Fleurs du Mal, deux siècles plus tard en 1865 à « Bruxelles, aux dépens des dames de la rue des Cailles ».

Les pièces du procès nous apprennent dans le « Premier rapport du Lieutenant général civil et criminel » que « … après lequel interrogatoire presté par ledit particulier qui nous a dict s’appeller Jehan Lange et demeurer rue des Roziers chez la dame Faret… » L’arrestation de L’Ange (et cette expression aurait sans doute plu au poète surréaliste Jehan Mayoux) a eu lieu le 12 juin 1655 et la sentence le 7 août. Cette flétrissure n’est-elle pas un signe de distinction, un signe d’honneur et de noblesse ?

La marque, surlignée en permanence sur l’épaule, lui portera chance. « Une épaule d’après-midi/Demande le fouet/L’écorce rit comme un miroir/L’eau répète avec des mains de neige/Il faut bien que les mots s’en aillent/Épaule nue/Arbre d’ombre et de feu ».

***

L’anagramme du verbe lire est le verbe lier. Au-delà du lien premier entre auteur et lecteur, il est permis d’avancer que celui avec Jehan Mayoux est amplifié par son appartenance au surréalisme. La lecture des poèmes de Jehan Mayoux nous confirme que le surréalisme demeure bien la planète affolée du lyrisme, planète issue de la nuit des temps, si tant est que le lyrisme soit bien le réceptacle de la poésie — du moins de celle qui trouve grâce à nos yeux.

Jehan Mayoux est bien un des maillons historiques de cette traîne d’or limousine allant, par-delà les siècles, des troubadours des xi-xiie siècles, initiateurs de la lyrique occitane et européenne, jusqu’à Tristan L’Hermite au xviie siècle et se prolongeant jusqu’au xxe siècle. C’est à cette tradition (du latin traditio, de tradere « remettre, transmettre »), c’est-à-dire à cette transmission, qu’il s’agit encore de se référer. N’ayons crainte d’affirmer que Jehan Mayoux s’est révélé effectivement comme un de ses plus purs garants.

 

[1]. Légende de Gilbert Lely inscrite sur son album personnel Iconographie sadiste.

[2]. Le Printemps et le reste, Unes, 2000.

[3]. Lettres à René Lourau in La Liberté une et divisible — Textes critiques et politiques, Œuvres complètes, t. V, Ussel, Peralta, 1979.

[4]. Maurice Nadeau, 2001.

[5]. Dangles, 1988.

[6]. Raoul Hausmann, Les cahiers Raoul Hausmann/Cahier 2, p. 72, Musée Départemental de Rochechouart, 1998 .

[7]. Les Amours de feu M. Tristan, et autres pièces très curieuses, édités chez Gabriel Quinet, au Palais, dans la Galerie des Prisonniers, à l’Ange Gabriel en 1662.