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La galerie Gradiva

par Renée Mabin

            C’est par l’essai de Sigmund Freud Le Délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen que les surréalistes découvrent le personnage inventé par l’écrivain allemand à partir d’un bas-relief antique. Gradiva, « celle qui marche », devient pour eux un idéal féminin. C’est ce nom que choisit André Breton pour la petite galerie qu’il ouvre à Saint-Germain-des-Prés en 1937 pour évoquer la beauté de l’avenir qu’il veut faire connaître à travers objets, tableaux et livres. L’entreprise commerciale se solde rapidement par un échec. Mais la galerie a rassemblé un nouveau groupe d’artistes, autour de celui qui n’était pas un marchand d’art, mais un découvreur, en avance sur son temps. Elle est donc révélatrice des intérêts des surréalistes dans l’immédiat avant-guerre.

            Dans ses Entretiens radiophoniques avec André Parinaud, en 1952, quinze ans après l’aventure de la galerie, André Breton donne les raisons de son ouverture. Il est, en 1936-1937 dans une « situation matérielle extrêmement critique », qu’il ne veut pas faire vivre à sa fille [1] . Il rappelle la lettre à « Ecusette de Noireuil », publiée dans L’Amour fou, adressée à Aube qui n’a alors que huit mois, où il parle de misère acceptée. Mais des tensions naissent avec sa femme Jacqueline qui plus tard évoque ces « années démunies d’argent, entourées d’une collection sans prix » [2] . Pour subvenir aux besoins de sa femme et de sa fille, Breton sollicite d’abord une mission à l’étranger, par l’intermédiaire de Jean Giraudoux. Mais le Ministère des Affaires étrangères lui oppose une fin de non-recevoir. En désespoir de cause, il accepte, en janvier 1937, la proposition d’un de ses amis de tenir une galerie. Le 14 janvier, Éluard annonce à Gala que Breton « va ouvrir un magasin d’objets, de tableaux et de livres pour lequel on lui prête les fonds. [3]  » De fait, c’est bien grâce à la générosité d’Edmond Bomsel que Breton peut se lancer dans ce projet.

            Edmond Bomsel est en effet un ami de longue date, qui le restera, comme le prouvent les lettres que Breton lui adresse encore en 1961. Avocat à Versailles, il est bibliophile et copropriétaire des éditions du Sagittaire dont Philippe Soupault est directeur littéraire. C’est aussi un collectionneur d’art éclairé qui prête des œuvres pour certaines expositions surréalistes. Breton lui sait gré de lui avoir révélé « la beauté de l’imagerie populaire à travers ses merveilleux aléas. [4]  » Bomsel est également l’un des fondateurs de la Compagnie de l’Art brut instituée par Dubuffet. C’est donc avec un certain enthousiasme que Breton se lance dans la recherche d’un local. Après la guerre, adressant à son ami une photo de la galerie, il lui rappelle : « Reconnaissez-vous ce cadre qui vous devait l’existence et que nous avions voulu enchanter ? » [5] . Il se renseigne auprès du galeriste Pierre Loeb, le fondateur de la galerie Pierre, qui donne un avis favorable, bien que le prix des locaux ait nettement augmenté [6] . Le marché a en effet repris, alors que de 1929 à 1936, les galeries ne vendaient rien [7] . Breton pense donc que l’entreprise peut réussir et même « qu’elle comblerait au point de vue de l’intérêt, de la curiosité, un manque très réel. [8]  » Ses recherches le conduisent alors vers un magasin situé 31 rue de Seine.

            Breton commence par choisir pour la galerie le nom de Gradiva. Les surréalistes connaissent bien l’héroïne de la nouvelle de l’écrivain allemand Wilhelm Jensen, Gradiva, une fantaisie pompéienne, publiée en 1903, qui a inspiré l’étude de Freud, parue en 1907. Max Ernst a pu lire en allemand ce texte avant 1920 et s’en inspirer pour l’une des peintures murales de la maison d’Éluard et Gala à Eaubonne. C’est en 1931, lorsque paraît en France la traduction de Marie Bonaparte, que le texte devient accessible aux autres membres du groupe surréaliste et les fascine d’autant plus que Freud part, non pas des paroles d’un malade, mais d’une sculpture et d’une fiction, pour mettre à jour le rôle des souvenirs refoulés et du désir dans l’élaboration du délire du personnage de l’archéologue autrichien Hanold, amoureux d’une Pompéienne disparue dans l’antiquité. Dali en particulier entreprend aussitôt peintures et dessins sur ce thème. Gala, qui a quitté Éluard, est pour lui Gradiva, puisque, comme dans l’analyse de Freud, elle est la thérapeute, la femme vivante qui réussit à le guérir. La sculpture antique à la robe plissée et au pied levé incarne alors pour les surréalistes la femme idéale, celle qui permet l’émergence du désir, le passage du rêve à la réalité, de la mort à la vie. Sa démarche est le symbole de cette métamorphose. C’est cette image que Breton choisit de mettre en exergue à son recueil Les Vases communicants, dès 1932, en inscrivant la dernière phrase de la nouvelle de Jensen : « Et retroussant légèrement sa robe de sa main gauche, Gradiva Rediviva, Zoé Bertrang, enveloppée des regards rêveurs de Hanold, de sa démarche souple et tranquille, passa de l’autre côté de la rue. [9]  »

            Ce nom reçoit l’approbation générale des surréalistes et de Jacqueline à qui Breton a demandé son avis [10] . Dali, dans une lettre à Breton du 27 mars, propose d’appeler la boutique Café Gradiva et de lui donner l’apparence extérieure d’une boucherie avec du faux marbre et pour enseigne des têtes de chevaux dorées d’où pendent des chevelures comme chez les coiffeurs [11] . Mais les enseignes réalisées ont disparu rapidement, car elles ont été dérobées de nuit [12] . Restent donc les lettres GRADIVA apposées au-dessus de la vitrine et réunies par le mot « comme » répété à une série de prénoms de femmes surréalistes : Gisèle, Rosine, Alice, Dora, Inès, Violette, Alice, parmi lesquelles on retrouve Gisèle Prassinos, Alice Rahon, Dora Maar et Violette Nozière. C’est donc placer un lieu de vente d’objets sous le signe de la femme, parce que la relation de Breton à l’objet est passionnelle. D’ailleurs la porte de la galerie suggère une histoire de couple, comme dans la nouvelle de Jensen : Marcel Duchamp a en effet dessiné et fait exécuter une porte en verre, dont l’ouverture, derrière deux colonnettes, « silhouettait comme pourrait faire leur ombre, un homme d’une puissante stature et une femme sensiblement plus petite, se tenant debout côte à côte. [13]  » Jacqueline Lamba est donc associée à l’aventure, tout comme l’ombre de la Gradiva pompéienne qui, dans le délire de Hanold, passe à travers les murs. La décoration extérieure de la galerie est complétée par des fresques verticales du peintre Wolfgang Paalen, dressées des deux côtés de la vitrine.

            L’intérieur est plus modeste, mais Breton espère agrandir la petite pièce en louant l’arrière-boutique qui appartient à Robert Duncan. Il y a disposé quelques tables pour permettre la lecture. Il se préoccupe de détails matériels, choisit un papier calque fin pour le papier à en-tête de la galerie. Il écrit à Picasso dans l’espoir d’obtenir un très petit dessin de Gradiva à reproduire sur ce papier et sur les étiquettes [14] . Il a en tous cas un cachet ovale portant la marque d’un pied de profil qui est apposé sur le prospectus annonçant l’ouverture de la galerie. Ce prospectus sur papier mauve ou chamois ressemble plus à un article sur l’art qu’à un texte commercial. Gradiva y est en effet définie comme « la beauté de demain » qui se trahit parfois dans les œuvres du passé et du présent, comme Delfica de Nerval, Les Poseuses de Seurat ou une jungle du Douanier Rousseau. Breton cherche à appréhender cette beauté moderne dans l’art populaire et l’esprit d’enfance, dans les livres, de L’Amour Fou qu’il vient d’écrire aux livres d’artistes, dans les tableaux et les objets. Peu après l’exposition surréaliste d’objets à la galerie Charles Ratton, Breton s’arrête sur toutes les catégories d’objets qui peuvent y être montrés, même apparemment inutiles ou sans valeur, mais capables de révéler à chacun son propre désir. Il souhaite un lieu hors du temps, hors du monde de la raison, illuminé par son contenu, se plaçant sous le signe du rêve [15] .

            André Breton peut alors installer dans sa galerie des œuvres de sa collection personnelle ; il en demande aussi à ses amis, et aux artistes qu’il aime. Le 15 mars, dans une lettre à Picasso, il lui dit son désir de présenter une de ses œuvres pour l’ouverture. Il a des projets d’expositions, l’une de Magritte qui s’empresse d’accepter [16] , l’autre de Brauner [17] . Une série de photographies montre les préparatifs d’ouverture. Jacqueline s’occupe avec les artistes de l’aménagement. Yves Tanguy et Marcel Duchamp installent la fameuse porte, Dominguez les rejoint depuis son atelier du 83 boulevard Montparnasse pour peindre la devanture, Paalen monte sur un escabeau pour fixer ses fresques. Mais Breton et sa femme n’ont pas vraiment l’air de vendeurs, lorsque Dora Maar, la compagne de Picasso, une amie de Jacqueline, les prend en photo allongés sur le trottoir avec Max Ernst, pour une action surréaliste devant la galerie [18] . D’ailleurs, dès le mois de mai, Paul Éluard manifeste son scepticisme : « Son magasin n’avance pas. Breton n’est pas fait pour ce genre d’entreprise, Jacqueline non plus. [19]  » Certes, des tensions existent entre les deux hommes. Mais, en avril, les clients ne se pressent pas et les rentrées sont insuffisantes pour envisager des vacances, écrit Breton lui-même [20] .

            L’exposition inaugurale est prévue pour le mois de mai. Yves Tanguy s’active pour obtenir des œuvres, ce qui lui donne « un travail fou » ; il attend par exemple celle que Bellmer a annoncée et qui risque d’arriver après le jour du vernissage [21] . Il se charge aussi de disposer les objets, avec l’aide de Paalen. Breton a fait imprimer un carton d’invitation aux lettres noires sur papier brun. Il a réuni des livres, des sculptures océaniennes, des tableaux de peintres essentiellement surréalistes : Arp, Bellmer, Chirico, Dali, Dominguez, Duchamp, Ernst, Giacometti, Hayter, Klee, Dora Maar, Marcoussis, Miro, Oelze, Paalen, Picabia, Picasso, Man Ray et Tanguy. Une photographie de Jean Devoluy montre un peu plus tard l’intérieur de la galerie. Sur le mur, un tableau de Magritte est entouré « d’objets sauvages », selon la classification de Breton, masques et fétiches, placés côte à côte, pour créer le choc de leur réunion. Des objets surréalistes y sont aussi proposés, comme L’Objet du couchant de Miro ou la brouette tapissée de satin rose de Dominguez qui a été vendue à Marie-Laure de Noailles. Dominguez a aussi prêté Jamais, un phonographe peint en blanc dont sortent des jambes de femme et Paalen sa chaise couverte de lierre dont deux versions sont fabriquées. Breton emprunte aussi à Marcel Jean Le Spectre du gardénia, qui est placé face à la porte, de façon à ce que la figure noire cligne de ses yeux en fermeture-éclair vers les clients qui entrent. Mais nul ne l’achète [22] .

            Un nouveau groupe de peintres surréalistes est ainsi réuni autour de la galerie Gradiva. Si certains sont entrés très tôt dans le mouvement, comme Yves Tanguy, les autres l’ont rejoint depuis peu. Le viennois Wolfgang Paalen, après un passage par l’Abstraction, est devenu surréaliste en 1935, comme Kurt Seligmann, né à Bâle et passionné par l’alchimie. Dominguez, originaire des Canaries, y a organisé une exposition surréaliste dès 1934, alors qu’Esteban Francès arrive d’Espagne en 1937. André Breton, dans l’article « Des tendances les plus récentes de la peinture surréaliste », montre que leur créativité « opère un retour marqué à l’automatisme », par l’invention de nouveaux procédés, la « décalcomanie sans objet préconçu » de Dominguez, le « fumage » de Paalen, le « grattage » d’Esteban Francès. Ainsi, « l’automatisme absolu fait son apparition sur le plan plastique. [23]  » La décalcomanie en particulier, qui permet d’obtenir d’étranges paysages par les coulures de couleur, ressemble à un jeu d’enfant, auquel s’adonnent Breton et Jacqueline. Les œuvres obtenues sont publiées dans la revue Minotaure, n° 8.

            Les femmes qui s’agrègent au mouvement surréaliste dans les années trente sont les compagnes des artistes, mais ce sont aussi des créatrices qui ont reçu une formation artistique. Jacqueline Lamba, très sensible à la poésie et à la peinture, a suivi les cours de l’École centrale des Arts décoratifs et a fréquenté l’atelier d’André L’Hote à Montparnasse, avec Dora Maar. À cette époque, Jacqueline crée des objets pour les expositions du groupe et réalise des dessins. Dora se tourne désormais vers la photographie et expose ses réalisations à la galerie de Beaune. Leonora Carrington, une très jeune fille de la bonne société, a rencontré à Londres, lors du vernissage de son exposition à la Mayor Gallery, en 1937, Max Ernst qui pour elle, a quitté sa femme Marie-Berthe Aurenche. Leonora a commencé à peindre en Italie, puis à Londres à l’académie Ozenfant, et ses tableaux sont alors peuplés d’animaux et influencés par les contes de son enfance. André Breton est séduit par son étonnante beauté et par son anticonformisme [24] . Remedios Varo arrive aussi en France en 1937 avec le poète Benjamin Péret qu’elle a épousé à Barcelone où elle l’a rencontré en 1936. Elle participe alors aux activités surréalistes. Elle est également peintre, mais ils sont sans argent, et ce n’est que plus tard, à Mexico, qu’elle pourra réaliser son œuvre.

            Alors que la rupture est consommée entre Éluard et Breton et que Max Ernst prend ses distances et s’installe à Saint-Martin de l’Ardèche, André Masson renoue avec Breton. Le tableau Gradiva témoigne de son intérêt pour ce thème, en une sorte de collaboration qui se poursuit lorsqu’il illustre d’une gravure le poème de Breton, « Porteuse sans fardeau », né en 1941, de la démarche de Martiniquaises [25] . Mais surtout, Breton découvre dans sa galerie un nouvel artiste. Le jeune architecte Roberto Matta a quitté le Chili pour l’Europe dans les années trente, et rencontré en Espagne le poète Lorca qui lui a donné un mot d’introduction pour Dali. En 1937, à Paris, homme à tout faire pour la réalisation du pavillon espagnol à l’Exposition universelle, il entre en contact avec Picasso, puis Esteban Francès qui lui conseille de rencontrer Breton. Le 9 octobre, muni d’une lettre de Dali qui dit aimer ses dessins au crayon [26] , Matta arrive à la galerie Gradiva. L’écrivain anglo-américain Patrick Waldberg, un ami de Tanguy, assiste à la scène. Matta qui a apporté une trentaine de dessins, parle beaucoup. Breton ne comprend rien à son discours, mais achète immédiatement deux dessins. La rencontre est décisive pour Matta : « J’étais très jeune, je ne savais rien, et ils me dirent : ‘’tu es surréaliste !’’ Je ne savais même pas ce que cela voulait dire. [27]  » C’est le point de départ du choix de la peinture par Matta qui, dès l’été 1938 à Trévignon, en Bretagne, trouve sa voie. Il est accompagné de Gordon Onslow Ford, un officier de marine anglais qui a démissionné pour peindre, rencontré par hasard à Paris. Présenté à Breton, celui-ci fréquente aussi la petite galerie.

            Mais le lieu semble avoir permis des rencontres d’artistes plus que d’acheteurs. En effet, malgré la bonne volonté des surréalistes, l’aide du poète et journaliste Robert Rius qui vient presque tous les jours, la galerie connaît vite des difficultés. Selon Leonora Carrington, « personne n’entrait dans la boutique, sinon les surréalistes. [28]  » Il existe pourtant des collectionneurs d’« objets sauvages », depuis le début du XXe siècle et de grands marchands, comme Paul Guillaume, l’un des premiers à avoir organisé une exposition d’art africain, Charles Ratton qui possède une galerie rue de Marignan, est également expert, et a préparé avec Louis Carré, la vente de la collection Éluard, Breton, Sculptures d’Afrique, d’Amérique et d’Océanie, à Drouot, le 2 et 3 juillet 1931. Pierre Loeb, fondateur de la galerie Pierre, est aussi bien connu des surréalistes. Certes, l’art océanien, les objets surréalistes et plus tard les médailles gauloises sont moins connus que l’art africain, mais sans doute la galerie est-elle trop récente, et son directeur un débutant sur le marché de l’art. Il s’est constitué une collection au meilleur prix, parce qu’il est capable de découvrir la beauté là où on ne l’attend pas, mais il n’a pas l’art de la vente.

            Les visiteurs ne sont pas bien reçus dans la galerie. Peggy Guggenheim trouve que Breton « ressemble à un lion allant et venant dans une cage. [29]  » Et ce n’est pas un avis isolé. Marcel Jean, un ami de Dominguez et d’Yves Tanguy, raconte dans son recueil de souvenirs que Breton supporte assez mal les visites des curieux, même surréalistes, qui se réfugient alors dans l’atelier de reliure de Georges Hugnet, situé rue de Buci [30] . Tous les avis concordent. Ni Breton ni sa femme ne sont faits pour « vendre régulièrement des objets, même très beaux [31]  », écrit Huguette Lamba, la sœur de Jacqueline qui elle-même avoue « qu’ils ne vendaient rien, n’étant marchands ni l’un ni l’autre », ce qu’Éluard a perçu d’emblée. Ainsi, seuls 100 exemplaires de L’Amour fou trouvent preneur. En fait, Breton ne veut pas se séparer de ses objets, avec lesquels il entretient un constant dialogue. Il vit la vente comme la souffrance d’une séparation. De plus, la gestion n’est pas son fort. En août, il demande à Simone Collinet, sa première femme, qui tient désormais une galerie, « de lui confier quelques tableaux et dessins, parce qu’il n’a pas assez de choses à vendre. [32]  » Dès la fin août en effet, la galerie est en difficulté ; en octobre, il craint de ne pouvoir louer l’arrière-boutique et a des problèmes avec le chauffage [33] . En fait, Jacqueline et André Breton doivent se rendre à l’évidence : c’est l’échec. Ils reprennent alors des activités collectives, comme la préparation de l’exposition surréaliste de 1938.

            Fin février 1938, André Breton abandonne la galerie Gradiva. L’intervention de Saint-John-Perse et d’Henri Laugier lui permet d’obtenir du Ministère des Affaires étrangères une mission de conférences au Mexique. Breton est ravi de pouvoir réaliser « une des grandes aspirations de sa vie ». Il prépare son départ et charge Yves Tanguy de la liquidation de la galerie auprès du Tribunal de commerce et du transfert des œuvres à la galerie Bucher-Myrbor : une exposition du contenu de la galerie Gradiva y est prévue du 27 avril au 12 mai. Breton quitte la France le 30 mars. Tanguy accomplit sa tâche et informe son ami par un courrier adressé à la légation de France à Mexico : tout se passe bien à la galerie Jeanne Bucher, et Bomsel le guide pour les démarches administratives. Le 28 avril, dans une nouvelle lettre, il demande à Breton des signatures pour la cessation de commerce Gradiva [34] . À la fermeture, la porte est stockée, puis détruite à la demande de Marcel Duchamp. En 1952, paraît pour la première fois une reproduction photographique. En 1968, lors de l’exposition collective Doors, à la galerie Cordier, puis Ekstom de New-York, est présentée une réplique de plexiglas reproduite sur le carton d’invitation conçu par Duchamp. Elle a donc un statut d’œuvre d’art. Cette porte s’inscrit en effet dans la recherche de Duchamp, depuis la porte installée dans son appartement de la rue Larrey, jusqu’à Étant donnés, porte de bois massive pourvue d’une ouverture datant de 1966, en passant par Le Grand Verre.

            Ainsi la galerie Gradiva n’a jamais vraiment fonctionné et André Breton en est en grande partie responsable. Mais le nom de Gradiva a permis aux surréalistes de réfléchir sur le rôle de l’objet, dans les pas de Freud. Le lieu a réuni une autre génération d’artistes qui ont renouvelé les pratiques automatiques, ont cherché à se rapprocher des œuvres primitives, et révélé le peintre Matta. Mais elle n’a pas permis de vendre les œuvres, ni de les faire connaître. Elle a duré trop peu de temps pour que ce groupe de peintres s’associe durablement, d’autant plus que la guerre les a rapidement séparés, les uns partant pour l’Amérique du Nord, comme Masson, Tanguy et Matta, les autres vers le Mexique, comme Remedios Varo et Péret, Paalen et Leonora Carrington. La galerie n’est plus qu’un souvenir enseveli comme ceux qui ont fait naître les rêves de Hanold. Les espoirs qu’elle portait ne se sont pas matérialisés. Mais ceci a permis à André Breton et Jacqueline Lamba d’échapper au commerce et au règne de l’argent, ce qui était sans doute leur désir profond.



[1] . Entretiens avec André Parinaud. André Breton, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1999, III, p. 547.

[2] . Lettre de Jacqueline Lamba à J.-C. Blachère 27 octobre 1984 dans Les totems d’André Breton, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 138.

[3] . Paul Éluard, Lettres à Gala, Gallimard, Paris, 1984, 14 février 1937, p. 275.

[4] . Lettre de Breton à Bomsel, 1955, collection particulière.

[5] . 2e lettre à Bomsel, 1955, collection particulière.

[6] . Lettre de Breton à Bomsel, 4 février 1937, publiée dans le catalogue André Breton, la beauté convulsive, MNAM, Centre Pompidou, Paris, 1991.

[7] . Daniel-Henri Kahnweiler- Francis Crémieux, Entretiens, Gallimard, L’Imaginaire, Paris, 1998, p. 144.

[8] . Lettre de Breton à Bomsel, 4 février 1937.

[9] . A. Breton, Les Vases communicants, OC II, p. 103.

[10] . Lettre d’A. Breton à J. Lamba, 31 mars 1937, OC II, p. LII.

[11] . Id., ibid.

[12] . Lettre de Breton à Bomsel, collection particulière.

[13] . A. Breton Entretiens, op cit. p. 547. Reproduction photographique II p. 675.

[14] . Lettre de Breton à Picasso, 15 mars 1937, Archives Musée Picasso.

[15] . Prospectus publié dans La clé des champs, A. Breton, Œuvres complètes, op. cit. II p. 673.

[16] . Lettre de Magritte à Breton, mai 1937, B L J. Doucet, Fonds Breton.

[17] . Lettre de Breton à Brauner, mai 1937, Archives MNAM, Fonds Victor Brauner.

[18] . Alba Romano Pace, Jacqueline Lamba, Gallimard, Paris 2010, p. 78, « Témoins de l’art ».

[19] . Paul Éluard, lettre à Gala, 1er mai 1937, op cit., p. 281.

[20] . Lettre d’André Breton à Jacqueline Lamba, avril 1937, B L J. Doucet, Fonds Breton.

[21] . Lettre d’Yves Tanguy à Bellmer, 19 mai 1937, collection particulière.

[22] . Marcel Jean, Au galop dans le vent, éditions Jean Pierre de Monza, 1991, p. 69.

[23] . André Breton, Le Surréalisme et la peinture, Gallimard, 1965, p. 145.

[24] . André Breton, OC II, Anthologie de l’humour noir, p. 1163.

[25] . A. Breton, Martinique Charmeuse de serpents, OC III, p. 383.

[26] . Lettre de Dali à Breton, B L J. Doucet, Fonds Breton.

[27] . Catalogue Matta, Centre Pompidou, 1985, p. 267.

[28] . Mark Polizzoti, André Breton, Paris, Gallimard, Biographies, 1995, p. 503. Entretien de l’auteur avec Leonora Carrington, 25 avril 1986.

[29] . Peggy Guggenheim, Ma vie et mes folies, Paris, Perrin, 2004, p. 130.

[30] . Marcel jean, Au galop dans le vent, op cit, p. 69.

[31] . Huguette Lamba, Mémoires inédits, in : Jacqueline Lamba, op cit. p. 288.

[32] . Lettre de Breton à Simone Colinet, Archives Sator.

[33] . A. Breton, OC II, p. LIII.

[34] . Lettre d’Yves Tanguy à André Breton, B L J. Doucet.