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Leonora Carrington

par Braulio ARENAS

 

Si je dois vraiment me convaincre qu’il y a, face à ma vie, une pierre sacrificielle sur laquelle je dois incliner mon front pour me regarder dans mon propre sang (et cette conviction durera juste le temps nécessaire pour que je me retourne vers une mystérieuse prêtresse brandissant une carte de tarot, sur laquelle il est écrit qu’il est de toute nécessité que je traverse la galerie et que je monte les deux marches qui, dit-on, représentent l’asphyxiant dualisme de toute existence), alors, et alors seulement, je suivrai la diagonale de ces arcanes : l’avenue dite du futur, à l’ombre des arbres du passé.

Les cartes du tarot, merveilleusement peintes par Leonora Carrington, bouillonnent dans son imagerie foisonnante (« et cette carte – m’explique la prêtresse en la brandissant –, il semble que ce soit un legs de l’Atlantide »), s’entrecroisent comme des syllabes magiques avant de former un mot réel, ou constellent d’images les bords du miroir, comme si une aussi profonde nuit ne pouvait contenir tant d’étoiles.

A présent, les cartes du tarot se propagent comme une onde sous laquelle glissent les bacchantes ondines, et c’est Belle, l’aimée de Charles V, qui se penche au bord de la rivière pour en interpréter les prophéties, tandis que le duc Miguel pose un tricorne sur la tête de la mandragore pour l’investir comme un maréchal de camp, et que le golem de la gitane, dans une voie sans issue baignée de larmes, résout l’amour dans une complexe trigonométrie de spectres.

Tarot – rivière à l’air libre, rivière souterraine. A la poursuite de cette nageuse, je plonge dans une sombre galerie, celle qui coupe – également dans la diagonale – les racines du château. Dans cette galerie vont et viennent, un flambeau à la main, tantôt s’incrustant dans les ombres des murs, tantôt plongeant la tête la première dans l’eau (les flambeaux crépitent), Anne Ward Radcliffe, Clara Reeve, Horace Walpole, Robert Maturin, Edward Young, John Ford, Cyril Tourneur, John Webster, et le spectre du moine Lewis, le spectre. Tous vont et viennent, impatients comme une veille de fête, tous vont et chantent, tous rient et viennent, tous attendent l’arrivée de Leonora Carrington.

Car Leonora Carrington est le rayon de lumière que nous attendions tous, un rayon de lumière qui se réfracte dans le diamant appelé poésie, et va répandre ses couleurs magiques à travers la chambre, jusque-là noire, du monde, un rayon de lumière qui inonde complètement le vaisseau fantôme, un rayon de lumière qui entre par la lucarne de la cellule (et ceci ne relève plus tout à fait du langage symbolique, si l’on considère l’homme prisonnier de la raison), un rayon de lumière transformé en clé de liberté, ou une clé de liberté transformée en lumière d’amour.

Car, s’il est bien question des contradictions du présent, ou de notre présent, alors il faut reconnaître que le passage par la fameuse galerie est absolument nécessaire. Il s’apparente à une indispensable épreuve initiatique, exacte et terrible, qui tient de la quête du graal. Pourtant, à la sortie nous sommes reçus dans le pays du miroir (nous avons laissé derrière nous le pays du mirage), et Alicia Liddell et Leonora Carrington nous pressent de fournir les premiers rapports sur la terre nouvelle.

Des rapports d’enchantement qu’à notre tour nous écoutons, observons et lisons avec avidité, et c’est alors que la terre se met à tourner sous l’impulsion de la lumière, et que tout nous semble naturel, vrai et pur. Car cette pierre n’est plus une pierre sacrificielle, mais un nid d’où s’envolent des cœurs intacts, comme des oiseaux de sang. Et cette prêtresse inspirée ne brandit plus une carte de tarot (comme celle qu’elle avait agitée dans ses mains avant que je me précipitât dans cette galerie souterraine), elle est elle-même la carte, une carte de lumière écrite de ses propres mains lumineuses, avec un monde sombre pour destinataire.

Et ces deux marches, où s’était cristallisé le dualisme banal de l’existence, ne m’ont-elles pas conduit à un sommet en haut duquel le passé et le futur, le rêve et la réalité, l’ordre et l’aventure, pénètrent dans un tout et se confondent ?

Oh, hallucinante réalité de Wonderland ! Cette avenue (m’explique Alicia Liddell) est l’avenue du futur, mais ces arbres (ajoute Leonora Carrington) sont les arbres du passé. Et toutes deux continuent de me communiquer les joyeux rapports concernant cette terre nouvelle : Wonderland, la merveilleuse, laquelle (pareille au salut qui se trouve à la portée de la main, ou au songe à la portée de l’oreiller), se trouve à la portée du miroir.

Oh, quels rapports hallucinants que ceux de Leonora Carrington ! Ecoutez ses divinations, lisez ces merveilleux textes (les lapins lèvent les yeux de leur macabre festin pour voir passer, véloces, les étoiles errantes que sont ses mains ; elle ne veut en aucune manière faire son entrée en société, et revêt la hyène d’un élégant costume, ou se rend à la demeure de Madame Epouvante, juste à temps pour assister au bal des chevaux et pour rédiger, avec une exactitude magnétique, la biographie de Pénélope), ou ensorcelez-vous, mais définitivement, devant sa peinture où s’étale la vie féérique de la poésie – mais définitivement –, sa peinture appliquée au moyen d’une aile de mouette estropiée sur son ciel en perpétuelle voie de cicatrisation. Ses couleurs, enfermées dans une clepsydre, distillent, seconde après seconde, le temps (un temps qui semble présider à l’arcane XVII), pour le changer en espace (avec la croyance contenue dans l’arcane 16). Et dans un heureux accord, temps et espace glissent des doigts de Leonora Carrington pour passer dans le tableau, où nous les voyons s’emparer des formes habituelles de la réalité en les dépouillant de leurs habits superflus : les personnages, les animaux et les paysages thématiques de Leonora Carrington semblent nous observer depuis un autre monde, depuis un autre temps et un autre espace qui sont les nôtres, mais traités par procédé alchimique par cette grande transmutatrice de la lumière.

Traduction Gaëlle Hourdin

 

 

© Mélusine juin 2011