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1713, parrain de romans

par Martine MONTEAU

 

« Ouvrez – et l’on frappera. »

Claude Cahun

 

Nous présentons ici quelques romans où apparaît le personnage d’André Breton et/ou d’autres surréalistes. Polars, romans noirs, fantastiques, historiques, biofictions - genres dont nous ne sommes pas spécialiste -, depuis des récits issus du milieu, tel Odile de Queneau (1937), où transparaissent, renommés, des personnages et des lieux bien réels, sont parus récemment des fictions où le surréalisme et ses porte-parole font intrusion, sont mêlés à l’intrigue ou l’inspirent. Ce ne sont pas des romans surréalistes mais le surréel ou le contexte servent de prétexte ou de caution à des actions peu banales ou à des vues politiques.

Dans sa mise en garde : « Prenez garde André Breton de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire [1]  », René Daumal n’avait ni prévu que le poète et ses amis puissent devenir les héros (ou antihéros) malgré eux de série noire ni que le surréel devienne matière à fictions probatoire, de quêtes du merveilleux et d’éros.

André Breton personnage romanesque ? Il y a quelque paradoxe ou ironie à le penser en connaissant la prévention que le poète exprimait envers le genre [2] . Je veux pointer ici juste quelques titres et amener le chercheur à interroger cet ascendant exercé sur des auteurs récents et leur public. S’inspirer du surréalisme ou faire intervenir Breton ou tel autre membre du mouvement suffit-il pour surréaliser sa prose ou qualifier une filiation ? De quoi donc Breton est-il le nom ?

Voici résumés onze titres, suivant l’année où est sensé se passer l’essentiel de l’intrigue.

 

1925

Gilles SCHLESSER, La mort n’a pas d’amis. Parigramme, 2013. 236 p.

Paris 1925. Un tueur en série s’inspire pour la mise en scène de ses cadavres du Rendez-vous des amis, tableau de Max Ernst. Quel lien unit entre elles les victimes ? La journaliste du Petit journal, Camille Baulay (dite Oxy) mène l’enquête dans le milieu surréaliste dont elle adopte l’esprit, sous la protection bienveillante du commissaire Louis Gardel. Dans les salons bourgeois, soirées mondaines et cafés parisiens elle fréquente dandies, politiciens et arrivistes, milieu cultivé et artistes. La police reçoit des billets anonymes étrangement formulés. Tueur surréaliste ? Meurtres d’esthète ? Désireux de faire œuvre, l’assassin (ou le collectif ?) laisse des indices. Le roman retrace divers milieux parisiens dans le contexte du temps, la mentalité et les changements sociétaux en cours, dont la libération féminine et des mœurs.

 

Le surréalisme est très présent en arrière-plan du récit : par la toile de Max Ernst, par ses nombreux membres, leurs réunions, leurs différends, les jeux (invention du cadavre exquis), leur lecture suivie et commentée des articles d’Oxy baptisée par Breton « la Fée d’hiver », par le rêve et la folie. De la rue Fontaine au 45 rue Blomet, Camille va et s’initie à la créativité et à l’écart, tout en revenant dans son monde sophistiqué.

 

1926-1927

Patrick PECHEROT, Les Brouillards de la Butte. Gallimard (Folio / policier, 405), 2001. 283 p.

Quatre malfrats descellent un cadavre dans un coffre-fort chez le comte De Klercq, rue Junot. Nous voici entraînés dans une série de péripéties et de meurtres dans un Paris pittoresque, passant d’hôtels particuliers à la bohème chiche de la Butte. Nestor (Pipette, le fumeur) le rouge, têtu, gouailleur, buveur, bagarreur, piéton des faubourgs et rêveur, poète, s’improvise entre plusieurs gagne-pain, détective privé. Il rencontre les habitués du Cyrano et se lie d’amitié avec André Breton qui l’initie à l’écriture automatique et à la révolution surréaliste. En contrepartie, invité à une fusillade en plein cimetière, le poète se montre bon tireur automatique. Le fait divers et les crapules qui écopent de leur vie ou de leur liberté, font écran aux chantages et aux affairistes – cette poignée d’industriels qui s’est empressée d’accaparer à vil prix les mines et usines allemandes de Lorraine, qui après avoir armé les nations durant la guerre tirent leurs bénéfices de la reconstruction.

 

Evoquant le Paris populaire de l’entre-deux-guerres, Patrick Pécherot (né en 1953), dénonce la corruption et les dessous scabreux de l’histoire, suit des destins d’idéalistes et de perdants. Ce roman, grand prix de littérature policière 2002, est un hommage à Léo Malet dont il restitue le langage et à son personnage Nestor Burma. Premier titre d’une trilogie, il reprend l’action là où Malet l’avait laissée dans son roman inachevé Les Neiges de Montmartre.

Le cadre est le Paris du roman noir et social. Mêlant littérature, histoire politique et mouvement ouvrier, le polar devient miroir sociologique. Tandis que les manifestants soutiennent Sacco et Vanzetti, Nestor, poète de la Vache enragée, rencontre le surréalisme. Voici Breton embringué malgré lui.

 

1926

Hester ALBACH, Léona, héroïne du surréalisme, trad. du néerlandais par Arlette Ounanian, Arles, Actes Sud, 2009. 304 p.

Une romancière néerlandaise lit Nadja d’André Breton par hasard et se prend de passion pour l’héroïne. Dans cette restitution présentée comme un journal illustré, la narratrice s’implique dans l’enquête menée sur le terrain, à la recherche de témoins, de documents, d’informateurs. La fiction basée sur des éléments vrais nous livre la biographie de Léona Delcourt, une personne engloutie. Celle qui, dès sa rencontre brève avec Breton, montre des premiers signes de troubles psychiques sera internée jusqu’à sa mort à l’âge de 38 ans, en 1941. Cette première biographie, d’empathie, la restitue dans son être sensible. Quel sens a pris, pour Breton cette rencontre fulgurée ? Nadja est le livre où le poète en dépose l’énigme. Traitant de Paris, de la rencontre, du surréel, d’une expérience intime, ce récit de prose poétique est envoûtant et difficile à décrypter. « À travers Nadja, Breton aurait décrit en langage codé les étapes du grand œuvre alchimique ». Hester Albach nous propose sa lecture audacieuse, basée sur les faits et sur ses connaissances ésotériques. Sa déconstruction de Nadja redonne corps et vie à Léona.

 

Le 4 octobre 1926, André Breton rencontre Leona Delcourt (Nadja). Ils se fréquentent jusqu’au 13. Elle enjoint au poète d’écrire un roman sur elle. Retiré au Manoir d’Ango, près de Varengeville-sur-mer, au mois d’août 1927, en compagnie d’Aragon occupé à son Traité de style, Breton entame l’écriture de Nadja. En novembre, à l’occasion d’une lecture faite au groupe, il s’éprend de Suzanne Muzard.

 

1924-1930

Raymond QUENEAU, Odile. 1937, rev. 1964. Gallimard (L’imaginaire, 276), 2001.

Où le narrateur Roland Travy raconte, dans un style je-m’en-foutiste et drôle, ses errements de jeunesse. Mobilisé en Algérie, il est troublé par le regard d’un Arabe posé sur ce qui lui demeure insaisissable. De retour à Paris, se consacrant aux mathématiques, le jeune homme, qu’une petite rente dispense de travailler, se tient à distance du monde, des femmes et de ses émotions. Dans un entourage mal famé, il se lie d’amitié avec une jeune fille de bonne famille, Odile, tout en maintenant les distances qui lui évitent de prendre conscience qu’il l’aime. Compromise dans une affaire de meurtre, Travy se décide à l’épouser par « camaraderie ». Parallèlement, Saxel, un élégant bavard, lui présente Anglarès, le chef de file d’un groupe de recherche infrapsychique. Le jeune mathématicien platonique associé d’autorité au groupe apporte la preuve d’un « inconscient mathématique ». Ensemble, on taquine le hasard des nombres, leur musique et mystique, l’équilibre entre qualité et quantité, on s’exerce à la divination par la numérologie selon des règles de pure fantaisie. Un autre monde existe fait d’algèbre et de géométrie. Saxel séduit une jolie medium qui, au sein d’un groupe de spirites communistes fait parler le fantôme de Lénine. Il œuvre en vain à la réunion des deux groupes. Pour les infrapsychiques on ne saurait concilier « le matérialisme dialectique et la croyance en l’immortalité de l’âme. » Un pamphlet circule pour l’exclusion de Saxel, en son absence. Travy, choqué par le texte et le procédé quitte le groupe. En écoutant les critiques d’un autre exclu, Vincent, Travy prend conscience de la puérilité des recherches infrapsychiques, comme de ses rêveries mathématiques, donc de l’inanité de sa vie. Enfin, à l’occasion d’un voyage en Grèce, il s’avoue son amour pour Odile qui prend pour lui forme et sens. Il reconquiert dès lors sa « simplicité humaine ». Il donne des leçons de latin afin de vivre avec celle qu’il aime. « Etre un homme dans le monde où je devais vivre, c’était déjà une tâche ardue et difficile… Je ne voulus plus refuser un amour mais affirmer le mien. » (p. 183).

 

Raymond Queneau adhère au mouvement surréaliste en 1924. D’octobre 1925 à février 1927, il accomplit son service militaire dans les zouaves en Algérie et au Maroc (guerre du Rif). Libéré, il entre au Comptoir national d’escompte. Chez les surréalistes, il fréquente surtout ceux de la rue du Château, Prévert, Tanguy, Duhamel (qui créera la Série noire) et le futur historien du cinéma Georges Sadoul. Fin juillet 1928, il se marie avec Janine Kahn, la sœur de Simone, femme d’André Breton dont il prend le parti alors que le couple se sépare. Il assiste à la réunion de Bar du Château en mars 1929. Le 6 juin, Queneau et Breton se fâchent. Exclu du groupe en 1930, Queneau participe au pamphlet collectif Un cadavre contre Breton. Second des trois romans autobiographiques (entre Les Derniers jours, 1936 ; Les Enfants du limon, 1938) et unique roman à clés, Odile, paru en 1937, a été présenté comme un document à charge pour faire le bilan du surréalisme. L’auteur règle ses comptes avec cette période : certains passages, bien que transposés, ont valeur de reportage : le groupe de Breton (Anglarès) est devenu l’infrapsychisme, Saxel a des traits d’Aragon, Vachol de Péret, Chènevis d’Eluard, le peintre Vladyslav est Dali, Roland Travy est Queneau lui-même. Il décrit les réunions du groupe au café (p. 117-120), le recours aux mediums et bien d’autres pratiques et idées du groupe.

 

1934

Fabrice BOURLAND, Les Portes du sommeil. 10/18 (4091), Grands détectives, 2008. 250 p.

Où le jeune détective et aventurier britannique Andrew Singleton venu à Paris enquêter sur une énigme d’un genre particulier va passer à travers le miroir.

En octobre 1934, Andrew Singleton profite d’un temps creux pour se rendre à Paris afin d’élucider une énigme qui le poursuit depuis longtemps : la mort suspecte de Gérard de Nerval. Il ne croit pas au suicide « par suspension » du poète féru d’hermétisme et d’occultisme. Sur le bateau qui l’amène en France, alors qu’apparaît une fata morgana, la mystérieuse jeune femme qui lui commente l’étrange phénomène, semble s’être dissoute avec le météore.

À peine à Paris, bientôt rejoint par son associé James Trelawney, les voila mêlés à une étrange affaire. Un spécialiste du sommeil, neurophysiologiste et membre de la société métapsychique et un poète surréaliste, dont le seul point commun semble l’intérêt pour le rêve, ont été découverts littéralement morts de peur dans leur lit. Un personnage en noir a visité ces victimes quelques jours auparavant. Qui est cet homme de l’ombre ? Quelle machination prépare-t-il ? Qui est la belle passagère inconnue qui visite Andrew en songe, et dont les apparitions et les avertissements le rendent plus lucide ? Une course-poursuite amène les deux détectives des milieux surréalistes parisiens jusqu’à un mystérieux château surplombant le Danube, au-delà des portes du sommeil.

 

Le château hanté de présence énigmatique, d’hypothétiques créatures flottant dans les airs, fait songer au Château des Carpates de Jules Verne. Dans ce récit où la métapsychique cherche à s’emparer de l’énergie des rêves, le fantastique l’emporte sur la vraisemblance. Aux thèmes romantiques noirs : rêves, spirites, château, fantômes, savant malfaisant, manuscrit retrouvé, s’ajoute les recours au surréalisme pour dépasser le scepticisme moderne. Situé l’année du second mariage d’André Breton, le récit fait intervenir la Fata Morgana, les sommeils et les rêves, la télépathie, A. Breton, la femme médium. À la fin les vrais coupables sont punis.

 

1938

Patrick PECHEROT, Belleville-Barcelone. Gallimard (Folio / policier, 489), 2007. 293 p.

C’est la fin de l’embellie, du Front populaire, et la montée du péril en Europe. L’extrême droite s’active pour renverser la République. En Espagne, les Républicains sont en train de perdre, leurs rangs décimés par les factions stalinistes éliminant trotskistes et anarchistes. Paris est un refuge d’émigrés. À l’agence Bohman, Nestor le détective s’ennuie. Une fille de bonne famille a disparu avec son soupirant – Piero, un prolétaire italien que son passé de combattant en Espagne va rattraper. L’on voit Breton quitter ses quartiers habituels pour rencontrer clandestinement les anarchistes et les républicains espagnols ; personnage secondaire sa présence confère une aura à l’histoire. Nestor et ses amis pleins de verve, de ressources — Yvette la secrétaire, Breton et des surréalistes, un croque-mort magicien, un restaurateur arménien — sont confrontés à des réseaux sans frontières, des mouchards, des filatures, des livraisons d’armes, à la chasse aux rouges et aux assassinats politiques. Par-devers l’histoire d’une défaite, d’une tragédie, il y a des héros désireux de mettre en accord leurs idées et leurs actes, la beauté des idéaux, l’engagement, la vitalité du peuple, l’invention permanente et le rêve. L’œil de Breton qui traque les surprises, les hasards. L’amour qui transforme Yvette. Les amoureux du possible.

 

1938

Jean-François VILAR, Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués. Paris, Seuil (Fictions & Cie), 1993. 476 p.

Où l’on retrouve Victor Blainville, le photoreporter aux trois chats, héros nonchalant des romans noirs de Jean-François Vilar, enquêtant sur le terrain, journal de Katz en main, pris dans un vertigineux télescopage des temps et de l’Histoire, dans un Paris sans fin (que prolonge le dédale de Prague et Mexico).

Novembre 1989, les media rendent compte de l’arrivée de Victor B. et Alex Katz, les deux otages tout juste libérés, après mille et vingt et un jours de captivité à l’étranger. Le mur de Berlin commence à s’écrouler, avec ses conséquences sur la carte de l’Europe.

Alors qu’ils ont rendez-vous, Alex Katz est tué quelques jours plus tard sous les yeux de Victor qui réfute la thèse de l’accident.

L’intrigue se noue au fur et à mesure de l’entrée en scène de divers personnages. D’abord Solveig, la journaliste d’origine tchèque. Marc, directeur du « Soir », ex-maoïste, vieux camarade de Victor. AbiGaïl Stern, qui était la maîtresse de Katz et qui confie à Victor un journal intime tenu par Alfred Katz durant l’année 1938. Puis il y a l’insistant Laurent chargé de surveiller Victor. Il y a les aînés et leurs souvenirs : Lourcet, un réalisateur de télévision en fin de carrière, Lévine, ex-secrétaire de Trotski, père de Gaïl, devenu éminent professeur aux Etats-Unis, Faible, le bouquiniste aux terribles cicatrices.

Tout fait écho : les lieux (Paris, Prague), les époques (1989, 1938), les générations (Alex Alfred), l’homme et la cité défigurés, les synchronicités. Une trame souterraine structure le récit. À Paris, la montre de Victor trotte à rebours. À Prague, le petit squelette de l’horloge astronomique sonne l’heure depuis des siècles. Ce piéton citadin foule l’épaisseur des lieux. Gaïl comme Victor marchent sur les traces de leurs héros, dans un Paris en pleine mutation ; elle désire écrire puis monter une pièce de théâtre sur Nadja. Derrière le décor actuel, le visionnaire saisit le passé : Victor met ses pas sur les pas de Nerval, Nicolas Flamel et des alchimistes, ceux de révolutionnaires, des parisiens des années 1930, tandis que chaque soir les pages d’Alfred Katz lui font revivre ce militant trotskyste, sa rencontre avec les surréalistes, son histoire d’amour avec Mila, prostituée occasionnelle et modèle de Man Ray et Hans Bellmer, et ses camarades, ces « fantômes au front troué » qu’assassine la police de Staline. La ville, sa géographie occulte, sa nuit, jouent un rôle actif. On suit d’une même lecture, le drame présent et l’amour de Solveig et Victor parallèlement aux événements relatés dans le journal. Le présent se fait rattraper par le passé : les deux récits, 1938 et 1989, vont peu à peu se rapprocher jusqu’à se fondre – dans la déstabilisation de l’amour, des mensonges, du soupçon. Beauté, peur, poésie, surréel, contexte politico-historique ont tendance à continuer le rêve comme la traque. Comment échapper aux agresseurs, aux filatures, aux flics déguisés, aux agents doubles, aux leurres ? Et surtout qui étaient Alfred et Alex Katz ?

Le livre, fait de correspondances et d’emboîtements, est minutieusement construit. Les preuves et le flou s’échangent. Nous sommes peu à peu pris dans ces réseaux où circulent les surréalistes – grands rêveurs de Paris – les trotskystes traqués. Tout s’achève à Prague où l’actualité croise les fantômes du passé, où l’on se cherche, se perd dans les passages et le dédale. La neige assourdit la révolution de velours de l’hiver 1989. Au risque d’y tourner sans fin, Victor devra s’arracher à la fascination de cette lanterne magique et quitter ce jeu de signes et de piste géant.

C’est un grand-livre hanté. Les personnages sont possédés par leur histoire qui se mêle à l’Histoire. Contre l’oubli, le présent mord sur le passé jusqu’à tisser une trame inextricable, dévider un délire interprétatif tel celui de La Rue des Maléfices, de Jacques Yonnet. Nerval comme entrée et Nadja de Breton tendent une des clés de cette histoire. Qu’est-ce qui, dans l’inconscient des lieux, survit à l’effacement des preuves, des traces, à la disparition ?

 

Le titre est une citation de Natalia Sédova ; il réfère à « Front rouge » d’Aragon prenant le parti stalinien. 1938, le journal d’Alfred Katz, permet de retracer les milieux militants, syndicaux, trotskystes, l’Exposition surréaliste de 1938, Man Ray, les morts de Sédov, de Rudolf Klément, les manigances du futur assassin de Trotski, le séjour de Breton au Mexique, la montée des périls en Europe, la FIARI. 1989, chute du mur de Berlin, bouleversements à l’Est, élection de Vaclav Havel, les mues de Paris. Et retours, sur 1966, obsèques de Breton ; 1968 l’extrême-gauche, Prague. Les plus âgés font le lien. Les revenants et l’obsession de Prague, les secousses à l’Est, les mutations et l’oubli de la société postmoderne. La manière dont Victor B. procède à la collecte et à la lecture de ses photos qu’il accroche au mur s’apparente à celle d’Aby Warburg (Atlas mnémosyne). L’érudition balise le récit, l’histoire nourrit la réflexion de Victor B. alter ego de Vilar.

 

1940

Patrick PECHEROT, Boulevard des Branques. Gallimard (Folio / policier, 531), 2005.

Où l’on retrouve Nestor, le détective de l’agence Bohman chargé de veiller sur Griffart un psychiatre dépressif alors que le monde bascule dans la tragédie, la guerre. Juin 1940, c’est la folie dans les esprits, en plein chaos de l’exode. Un grand méli-mélo d’humanité quitte Paris. Nestor n’a pas pu prévenir le geste fatal du professeur. Il ne doit pas quitter Paris, le temps de l’enquête. Tandis que l’on a évacué deux mille malades de l’asile de Clermont d’Oise, Yvette, la secrétaire, appelle Nestor de Chartres, où d’un étrange train à l’arrêt, en provenance de l’Oise, elle a récupéré un appel à l’aide à lui destiné. Parvenus à La Charité sur Loire, l’hôpital est bombardé ; de nombreux évacués tués – dont Max Fehcker, allemand antinazi, ex-combattant en Espagne.

L’enquête amène Nestor de la Salpêtrière à Clermont. Il est aidé par Riton et un réseau national d’infirmiers. Il affronte une artiste désaxée qui a foi en Breton, qui a lu la Lettre aux médecins chefs des asiles. Tandis que Breton et ses amis sont à Marseille, le docteur Ferdière intervient pour éclairer Nestor sur les thèses eugénistes et un programme d’hygiène social, déjà appliqué en Allemagne que certains médecins français désirent mettre en place. Prophylaxie à laquelle s’opposait le Dr Griffart. Ferdière aide Nestor à quitter l’hôpital de Clermont ; il intervient en faveur de son ami. D’autres folies s’emparent des esprits : la désorganisation générale, les lettres anonymes, les fausses perquisitions, les internements abusifs et spoliations, les arnaqueurs en tous genres, l’or caché de la république espagnole. Les repères ont sautés.

 

L’apparition de Breton (en attente d’exil à Marseille), Artaud, Freud, est tardive dans le roman ; ils sont présents par les livres dans l’atelier d’une peintre dérangée, par ses reproches : « Un ami de Breton ne devrait pas être comme les autres ! » (p. 160-162). Gaston Ferdière intervient de façon positive. Il y a les souvenirs du bon temps au bord de la Marne, de Prévert, du tournage de La Belle équipe. Les rêves éveillés de Nestor et le parler. Le roman restitue l’hiver 1940, l’exode, les camps, les restrictions, les journaux de l’époque, l’aryanisation en marche de Paris.

 

mai 1941-1945

Raphaël CONFIANT, Le Nègre et l’amiral, Paris, Grasset, 1988. 335 p.

Ce roman historique, se passant en Martinique en 1939-1945, soit Vichy sous les tropiques, s’attache aux réalités créoles et aux événements. On y retrouve, en 1941, Claude Lévi-Strauss et Breton faisant escale aux Antilles. La langue créole, les expressions imagées et baroques, le réalisme et la poésie du quotidien sont affirmées contre l’universel. La créolité chante la totalité du réel (quimboiseurs, djobeurs, coupeurs de cannes, femmes de tous, marmailles, bidonville bariolé du morne Pichevin, békés) et brise le cliché des îles paradisiaques. Dans ce texte foisonnant, à rhizomes, la pensée magique et le surréalisme « natif » célèbrent la rencontre de l’autre. On découvre un peuple attaché à son île par toutes les formes et la force de l’éros et vibrant pour la patrie (la France) d’un amour mystique.

L’amour de la langue aussi requiert l’Antillais. L’écrivain Amédée Mauville critique la négritude : il ne faut pas défendre l’homme noir mais la créolité, le mélange et les métissages, contre toute connotation raciale. Créole vient du latin « créare », créer, se créer.

 

Breton, Césaire (à peine cité) sont là pour confirmer sa voix au chantre de la créolité (contre la négritude). Confiant évoque la découverte inopinée de Tropiques par A. Breton, et le Cahier pour un retour au pays natal pour dire que, poètes français, les ex-colonisés imitent la France. Breton est là sans sa femme ni ses compagnons d’exil (les Masson, Mabille, Lam, Victor Serge et les siens, etc.), les Césaire et leur groupe sont absents. Aube est nommée à propos du ruban que lui achète Breton découvrant la revue. Par un retour à Paris, en 1931, sont évoqués Légitime défense et Léro. Dans les faits, Breton et Lévi-Strauss ne sont pas restés ensemble à Fort de France. S’il s’enchante de l’île, de sa diversité, le poète déchante aussi et dénonce le revers, l’ombre, la situation politico-économique, les békés, les laideurs dans Martinique charmeuse de serpents, qui, paru en 1948, n’est pas cité. La présence de Breton répond à une raison poétique – pour légitimer ce moment de prise de conscience et de résistance.

 

Eté 1945 / 2004

Claudie GALLAY, Dans l’or du temps, Ed. du Rouergue, 2004.

Le narrateur – non nommé – sa femme Anna et leurs jumelles de sept ans passent à nouveau leurs vacances d’été dans leur maison de Varengeville, au bord de la plage. Jeux, goûters, bains de mer. Le hasard le mène dans une maison voisine où vivent deux sœurs âgées. Quelle force va l’attirer là, où tout respire la poussière du temps ? Tandis que s’active Clémence la mutique, il écoute Alice, pour laquelle le moment est venu face à celui qui est là : « J’ai toujours su que quelqu’un viendrait. J’aurais peut-être aimé quelqu’un de différent. Mais c’est vous, n’est-ce pas ? » (p. 250). Lui ne peut s’empêcher de revenir malgré les tensions entre eux, car Alice, qui ne ménage pas autrui et peut être cassante, intrusive, qui insinue des critiques sur la vie de couple et la famille, exerce un fort ascendant. Agacé parfois, il est bientôt pris dans les rets d’une histoire captivante, plus large, sans frontière : la guerre, l’exil, le père Victor Berthier, galeriste d’art et photographe lié à Breton qu’il retrouve à Marseille, sur le « Capitaine Paul-Lemerle » avec Lévi-Strauss. Ils sont ensemble en Martinique, à New York. Alice lui ouvre ses secrets : des kachina, des photos chez les Hopi, un masque bleu, un jouet fait par Max Ernst, le livre de Don Talayesva ; elle l’instruit et l’initie à l’esprit des Indiens. Il est captif d’une confession où le passé familial et l’intime se mêlent au sacré, aux traditions, à l’histoire, le quotidien à la poésie, le merveilleux au drame. Tous deux éprouvent le besoin l’un de l’autre : lui, silencieux, tout ouïe, elle parce qu’il lui faut se dire : le secret du masque, pourquoi le temps s’est figé pour elles à Noël 1946. La libre parole d’Alice, sa force de vie, érodent les défenses de son prochain dont la vie rangée se délite. Au dénouement de l’histoire, le narrateur vit une crise. Alice lui a transmis le « Lâchez tout ».

Cet homme sans qualité s’altère, change. Il vit dans une dissolution du moi, la mort du vieil homme. Sur la tombe de Breton, le voici « chaman » relié à une histoire qui n’était pas la sienne, qui le devient et le dépasse. La leçon du vent, du grand espace, du silence passe.

 

Dans le récit André Breton agit, Lévi-Strauss est là, sont nommés Max Ernst, Elisa, Peggy Guggenheim, Aube. L’auteur, bien informée, inclut des documents dans le texte (sur les Kachina, Talayesva, Breton 1946-1966, la vente de sa collection, etc), elle décrit l’exil à New York, la vie et les fêtes Hopi, la danse du Serpent. Nous éprouvons la fascination du poète pour les pueblo, les kachina et le magnétisme du masque. Le passé revient en ce lieu où vécut et où est enterré Braque, non loin du manoir d’Ango. La pluie s’oppose à la chaleur accablante de l’Ouest, la vieillesse à la jeunesse, le dépaysement et l’exil aux jours du narrateur. Breton exerce une action transformatrice au-delà de sa disparition

 

1980

Jean-François VILAR, C’est toujours les autres qui meurent, Arles, Actes Sud (Babel noir ; 20), 2008. 260 p.

Face à l’imprévisible le photoreporter Victor Blainville improvise une enquête peu commune.

À son rendez-vous, passage du Caire, Victor découvre le corps d’une femme dans une posture et une scène macabre très étudiées parfaisant la dernière œuvre, subversive, de Marcel Duchamp, Etant donnés. Il prend des photos.

L’inspecteur Villon chercherait-il à le faire accuser de ce crime d’esthète ?

Une jolie libraire lui donne un second rendez-vous, passage Vivienne. Son nom est Rose. C’est la vie. Elle formule ses prochains rendez-vous sous forme d’énigmes pour dérouter et enfin détourner l’enquêteur.

Par petites touches sombres distillées d’humour noir, l’intrigue en crescendo se passe dans le petit monde rescapé des mouvements protestataires post-soixanthuitards. Victor qui en est revenu, déçu et anarchisant, va devoir revisiter ses années militantes et retrouver d’anciens camarades à la dérive. Pour ces désabusés de la révolution, « la question est : comment être d’accord contre soi-même » (p. 110). Détaché de lui-même et disponible, Victor affronte des situations perverses, des lieux atypiques, des individus désireux de vivre et de susciter l’acte artistique dans le réel. Le roman offre aussi une plongée dans l’art moderne, avec le grand jeu d’un happening final digne de la société du spectacle. Les Célibataires ont pris l’art en otage en s’emparant d’un de ses temples.

 

Jean-François Vilar (Paris, 1942), journaliste à Rouge, ex-militant trotskiste. Chômeur, il écrit ce premier roman (grand prix du roman noir Télérama, 1982), dont le titre est l’épitaphe de Marcel Duchamp. Victor Blainville (du lieu de naissance de Duchamp) sera le héros de six romans (1982-1993). Vilar se place sous trois figures tutélaires : Léon Trotski, Dashiell Hammet, Marcel Duchamp. L’intrigue accumule clés et pistes référant à ce dernier et nous décrypte quelques-unes de ses œuvres.

 

* * *

 

Ainsi, de roman en roman, suivons-nous comme une saga surréaliste à travers ses époques. Le néo-polar [3] et la fiction de genre répondent en ce sens au mythe réclamé par Breton.

Dès le début du mouvement, roman noir, Sade, Fantômas, Musidora, crimes imaginaires ou consignés par le fait divers ont fasciné le groupe, lié de près aussi aux tragédies d’un siècle d’inhumanité, en proie à la pulsion de mort. Son humour noir et le polar entretiennent des liens à travers Léo Malet [4] et Marcel Duhamel, créateur de la Série noire, chez Gallimard en 1944.

Je renvoie à l’excellente étude de Jonathan P. Eburne, Surrealism and the art of crime [5] et au compte rendu de Virginie Pouzet-Duzer. Tout est dit sur les rapports entre le surréalisme et le crime. L’épistèmê et l’éthique de son esthétique irait-elle jusqu’à considérer l’assassinat comme un des beaux-arts ? À la négativité, à la violence et l’élimination politique participant de la praxis révolutionnaire s’opposent la réticence et les aphasies de Breton. Si le fait criminel a attiré les surréalistes, l’esprit décapant et décalé du mouvement séduit les auteurs du polar et du roman noir. Si les surrealist French pulps ont été influencées par le style du roman d’action américain largement traduit et exporté dans la Série noire, Duhamel se fait passeur d’océan dans les deux sens. À la fin de son livre, Eburne en réfère aux premiers récits de Chester Himes [6]  qu’il range parmi les représentants d’un surréalisme vernaculaire. Ce à quoi sa critique objecte qu’« il existe certes un lien entre la Série Noire et le surréalisme. Mais l’écriture de Himes – ce renouveau de réel rendu possible via l’absurdité des fragments vernaculaires qu’Eburne rapproche du collage – ne nous semble pas pour autant surréaliste. D’ailleurs la lecture deleuzienne d’un tel type d’écrit, telle qu’Eburne l’entreprend avec brio, nous convainc surtout d’une presque postmodernité des romans de Himes. » [7]

Pour Eburne réfutant l’attaque de Jean Clair, l’expérience surréaliste fut avant tout une tentative esthétique pour supprimer l’exploitation de l’homme par l’homme, en provoquant une insurrection de l’esprit. Elle riposte à toutes les formes de totalitarisme. Breton rejette le réalisme, le réalisme socialiste et la phénoménologie existentialiste. Pour Marcel Duchamp, le spectateur complétant l’œuvre d’art devient une des pièces de son apparatus. Dès lors que c’est le lecteur, le regardeur qui font le poème, le tableau, il incombe à ces sujets de l’art de réagir autant que d’agir, de comprendre combien l’esthétique, liée à l’éthique, implique leur responsabilité et leur choix. L’œuvre surréaliste engage ses lecteurs à en déchiffrer les signes, à décoder comme des cryptogrammes les messages subjectifs et objectifs, subliminaux et (auto) révélants.

Littérateurs et artistes postmodernes, érudits, informés, sont lus par un lectorat et public cultivé, averti. Leurs œuvres, à clés, s’adressent à des entendeurs contemporains. Le lecteur est parti prenante de l’œuvre, du jeu collectif, qui sollicite son intelligence et son plaisir. Récits historiques, polars, biographies transgressent ici le genre. Par divers métissages, en mêlant documents et fiction aux effets d’écriture (implicite, déictique, ellipses, ruptures, flash-back, stratégies et jeux, hors-texte et hors champ). La littéralité s’augmente des inventions, des niveaux de sens interprétatifs d’une subjectivité libérée. Partageant le même horizon d’attente, connivent, le lectorat se commet « co-auteur ». À partir des règles et codes du genre, et s’appuyant sur l’historicité, chacun des romans remanie les donnes en de nouvelles distributions, configurations et stratégie. Engagés dans une reprise du destin, les héros de fiction, jouent leur partie à l’intérieur d’une autre histoire, d’une autre scène, imbriquées dans l’Histoire globale.

« Les jeux effrénés de la fiction peuvent être la réponse la plus adaptée à l’histoire », « de même, avec l’humour noir ou quand il veut ignorer les apparences du réel au profit d’un fantastique hors des âges, il [le surréalisme] ne s’éloigne pas en vérité de l’actualité orageuse très présente… (qu’il s’agisse de la guerre d’Espagne, des lendemains incertains du Front populaire ou du destin de l’Ethiopie, l’Histoire est alors rejointe. » [8]

Dans la plupart des récits de notre sélection, l’imaginaire fictionnel met en relation l’histoire littéraire, les moyens de la fiction, tout en épousant les méandres historiques. Si leur héros ou assassins peuvent avoir le caractère ou le comportement surréalistes, ce ne sont pas des romans surréalistes.

La littérature surréaliste qui a souci de la langue, des effets de langage, est dans sa forme, dans son imagerie et dans son écart avec le réalisme. Son autre scène renvoie au sens latent.

Le recours au surréalisme n’est-il alors que prétexte ? un cadre pour lancer l’imaginaire à partir d’un tableau énigmatique, d’un livre ? Le surréalisme comme pourvoyeur de rêve, de merveilleux : une matière ? Dans ces actes d’allégeance et de ralliement entrent le plaisir des retrouvailles et une façon de poser des repères culturels identifiables.

Cependant la fiction n’est pas imitation servile d’événements extérieurs. Exprimant des sentiments confus, un malaise, une terreur ou l’incertitude, le vacillement d’un sujet, elle agit en sismographe des tensions et désordres profonds, sous-jacents à l’écume du récit. Le genre noir est, pour Breton, symptomatique du grand trouble sociétal et social.

L’art, la littérature peuvent répondre à une réalité – éclairer l’informulable, réparer l’oubli, le ravage de non-dits, faire écho à l’actualité. Ce n’est pas une représentation du réel, mais une représentation de l’imaginaire collectif.

Chambres, caves, coffre, châteaux, souterrains, Prague, Paris, l’île sont des lieux qui appartiennent à un autre monde, une topologie symbolique ; ils réfèrent à une scène intérieure.

Le surréalisme s’est frotté à des réseaux et des groupes d’affinités ou d’incompatibilités, a suscité maints clivages, tensions et nœuds. Nos romanciers qui s’en inspirent puisent à ces zones d’interférences mêlées au politique, en des faits ayant eu lieu à l’interface de la légalité et l’illégalité, de la violence légitimée et des appels à la non-violence.

L’enquête, le crime ? Breton a dénoncé la guerre, ses horreurs, les purges et procès de Staline. Il refuse l’idée que « la fin justifie les moyens » même pour des raisons révolutionnaires. Violences, mensonges, cynisme, cécité d’un temps où des états et des réseaux clandestins procèdent dans le déni et le démenti public à des règlements de comptes, enlèvements, assassinats secrets, assassinats de masse, camps de la mort, génocides, exigent d’être condamnés et élucidés. L’histoire sombre expose le malaise de la situation historique ; ce qui surgit sous forme de « revenant », du retour du refoulé, de souvenir-écran, est un acte cruel, le cri du monde bâillonné, un mort qui réclament réparation, justice et restauration de la vérité. Il faut des mots pour le dire, pour conjurer le risque de répétitions.

L’enquêteur rode sur la trace d’absents, de disparus au deuil non fait. Nerval, Klément, Sedov n’appartiennent pas au passé mais hantent la zone d’ombre, la crypte des non-dits, des secrets, de l’inavoué. Les traumatismes qui signent un destin peuvent conduire à la résilience ou à la mauvaise conscience. Blessures qui, ne passant pas, n’en finissent pas de tourmenter. Les survivances (au sens de Didi-Huberman) encryptées dans le réel, la présence, le vivant hantent les lieux de mémoire, hypnotisent les arrière-mondes, interdisent l’oubli.

 

Après le monde binaire des blocs antagonistes, où le bien et le mal, le bon et le mauvais fonctionnaient en miroir inverse, la déconstruction des années 1970 est venue réinterroger les fondements, démythifier. Ni le héros postmoderne dans son irrésolution ni l’antihéros n’ont plus la maîtrise des choses. Le roman vit la dissolution du sujet, du moi, du fil narratif, ajoutés à la défaite du sens, au désenchantement du monde.

Comment dire le monde comme il va ? Après la chute du mur de Berlin, la menace se fait abstraite, l’ennemi diffus. Crises, fantasmes et peur paranoïdes mènent la déréalisation du monde. Les bouleversements géopolitiques, le réveil de l’Islam font perdre les repères. L’univers technologique hypercomplexe, les liaisons instantanées mondialisent les donnes. Cyberguerres, cyberdélits, cyberflics. On décrète la fin de l’Histoire. Tout est déjà dit, accompli ... jusqu’à ce que l’imaginaire deviennent réel, que l’impensable dépasse la fiction : avec la chute des tours de New York, le 11 septembre 2001. Le réel frappe : le doute est révoqué. L’impact de l’Evénement sur les esprits crée un traumatisme collectif. L’attaque a ouvert le conflit en une guerre qui ne dit pas son nom. La mort est cachée, les corps, pulvérisés, disparus, sont soustraits aux millions de témoins. La désintégration inquiète.

Il s’agit, par l’imaginaire, de représenter à la conscience un siècle hanté, de déjouer la pulsion de destruction – la « civilisation mortelle » tentant d’anéantir les menaces extérieures et intérieures par tous les moyens. Pourtant que de possibles, de dimensions spatiotemporelles et d’alternatives logiques propose le multivers, hors du village interconnecté !

La ville est le symbole d’ordre et des désordres actuel, terrain illimité de jeu et d’investigations en constantes démolitions constructions. Nos piétons de Paris nous livrent leurs passages dans les pas des Vivants comme une écriture lecture de la ville-écran.

Dans une logique du tiers inclus, s’imbriquent temps et lieux, fiction et non-fiction, milieux. Accueillant exploités, dissidents, perdants, déviants, le polar connaît les lieux d’exclusion, de réclusion, les marges, les bidonvilles, ces concentrés de souffrances sociales.

Par ailleurs, la paralittérature, le roman subversif, l’art brut, le surréalisme éveillent des facultés humaines refoulées, des plaisirs transgressifs, empêchés par une éducation, l’autocensure, le conformisme social mutilants et névrogènes. Ils aiment l’argot, le créole et leurs inventions, rejoignant les trouvailles verbales, jeu de signifiants (toponymes, patronymes) chers aux surréalistes. Le surréel dépose sa part de rêve, de magie. Absurde, humour, autohypnose, ivresses, folies, rendent le familier étranger, fantastique. Au primat de l’action se substitue le non-agir du détective reporter : témoin, regard à l’œuvre, enregistreur, collecteur, décrypteur.

Non simple divertissement, la fiction, la SF, le fantastique, le « mauvais genre » viennent refléter ces peurs, cette violence qui secoue le monde. L’écriture joue des champs de forces.

Symboles et archétypes sont le langage agissant des mythes. Il s’agit, pour la série de ces fictions, d’intégrer dans l’immémorial le mythe de l’histoire même. Par la reprise des ressorts du mythe classique, par-delà une destinée, semble se poursuivre une aventure, renouvelée, à l’image d’une partie nouvelle. Ce re-tour permanent permet la subversion des catégories, relance l’aventure créatrice. Le surréel crée un événement, une rencontre entre l’imagination et le réel. André Breton catalyseur, Duchamp maître du laisser-agir, laisser-n’être, en vertu d’une raison poético éthique supérieure, Trotski ou Léo Malet, incarnent ici telle présence mythique, tutélaire. Ils répondent à la réhabilitation contemporaine de l’Autre (amour ou transcendance « occulte »). Ce recours au mage, enchanteur, bateleur, révolutionnaire, qui donne sens, qui polarise et magnétise l’action en faveur du vivant, a un effet jouissif et structurant qui légitime le futur de la quête. Il redresse, met debout, en marche. Le re-tour (nement) du héros, du sens (positif), des temps – au sortir de la crise du sujet – le font naître à une lumière changée, à des valeurs transvaluées. Ce tiers disposant de blancs-seings, ouvre, tient et rassemble. Contre le repli sur soi et les renoncements peuvent advenir accomplissements intérieur et collectif.

La naissance du surréalisme même a répondu à cela « qui exige, après toute cette hécatombe humaine qu’il soit fait réparation éclatante à la vie » [9] .

Après les déconvenues, les destructions, les pertes, la raison a besoin du secours de l’imagination, des ressources de la fiction, d’une vision créatrice. André Breton, l’homme qui a dit NON pour un OUI, qui n’a pas transigé dans ses refus, incarne dans la littérature ce possible. Le poète qui a œuvré à faire sauter les bastilles de l’esprit se tient au-devant de nous. Son aura galvanise cette intelligence, libère la pulsion de vie. Nous avons passé outre le noir.

La vraie révolution, non violente, est intérieure. Elle est réintégration du poétique dans la vie, la cité. Le changement transforme la vie quotidienne, le regard, les rapports avec autrui. La gratuité, le travail loisir, l’amour réinventés nous créeront.

Donc retour à l’art, à la fiction, à ce qui, nous faisant retrouver notre vocation d’origine, doit « nous ébranler comme un enfant ». Le surréalisme est cette quête passionnée, collective, d’un trésor idéal, spirituel : l’or du temps.

À son niveau, chaque roman marque un cycle accompli. Une histoire s’achève. Au commencement, pour le frisson et l’éveil de l’enfant intérieur : « il y aura une fois ».

 



[1] René Daumal, L’Evidence absurde, Gallimard, 1972, p. 153-159.

[2] Jacqueline Chénieux-Gendron, Le Surréalisme et le roman, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983. David Vryfaghs, « La querelle du romanesque au sein du premier groupe surréaliste français », dans Contextes, revue de sociologie de la littérature, 10, 2012 : Querelles d’écrivains (XIXe-XXIe siècles) : de la dispute à la polémique (13 p.) : http://contextes.revues.org/5041. Dictionnaire André Breton, sous la dir. d’Henri Béhar, Paris, Classiques Garnier, 2012 ; notices « Roman », « Duhamel, Marcel », « Malet, Léo », et al.

[3] Jean-Patrick Manchette (Marseille, 1942-Paris 1995) lance en France le néo-polar, roman noir, critique sociopolitique, situationniste. Son humanité et le Paris pittoresque sont confrontés à la contre-culture et au terrorisme d’extrême gauche.

[4] Léo Malet (1909-1996) crée son héros des Nouveaux mystères de Paris, polars populaires, Nestor Burma en 1942. Arrivé de Montpellier à Montmartre, en 1920, parmi mille boulots, Malet déclame des vers au cabaret de La Vache Enragée. Il fréquente les anarchistes et devient poète surréaliste (1930-1949). Son dernier roman, Abattoir ensoleillé, 1972, est sur la disparition de Rudolf Klément, secrétaire de Trotski : il quitte le domicile de Léo Malet, 224 rue de Vanves, et, entre le 14 et 16 juillet 1938, il disparaît à jamais. Malet adhère au FIARI.

[5] J. P. Eburne, Surrealism and the art of crime, Ithaca, Cornell university press, 2008, 344 p. (en couverture figure la carte de Jacqueline Lamba “L’as de la Révolution” : une roue éclaboussant de sang).

[6] Chester Himes (1909-1984), auteur afro-américain, fait très jeune l’expérience de la dureté de la vie : pauvreté à Harlem, accident, mauvais coups, prison. Il découvre L’Anthologie de l’humour noir. Son premier roman, en 1945, passe inaperçu. Il part à Paris en 1953, rencontre son traducteur et éditeur, Marcel Duhamel, en 1957, qui lui commande un livre ; La Reine des pommes reçoit le grand prix de la littérature policière en 1958. Il dénonce la condition du noir aux Etats-Unis et le racisme. La violence et le comique doublent le versant du réalisme social et existentiel désintégré par la méprise : dans des univers mentaux décalés, la culture noire américaine est perçue subversive. Himes rejoint le plan politique et réel par la seule voie du dissonant. L’effet de l’esthétique noir est lié à cet écart et à la notion d’humour noir créant ce que l’on nommera l’absurde.

[7] Virginie Pouzet-Duzer, « Surréalisme : crime exquis », en ligne in Acta fabula, vol. 10, n° 6. Notes de lecture, Juin-Juillet 2009, URL : http://www.fabula.org/revue/document5095.php, page consultée le 24 août 2013.

[8] A. Breton, O.C., III, p. 1339, « Roman noir », note de E.-A. Hubert.

[9] A. Breton, O.C., III, La Clé des champs (Limites non-frontières du surréalisme), p. 667.

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