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Le surréalisme "maudit" à travers ses revues (1939-1969)

Lucrezia MAZZEI

En décembre 1990, Alain Jouffroy reprend une déclaration de Sarane Alexandrian : « On écrira un jour, quand on disposera d'un peu plus de recul, l'histoire complète et objective du surréalisme d'après-guerre

[1]  », pour souligner l'importance de mettre en lumière les années 1940-1969, une période pendant laquelle le surréalisme a vécu une aventure aussi longue, aussi passionnément contradictoire, aussi vivante, aussi chargée de sens, que celle de ses vingts premières années. On ne peut pas censurer, selon l'auteur, une partie de l'histoire d'une expérience collective, dont la résonance mondiale et l'ampleur des perspectives ont marqué le XXe siècle, en impliquant, plus ou moins directement, trois générations des plus grands poètes, artistes, cinéastes et hommes de culture et, au-delà de leurs œuvres, tous les aspects de la pensée et de la sensibilité modernes, sans conséquences néfastes sur la compréhension de notre propre présent [2] .

Il n'est plus possible, aujourd'hui, en se référant à cette période, de parler de l'histoire d'un surréalisme clandestin. Il suffit, pour s'en rendre compte, de suivre le progressif enlargissement des perspectives, atteint par les histoires les plus remarquables consacrées à ce mouvement.

En 1997, voit le jour l'Histoire du mouvement surréaliste de Gérard Durozoi. En bénéficiant de tous les travaux précédents, différents par formulation et contenu : les mémoires (Jacques Baron, André Breton, Georges Ribemont-Dessaignes), les essais (Ferdinand Alquié, Michel Carrouges, Jules Monnerot), l'histoire et l'évaluation du travail produit (Henri Béhar, Carlo Bo), la polémique (Tristan Tzara), les recueils d'articles concernant l'histoire la plus récente du surréalisme (José Pierre et Jean Schuster), pour n'en citer que quelques-uns, cette dernière œuvre a le mérite de considérer, d'un même œil, la production littéraire et la production plastique, non sans une certaine prévalence en faveur de la seconde. Magnifiquement illustrée, s'appuyant sur une chronologie minutieuse, elle peut se piquer d'être la première histoire du mouvement pris dans son ensemble, du début jusqu'à la fin, dans sa dimension internationale.

Un travail analogue a été conduit en 2002 en Italie, par Paola Dècina Lombardi, avec Surrealismo : 1919-1969 : ribellione e immaginazione, un texte qui, au fil de documents et de témoignages précis, raconte l'histoire d'une expérience intellectuelle et humaine, à travers le débat des idées, les choix par rapport à une époque qui, de l'euphorie de l'après-guerre, glisse dans les guerres coloniales, dans les totalitarismes, dans un nouveau et épouvantable conflit mondial, pour aboutir à une paix qui partage le monde en blocs opposés.

Certaines de ces études sont discutées et discutables, à cause de leurs inévitables limites et les réserves exprimées par Henri Béhar à l’égard de l’ouvrage de Gérard Durozoi peuvent probablement être étendues à d’autres textes. Cette étude est conduite, selon l’auteur, avec un « louable » parti pris de sympathie envers André Breton et ses amis et elle n'est pas dépourvue de partialité envers Dada et certains surréalistes. L'auteur se contente de raconter les événements, sans rien expliquer du contexte intellectuel, historique et social, sans indiquer la dynamique des forces impliquées [3] .

La conviction que, même si une grande partie de l'histoire du surréalisme de la seconde après-guerre mondiale a été mise au jour, « aujourd'hui, ce sont les secrets du surréalisme qui demeurent la plus grande source d'énergie. Ils sont [encore] là, enterrés [4]  », impose qu'on jette un regard qui ne soit pas seulement explicatif et de vulgarisation, mais capable d'organiser et d'évaluer la réflexion critique.

Les histoires consacrées au surréalisme, même les plus favorables au mouvement, étalent en effet la conviction selon laquelle il aurait atteint une sorte d’apogée au cours des années trente et qu’il ne serait plus capable, ensuite, de s’adapter aux temps et de proposer une perspective historique correcte, au point que la seconde guerre mondiale et l’expérience de l’exil finissent par le réduire à une avant-garde de la première moitié du siècle, caractérisée par une répétition ou, tout au plus, par un approfondissement des thèmes et des techniques déjà expérimentées pendant les vingt premières années de son existence.

Le choix de cette époque a été dicté par la constatation d'une méconnaissance. Le terme « maudit » contenu dans le titre choisi pour ma thèse doit être ainsi pris dans son sens étymologique, pour souligner les incompréhensions et les malentendus, dont une partie de son histoire et de son activité sont encore aujourd’hui la cible. Le surréalisme est devenu un objet d'intérêt, les spécialistes et à plus forte raison un public plus large ne lui ont pour longtemps reconnu d'existence véritable qu'entre 1920 et 1935. Les revues de cette période, Littérature, La Révolution surréaliste, Le Surréalisme au Service de la Révolution, Minotaure, sont depuis longtemps connues et des rééditions intégrales les rendent aisément accessibles. En revanche, les publications qui se sont succédé depuis l'après-guerre sont souvent ignorées et la plupart d'elles n'ont pas encore bénéficié d'une réédition : inconnues du grand public, elles enrichissent le patrimoine des grandes bibliothèques et elles attirent l'attention seulement de quelques spécialistes. De plus en plus rares sur les rayons des bouquinistes, elles alimentent les trésors des collectionneurs et des bibliophiles, ainsi que les ressources financières de leurs vendeurs, car leurs prix sont désormais exorbitants.

L’originalité de mon étude consiste donc dans la réfutation de l’idée commune que je viens d’illustrer, mais aussi dans le choix du point de vue inédit adopté pour raconter une histoire encore peu connue, à partir des revues surréalistes ou surréalisantes, qui se sont révélées un baromètre historique très sensible, pour enregistrer le renouvellement continuel des auteurs et des artistes, à la recherche de ressources d’inspiration et d’expression nouvelles.

Cette étude vise à parcourir l'histoire du surréalisme, à partir de la veille de la seconde guerre mondiale, à travers les revues (lieux privilégiés pour la création et le débat d'idées), des plus luxueuses aux plus éphémères, y comprises celles qui ont prêté leurs colonnes au groupe, en lui consacrant des numéros spéciaux. On a dû négliger, par contre, les journaux, dans lesquels les collaborations épisodiques auraient conduit à se poser la question de la participation surréaliste à des publications non surréalistes, ce qui deviendrait un terrain trop indéfini.

Mon étude s’inscrit dans le chemin partiellement tracé par deux auteurs, dont les ouvrages ont représenté un important point de départ et surtout une précieuse source de repérage. Il faut tout d’abord souligner l'importance capitale de deux volumes publiés sous la direction de Jacqueline Chénieux-Gendron :

1. Inventaire analytique de revues surréalistes ou apparentées : surréalisme autour du monde: 1929-1947, CNRS, Paris 1994.

Ce volume illustre un ensemble de revues surréalistes ou apparentées, parues entre 1929 et 1947 hors de France, où l'histoire du mouvement surréaliste subit des vicissitudes dont les historiens du mouvement se sont faits l'écho. Son propos n'est donc pas de répéter cette histoire, mais d'offrir un moyen d'accès commode à des publications souvent évoquées mais peu connues, où un certain nombre de textes aujourd'hui célèbres ont paru pour la première fois, où un certain nombre d'artistes ont pu être regardés pour la première fois par le canal d'une iconographie toujours neuve. Il s'agit des revues directement inspirées par le modèle surréaliste, tel qu'il s'élabore autour d'André Breton, mais qui ont surgi hors de France et qui sont écrites dans des langues de grande diffusion : Français, Anglais, Espagnol. Le texte a fourni des points de repère indispensables, en ce qui concerne les revues « View » et « VVV ».

2. Revues surréalistes françaises. Autour d'André Breton, 1948-1972, Kraus International Publications, Millwood, New York 1982.

Ce volume illustre les revues surréalistes françaises (de Néon à Coupure), surgies entre 1948 et 1972, date où se défait définitivement la cohésion d’un groupe encore lié par une communauté de pensée et de réactions, mais qui ne peut plus s’abriter, désormais depuis 1969, sous l’étiquette sécurisante de « surréaliste ».

L’ambition de ces travaux est donc de proposer un dépouillement analytique de l'ensemble des grandes revues surréalistes et apparentées (article par article, illustration par illustration), avec des index généraux qui permettent des repérages aisés, tout aussi bien pour le jeune chercheur que pour le spécialiste.

Fabrice Flahutez a le mérite d’avoir produit la première publication, en langue française :

Nouveau monde et nouveau mythe. Mutations du surréalisme, de l'exil américain à L'« Écart absolu » (1941-1965), Les Presses du réel, Paris, 2007

qui décrypte - à travers une lecture analytique et critique des revues View, VVV et du catalogue de l'exposition First Papers of Surrealism -, les transformations et les mutations du surréalisme, dans le contexte littéraire et artistique américain, et qui étudie aussi la prise en compte des philosophies fouriéristes, ésotériques et alchimiques, dans sa quête tournée vers le fondement d'un nouveau mythe. L’étude et l’interprétation de l’œuvre plastique semblent souvent prévaloir au détriment des textes, dont la variété et la complexité invitent à une redécouverte plus attentive, car ils offrent encore de larges perspectives à l’exégèse.

Sans avoir l’ambition de répéter ici l’analyse en détail de chacune des revues examinées, j’illustrerai quelques-uns des éléments qui peuvent les distinguer les unes des autres. Dans la débâcle réactionnaire des valeurs de la fin des années trente, les deux numéros de Clé et le numéro double de Minotaure se lèvent comme une arme, comme un cri de liberté, contre les actions politiques et sociales qui oppriment le peuple et contre les nouveaux systèmes idéologiques qui menacent l’art, c’est-à-dire l’expression la plus palpable de l’esprit humain.

Dans cette même perspective, l’analyse des revues de la période américaine du surréalisme a été l’occasion d’une lecture de l’exil, trop souvent considéré comme synonyme de fuite ou de trahison, d’une compréhension plus profonde des formes civiles et culturelles du refus, certes occultées par les modalités militantes et politiques de la Résistance. L’exil devient un moment de réflexion et d’affinement des moyens dont on dispose pour se réapproprier un avenir. C’est en effet au long des colonnes de View que les contours de ces réflexions commencent à se préciser et à assumer une dimension collective qui ne va plus ignorer les interrogations angoissées et les critiques sévères, venant non seulement de l’extérieur, mais aussi de quelques membres du groupe. Le bilan qui en dérive prend en examen, essayant de les concilier, les diverses instances exprimées par chacun.

VVV est justement l’expression des nouvelles orientations du surréalisme et elle permet de repérer ce qui est mort dans le mouvement et ce qui, par contre, est encore vivant et chargé de promesses. La lecture intégrale de la revue a permis aussi une compréhension plus correcte de l’intérêt manifesté pour les théories fourieristes et la recherche d’un mythe nouveau, qui ne doit pas être interprétée comme un rénoncement à la réalité, mais plutôt comme la volonté de changer l’homme et la vie.

Le retour des surréalistes en France a lieu sous le signe de l’incompréhension, à cause d’une absence de près de cinq ans, pendant lesquels, tout ce qu’ils ont pu faire ou écrire n’a eu aucun écho en Europe. Il est vrai que les surréalistes ne se rendent pas immédiatement compte du fait qu’ils n’ont pas mis le surréalisme en valise en 1941, pour le ramener en France en 1946, en lui donnant de nouveau la vie après une période d’occultation. André Breton, par exemple, n’est pas au courant de l’activité poursuivie, avec un courage qui côtoie l’inconscience, par les membres de La Main à plume, dans le Paris occupé. Avant le retour des surréalistes en France, ces jeunes pensent pouvoir décider, eux aussi, de l’avenir du surréalisme. L’analyse de certaines de ces revues surréalisantes a mis en lumière la vivacité de ces ferments. Le signal que tout n’est pas perdu vient d’Yves Bonnefoy qui fonde, au début de 1946, La Révolution la nuit, dans le but d’en faire l’organe officiel d’un groupe « d’action surréaliste », dont font justement partie plusieurs anciens membres de La Main à plume, qui repoussent énergiquement les pséudo-maîtres du temps, comme Jean-Paul Sartre et Paul Éluard, se proposant, en même temps, de dépasser le surréalisme.

Une autre revue éphémère a retenu mon attention. Il s’agit de Qui vive, fondée par un très jeune Jean-Louis Bédouin, qui veut se battre au nom d’une conception révolutionnaire de toutes les manifestations intellectuelles et qui cherche à assumer une position par rapport aux diverses tendances de la pensée contemporaine, en particulier par rapport au surréalisme qui, tout en ayant à ses yeux le mérite d’avoir restitué à la vie quotidienne un élément fondamental comme le merveilleux, s’est laissé séduire « par une débauche de subversif et d'agressivité qui n'a pas toujours eu sa raison d'être » et étouffer par un « bric à brac qui dégénère aujourd'hui en conformisme [5] . »

Certains des idéologues et des organisateurs de ces revues finissent par côtoyer les surréalistes à leur retour en France et par collaborer aux cinq numéros de Néon, parus de janvier 1948 à juillet 1949, où le vaste espace réservé aux textes lyriques et aux études consacrées à la poésie, ne doit pas faire penser à la tentation de se réfugier dans une attitude apolitique. Même dans ce cas, la revue a été réinsérée correctement dans le contexte historique qui en a déterminé la création. Les surréalistes ont retrouvé en effet la France profondément traumatisée par le conflit qui vient de s’achever et par la guerre froide qui va s’intensifier de plus en plus et où, par conséquent, les thèses marxistes et existentialistes sur le rôle politique et social de la littérature et de l’art, sur la nécessité de l’«engagement » semblent dominer. Les surréalistes sont considérés plus que jamais comme des esthètes décadents, récupérés par la bourgeoisie, des individualistes incapables de participer aux grandes luttes collectives.

La prise de distance de la part de Néon d’un P.C.F. qui s’est compromis avec le stalinisme et d’anciens membres du groupe qui ont pactisé avec le système, pour obtenir des consécrations faciles, est le signe d’une réflexion différente, mais non moins importante que celle qui a été poursuivie par les courants dominants, car elle déplace l’accent sur la recherche à travers l’exercice de la pensée analogique, d’un rapport nouveau entre l’homme et l’univers, entre son monde intérieur et le monde extérieur, qui sera essentiel pour « refaire de fond en comble l’entendement humain ».

Les difficultés rencontrées par le surréalisme pour s’adapter à la société de l’après-guerre ont été aggravées par le fait que, jusqu’en 1953, le groupe ne réussit pas à se douer d’un vrai moyen d’expression, qui ressemble à ceux dont il pouvait disposer avant 1939. Ce sont donc les numéros spéciaux de quelques revues, dont a été présentée une analyse détaillée (La Nef, L’Âge du cinéma, La Rue), qui jouent un rôle déterminant dans la diffusion de leur point de vue et qui témoignent de leur vivacité intellectuelle.

Il faut attendre 1952 pour que les surréalistes puissent librement s’exprimer, grâce au courage de l’éditeur Éric Losfeld. Médium. Informations surréalistes est une feuille comportant des articles brefs, aux titres percutants. Elle se fait le porte-parole soit des activités surréalistes, soit de celles qui sont conduites à l’extérieur du groupe, mais dans lesquelles le surréalisme reconnaît ses exigences et ses préoccupations. Des expositions, des livres, des films et des conférences font l’objet de comptes-rendus impertinents, méprisants ou élogieux, qui deviendront l’apanage de toutes les revues surréalistes. Cependant, c’est seulement à partir de novembre 1953 que Médium devient une vraie revue, à laquelle vont succéder sans interruption Le Surréalisme, même, Bief, La Brèche, L’Archibras et Coupure, grâce auxquelles le surréalisme semble avoir retrouvé un moyen à la hauteur de ses ambitions, pour équilibrer et dépasser des exigences contradictoires, en vue d’un approfondissement des données fondamentales du mouvement.

Comme le fait remarquer Roger Navarri,

si ces revues restent largement dominées par la création ou la critique poétique et picturale, elles sont également très ouvertes à l'ethnologie, à l'histoire, à la psychologie et à la philosophie, à la politique et à tous les faits divers qui paraissent à leurs collaborateurs symptomatiques d'un état d'esprit collectif, d'une certaine évolution ou d'une certaine stagnation des mentalités et des mœurs [6] .

Si de nombreuses pages sont consacrées à l'actualité, à la critique réactive, à la polémique, la création, la recherche théorique et l'expérimentation occupent toujours une place prépondérante, car les surréalistes sont restés toujours attentifs « à tout ce qui pouvait renouveler, élargir ou préciser leur connaissance des hommes, des œuvres, des méthodes d'analyse ou des courants de pensée qui ont toujours nourri leur propre démarche » [7] .

Si les articles d’André Breton sont très révélateurs, les revues permettent d’apprécier aussi ceux de Gérard Legrand, de Jean Schuster, de José Pierre, de Robert Benayoun, d'Annie Lebrun, de Vincent Bounoure, de René Nelli, de René Alleau, pour ne citer que quelques-uns de leurs collaborateurs réguliers ou occasionnels. Des articles qui envisagent les questions du rêve, de l'automatisme, de l'amour, du mythe, du hasard, de l'objet, de la peinture abstraite, de l'art indien, celte ou océanien, de l'érotique des troubadours ou de l'ésotérisme, sur les thèses de Lévi-Strauss, d’Herbert Marcuse ou de Deleuze. Cette liste est évidemment très incomplète et n'a qu'une valeur indicative.

Ces revues sont caractérisées par l'ironie cinglante, l'insolence directe, par le titre provocateur ou insolite, par la formule choc qui, dans le meilleur des cas, est à la fois humoristique et poétique. On peut observer la remarquable continuité des attitudes morales et des opinions politiques, la vigilance et la sévérité, dont les surréalistes font preuve à l'égard de la plupart des modes intellectuelles de la période considérée, surtout lorsqu'elles se contentent, selon leur point de vue, de remettre au goût du jour, pour un maquillage, les idéologies ou les pratiques qu'ils ont toujours combattues.

Non seulement les revues surréalistes utilisent toute la gamme des discours possibles toute la gamme des fonctions du discours, mais elles constituent aussi un véritable mélange de culture en confrontant presque tous les domaines du savoir.

Toutefois elles ne se distinguent pas seulement des revues concurrentes par le contenu : leur forme, leur présentation sont également très spécifiques. Les surréalistes se sont toujours souciés de frapper l'œil autant que l'esprit, et pour cela ils n’ont pas hésité à en augmenter le prix et, par conséquent, à sacrifier une partie de leur public potentiel. Même si une étude semiologique de tous les éléments techniques et de tous les procédés qui se trouvent ainsi mis en jeu n’a pas été possible, ont été évoqués ceux qui paraissent les plus significatifs. Plus encore que l'importance accordée à l'image proprement dite, ce qui caractérise la plupart des revues surréalistes, c'est l'intérêt pour tous les autres éléments qui les constituent : le choix du format, du papier, des couleurs, de la mise en page, des caractères typographiques qui sont extrêmement variés, surtout au niveau des titres. Pour reprendre encore les mots de Roger Navarri :

Personne n’a sans doute mieux compris que les surréalistes à quel point le signifié d'un texte et sa lisibilité sont en fonction de sa propre image et de celle de son support [8] .

Le grand nombre des revues se succédant de 1939 à 1969 peut s’interpréter comme la preuve de l’échec de chacune d’elles ou comme un indice d’obstination à les produire malgré tout. Eric Losfeld déclare significativement à ce propos :

Voici une chose qui m'a souvent étonné : chaque fois qu'une revue commençait à avoir une existence, au moment où l'entreprise perdait son aspect kafkaïen, où l'on commençait à apercevoir le bout du tunnel, où des inconnus vous en parlaient les premiers, c'était toujours le moment où le groupe surréaliste décidait que c'était démodé et qu'il fallait passer à une autre revue. Naturellement, je n'avais qu'à m'incliner, mais je restais perplexe [9] .

Cependant, comme le fait remarquer Roger Navarri, à les relire…

[…] on éprouve le sentiment qu'elles n'ont pas vieilli. Sans doute n'y a-t-il rien là de très étonnant s'agissant d'une période dont les péripéties, les débats, les préoccupations sont souvent encore très proches de nous. Mais, plus profondément, il est clair que la modernité des revues surréalistes est essentiellement fonction de l'état d'esprit, de la démarche intellectuelle et même du sens de la beauté qui ont présidé à leur élaboration, qui en ont fait des lieux de rencontre, de confrontation, de dialogue ou de conciliation de l'écriture et du savoir, de « la critique et de l'invention » poétique et picturale, de la profusion de l'imaginaire, du jeu, de la passion et de la rigueur des connaissances, de l'actualité immédiate et de l'Histoire. Modernité enfin à laquelle nous sommes peut-être aujourd'hui plus sensible que jamais, qui tient au fait que, si ces revues sont à maints égards des revues de parti pris et de combat, elles restent pourtant tout le contraire de revues dogmatiques car leur conception et leur pratique de l'intertextualité, la liberté de forme et de ton qu'elles doivent à leur mépris des conventions et des normes dans tous les domaines tend à briser la clôture des systèmes idéologiques, des méthodes, des discours et des rites qui les accompagnent [10] .



[1] . Cité in Alain Jouffroy, « Les Années noires du Surréalisme : la partie immergée de l'iceberg, in AA.VV., André Breton et le Surréalisme international, Opus International, n° 123-124, avril-mai 1991, p. 172.

[2] . Cf. l’opinion d’Alain Jouffroy, ibidem.

[3] . Cf. Henri Béhar, Dall'Anno primo della « Révolution surréaliste » al 2000, in Germana Cerenza Orlandi (a cura di), Traiettorie della modernità : il Surrealismo all'alba del terzo millennio, Lindau, Torino 2003, p. 69.

[4] . Alain Jouffroy, « Pour la modernité clandestine », in AA.VV., André Breton et le Surréalisme international, op. cit., p. 11.

[5] . Jean-Louis Bédouin, Qui vive, « Qui vive », 1, 1947, p. 13.

[6] . Roger Navarri, « Institutions - Mouvement - Groupe - Revue : le cas des revues surréalistes après 1945 », Mélusine, n° 4, 1982, p. 21.

[7] . Id, ibid., p. 22.

[8] . Id, ibid., p. 25.

[9] . Éric Losfeld, Endetté comme une mule, ou La Passion d'éditer, Belfond, Paris 1979, p. 53.

[10] . Roger Navarri, Institutions - Mouvement - Groupe - Revue : le cas des revues surréalistes après 1945, cit., pp. 26-27.