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LE POÈME ET LA CRISE DE L’HISTOIRE DANS L’ŒUVRE DE RENÉ CHAR [1]

Laure MICHEL

La relation de l’œuvre de Char à l’histoire de son temps est souvent posée comme une évidence que viennent soutenir la participation de l’auteur aux combats de la Résistance et l’écriture de Feuillets d’Hypnos. Mais si l’histoire occupe une place déterminante dans cette œuvre, c’est dans la mesure où cette dernière a elle-même placé l’épreuve de la seconde guerre mondiale en son centre. Or la guerre y est présente à la fois comme une période exemplaire et comme une parenthèse refermée. Cette situation paradoxale, qui se met en place dans la période de crise de l’après-guerre, jamais étudiée comme telle par la critique, signale le rapport singulier que la poésie de Char a élaboré avec l’un des événements historiques majeurs de son époque et, au-delà, avec l’idée même d’histoire.

Pour comprendre la relation qui se noue entre l’écriture et l’histoire au moment de la seconde guerre mondiale et juste après, il s’est avéré nécessaire de déterminer le moment où l’histoire apparaît comme horizon des événements dénoncés, le moment où les poèmes, dans les premiers recueils, modifient leur relation polémique avec la société et les valeurs de leur temps en inscrivant les événements qu’ils dénoncent dans une temporalité historique. Ce changement est remarquable. Il apparaît avec la guerre d’Espagne et la « Dédicace » de Placard pour un chemin des écoliers. Liée à la nature de l’événement, à sa gravité et à son caractère inédit, la dénonciation de la « Dédicace » inscrit l’événement dans le temps de l’histoire afin d’affirmer face à lui une responsabilité. Les recueils de la guerre, L’Avant-monde et Seuls demeurent, confirment l’engagement du sujet dans une histoire conçue comme possibilité d’agir pour changer le sort des hommes. Les poèmes montrent cet engagement et jouent un rôle pour l’action, tout en cherchant simultanément à se soustraire à l’emprise des circonstances. L’après-guerre est le moment véritable d’une crise de l’histoire dans l’œuvre. Les espoirs issus du combat au maquis sont progressivement remis en cause dans les textes journalistiques, en partie repris dans Recherche de la base et du sommet. Il apparaît que le mal incarné par le nazisme ne cesse pas et prend d’autres formes après la fin du conflit. La crise ouverte par la guerre ne se referme pas et entraîne chez l’auteur une vive critique des idéaux placés dans l’histoire. Dans cette période, l’intérêt de Char pour le cinéma et la scène prend tout son sens : il montre d’abord, avec le Soleil des eaux, la confiance dans l’histoire née de la lutte au maquis. Progressivement, ces œuvres deviennent le lieu d’une réflexion sur l’action et un espace de résistance à l’oppression du temps présent. Elles révèlent les déceptions et la crise d’après-guerre. Les recueils poétiques, avec Le Poème pulvérisé et Les Matinaux, élaborent de leur côté une position singulière qui n’est pas, comme on a pu l’affirmer, un désengagement, mais le maintien, à distance, d’une vigilance et d’une responsabilité à l’égard des contemporains. L’originalité de Char est de fonder celles-ci sur une relation au temps qui n’est plus celle de l’histoire. Le recueil À une sérénité crispée est emblématique de ce repositionnement du sujet et du discours poétique, après les déceptions de l’immédiat après-guerre. La suite de l’œuvre est alors à envisager dans cette perspective d’une relation maintenue avec l’époque et le politique définissant un engagement poétique qui ne doit rien à l’histoire.

Le cadre de cette étude est celui d’un commentaire de l’œuvre de Char. Ce travail cherche, en s’appuyant sur l’analyse de l’énonciation et en tenant compte du système de l’œuvre, à mettre au jour les relations du poème avec son époque et les conceptions, historiques ou non, de cette dernière qui en sont le corollaire. Par une analyse suivie et chronologique, il s’agit d’insister sur l’historicité de l’œuvre, à rebours de sa réception heideggerienne, de comprendre le tournant de l’après-guerre et de nuancer l’idée, transmise par l’auteur aussi bien que par la critique, d’un désengagement de l’écriture et du sujet après la guerre. Il s’agit aussi, par l’analyse des formes propres à cette œuvre, d’apporter une contribution à la question de l’engagement poétique.

Les conclusions de l’étude peuvent se résumer de la manière suivante :

Lorsque Char dans ses premiers recueils mentionne l’histoire, c’est pour mieux lui opposer, dans le contexte d’une dénonciation virulente de la société contemporaine et de ses valeurs, la force d’une contre-histoire. S’en prenant à l’idée chrétienne de l’histoire, perçue comme un instrument de domination politique et religieuse, le poète s’appuie sur un imaginaire de mutations géologiques et de bouleversements telluriques pour retracer une histoire de la terre qui, de déluges en cataclysmes, porte à son paroxysme un désir sadien de destruction universelle. La violence de l’écriture poétique vise plusieurs cibles, familiales, politiques et sociales, mais cherchant toujours à se tenir à distance des circonstances, elle efface la dimension référentielle des poèmes, en même temps qu’elle exclut d’inscrire leur action dans la perspective d’un changement historique. La séparation avec le surréalisme en 1935 met progressivement au premier plan la question d’une responsabilité du poème lui-même.

L’histoire fait irruption dans l’œuvre dès lors que l’écrit prend lui-même en charge la dénonciation d’un événement contemporain. Avec la « Dédicace » de Placard pour un chemin des écoliers, un recueil poétique est placé tout entier sous le signe d’un refus politique. Si les poèmes demeurent non référentiels, le texte de la « Dédicace » signale l’introduction dans l’espace du recueil d’une responsabilité de parole et d’action jusque là maintenue à l’extérieur. Un sujet se pose dans l’œuvre comme responsable devant les événements. À l’affirmation de cette responsabilité est liée l’apparition d’une temporalité historique. La puissance de destruction de l’événement de la guerre d’Espagne, son caractère exorbitant, entraînent l’affirmation de l’histoire comme espace de réparation et de justice.

L’histoire toutefois ne s’impose pleinement que dans L’Avant-monde. Elle devient non seulement un thème des poèmes, mais elle sous-tend une manière d’organiser le recueil et d’en configurer la temporalité. L’Avant-monde donne à voir le passage d’un temps personnel à un temps collectif, pris en charge par un je qui énonce son engagement. Les poèmes montrent cet engagement, mais eux-mêmes ne sont pas « engagés », au sens où leur destinataire n’est pas l’ensemble d’une collectivité sur laquelle ils essaieraient d’agir. Une distance à l’égard des circonstances est même soigneusement préservée. Partage formel ainsi que Le Visage nuptial viennent rappeler, par leur place entre L’Avant-monde et Feuillets d’Hypnos, la nécessité de soustraire la poésie à l’emprise continue de l’histoire.

Avec Feuillets d’Hypnos, on peut parler d’une véritable crise. Tout le travail de configuration d’une temporalité historique, d’organisation, d’unification et de narration, visible dans L’Avant-monde, est bouleversé. Dans cette écriture de note, chaque énoncé s’entoure d’un silence qui, d’un côté, suggère, sans le faire disparaître sous la lumière trop éclairante d’une analyse, l’inconcevable de la situation et, de l’autre, laisse sa place à un innommé qui rende possible une issue inédite. L’inouï de ce temps sans comparaison est entrevu dans le détour d’un discours métaphorique devenant le nom de la crise « impossible à décrire ». Quant à la poésie, elle fait à la fois l’épreuve de sa fragilité et de sa nécessité. L’avertissement du recueil annonce l’emprise des circonstances sur l’écriture des feuillets, le caractère dérisoire de ces derniers face à la gravité de la situation. Mais ces notes trouvent en même temps leur légitimité, dans une éthique fondée sur les relations qui gouvernent la communauté des maquisards, et leur nécessité, dans le rapport à l’action qu’elles instaurent. L’écriture de Feuillets d’Hypnos réintroduit, en effet, une temporalité de type historique là où s’est révélée une faillite du temps de l’histoire. Ce « présent historique », limité au temps de l’action, soutient une confiance en l’avenir que l’après-guerre viendra remettre en cause.

Après la guerre, le sujet abandonne progressivement l’espoir qui nourrissait son action au maquis. Les textes critiques recueillis dans Recherche de la base et du sommet ainsi que les articles de presse non retenus dans l’œuvre témoignent de cette perte de confiance dans la possibilité de changer le cours des choses par l’action dans l’histoire. Le constat d’un retour inévitable du mal, l’absence de modification profonde dans la situation des hommes entraînent une évolution de l’attitude du sujet à l’égard de l’histoire. Les textes d’après-guerre montrent un temps collectif conçu comme succession de « tranches excessives » (« Note sur le maquis »), d’où ont disparu l’ordre, la direction et l’unité qui font qu’un enchaînement d’événements peut être constitué en histoire. L’histoire elle-même est nommée dans ces textes comme un présupposé de l’action qui doit être repoussé au profit d’autres formes du temps. Dans ce rejet de l’histoire, il faut aussi entendre le rejet d’un mode d’action politique qui repousse à un avenir lointain la promesse d’un bonheur dont elle fait un instrument de domination.

L’intérêt de Char pour le cinéma et le théâtre à partir de 1946 n’est pas sans lien avec la confiance dans l’histoire née de l’expérience du maquis. Le Soleil des eaux montre la nécessité du devenir historique des communautés, l’illusion qu’il y aurait à se croire en dehors de l’histoire. Les réflexions sur l’action qui traversent l’ensemble de l’intrigue rappellent plusieurs des Feuillets d’Hypnos et témoignent de la proximité des deux œuvres. Mais alors que Feuillets d’Hypnos n’a d’autre destinataire que le sujet lui-même durant le temps de l’action, puis un lecteur en situation de décalage avec les événements rapportés dans les énoncés, Le Soleil des eaux, dans sa version filmique aussi bien que théâtrale, rassemble le public dans une communauté contemporaine du discours de la pièce. Par son projet d’agir sur des destinataires perçus comme une entité collective, Le Soleil des eaux est l’œuvre de Char la plus visiblement politique. Elle est aussi celle où la dimension politique de l’écriture – et de la représentation – est inséparable d’une conception historique du temps dans lequel se situe la communauté des spectateurs. Le deuxième scénario de Char, Sur les hauteurs, développe une intrigue apparemment éloignée de tout enjeu historique et social. Mais par ce détachement même, par l’éloignement que crée le déploiement d’un imaginaire enchanté, le film, puis la pièce, jouent le rôle d’un contre-pouvoir opposé au temps présent, dénoncé, lui, comme « hostile » et asservissant, dans le prologue manuscrit. La relation originale que le scénario établit avec le passé propose une alternative aux conceptions traditionnelles du temps de l’histoire. Débarrassé de la séduction nostalgique, le passé délivre ses ferments d’avenir : il peut être « en avance sur nous ». C’est en référence à l’art, pictural en particulier, que Char propose dans ce film un nouveau rapport au temps. Avec Claire, Char semble revenir à un sujet social et politique. Les références à un passé récent, celui de la guerre et de la Libération, plongent les spectateurs du film dans leur propre histoire. Les modifications apportées ensuite dans les versions pour le théâtre atténuent le caractère collectif de l’histoire racontée et mettent au premier plan la succession des scènes individuelles. Cette évolution fait écho à celle des textes critiques de la même époque : le « drame personnel » et la diversité humaine sont préférés à un temps collectif menaçant d’être aliénant. L’attention au monde concret, à l’univers de la sensation fondent une résistance à l’abstraction qui domine, selon Char, les conceptions politiques de son temps et les représentations de l’histoire qui leur sont attachées.

Dès 1947, Le Poème pulvérisé annonce, du côté de l’écriture poétique, la séparation du sujet avec les hommes de son temps. Les références directes ou indirectes à la période de la guerre placent le recueil à un moment charnière, entre la continuité d’une mémoire et l’abandon de l’espoir collectif. La guerre elle-même est présentée comme une césure décisive, une catastrophe après laquelle il incombe au poète de reconstruire l’espoir, en dehors de toute référence au temps de l’histoire. La guerre est présentée comme un désastre à l’échelle de la Création, comme une expérience de la mort et de la renaissance à l’échelle du sujet. C’est par l’image de la pulvérisation que ce dernier trouve dans le recueil le moyen d’intégrer l’expérience de la finitude à la poursuite du mouvement en avant. Contre un temps linéaire, destructeur parce que s’appuyant sur la perte du passé et conduisant à la mort, la pulvérisation oppose l’image d’une dissémination dans l’espace qui inverse la négativité de la poussière en affirmation du renouveau et en possibilité de transmission. Par cette image, Char invente la possibilité d’ouvrir l’avenir sans nier le désastre.

La publication de Fureur et mystère en 1948 vient mettre fin à la période de la guerre. Le rassemblement en un seul volume des recueils écrits de 1937 à 1948 fournit un terme et confère une unité à ces dix années. Une période se referme et cet effet de clôture donne raison à la réception de l’œuvre qui insiste sur la place circonscrite de la guerre. Un parcours se dessine, de l’engagement du sujet dans l’histoire, dans Seuls demeurent, à la division finale entre un destin personnel et un destin collectif, dans La Fontaine narrative. Mais on ne comprendrait pas Les Matinaux ni la persistance des références à la guerre dans le reste de l’œuvre si on interprétait ce tournant comme un désintérêt du poète pour son époque. L’abandon d’une confiance dans l’histoire n’empêche pas le maintien d’une responsabilité du poème à l’égard de ses contemporains.

Avec Les Matinaux s’élabore une nouvelle position du sujet, tandis que la relation du poème à son époque se trouve redéfinie. Un discours d’opposition, explicite ou figuré, parcourt le recueil et lui donne un enjeu politique plus visible que dans l’œuvre antérieure. Le tour allusif des condamnations de la période surréaliste en limitait la réception, et les prises de position dans Fureur et mystère s’adressaient plus au sujet lui-même qu’à un destinataire collectif. On trouve dans certaines sections des Matinaux une visée sociale semblable à celles du Soleil des eaux et de Claire. L’insertion de L’Homme qui marchait dans un rayon de soleil, avec son adresse au public et le thème de son argument – l’opposition entre un individu et la collectivité –, est à cet égard significative. La dénonciation de l’époque dans Les Matinaux s’accompagne, cependant, d’une indépendance revendiquée à l’égard de la société. Le poète se soustrait aux échanges utiles qui règlent les rapports sociaux. L’oisiveté et l’« insouci » sont ses mots d’ordre aussi bien. Comme le personnage du maçon dans L’Homme qui marchait dans un rayon de soleil, il est « à l’écart ». Cette distance est toutefois ce qui lui permet de « construire » selon le mot de la pièce. En réponse à la persistance du mal et de l’oppression, par rapport auxquels il continue de prendre position, le poète ne s’éloigne que pour mieux travailler à « une santé du malheur », faite de vigilance et de lucidité sur l’époque.



[1]. Laure Michel présente ici les conclusions de la thèse de Doctorat quelle  a soutenue devant l'Université Lyon II-Louis Lumière le 21 novembre 2005 devant un jury composé de : Jean-Yves Debreuille (professeur a l'université Lyon II, directeur de thèse), Michel Collot (professeur a l'université Paris III), Jean-Pierre Martin (professeur a l'université Lyon II), Jean-Claude Mathieu (professeur émérite à l'université Paris VIII).