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Les jeux surrEalistes

Par Jean-Paul MOREL

 

[Jean-Paul Morel a bien voulu nous confier la version originale française de son article, envoyé, en mars 2004, à l'éditeur brésilien Perspectiva de Sao Paulo (Téléfax: (11) 3885-8388, mail : editorial@editoraperspectiva.com.br), et qui vient d'être publié, traduit ­ comme les autres contributions ­ en portugais, dans le recueil collectif : O Surrealismo, sous la dir. de J. Guinsburg et Sheila Leirner, 926 p., pp. 773-781.]

 

“ Sans le divertissement, il n’y a point de joie ;

avec le divertissement, il n’y a point de tristesse ”

Pascal, Pensées

 

“ Jeu : le feu de joie, la joie du feu ”

Michel Leiris

 

   “ Au commencement ” il y eut bien des choses… Il y eut à coup sûr “ le Verbe ”, et c’est du “ Verbe ” que les Surréalistes, sous la houlette d’André Breton, au lendemain de la Première Guerre mondiale, entendirent repartir pour reconstruire la Vie. Le jeu n’était plus tout à fait de mise, ou plutôt, face à un tel bouleversement des valeurs, largement pressenti par Nietzsche, peut-être fallait-il enfin prendre le jeu au sérieux. Les surréalistes, forts de l’opération de la “ tabularasa ” réalisée par Dada sur les cendres d’Ubu (“ Cornegidouille ! nous n’aurons point tout démoli si nous ne démolissons même les ruines ! ”, Ubu enchaîné), vont ainsi promouvoir le jeu non comme un simple divertissement, une dis-traction, une parenthèse dans la vie quotidienne, mais comme une façon de vivre, voire un mode d’être. Et ça n’est pas forcer la dose que d’y voir la plus haute réponse au pari que proposait Pascal, et que personne n’avait jusque là osé dénoncer comme un pari de dupes. “ J’ai toujours parié contre Dieu, écrira ainsi André Breton, et le peu que j’ai gagné au monde n’est pour moi que le gain de ce pari. Si dérisoire qu’ait été l’enjeu (ma vie), j’ai conscience d’avoir pleinement gagné ” (“ Dieu ”, Dictionnaire abrégé du surréalisme, 1938).

   Voilà l’horizon brièvement tracé, et qu’il faut avoir présent à l’esprit pour comprendre le véritable enjeu des jeux surréalistes, sous peine de ne voir en eux qu’un type parmi d’autres d’activités ludiques. Il y va bien de la Vie, et de se sortir de la pure logique des contraires, comme s’y était déjà employé Alfred Jarry en énonçant les grands principes de sa pataphysique (Gestes et opinions du Docteur Faustroll,pataphysicien, 1898, Livre II, Ch. VIII). C’est très clairement sur ce point que s’ouvre le Second manifeste du surréalisme en 1930, la recherche d’un “ point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement ”. Espoir de détermination que l’on retrouve presque identiquement formulé encore en 1954 : “ L’impérieux besoin que nous éprouvions d’en finir avec les vieilles antinomies du type “action et rêve”, “passé et futur”, “raison et folie”, “haut et bas”, etc. nous invitait à ne pas épargner celle du “sérieux” et du “non-sérieux” (jeu), qui commande celle du “travail” et des “loisirs”, de la “sagesse” et de la “sottise”, etc. ” (Médium, n° 2, février 1954).

   Dans cette prise au sérieux du jeu, auquel “ il serait absurde de prêter un sens uniquement destructeur, ou constructeur : le point dont il est question est a fortiori celui où la construction et la destruction cessent de pouvoir être brandies l’une contre l’autre ” (Second manifeste), une dimension enfin ne saurait être oubliée, la dimension du plaisir, que rappellera notamment Jean Schuster : “ L’activité de jeu, dans le surréalisme […] donne au principe de plaisir forme et puissance, ce qu’il lui faut pour affronter dialectiquement le principe de réalité ” (La Brèche, n° 3, septembre 1962) – joyeux détournement, soulignons-le au passage, des deux grands principes de fonctionnement du psychisme établis par le docteur Freud…

   Le jeu va se trouver ainsi promu au plus haut rang des activités humaines : activité libre par excellence, en soi improductive – elle vise à une “ exaltation inconditionnelle de la poésie ” –, qui aura néanmoins ses règles, mais qui, telles que nous allons les voir pratiquées, échappent aux catégories dans lesquelles un Roger Caillois avait tenté de l’enfermer (agôn / compétition, alea / hasard, mimicry / simulacre, ilinx / vertige – voir Les jeux et les hommes, 1958). Et si “ ce que nous avons pu découvrir d’enrichissant sous le rapport de la connaissance n’est venu qu’ensuite ” (André Breton, 1954), le surréalisme reposait bien à sa naissance – (premier) Manifestedu surréalisme, 1924 – sur un essai pour pénétrer “ le fonctionnement réel de la pensée ”. On ne saurait mieux faire ici que de rappeler les deux définitions édictées alors par André Breton :

 

surréalisme, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.

encycl.Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie.

 

Où le surréalisme apparaît alors, selon ce que l’on voudra, comme une nouvelle métaphysique ou une nouvelle métapsychique, qu’il se défendit, voire s’interdit toujours par ailleurs d’être.

   Dernier aspect d’importance, sur lequel Emmanuel Garrigues insiste à juste titre dans son compendium des Jeux surréalistes (Archives du surréalisme, n° 5, 1995) : la dimension collective que le jeu apporta “ d’entrée de jeu ” au surréalisme. “ Au cours de diverses expériences conçues sous forme de “jeux de société”, constate André Breton dans une note du Second manifeste, nous pensons avoir fait surgir une curieuse possibilité de la pensée, qui serait celle de sa mise en commun. Toujours est-il que de très frappants rapports s’établissent de cette manière, que de remarquables analogies se déclarent, qu’un facteur inexplicable d’irréfutabilité intervient le plus souvent, et qu’à tout prendre, c’est là un des lieux de rencontres les plus extraordinaires. ” Il y reviendra en 1954 : “ Bien que, par mesure de défense, parfois cette activité ait été dite par nous “expérimentale”, nous y cherchions avant tout le divertissement.[…] d’autres considérations incitèrent à la poursuivre ; d’emblée, elle se montra propre à resserrer les liens qui nous unissaient, favorisant la prise de conscience de nos désirs en ce qu’ils pouvaient avoir de commun ”. Et d’ajouter toutefois en note : “ Dans ce cadre, seuls le développement des “expériences de sommeil” et la pratique du jeu dit “de la vérité” prirent à la longue un tour dissociant ”.

   Bref, “ l’activité de jeu ” est celle qui a soudé le groupe, qui a même permis au surréalisme de survivre après la Deuxième Guerre mondiale. Sa dissolution, rappelons-le, ne sera prononcée qu’au lendemain de Mai 68, à la suite de divergences devenues irréconciliables (Jean Schuster, “ Le Quatrième Chant ”, Le Monde, 4 octobre 1969).

 

 

   Ces éléments théoriques fixés, – qui furent d’ailleurs dans leur grande majorité établis rétrospectivement et a posteriori –, passons aux travaux pratiques.

   “ Il est aujourd’hui de notoriété courante que le surréalisme, en tant que mouvement organisé, a pris naissance dans une opération de grande envergure portant sur le langage […] De quoi s’agissait-il donc ? De rien moins que de retrouver le secret d’un langage dont les éléments cessassent de se comporter en épaves à la surface d’une mer morte. Il importait pour cela de les soustraire à leur usage de plus en plus strictement utilitaire, ce qui était le seul moyen de les émanciper et de leur rendre tout leur pouvoir. ” (André Breton, Du surréalisme enses œuvres vives, 1962) C’est de fait essentiellement en un travail sur le langage, qui peut se trouver bien des pères – disons, pour citer quelques noms, de Lautréamont à James Joyce, en passant par Jean-Pierre Brisset, Lewis Carroll, Raymond Roussel –, et, soulignons-le, entamé à une époque où la linguistique était encore bien balbutiante (première vraie pierre : Ferdinand de Saussure, Cours delinguistique générale, posthume, 1916), qui eut aussi la chance de croiser le grand décrypteur des mécanismes de fonctionnement de l’inconscient, et donc de la création, Sigmund Freud (avec L’Interprétation des rêves, 1899) – c’est donc en un travail sur le langage qu’ont consisté pour l’essentiel les jeux surréalistes.

   Et c’est effectivement qu’au commencement était bien le mot : voir Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues (1761). Mais au commencement il y eut aussi l’image, et, bien avant que Jacques Derrida ne s’emploie à le démontrer avec ses Mémoires d’aveugles (1991), “ sont venus doubler [ces jeux de langue], sur le plan plastique, des procédés et recettes aussitôt mis par leur inventeur à la portée de tous : collage, frottage, fumage, coulage, décalcomanie spontanée, dessin à la bougie, etc. ” (André Breton 1954 – et voir Louis Aragon, Les collages, Paris, Hermann, 1965). Seulement, hors le fameux jeu de tarots sur lequel nous reviendrons, il est difficile ici de les intégrer, ayant été, à l’instar de l’écriture automatique, des jeux de mots et calembours, ou des récits de rêve, avant tout le fruit de démarches individuelles (Max Ernst, Jacques Prévert, pour citer ses principaux praticiens).

   Comme l’a fait Emmanuel Garrigues dans son récapitulatif (déjà cité), à un classement qui mettrait en avant les principes et négligerait l’aléatoire, nous préférons suivre maintenant l’ordre chronologique des expérimentations.

 

 

   Le premier des jeux recensés figure dans la revue Littérature, 1 ère série, n° 18, daté mars 1921, et sous le titre “ Liquidation ”. Il s’est agi pour les participants – dont une partie allait former le premier noyau surréaliste – d’attribuer très scolairement des notes, d’après une échelle allant de – 25 à + 20, à une liste imposante de 191 noms, présentés avec l’arbitraire de l’ordre alphabétique, et tous valeurs officielles ou en tout cas reconnues. Le but du jeu étant d’“ en finir avec toute cette gloire ”, en décernant “ à chacun les éloges qu’il mérite ”, et donc, moins de classer que de déclasser. Nous ne saurions vous priver de vous en livrer les résultats, mieux que toute analyse ou commentaire et qui vous inciteront à poursuivre le jeu :

 

 

les 20 premiers et les 20 derniers

1

André Breton

16,85

Henri de Régnier

-22,90

2

Philippe Soupault

16,30

Anatole France

-18,00

3

Charlie Chaplin

16,09

Maréchal Foch

-18,00

4

Arthur Rimbaud

15,95

Stuart Mill

-17,45

5

Paul Éluard

15,10

Romain Rolland

-17,36

6

Isidore Ducasse

14,27

Paul Fort

-16,54

7

Louis Aragon

14,10

Louis Pasteur

-16,27

8

Tristan Tzara

13,30

Auguste Rodin

-16,00

9

Alfred Jarry

13,09

Soldat inconnu

-15,63

10

Jacques Rigaud

13,00

Voltaire

-15,27

11

Georges Ribemont-Dessaignes

12,50

Charles Maurras

-14,90

12

Guillaume Apollinaire

12,45

Max Linder

-14,63

13

Arp

12,18

Henry Bernstein

-14,36

14

Jacques Vaché

11,90

Alphonse de Lamartine

-14,18

15

Pilules Pink [prétendu fortifiant]

 

Alfred de Musset

-14,09

 

(rédacteur des réclames)

11,45

 

 

16

Marquis de Sade

11,27

Guynemer

-14,00

17

Jonathan Swift

11,09

Émile Zola

-13,68

18

Duval (Bonnet rouge)

10,45

Pierre Albert-Birot

-13,45

19

Bonnot

10,36

Marc-Aurèle

-13,18

20

Laclos

10,00

Francis Jammes

-13,09

 

   Le deuxième jeu, publié dans la même revue Littérature, 2 ème série, n° 2, daté 1 er avril 1922, consistait à tenter de cibler les préférences de chacun, pour naturellement les confronter à celles des autres. Si les poèmes, “ cela se défend encore et toujours. Ce qui se défend beaucoup moins, c’est la sorte de prédilection que nous portons à certaines des choses qui nous entourent. […] Pourquoi choisissez-vous cette femme, cette marque de cigarettes ? On aurait tort de croire que cela n’engage à rien ”. Le questionnaire groupait trente-sept “ sujets ” de prédilection, qui allaient de l’objet usuel, de l’animal, de la fleur à l’homme politique, au peintre, au musicien, de la couleur à la boisson et à l’excitant, de la femme à la manière de faire l’amour. Double jeu, puisqu’on peut ensuite essayer, derrière les choix, de retrouver qui les a faits.

   Le troisième jeu est en fait un type de jeu qui connaîtra plusieurs variantes, variante elle-même du jeu des “ petits papiers ” et qui annonce le plus connu, et le plus créatif de tous les jeux surréalistes, que sera le “ cadavre exquis ”.

   Variante 1 : simple jeu Question / Réponse, qui peut porter sur un homme, un objet, une idée, publié dans La Révolution surréaliste, n° 11, mars 1928 (sous le titre “ Le dialogue en 1928 ”). Le mieux est d’en reproduire ici quelques échantillons.

 

   Q. de Raymond Queneau à Marcel Noll : Qu’est-ce qu’André Breton ?

   R. de Marcel Noll : Un alliage d’humour et de sens du désastre ; quelque

   chose comme un chapeau haut de forme.

 

   Q. de Marcel Noll à Louis Aragon : Qu’est-ce que la peur ?

   R. de Louis Aragon : Jouer son va-tout sur une place déserte.

 

   Q. d’André Breton à Suzanne Muzard : Qu’est-ce que le baiser ?

   R. de Suzanne Muzard : Une divagation, tout chavire.

 

   Q. de Suzanne Muzard à André Breton : Qu’est-ce que le jour ?

   R. d’André Breton : Une femme qui se baigne nue à la tombée de la nuit.

 

   Q. de Suzanne Muzard à André Breton : Qu’est-ce que les yeux ?

   R. d’André Breton : Le veilleur de nuit dans une usine de parfums.

 

   Q. de Benjamin Péret à André Breton : Qu’est-ce que l’égalité ?

   R. d’André Breton : C’est une hiérarchie comme une autre.

 

   Q. d’André Breton à Benjamin Péret : Qu’est-ce que le viol ?

   R. de Benjamin Péret : L’amour de la vitesse.

 

   Variante n°2, publiée dans la revue Variétés (numéro hors série, “ Le surréalisme en 1929 ”, juin 1929). La question s’ouvrira par un “ Si… ” ou un “ Quand… ”, et la réponse donnée suivra donc au futur ou au conditionnel. Quelques exemples :

 

   Q. d’André Breton à Louis Aragon : Si la Révolution éclatait demain

   R. de Louis Aragon : être récidiviste serait un honneur pour tous.

 

   Q. d’André Breton à Pierre Unik : Si la canaille pouvait dire son mot

   R. de Pierre Unik : Les mendiants seraient enterrés dans la basilique de Saint-Denis.

 

   Q. d’André Breton à Simone Muzard : Si tout s’envolait un jour de grand vent

   R. de Simone Muzard à André Breton : Les somnambules se promèneraient plus que jamais sur les bords des toits.

 

   Q. d’André Breton à Simone Muzard : Si Dieu avait oublier de donner des    cornes au Diable

   R. de Simone Muzard : Les mécaniciens des rapides s’arrêteraient pour ne pas écraser les chenilles.

 

   Q. de Pierre Unik à Louis Aragon : Quand on élèvera une statue à l’association d’idées

   R. de Louis Aragon : L’ange du bizarre inventera l’art du billard.

 

   Dernière variante : jeu enrichi de questions-réponses, à la suite d’une visite faite par André Breton et Alberto Giacometti au marché aux Puces, publié en post-scriptum à un article intitulé “ Équation de l’objet trouvé ”, dans la revue Documents34, Bruxelles, numéro spécial, “ Interventions surréalistes ”, juin 1934, sous le titre “ Le dialogue en 1934 ”. Donnons à nouveau à titre d’exemples :

 

   Q. de Marcelle Ferry à André Breton : Qu’est-ce que la solitude ?

   R. d’André Breton : C’est la reine assise au pied du trône.

 

   Q. de Benjamin Péret à André Breton : Qu’est-ce que le “socialisme dans

   un seul pays” ?

   R. d’André Breton : C’est une charrette dans une ornière.

 

   Q. d’ André Breton à Benjamin Péret : Qu’est-ce que le travail ?

   R. de Benjamin Péret : C’est l’exécution de Louis XVI.

 

   Q. d’Yves Tanguy à André Breton : Qu’est-ce que la vieillesse ?

   R. d’André Breton : C’est un lâche.

 

   Nous ne nous attarderons pas sur le jeu suivant, le plus accessible, praticable par tout un chacun de tous les jeux que pratiquèrent les surréalistes. Nous ne ferons qu’en rappeler ici sa définition, donnée dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme en 1938 :

 

cadavre exquis – Jeu de papier plié qui consiste à faire composer une phrase ou un dessin par plusieurs personnes, sans qu’aucune d’elles puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations précédentes.

 

Lequel dictionnaire précise : l’exemple qui a donné son nom au jeu tient dans la première phrase qui aurait été obtenue de cette manière : “ Le cadavre – exquis – boira – le vin – nouveau ”. D’autres résultats seront donnés dans Le Surréalisme au service de laRévolution, n° 4, décembre 1931.

   Beaucoup plus sophistiquées, et à notre sens les plus fécondes (objets d’ailleurs pour la première fois de longs commentaires – signés Paul Éluard, Arthur Harfaux et Maurice Henry), sont les “ recherches expérimentales ” menées en deux mois, février et mars 1933, et publiées dans le même Surréalisme au service de laRévolution, n° 6, daté du 15 mai 1933. Et si l’on se posait des questions que les “ Messieurs d’Aucuns ” pourront considérer comme incongrues, c’est-à-dire hors de leur appropriation habituelle ? Cinq “ sujets ” sont ainsi proposés à la mise à l’épreuve, à partir d’une batterie de questions variable selon les sujets, et allant de 15 à 30 questions :

   1° sur la connaissance irrationnelle de l’objet (en l’occurrence la boule de cristal des voyantes)

   2° sur la connaissance irrationnelle de l’objet - bis (un morceau de velours rose)

   3° sur les possibilités irrationnelles de pénétration et d’orientation dans un tableau (en l’occurrence : L’énigme d’une journée, par Giorgio de Chirico)

   4° sur les possibilités irrationnelles de vie à une date quelconque (fixée par tirage au sort à l’an 409)

   5° sur certaines possibilités d’embellissement irrationnel d’une ville (en l’occurrence Paris)

   L’éventuel sixième, sur la connaissance irrationnelle du métro (parisien), à l’initiative de Benjamin Péret dans les années 50, était peut-être destiné à la collectivité, mais ne semble avoir été rempli que par le seul Benjamin Péret.

 

Donnons deux exemples de questionnement :

Questions [n°1]

sur la connaissance irrationnelle de l’objet

1. Est-elle diurne ou nocturne ? – 2. Est-elle favorable à l'amour ? - 3. Est-elle apte aux métamorphoses ? - 4. Quelle est sa situation spatiale par rapport à l'individu ? - 5. À quelle époque correspond-elle ? - 6. Que se passe-t-il si on la plonge dans l'eau ? - 7. dans le lait ? - 8. dans le vinaigre ? - 9. dans l'urine ? - 10. dans l'alcool ? - 11. dans le mercure ? - 12. À quel élément correspond-elle ? - 13. À quel système philosophique appartient-elle ? - 14. À quelle maladie fait-elle penser ? - 15. Quel est son sexe ? 16. À quel personnage historique peut-elle être identifiée - 17. Comment meurt-elle ? - 18. Avec quoi devrait-elle se rencontrer sur une table de dissection pour que ce soit beau ? 19. Quels sont les deux objets avec lesquels on aimerait la voir dans un désert ? - 20. À quel endroit d'un corps nu de femme la poseriez vous ? - 21. et si la femme est endormie ? - 22. et si elle est morte ? - 23. À quel signe du Zodiaque correspond-elle ? - 24. Sur quelle partie d'un fauteuil la poseriez-vous ? 25. Sur quelle partie d'un lit la poseriez-vous ? - 26. À quel délit correspond-elle ?

 

Questions [n°3]

sur les possibilités irrationnelles de pénétration et d’roientation dans un tableau

1. Où est la mer ? - 2. Où apparaîtrait un fantôme ? - 3. Oùapparaîtrait un éléphant ? - 4. Où apparaîtrait une cigogne ? - 5. Décrire le paysage qui entoure la ville ? - 6. Où découvrirait-on de l'eau ? - 7. À quel endroit ferait-on l'amour ? - 8. À quel endroit se masturberait-on ? - 9. Où défèquerait-on ? - 10. En arrivant sur la place, qu'iriez-vous voir d'abord ? - 11. Qui représente la statue ? - 12. Quelle heure est-il ? - 13. Quelle sera la première personne arrivant sur la place ? D'où viendra-t-elle ? Comment sera-t-elle ? Que viendra-t-elle faire là ? - 14. Comment voyez-vous la statue de la femme du personnage figuré sur la place ? - 15. Quelle publicité ferait-on sur le bâtiment principal de gauche ?

 

 

   La (deuxième) guerre passée, les nouvelles tentatives d’expérimentation seront loin d’être toutes aussi convaincantes, voire convaincues. Le jeu des analogies, daté 1952, “ Et si c’était un animal ? ”, sans doute séduisant sur le principe, ne se révèle guère enrichissant – simple jeu de café, il n’avait d’ailleurs pas fait l’objet de publication. Les personnages mis à la question sont de moins en moins hétéroclites, entendez, de plus en plus convenus ; y sont déclinés, sans plus de surprise, les phares du panthéon surréaliste : Baudelaire, Rimbaud, Jarry, Nerval, Lautréamont, Mallarmé, Raymond Roussel, Jacques Vaché, le Douanier Rousseau, Apollinaire, le marquis de Sade, Jean-Jacques Rousseau, Novalis, Hugo, Poe, Chirico, Jérôme Bosch, Marcel Duchamp, Watteau, Gauguin, Swift, Kafka, Lichtenberg, Huÿsmans, Saint-Just, Xavier Forneret, Charles Cros, Edvard Munch. Le jeu de la “ carte d’analogie ”, publié plus tard dans Le Surréalisme, même (n° 5, printemps 1959), qui consiste à remplir par analogie les dix-neuf rubriques de la carte d’identité telle qu’officiellement établie (en France), sera beaucoup plus créatif. “ Photographie ” sera donnée par une photo d’animal, “ date de naissance ” par un événement historique, “ profession ” par une activité désintéressée, “ nez ” par un parfum, “ signes particuliers ” par le penchant sexuel, etc. Seront ainsi reportraiturés Freud, Chateaubriand, Baudelaire, Huysmans, Héloïse, Saint-Just, Swift, Watteau, douanier Rousseau, Quincey et Nietzsche.

   Le jeu des syllogismes, organisé pour trois ou groupes de trois, en 1953, aurait pu refaire tourner les ailes du moulin. Voir, à titre d’exemple : “ La Nuit, tous les chats sont gris / Or le vampire n’a qu’un vol limité / Donc le progrès est un mythe ”, ou “ Toutes les femmes sont ascensionnistes / Or ma femme est une sorcière / Donc Troie sera détruite ”. Non publié, il ne semble pas avoir fait prise et restera sans postérité. Il en est allé de même du jeu “ Quels sont les trois ? ”, proposé par Jean-Louis Bédouin pour la revue Médium autour de 1954, à partir d’un “ questionnaire en 24 questions demandant à chacun de désigner les trois personnes, objets ou idées dont la disparition paraît la plus souhaitable ”, qui se présentait donc comme un remake amplifié de la “ liquidation ” entreprise en 1921. “ Quelles sont les trois attitudes que vous tenez pour particulièrement intolérables chez la femme, ou chez l’homme ? Les trois institutions dont vous souhaitez la suppression ? Les trois actes que vous refuseriez de commettre ? ”, etc. Seulement, il ne semble avoir été conçu que morceau par morceau, d’où des réponses souvent partielles ; et peut-être aussi que leur transmission par correspondance n’a pas constitué un stimulus suffisant.

   Beaucoup mieux pensé, et donc plus fructueux, avait pourtant été le jeu “ Ouvrez-vous ? ” lancé par André Breton lui-même, et publié pour le premier numéro de cette nouvelle revue (Médium, novembre 1953). “ Puisqu’il advient, écrit-il dans sa présentation, que nous soyons visités en rêve par d’illustres personnages depuis longtemps disparus et qu’aussi bien une fiction persistante veut qu’un petit nombre d’autres – tels Isaac Laquedem, Nicolas Flamel, le comte de Saint-Germain – s’obstinent si bien à vivre qu’ils se montrent, par intervalles, au grand jour, ce n’est pas beaucoup forcer la pente du plausible d’imaginer que, par l’entrebâillement d’une porte, à la suite d’une sonnerie ou de coups frappés, nous nous trouvions en présence de tel “noble visiteur” (comme on dit “noble voyageur”) issu de notre imagerie. L’intérêt d’une telle spéculation est, abstraction faite de la stupeur où nous plongerait cette brusque reconnaissance – que nous identifiions d’emblée l’arrivant ou qu’il lui faille se nommer – de précipiter en nous, à la seconde, les sentiments assez souvent complexes que nous pouvons lui porter. Les seules ressources sont, en effet, de faire entrer (avec plus ou moins d’enthousiasme) ou d’éconduire (avec plus ou moins de ménagements). ” Furent invités à se présenter : Balzac, Barbey d’Aurevilly, Baudelaire, Bettina [von Arnim], Brisset, Cézanne, Chateaubriand, Juliette Drouet, Fourier, Freud, Fulcanelli, Gauguin, Goethe, Goya, Caroline de Günderode, Hegel, Hugo, Huÿsmans, Lénine, Mallarmé, Marx, Gustave Moreau, Nerval, Nietzsche, Germain Nouveau, Novalis, Poe, Quincey, Robespierre, [le douanier] Rousseau, Jean-Jacques Rousseau, Seurat, Stendhal, Van Gogh, Verlaine – une superbe brochette, qui ne manqua pas cette fois d’agiter les dix-sept participants.

   Beau encore pour le principe, puisqu’il s’agissait de s’attaquer à “ l’étroit assujettissement de la pensée au principe d’identité ”, est le jeu qui fut reproduit dans les deux numéros suivants (Médium, n° 2, février 1954 et n° 3, mai 1954), de “ l’un dans l’autre ”. Il repose sur “ l’idée que n’importe quel objet est “contenu” dans n’importe quel autre, qu’il suffit de singulariser celui-ci en quelques traits (touchant la substance, la couleur, la structure, les dimensions) pour obtenir celui-là ”. Mais le voilà précédé et suivi de bien longues circonlocutions pour un jeu qui repose avant tout sur les talents du mime et ouvre aussi bien la porte au “ tout est dans tout ” (et réciproquement !). Benjamin Péret part ainsi d’un suisse d’église pour faire deviner une baraque de tir, d’un sein de femme pour faire découvrir la voie lactée, mais toutes les mises en correspondances n’ont pas été aussi fertiles, et même si André Breton invoque que “ nous n’avons pas rencontré un seul échec ”.

   Nous laisserons au rayon des pertes les quelques autres jeux, souvent d’ailleurs inaboutis ou qui ne retrouvaient même plus leur “ clientèle ”. La veine, l’enthousiasme, l’humour, le goût de la provocation, lentement s’épuisaient. Mais ne faudrait-il pas mettre en revanche au même rang des jeux, comme l’a suggéré José Pierre, et pour leur aspect théâtral, les recherches sur la sexualité, les diverses enquêtes, y compris celle sur le suicide, les divers “ procès ” (Maurice Barrès, Anatole France), les chahuts délibérément organisés à certains banquets ou spectacles (Germaine Dulac, Paul Claudel)… ? Part de sérieux, part de jeu ? Il ne reste hélas aujourd’hui plus assez de témoins pour en décider.

   Nous ne saurions maintenant clore ce panorama sans y inscrire cette expérience charnière dans l’histoire du groupe surréaliste, un jeu sur fond de danger… récemment réexhumé grâce au don généreux qu’Aube Breton et sa fille Oona en ont fait au musée Cantini de Marseille. Je veux parler du fameux jeu de tarots, collectivement réalisé par les surréalistes (provisoirement) réfugiés à Marseille en 1940 et qui avaient quelques soucis à se faire de l’instauration du gouvernement de Vichy. Un di-vertissement, à coup sûr, et pour couvrir les bruits de bottes… La Révolution française s’était déjà employée à faire le ménage dans le traditionnel jeu de cartes – un ménage qui ne réussit finalement pas à s’imposer, et même dans une France redevenue républicaine. André Breton, et sa “ bande ” du “ Espère-Visa ” (concrètement la villa Air Bel où, grâce à l’incroyable Varian Fry, ils avaient trouvé refuge), de s’attaquer au non moins traditionnel tarot de Marseille. On maintient la grande dualité rouge et noir, mais on s’empresse de détrôner le roi, la reine et de réhabiliter le valet, qui deviennent respectivement un génie, une sirène et un mage. À la distribution et à la hiérarchie en “ pique, cœur, carreau, trèfle ” – allez donc savoir pourquoi ! –est substituée une distribution encore quadri-partite, plus hautement symbolique : Amour (rouge), Rêve (noir), Révolution (rouge), Connaissance (noir). Un emblème nouveau pour chacune de ces nouvelles “ troupes ” : la flamme remplacera l’épée, l’étoile remplacera le denier, la roue (sanglante) remplacera la coupe, la serrure remplacera le bâton. Surtout, chacun des surréalistes, après tirage au sort, d’y aller de ses crayons de couleur pour redessiner les principales figures, en entendant, bien évidemment, promouvoir les héros dont ils se réclament. Ce qui donne le “ tableau ” final suivant :

 

AMOUR / rouge/ flamme

(réalisé par)

As

Max Ernst

Baudelaire

Jacqueline Lamba

La Religieuse portugaise

André Masson

Novalis

André Masson

 

 

RÊVE / noir / étoile

 

As

Oscar Dominguez

Lautréamont

Wifredo Lam

Alice [L. Carroll]

Wifredo Lam

Freud

Oscar Dominguez

 

 

RÉVOLUTION / rouge / roue

 

As

Jacqueline Lamba

Sade

Jacques Hérold

Lamiel [Stendhal]

Jacques Hérold

Pancho Villa

Max Ernst

 

 

CONNAISSANCE / noir / serrure

 

As

André Breton

Hegel

Victor Brauner

Hélène Smith

Victor Brauner

Paracelse

André Breton

 

 

Joker

 

UBU

Alfred Jarry

 

Précisons enfin, qu’afin d’éviter toute personnalisation, toutes les cartes [52 + 2 jokers] furent redessinées et normalisées par Frédéric Delanglade. Publiées pour la première fois dans la revue VVV en 1943 à New York (n°3), et exposées alors au Musée d’art moderne de la même ville, elles “ revinrent ” en France, en 1983, pour être publiées par André Dimanche, successeur de Jean Ballard dans les locaux des Cahiers du Sud… scellant ainsi la fin d’une longue aventure.

Jean-Paul Morel

Mars 2004

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Bibliographie essentielle

Dictionnaire général du surréalisme et de ses environs, sous la direction d’Adam Biro et René Passeron, Fribourg / Paris, Office du livre / P.U.F., 1982.

Le jeu de Marseille, [jeu des 54 cartes, avec reprise du texte d’André Breton – 1943], Marseille, André Dimanche, 1983

Les jeux surréalistes (mars 1921 – septembre 1962), présentés et annotés par Emmanuel Garrigues, Paris, NRF / Gallimard, collection “ Archives du surréalisme ”, n° 5, 1995

Jeux surréalistes, catalogue d’exposition à la Fondation Thyssen-Bornemisza, sous la direction de Jean-Jacques Lebel, Madrid, 1996

Le Jeu de Marseille. Autour d’André Breton et des surréalistes à Marseille en 1940-1941, sous la direction de Danièle Giraudy, catalogue d’exposition au musée Cantini de Marseille, 4 juillet - 5 octobre 2003,

Marseille, Éditions Alors Hors du Temps, 2003

 

PETITE CHRONOLOGIE

 

13 mars 1921   “ Procès Barrès ”, salle des Sociétés savantes, Paris – cf. Littérature, 1 ère série, n° 20, août 1921.

Mars 1921   “ Liquidation ”, Littérature (1 ère série, n° 18) : jeu de notes sur les gloires officielles.

Avril 1922   “ Quelques préférences de… ”, Littérature (2 ème série, n° 2) : jeu des préférences

18 octobre 1924   “ Un cadavre ”, tract collectif [versus Anatole France]

2 août 1925   À l’occasion du banquet en l’honneur de Saint-Pol Roux, à la Closerie des Lilas, Paris, “ chahut ” versus Paul Claudel.

24 janvier 1928   Second spectacle du théâtre Alfred-Jarry, Comédie des Champs-Élysées, Paris : représentation d’une pièce que l’auteur interdisait formellement, à l’initiative d’Antonin Artaud [Paul Claudel, Partage de midi]

27 janvier 1928 –

1 er août 1932   “ Recherches sur la sexualité ” (voir Recherches sur la sexualité, présenté et annoté par José Pierre, Paris, Gallimard, Archives du Surréalisme n° 4, 1990)

9 février 1928   Projection au Studio des Ursulines de La coquille et le clergyman, réalisé par Germaine Dulac, d’après un scénario d’Antonin Artaud : “ chahut ” versus Germaine Dulac.

Mars 1928   “ Le dialogue en 1928 ”, La Révolution surréaliste (n° 11) : jeu question / réponse, “ Qu’est-ce que… ? – C’est… ”.

Juin 1929   “ Le dialogue en 1929 ”, Variétés, Bruxelles (n° 2) : nouveau jeu question / réponse, et “ Si… ” et “ Quand… ”,

Décembre 1931   “ Cadavres exquis ”, Le Surréalisme au service de la Révolution (n° 4)

Février-mars 1933   Jeux sur des possibilités irrationnelles, Le Surréalisme au service de la Révolution (n° 6, 15 mai 1933)

Juin 1934   “ Le dialogue en 1934 ”, Documents 34 : jeu question / réponse enrichi.

1940/41   Jeu de tarots [Marseille], (VVV, New York, n°3, 1943)

Avril-mai1952   Jeu au café “ Et si c’était un animal ? ”.

Automne 1953   Jeu au café des syllogismes.

Novembre 1953   Jeu “ Ouvrez-vous ? ”, André Breton, Médium (n° 1).

Février & mai 1954    Jeu de “ l’un dans l’autre ”, Médium, n° 2 et 3.

1954/1955   Jeu “ Quels sont les trois ? ” [nouvelle “ liquidation ”], Jean-Louis Bédouin, Médium.

Printemps 1959   Jeu de la “ carte d’analogie ”, Le Surréalisme, même (n° 5).

 

 

© Mélusine 2008

 

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