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LA GALERIE À L’ÉTOILE SCELLÉE

 RENEE MABIN

 

Le premier numéro de la revue surréaliste Medium de novembre 1952 annonce l’ouverture imminente de la galerie A l’Étoile scellée. La revue Arts, dans son numéro du 5 au 11 décembre 1952, reprend l’information dans un court article non signé. André Breton, le 28 novembre, a en effet rédigé un texte de présentation pour cette nouvelle galerie dont il va assurer la direction artistique. Il y rappelle que ce n’est pas la première fois qu’il tient ce rôle. Dès 1926, il a été le conseiller de la Galerie surréaliste, située 16 rue Jacques Callot. Elle a ouvert ses portes le 26 mars 1926, avec pour gérant Marcel Fourrier et directeurs, Roland Tual, puis Marcel Knoll. Cette première vitrine de la peinture surréaliste a exposé jusqu’en 1928 Masson, Tanguy, Chirico, Man Ray, Picabia, Miró... Breton a ensuite, en 1937, été chargé par Louis Bomsel, notaire à Versailles, de l’animation de la galerie Gradiva. Il a été une première fois confronté au choix d’une enseigne et a pris le nom de l’héroïne d’un conte de Jensen, née d’un bas-relief antique représentant une femme qui marche, que l’analyse de Freud a rendu célèbre. C’est donner à l’œuvre d’art une grande portée, puisque l’image est pour le héros plus importante que la personne réelle. De nouveaux artistes comme Leonora Carrington, Esteban Francès, Matta et Onslow Ford, attirés par la galerie, y ont rejoint les surréalistes. Mais les difficultés financières n’ont pas permis une programmation de longue durée, et la liquidation s’est faite pendant le voyage de Breton au Mexique.

 

Une nouvelle opportunité s’offre à lui, quelques années après son retour d’Amérique, en 1952. Il a cette fois été contacté par Félix Labisse. Cet autodidacte qui peint des toiles érotiques est proche du mouvement surréaliste. Desnos, Prévert, Soupault se sont intéressés à ses tableaux, comme Eluard qui lui a dédié le poème l’A b c de la récalcitrante, en 1947. Labisse, qui réalise de nombreux décors, connaît bien les milieux du théâtre, comme Sophie Babet qui ouvre la galerie que rejoint Jo Dupin. Cette dernière, mariée à un notaire parisien, connaît la peinture surréaliste, car elle a été une amie très proche de Paalen(1). Georges Goldfayn vient les aider, mais gagne sa vie le soir en travaillant dans un bar où l’on écoute du jazz, le Storyville. Pour la troisième fois, Breton devient le conseiller artistique d’une galerie. Celle-ci est située 11 rue du Pré-aux-clercs, à Saint-Germain-des-Prés. Elle est certes exiguë, mais elle lui offre, sinon une rétribution(2), du moins la liberté de présenter ses choix, dans un nouveau contexte artistique. En 1951 et 1952, les Surréalistes se sont opposés avec violence à la peinture réaliste soutenue par les Communistes dont Aragon se fait le porte-parole dans les Lettres françaises, tandis que l’Abstraction occupe le devant de la scène parisienne, suscitant des débats passionnés.

 

Au début de l’article de la revue Arts, Breton explique le choix du titre, A l’Étoile scellée, assez mystérieux, en relation avec l’Alchimie (3) . Depuis le mois de novembre 1952, Breton et ses amis suivent, tous les dimanches, à la Salle de géographie, les conférences de René Alleau sur les Textes classiques de l’Alchimie. René Alleau, un esprit brillant, lie amitié avec les Surréalistes et participe à certains de leurs débats. Placer la galerie sous le signe de l’Alchimie, c’est d’abord faire référence à toutes ces images extraordinaires qui illustrent les traités et constituent un défi pour les interprètes de notre temps. C’est aussi évoquer un langage secret qui a des analogies avec la poésie. René Alleau propose plusieurs noms énigmatiques pour la future enseigne : A la lune feuillée, Au cœur de Saturne, A l’étoile scellée. Selon Jean Claude Silbermann, c’est Julien Gracq qui fait pencher la balance en faveur de ce dernier titre qui permet une lecture plurielle. L’expression peut évoquer le secret de l’entreprise artistique, l’éclat de sa réussite, le mystère de l’œuvre elle-même, mais, phonétiquement, elle change de signification. Les enseignes populaires jouent ainsi sur une dualité de sens créée par les sonorités : Au lion d’or n’est autre qu’Au lit on dort. De même, A l’Étoile scellée peut s’entendre Ah les toiles c’est laid, ce qui rappelle avec humour que l’art surréaliste n’a pas le culte du beau.

 

Ce titre ne peut que plaire à André Breton, sensible à l’aspect phonétique du langage sur lequel se fonde aussi la langue des oiseaux des Alchimistes. De plus, en 1941, à Marseille où il attend à la villa Air-Bel son départ pour les USA, Breton s’est penché sur le symbolisme de l’étoile, lors de la création d’un nouveau jeu de cartes, le Jeu de Marseille. Il a voulu en effet renouveler la symbolique traditionnelle du tarot. Dans le jeu surréaliste, l’un des emblèmes est l’étoile(4). De couleur noire, elle a été dessinée par le peintre Dominguez, présent à la villa Air-Bel. Les figures qui lui sont associées sur les cartes représentent les personnages de Lautréamont, Alice et Freud, en relation avec le rêve, donné comme symbole à l’étoile. L’enseigne de la galerie évoque donc bien ce modèle intérieur auquel se réfère l’œuvre picturale. D’autre part, Les surréalistes connaissent les énigmatiques images du célèbre Tarot de Marseille, dont la carte l’Étoile représente une femme nue agenouillée qui verse le liquide contenu dans deux cruches qu’elle tient dans ses mains(5) Cette autre représentation de l’étoile concorde avec la programmation de la galerie dont certaines expositions sont consacrées à l’érotisme. Le titre proposé par René Alleau trouve donc beaucoup de résonances chez les Surréalistes.

 

Breton clôt son article de la revue Arts en évoquant l’orientation artistique qu’il envisage. Il déclare en effet que la nouvelle galerie ne montrera pas seulement des œuvres surréalistes, mais qu’elle s’ouvrira plus largement aux jeunes artistes, sans tomber dans les écueils du Réalisme, ou dans la querelle de l’Abstraction qui oppose les tenants de la géométrie et ceux d’une forme libre, en relation avec la nature. Il souhaite accueillir de nouveaux talents sans vraiment préciser, puisqu’il se contente de citer Balthus et Clovis Trouille dont il a souvent remarqué les œuvres, bien que les deux artistes soient en dehors du mouvement. Le 5 décembre 1952, jour de l’inauguration, l’accrochage collectif suit l’énoncé d’intentions de Breton. Il montre en effet des tableaux de peintres de la première heure du groupe surréaliste, comme Ernst, Tanguy ou Brauner, en dépit de toutes les dissensions, parce que l’œuvre des exclus reste représentative de la peinture surréaliste. André Breton reçoit, dit Robert Lebel « avec la courtoisie parfaite d’un maître de maison qui pratique l’oubli des différents et même des injures »(6). En outre, il accueille aussi des jeunes gens réunis autour du poète Jean Pierre Duprey dont le manuscrit Derrière sondouble, déposé en 1948 à la galerie La Dragonne, l’a enthousiasmé, et qui désormais sculpte des reliefs en béton. Font partie de ce petit groupe, Mirabelle d’Ors, Fred Deux, Maurice Rapin, Andralis. Un jeune Mexicain encouragé par Péret, Gunther Gerzo, et l’artiste hongrois Simon Hantaï sont également présents. De nouveaux talents sont donc associés aux peintres consacrés du mouvement.

 

Simon Hantaï a déposé, le 7 décembre précédent, un tableau-objet intitulé Regarde, devant la porte de l’atelier de Breton, rue Fontaine, sans oser entrer. Breton choisit de lui consacrer aussitôt une exposition particulière, du 23 janvier au 10 février 1953. Il rédige un encadré de la revue Medium n° 3, pour présenter l’artiste « à qui font cortège les êtres fabuleux que son souffle a doués de vie et qui se déplacent comme nuls autres, en ces premiers jours de 1953, dans la lumière du jamais vu »(7). Hantaï montre seize grandes toiles spectaculaires qui semblent dans le droit fil du mouvement, tout comme sa réticence à entrer dans le circuit commercial. Le peintre qui a quitté la Hongrie pour la France en 1949 crée alors des personnages étranges dans un contexte assez sombre. La préface du catalogue se termine par un salut admiratif de Breton : « Une fois de plus, comme peut-être tous les dix ans, un grand départ(8) » Cependant, l’œuvre est plus ambiguë qu’il n’y paraît, comme le remarque le critique d’art Charles Estienne, dans l’Observateur du 29 janvier 1953. Il rapproche Hantaï, malgré les procédés surréalistes qu’il utilise, de Kandinsky, avec l’intuition de son évolution ultérieure.

 

Le deuxième accrochage collectif, au mois de février, reste en territoire pleinement surréaliste. Sont présentées les œuvres de Tanguy, bien qu’il ait décidé de rester aux États-Unis, au grand dam de Breton, celles d’Ernst, de Lam, de Paalen de retour à Paris, ou encore de Man Ray et Toyen, une des figures historiques du Surréalisme tchèque. Certains, comme Lam et Paalen vont repartir, Ernst va s’écarter, sa récompense en 1954 à la Biennale de Venise lui valant les foudres des amis de Breton et l’exclusion du mouvement. En fait, dans les années à venir, seule Toyen reste proche de Breton, le rencontre quotidiennement au café, aime une action collective avec les jeunes poètes qui l’entourent. Breton qui s’intéresse aussi, plus que jamais, au contexte artistique, à ses manifestations picturales, toujours à l’affût des créations nouvelles, souhaite accueillir dans le mouvement de nouveaux artistes. Dorénavant, la galerie cesse d’exposer les Surréalistes consacrés, exception faite de Toyen.

 

Breton a rencontré, après l’Exposition Internationale du Surréalisme de 1947, Galerie Maeght, le critique Charles Estienne, défenseur d’une tendance de l’Abstraction qui se réclame de Kandinsky, l’Abstraction lyrique, qui refuse la rigueur de la géométrie, pour exprimer les émotions, en relation avec l’univers naturel. Malgré les différences de tempérament et d’orientation artistique, les deux hommes sont devenus assez proches, Charles Estienne fréquentant les réunions du café, sans adhérer au mouvement. Estienne ne croit pas que les peintres surréalistes puissent, dans le contexte de l’après-guerre, renouveler la peinture, et il regrette le refus de Breton de s’intéresser à la technique picturale. Mais un rapprochement lui paraît possible entre le Surréalisme et l’Abstraction lyrique. La nature assez provocatrice de l’accord séduit Breton, qui a rendu visite à Kandinsky dans son atelier, avant la guerre, qui a eu des relations cordiales avec Mondrian aux USA. Il ouvre, dès mars 1953, la galerie A l’Étoile scellée à un groupe de jeunes abstraits que lui présente Charles Estienne. Du 10 au 31 mars, Degottex, Duvillier, Marcelle Louchansky et Messagier, marquent avec éclat une orientation inattendue de la galerie, avec une préface de Charles Estienne, La Coupe et l’épée. Celui-ci met l’accent, dans Combat-Art du premier mars 1954 sur cette entrée paradoxale : « exposent donc chez les surréalistes (grand scandale) quatre hérétiques abstraits ou semi- figuratifs. »

Ce choix ne fait donc pas l’unanimité. Il a aussi pour conséquence le départ des jeunes artistes présentés lors de l’inauguration, Duprey, Rapin, Deux, Mirabelle D’Ors. Mais la programmation de la galerie est désormais le fruit de la collaboration entre Breton, Péret revenu du Mexique, et Charles Estienne. En 1950, dans l’Almanach surréaliste du demi-siècle, Péret a d’abord manifesté son opposition à Charles Estienne, dans une longue démonstration ironique, La Soupe déshydratée, où il conclut que l’Art abstrait n’existe pas(9). Mais en fait, entre Péret et Estienne, l’entente devient vite réelle du fait de leur tempérament et de leur mode de vie, si bien qu’ils se retrouvent à Saint-Cirq-La-Popie. D’autre part, certains des artistes soutenus par Estienne comme René Duvillier par exemple, se sentent plus proches de Péret que de Breton. La présence de Charles Estienne permet en tout cas un renouvellement qui va aider de jeunes peintres à découvrir leur voie, même s’ils s’écartent par la suite du Surréalisme. Mais Breton ne se limite pas à l’Abstraction lyrique, et ouvre plus largement la petite galerie.

 

En effet, l’exposition suivante associe à Toyen, l’artiste croate Slavco Kopac, passionné par les collections de l’Art brut qu’il gère. Benjamin Péret, dans la préface du catalogue, souligne la profonde innocence de sa peinture, innocence qui est celle des primitifs et des enfants. Le peintre est déjà en contact avec les surréalistes, depuis que Dubuffet a fondé avec Breton la Compagnie del’Art brut en 1948. Les relations entre Breton et Dubuffet se sont détériorées lorsque celui-ci a déplacé ses collections aux États-Unis, en 1951. Mais Slavco Kopac qui a illustré l’article La Clivadière de Robert Lebel dans l’Almanach surréaliste du demi-siècle, garde contact avec Breton et Péret. Le choix de ses œuvres est significatif de l’intérêt des Surréalistes pour l’art des primitifs, des médiums, des malades mentaux, que rappelle le recueil La clé des champs de Breton, qui paraît à peu près au même moment, en août 1953.

 

Du 5 au 30 mai, a lieu l’exposition Toyen. L’invitation est faite de deux mains découpées et reliées, dont les doigts sont ornés de phrases composées par les membres du groupe. Celle de Heisler, son ami tchèque, qui a quitté avec elle la Tchécoslovaquie en 1947, dit : « Un rayon de soleil silencieusement s’évapore de petits pots d’émail bleu, oubliés sur les fenêtres et sur les rebords des façades. » La phrase de Péret, un autre de ses grands amis, lui fait face : « Elle ne dort pas et voit ses rêves dans les pierres. » Péret et Heisler ont en effet écrit avec Breton les textes d’une monographie consacrée à Toyen, parue aux éditions Sokolova, au mois de mars, juste avant l’exposition. Charles Estienne s’intéresse également beaucoup à son œuvre et elle n’hésite pas à le suivre dans son rapprochement entre Abstraction et Surréalisme. Elle explique, dans sa réponse a l’enquête Situation de la peinture en 1954 (10) , proposée par Charles Estienne et José Pierre à de nombreux artistes, qu’elle a déjà accepté une association de cette nature, lorsque le groupe tchèque Devetsil a rejoint le Surréalisme. De plus, elle a connu une période abstraite, dès 1927, avec l’Artificialisme que Styrsky et elle pratiquent alors. Elle expose dans la petite galerie, des œuvres inspirées des enseignes alchimistes du vieux Prague : A l’arbre d’or, Au soleil noir, A la roue d’or, ou de ses séjours en Bretagne : Lavandières de nuit, Île de Sein et le cycle de dessins Ni ailes ni pierres, Ailes et pierres. Grâce à elle, le rapprochement du Surréalisme et de l’Abstraction est dans les faits.

 

Après une interruption de plus d’un an, du 25 juin au 12 juillet 1954, sont accrochées les œuvres de l’espagnol Eugenio Fernandez Granell. Né en 1912, Granell s’exile après la victoire de Franco et gagne les Caraïbes. Il est à Saint-Domingue en 1941, lorsque Breton, Jacqueline Lamba et leur fille Aube s’y arrêtent venant de la Martinique et de la Guadeloupe. Pendant ces quelques semaines, ils se voient tous les jours dans un des cafés de la rue du Comte à Ciudad Trujillo et font ensemble des Cadavres exquis. Granell publie alors un entretien avec Breton dans La Naci ơ n, le journal de Ciudad Trujillo (11). Ils se retrouvent en février 1946, lors du second passage de Breton à Saint-Domingue. Grand ami de Péret, Granell s’est efforcé de diffuser le Surréalisme en Amérique Centrale, organisant des expositions, à Porto Rico en 1954, par exemple. Péret a rédigé la préface du catalogue, A la hauteur du cri, pour évoquer une œuvre dans laquelle transparaît « l’Espagne originelle, mais aussi un monde à découvrir, peuplé de coq-cadran solaire et de poule-machine à coudre. » Péret connaît bien les tableaux du peintre dont il a déjà préfacé une exposition au Guatemala en 1946. Exposer Granell, c’est donc introduire en France l’œuvre d’un artiste rencontré pendant l’exil américain. Il ne s’agit pas de présenter différentes tendances de l’art contemporain, mais au contraire, une démarche commune de lutte contre la représentation du réel.

 

L'activité de la galerie ne reprend vraiment qu'à partir de la fin de 1954, lorsque, du 18 novembre au 2 décembre, Breton décide d’exposer l’œuvre de Judith Reigl, une jeune Hongroise arrivée en France en 1950, qui lui a été présentée par Simon Hantaï, son compatriote. Breton est enthousiasmé par la grande toile Ils ont soif insatiable d’infini, sur laquelle de monstrueux cavaliers illustrent le titre, une phrase de Lautréamont. Il rédige la préface du catalogue et évoque, pour montrer la réussite des quatorze peintures présentées, son regard, sa danse, et « le pacte qu’elle a conclu avec deux puissances jusque-là inflexibles, Lautréamont et un peintre titan, le hongrois Csontvary. » (12) Mais le tableau choisi pour le carton d’invitation est une œuvre abstraite, Emanation d’opale. Comme Hantaï, Judith Reigl a retenu l’importance de l’automatisme qui la conduit à une peinture gestuelle dans laquelle les Surréalistes ne se reconnaissent pas. La séparation se fait dès 1956. Comme elle, Hantaï quitte le Surréalisme. Du 7 au 27 mars 1957, il organise galerie Kléber, avec le peintre Mathieu et Stéphane Lupasco une série de cérémonies concernant Siger de Brabant, dont la coloration religieuse entraîne un Coup de semonce (13) des Surréalistes. Mais pour les peintres, l’événement n’est qu’un prétexte. Ils ont en fait choisi de s’engager sur une autre voie picturale.

 

C’est parmi les artistes proches de l’Art Brut que se situe le jeune peintre italien dont les tableaux, des « jardins » pleins de gaieté, sont accrochés en décembre 1954 A l’étoile scellée. Giordano Falzoni a participé à l’illustration de l’Almanach surréaliste du demi-siècle et invité Breton à son exposition à la galerie dell’Obelisco à Rome en 1952. Breton l’a remercié de « son petit message vert mousse » qui lui a donné le même plaisir que « la découverte de petits masques de la Nouvelle Guinée hollandaise, faits de brins d’herbe ou découpés dans une feuille végétale. »(14)Le peintre dit partir d’un chaos, d’une explosion de taches qui évoluent vers une expression symbolique. Au dos du carton d’invitation, Breton écrit une phrase qui joue avec les sonorités de son nom : « A giorno sur la pointe des résédas vers la source le papillon de Giordano. » La préface du catalogue est de Robert Benayoun qui anime avec Ado Kyrou et Georges Goldfayn, la revue L’Age du cinéma. C’est donc un ami de Goldfayn, le jeune homme de dix-huit ans qui s’occupe de la galerie avec Sophie Babet. Falzoni est donc un proche du Surréalisme. Mais la programmation reste variée. Au cours de l’année 1955, elle va consacrer des proches de Charles Estienne qui ont déjà participé à l’exposition de groupe de mars 1953.

 

L’entente de Breton et d’Estienne s’est scellée autour de la querelle du Tachisme qui s’est développée à l’issue du second Salon d’Octobre. Créé à l’initiative de Charles Estienne, ce salon réunit des artistes abstraits sous le signe du lyrisme. Fort de la réussite de cette manifestation, Estienne lance à la tribune de Combat-Art un manifeste : Une révolution, le Tachisme, avec le soutien de Breton dans un encadré, Leçon d’Octobre (15) . Les deux hommes célèbrent l’union d’une certaine forme d’Abstraction et du Surréalisme, à la grande surprise de certains artistes exposés, comme Alechinsky par exemple. Les mécontents y voient une tentative de récupération par les Surréalistes et refusent le mot Tachisme, trop vague. La polémique fait rage par voie de presse et les critiques se déchaînent. Mais Breton et Estienne sont bien d’accord pour une action commune. Ils se sont également tous deux enthousiasmés à la lecture du livre de Lancelot Lengyel, paru en 1954, L’Art gaulois dans les médailles, qui établit une parenté entre une forme d’expression celte et l’art contemporain. Frappés par ces objets issus d’une culture non méditerranéenne, Breton et Estienne s’associent à Lancelot Lengyel pour organiser, du 18 février au 2 avril 1955, au Musée pédagogique, une très grande exposition, Pérennité de l’art gaulois. Elle associe à des objets gaulois, des tableaux surréalistes, mais aussi des œuvres abstraites et naïves qui manifestent une même forme de sensibilité.

 

L’année 1955 voit donc tout naturellement la galerie A l’étoile scellée s’ouvrir à des tenants de l’Abstraction lyrique. Du 8 au 28 février, Jean Degottex expose des œuvres récentes, présentées par André Breton et Charles Estienne sous le titre L’épée dans les nuages, qui rappelle l’image ésotérique de l’épée flamboyante. Ces tableaux sont le résultat de la confrontation de l’artiste avec la mer, lors de son séjour avec Charles Estienne, à Argenton dans le Finistère, au cours de l’été 1954. Cette expérience a été déterminante pour le peintre, comme l’est également la rencontre avec Breton qui lui fait découvrir la pensée orientale. Dans la préface du catalogue, Breton remarque en effet que « sans l’avoir voulu, cet art renoue avec la plus haute leçon de la peinture extrême-orientale, celle des œuvres Zen du XIXe siècle. » (16) C’est une découverte pour Degottex qui abandonne par la suite la couleur pour s’intéresser à l’expression du signe. Breton est sensible à sa démarche, puisque, lorsque Degottex lui propose un tableau, il choisit le plus dépouillé, Ascendant. Plus tard, au-dessus de son bureau de la rue Fontaine, est accroché en hauteur, Pollen noir, une longue trace sombre sur fond blanc. Ainsi, chacun à sa manière, Breton et Estienne ont révélé à Degottex une voie qu’il va suivre en solitaire, s’éloignant à la fois du Surréalisme et de l’Abstraction lyrique.

 

Mais Breton ne s’en tient pas à la peinture abstraite, puisque, du 18 mars au 10 avril 1955, il expose les œuvres de Max Walter Svanberg, un peintre suédois installé à Malmö. Les surréalistes ont admiré ses œuvres en mai 1953, à la galerie de Babylone, dans le groupe des Imaginistes dont il va bientôt se séparer. Dès lors, Svanberg, de Suède, collabore avec le Mouvement. Il illustre le numéro 3 de la revue Medium et participe à des expositions collectives, comme l’exposition ÉROS, galerie Daniel Cordier, en 1959. Le peintre s’intéresse essentiellement aux métamorphoses merveilleuses de la femme, somptueusement parée de perles. Dans la préface du catalogue de l’exposition A l’Étoile scellée, Breton évoque les funérailles d’un chef viking, les barques enflammées qui descendent le fleuve, portant aussi la concubine et des objets précieux. De plus, Il marque nettement son désir de ne pas réserver la galerie à la tendance défendue par Charles Estienne.(17) En 1961, il précisera que l’œuvre de Svanberg est « l’une des plus grandes rencontres de sa vie, que l’expression du scabreux le fascine. »(18) L’érotisme est en tout cas l’une des orientations de la peinture qui le touche à cette époque.

 

Ce choix ne constitue pourtant pas une rupture avec Charles Estienne qui continue d’exposer des abstraits lyriques à la galerie. Du 2 au 23 juin a lieu l’exposition René Duvillier. Comme Degottex, il présente ses toiles de mer inspirées par son séjour de l’été 1954 dans le pays de Charles Estienne. Pour évoquer ces œuvres abstraites nées dans la nature, Estienne, Péret et Breton partent d’une métaphore maritime. Duvillier n’est pas vraiment en accord avec Breton, mais il obtient de lui une préface dont le titre est : Duvillier au tramail, pour une œuvre qui transmue la nature sous le signe des émotions. Le peintre sympathise avec Péret qui, dans le texte A grosbouillons insiste sur le mouvement qui anime l’œuvre, et qui, typographe de métier, collabore à la mise en page du catalogue. Le texte de Charles Estienne, La grande nage, situe la peinture de Duvillier face à la nature, au-delà de la querelle du Réalisme et de l’Abstraction. Les titres des trois textes se répondent dans une communauté d’écriture. Pas un des articles ne décrit les enroulements bleus et violets des toiles, mais chacun exprime son sentiment par une multiplication d’images : celle de la génération pour Breton, sous la forme d’un pastiche d’article scientifique relatant l’opposition entre ovistes et spermatistes ; celle de la désintégration d’une goutte d’eau sur une feuille au cinéma, sous la plume de Péret ; celle de la navigation, jusqu’au « jet lunaire et bleu de Moby Dick », pour Estienne. Parfois proche de l’écriture automatique, cette critique est une critique d’humeur.

En 1955, Charles Estienne propose un nouveau peintre abstrait, André Pouget, pour lequel il écrit le texte de présentation. Défenseur de l’Abstraction lyrique, c’est aussi un critique ouvert à d’autres artistes. Comme Breton, il s’intéresse à l’Art brut, et en particulier à la peinture des mediums. Tous deux vont ensemble à Montigny-en-Gabelle choisir les tableaux de Crépin. Plombier-zingueur, celui-ci, appelé par une voix mystérieuse, s’est mis à peindre des Temples merveilleux, des architectures minutieuses dont Breton a eu la révélation, en 1948, lors des premières manifestations de l’Art brut organisées par Dubuffet. Le médium retient l’attention de Breton parce que, guidé par une voix de l’au-delà, il pratique l’écriture automatique pour dessiner des motifs ornementaux symétriques. Pour l’exposition, Estienne rédige un texte de présentation sous forme de calligramme qui imite cette organisation symétrique.(19) La galerie A l’étoile scellée a donc exploré différentes formes de merveilleux, dans le domaine du Surréalisme ou de ses environs, comme le montre Le Surréalisme et la peinture de Breton, dont la quatrième partie intitulée Environs reprend les articles consacrés à Crépin, comme à Duvillier ou Degottex.

 

Peu de peintres surréalistes sont en définitive exposés dans la petite galerie de la rue du Pré-aux-clercs, du fait des exclusions, des désaccords avec les choix de Breton : Ernst refuse le Tachisme, tandis que Man Ray intitule son exposition A L’Étoile scellée, Non-abstractions. Outre Man Ray, seules deux femmes surréalistes montreront leurs œuvres à la galerie, toutes les deux proches de Charles Estienne. Toyen expose pour la seconde fois, du 3 au 24 mai 1955, quatorze tableaux récents, avec une préface de Charles Estienne, intitulée Granit de la solitude, où il évoque ce peintre solitaire entre tous, solide comme les rochers de l’île de Sein où elle a séjourné plusieurs fois. Estienne connaît bien aussi Méret Oppenheim qu’il rencontre à chacun de ses passages de Bâle à Paris. Elle a connu Breton par l’intermédiaire de Giacometti et Arp, en 1932, et a, par la suite, présenté ses objets spectaculaires aux expositions collectives du groupe. Elle a aussi posé nue pour de célèbres photos de Man Ray. Pour son exposition à l’Étoile scellée en 1956, c’est Péret qui rédige la préface du catalogue. Ces deux femmes, surréalistes de longue date, fidèles à Breton, sont aussi des amies de Charles Estienne. Grâce à elles, la programmation de la petite galerie de la rue du Pré-aux-clercs a bien tenté une union entre Surréalisme et Abstraction lyrique.

 

En mars 1955, André Breton commence à correspondre avec Pierre Molinier qui, de Bordeaux, lui adresse des photographies de ses œuvres. Breton manifeste son enthousiasme face à deux tableaux érotiques que lui adresse Molinier, Les Dames voilées et LaComtesse Midralgar. Il l’invite donc, du 27 janvier au 10 février 1956, A L’Étoile scellée, à présenter toiles et des dessins. Il écrit le texte de présentation pour ces œuvres qui montrent une femme « foudroyante, campée en superbe bête de proie »(20) surgie du monde des songes. Le jour du vernissage, sont diffusées dans la pièce les chansons d’un inconnu, Léo Ferré. Alain Jouffroy écrit un compte rendu élogieux dans Arts(21). Molinier compose la couverture de la revue Le Surréalisme même n°2, et montre deux toiles à l’exposition ÉROS, à la galerie Daniel Cordier, du 15 décembre 1959 au 15 février 1960, alors que les amis de Charles Estienne n’y ont pas été invités. À cette date, Breton a donc abandonné l’Abstraction lyrique, d’autant plus facilement que la galerie A l’Étoile scellée n’a plus d’existence. Son adhésion à l’œuvre scandaleuse de Molinier s’affaiblit aussi, par la suite, et ses lettres à l’artiste se raréfient.

 

Charles Estienne a encore l’occasion de montrer, en mars 1956 les œuvres du Tchèque Krizek dont les sculptures sur bois et sur pierre et les dessins, proches des œuvres des primitifs ou de l’Art brut, ont séduit les galeristes parisiens des années 1950, et ont été présentées à l’exposition Pérennité de l’Art gaulois. En fait, il s’agit d’un intellectuel qui continue à se former au Louvre. Contrairement à Toyen dont il est proche, il n’intègre pas le Surréalisme et engage par lettres, en 1959, une polémique avec Breton, à propos de l’automatisme.(22) Le texte d’introduction du catalogue de l’exposition de la galerie A l’Étoile scellée est rédigé par Charles Estienne, sous le titre A l’orée du bois, les pierres. Le critique évoque ses sculptures païennes nées de la fréquentation de la nature et des œuvres de l’art archaïque. En 1956, Breton est encore intéressé par l’Abstraction lyrique puisqu’il rédige la préface de l’exposition de l’artiste Marcelle Loubchansky, soutenue par Charles Estienne, pour la galerie Kléber. D’ailleurs, le premier numéro de la revue Le Surréalisme même, d’octobre 1956, est illustré par Crépin, Degottex, Duvillier, comme par Svanberg et Toyen.

 

La fin de cette collaboration tient d’abord à la fermeture de la galerie, après une dernière exposition en avril, consacrée à Man Ray, l’ami des débuts du mouvement, redevenu parisien dans son atelier de la rue Férou. Il expose peintures et objets, en se moquant, dans un Français approximatif, de la querelle Abstraction-Figuration. La galerie ferme alors, sans que Breton en soit même averti. C’est donc la fin d’un rapprochement fécond avec l’Abstraction lyrique qui a donné un dynamisme certain à l’activité des Surréalistes face à l’art de leur temps. Breton a été entouré de jeunes critiques très actifs, Jean Schuster, José Pierre, Gérard Legrand, par exemple. Mais Charles Estienne a eu une influence déterminante dans la programmation et la présentation des artistes. Pendant une très courte durée, (de décembre 1952 à avril 1956, avec une fermeture de presque un an) l’activité a été intense et variée. Elle a donné une reconnaissance à des jeunes artistes, en particulier à des abstraits lyriques qui se sentaient proches des pratiques surréalistes de l’automatisme. Ils en ont tiré les conséquences sur le plan proprement pictural pour pratiquer un automatisme gestuel que Breton n’a pas reconnu, ce qui a entraîné la rupture avec le Surréalisme. La fin de leurs activités communes n’est donc pas liée à quelque mésentente personnelle entre Breton et Estienne, mais aux pratiques même des peintres face à la fermeté de Breton.

 

En définitive, André Breton a tenu les promesses de l’article de présentation de la galerie paru dans Arts, fin 1952. Sous le signe du Surréalisme représenté essentiellement par l’œuvre de Toyen, il a exposé de jeunes artistes dont l’œuvre est l’expression de l’imaginaire. L’intérêt de Breton pour l’Art Brut et les primitifs se manifeste dans le choix d’artistes comme Slavco Kopac, Crépin ou Krizek, son intérêt pour l’érotisme dans celui de Svanberg ou Molinier. En peu de temps, la galerie a accroché les tableaux de nombreux peintres intéressants, comme Hantaï et Judith Reigl, plutôt que celle de Surréalistes reconnus qui ont fait l’objet d’un simple rappel, lors des deux expositions collectives de l’ouverture. Les artistes exposés n’ont pas intégré le mouvement, ou ne l’ont fait que pour peu de temps. Mais les choix de Breton ont permis au Surréalisme de se situer dans les débats sur l’Art des années 1950 et d’y apporter une réponse originale. Il a parfaitement assumé ces choix, puisque Hantaï, Judith Reigl, Svanberg, Crépin, Duvillier, Degottex et Molinier ont leur place dans Le Surréalisme et la peinture et que leurs œuvres sont restées dans sa collection récemment dispersée.

 

Les expositions A l’Étoile scellée montrent donc l’éclectisme d’André Breton dans le domaine artistique, l’acuité de son regard. La fermeture de cette galerie ne signifie pas la mise en sommeil de l’activité de Breton en ce qui concerne la peinture, au contraire. Ses réalisations ultérieures sont nombreuses : la publication en 1957 du livre d’art écrit en collaboration avec Gérard Legrand, L’Art magique, précède celle de Signe ascendant, un ensemble de poèmes en regard des Constellations de Mirơ, édité par Pierre Matisse en 1958. Des expositions internationales du Surréalisme se succèdent à Paris, ÉROS en 1959, l’Ecart absolu en 1965, galerie de l’Oeil, ou à Milan, galerie Schwartz en 1961. Ses découvertes passionnées se suivent, en particulier celle de Filiger pour le passé, de Enrico Baj, Jorge Camacho et Jean Claude Silbermann pour le présent. Ses articles éclairent les critères de jugement esthétiques de notre époque qu’il a largement contribué à modifier, en refusant les clivages entre les différentes tendances, en mettant en évidence des expressions jusque-là méprisées comme l’Art océanien ou les dessins des aliénés. Plus que la Galerie surréaliste ou Gradiva, spécifiquement surréalistes, A l’étoile scellée a montré d’autres formes d’art, aujourd’hui reconnues. Le mépris de Breton pour la réussite commerciale lui a donné peu de temps, mais toute liberté d’action.

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RenEe Mabin

(1) Entretien personnel avec Jean Claude Silbermann ; janvier 2007

(2) Ibid.

(3) André Breton Présentation pour l’ouverture de la galerie A l’Étoile scellée Œuvres complètes, tome III p. 1080 Pléiade, Gallimard, Paris, 1999.

(4)André Breton, Œuvres complètes op.cit. Le jeu de Marseille, in La Clé des champs p. 708

(5)Catalogue Le jeu de Marseille, Musées de Marseille, éditions Alors Hors du temps, juillet 2003, p. 97 et 70.

(6) Robert Lebel Bilan de l’art actuel, le Soleil Noir, Paris, 1953

(7) André Breton, Œuvres complètesop. cit. Alentours II, Simon Hantaï, p. 1085

(8) André Breton Le Surréalisme et la peinture, Gallimard, Paris 1965, Simon Hantaï p.2

(9) L’Almanach surréaliste du demi-siècle, n° spécial de la Nef, mars-avril 1950, éditions Plasma, Paris 1978, p. 49.

(10) Medium nouvelle série n° 4, janvier 1955

(11) André Breton, œuvres complètes, t. III, op.cit Entretien avec E. F. Granell, p.121.

(12)André Breton Le Surréalisme et la peinture, op.cit. Judith Reigl, p. 238

(13) Tract du 25 mars 1957

(14) André Breton, œuvres complètes, t. III, A Giordano Falzoni, p. 1073

(15) Combat-Art n° 4 1 er mars 1954

(16) André Breton, Le Surréalisme et la peinture, op.cit. Degottex, p.341.

(17) André Breton, Le Surréalisme et la peinture, op.cit. Svanberg, p.239.

(18) Ibid, p.243.

(19) Catalogue Charles Estienne et l’art à Paris 1945-1966, centre national des Arts plastiques, 11 rue Berryer, Paris 8 e, 21 juin-2 septembre 1984.

(20) André Breton, Le Surréalisme et la peinture, op.cit. Pierre Molinier, p. 246

(21)Arts, n° 553, 1-7 février 1956.

(22) Catalogue Jan Krizek, Musée de la Cohue, Vannes, 25 mars-29 mai 1995.
Texte p. 35, Lettres p. 12-15.