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Pierre l’ébouriffé : l’énigme d’une figure surréaliste

Nelly FEUERHAHN

Le Dictionnaire abrégé du surréalisme, le catalogue qu’André Breton réalisa pour l’Exposition Internationale du Surréalisme en janvier 1938 à la Galerie des Beaux-arts à Paris, surprend l’attente académique non seulement par sa forme mais plus encore par l’étrangeté de ses définitions. D’emblée avec « Absurde » comme première occurrence, le ton est donné ; les citations proposées par les différents collaborateurs empruntent à divers auteurs ou inventent de la manière la plus imprévisible. Le petit ouvrage est composé de deux parties dont la première mentionne la collaboration de Paul Eluard, tandis que la seconde intitulée « Supplément » est attribuée à Breton seul. Le mot « Alphabet » qui débute ce supplément apporte un premier éclairage sur l’usage subversif affecté à cette forme éminemment arbitraire : « L ‘alphabet magique, l’hiéroglyphe mystérieux ne nous arrivent qu’incomplets et faussés, soit par le temps, soit par ceux-là mêmes qui ont intérêt à notre ignorance ; retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé, recomposons la gamme dissonante, et nous prendrons force dans le monde des esprits (Nerval) ».

Si le « Supplément » nous intéresse particulièrement, c’est d’y rencontrer l’image de Pierre l’ébouriffé, un petit personnage emprunté à un album enfantin, Der Struwwelpeter publié en 1845 par Heinrich Hoffmann (1809-1894) et très populaire en Allemagne. Un motif qui dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme a tout lieu de surprendre les familiers du surréalisme comme ceux des productions enfantines. Comment la figure éponyme de cet album se trouve-t-elle dans ce catalogue ? Comment comprendre cet intérêt particulier d’André Breton pour une image inconnue de la plupart des surréalistes jusqu’à nos jours ? Que vient faire le Struwwelpeter dans ce document destiné aux amateurs de l’art d’avant-garde à la fin des années trente ? Comment situer le motif dans un recueil où les définitions sont des citations délibérément incongrues extraites de textes surréalistes ? Autant de questions auxquelles le bon sens et la raison ne répondent pas spontanément. Pourtant, à la croisée des attraits puissants exercés sur André Breton par l’enfance, les arts primitifs et la culture allemande, j’aimerais pointer quelques indices susceptibles d’éclairer cette présence insolite.

André Breton et la culture allemande 

En 1938, la conjoncture militaro-politique n’est pas favorable aux échanges culturels, aussi la représentation de l’Allemagne est-elle un lieu de contradictions violentes. Parmi les jeunes gens nés avant la première guerre mondiale, certains sont sensibles aux grands courants de pensée qui, du romantisme allemand, avec ses retours aux sources supposées de la mentalité populaire, à la rigueur d’une pensée philosophique, sont donnés pour exemplaires. En 1918, il s’était trouvé nombre d’opposants au triomphalisme national de ceux qui en France s’attribuaient opportunément la victoire de la première guerre la plus meurtrière de notre histoire.

 Les courants pacifistes de l’entre-deux-guerres ne peuvent se comprendre que de ce refus viscéral de la barbarie guerrière par la génération qui la traversa et lui survécut. Loin de manifester un sentiment germanophobe, cette opposition pacifiste des surréalistes à la fin des années trente, témoignait d’une volonté critique active à l’égard d’une situation politique dont l’avenir a prouvé la folie destructrice, une critique qui en outre voulait dépasser le nihilisme du mouvement Dada apparu dès 1916.

Éduqué à une époque où la réforme de l’enseignement en France s’inspire de l’efficacité prêtée à celle d’Outre-Rhin[1], André Breton (1896-1966) apprend l’allemand comme première langue étrangère et séjourne en Forêt Noire durant l’été 1910 pour en perfectionner la connaissance. De cette époque, le jeune lycéen gardera un attachement pour la littérature et la pensée germaniques dont témoigneront ses lectures et ses références futures. D’ailleurs, le Dictionnaire présente en épigraphe une citation empruntée au linguiste allemand Georg von der Gabelentz (1840-1893) : « Le langage ne sert pas seulement à l’homme à exprimer quelque chose, mais aussi à s’exprimer lui-même ». Cette citation incite précisément à lire l’homme André Breton au-delà des mots. Un homme que ses intérêts majeurs pour la maladie mentale, l’enfance et l’humour rapprochent d’Heinrich Hoffmann, le créateur de cet énigmatique Pierre l’ébouriffé.

Heinrich Hoffmann et André Breton, convergences surréalistes

 Heinrich Hoffmann, un aliéniste du début du XIXe siècle – et donc un pionnier dans l’intérêt pour ces maladies nouvellement comprises comme mentales – était aussi un humoriste réputé dans un large cercle d’amis[2]. Spécialisé dans les soins aux enfants – là aussi une discipline en pleine invention dans la première partie du XIXe siècle –, Hoffmann imagine le Struwwelpeter et crée de la sorte le premier album comique destiné aux petits de trois à six ans dans sa forme moderne. Ce petit livre illustré comprend dix historiettes qui s’inspirent tous d’une mésaventure née de la vie quotidienne mais dont la résolution fait intervenir du non-sens. Le titre est éponyme d’un des personnages enfantins caractérisé par des ongles immenses et une ample chevelure, d’où son nom de Pierre l’ébouriffé. Rompant avec l’attente d’avertissement, la dramatisation des brefs récits se trouve désamorcée par leur conclusion imprévisible, excessive, hors morale. Ainsi, dans « L’histoire de Robert qui vole dans les airs », le jeune garçon brave les dangers de l’orage pour jouer avec un parapluie. Une violente rafale l’emporte et il s’envole dans le ciel, petit Icare inventeurcontre son gré d’un engin incontrôlable.

-  Nul ne sait où cette aventure le conduira et encore moins où s’envole son chapeau, ainsi se conclut sur une énigme une aventure à mi-chemin entre réalité et imagination. Un autre exemple s’inscrit dans une lignée qui anticipe l’humour noir : Gaspard ne veut pas manger sa soupe, il maigrit jusqu’à ne plus être qu’un fil et meurt. Une fin logique, sans commentaire, hormis la présence graphique sur la tombe de la soupière devenue symbole d’un combat perdu par Gaspard. Le texte rimé n’est pas un plat récit moralisant des événements, sa naïveté descriptive traduit la spontanéité des enfants curieux de tout, les conclusions n’offrent aucun modèle de réparation, chaque histoire accomplit sa logique jusqu’à l’absurde.

*

Cette invention s’inscrit dans une période où l’imagi­nation populaire suscite le plus vif intérêt avec la collecte des contes en Allemagne, un mouvement en lien avec l’effervescence roman­tique. Dès le premier frontispice de l’album, parmi diverses représen­tations de petits jouets traditionnels, figure un ange tenant un livre d’images ouvert vers le lecteur. Ce motif d’ange est vraisembla­blement repris du motif des Kinder und Haus­märchen[3] dessiné par Ludwig Emil Grimm en 1819, mais avec une intention ironique chez Hoffmann. En effet, il y a tout lieu de penser que l’auteur du Struwwelpeter s’inspire du style caricatural adopté en 1823 par George Cruikshank (1792-1878), lequel fut le premier à illustrer avec beaucoup de succès les contes de Grimm sur un mode comique dans leur traduction anglaise[4]. Toutefois le propos d’Hoffmann va plus loin qui dénonce le réalisme des livres circulant à l’époque, « ces répertoires du monde des objets » sur le modèle initial de l’Orbis sensualium pictus (Nuremberg, 1658) de l’humaniste tchèque Comenius. À mille lieues de ces trop sages images, il revendique pour ses livres illustrés une fonction jamais exprimée : « Le livre est là précisément pour susciter des représentations déraisonnables, horribles, exagérées… […] Pour l’enfant, tout est merveille… […] celui qui a su sauver une partie de son âme d’enfant depuis l’aube embrumée de ses premières années jusque dans sa vie d’adulte, celui-la est un homme heureux ![5] »

 

*

 

- André Breton, étudiant en médecine a d’abord été mobilisé en février 1915 comme infirmier militaire à l’hôpital de Nantes puis au centre neuro-psychiatrique de Saint-Dizier dirigé par un ancien assistant de Charcot. Dès cette époque, André Breton apparaît moins comme un humoriste que comme un curieux passionné de cette manière expressive. C’est à l’hôpital de Nantes qu’il rencontre Jacques Vaché en convalescence. Celui-ci affirmait alors « J’objecte à être tué en temps de guerre[6] » et manifestait un humour froid et détaché, terriblement neuf, un umour qui représenta un moment capital dans le cours de la vie d’André Breton. Par ailleurs, dès 1924 s’affirme l’intérêt capital d’André Breton pour l’enfance :

L’esprit qui plonge dans le surréalisme revit avec exaltation la meilleure part de son enfance. C’est un peu pour lui la certitude de qui, étant en train de se noyer, repasse, en moins d’une minute, tout l’insurmontable de sa vie. […] Des souvenirs d’enfance et de quelques autres se dégage un sentiment d’inaccaparé et par la suite de dévoyé, que je tiens pour le plus fécond qui existe. C’est peut-être l’enfance qui approche le plus de la « vraie vie » ; l’enfance au-delà de laquelle l’homme ne dispose, en plus de son laissez-passer, que de quelques billets de faveur ; l’enfance où tout concourait cependant à la possession efficace, et sans aléas, de soi-même. Grâce au surréalisme, il semble que ces chances reviennent. »  (Breton,Manifeste du Surréalisme,1924)[7].                                                                                                               

           

Les surprenantes images du Dictionnaire abrégé du surréalisme

L’image surréaliste est d’abord une image poétique qui submerge celui à qui elle s’offre. Lumière née du rapprochement fortuit de deux termes, l’image trouve sa beauté de l’étincelle produite. Dès lors, la fonction illustrative des images qui semble première dans les documents à dominante textuelle, ne s’exerce pas sur ce mode avec le Dictionnaire abrégé du surréalisme. Certaines images illustrent certes des définitions qui sont le plus souvent insolites ou incongrues, d’autres en revanche apportent un contre-point au texte, d’autres encore sont des renvois plus ou moins énigmatiques à divers thèmes d’inspiration des surréalistes. Les images constituent de la sorte un entremêlement de motifs liés par associations mentales ; la plupart sont des citations graphiques empruntées à la culture interne du groupe surréaliste. Ainsi, bien des images sont-elles reprises de Minotaure[8], la revue phare du surréalisme où étaient particulièrement recherchés l’insolite et l’inattendu en art. Différentes photographies représentent les poupées de Bellmer (Jointures de boules, 1936), La sole appétissante appartenant à la collection des plus belles cartes postales d’Eluard (décembre 1933). L’abécédaire « Forestière[9] » qui scande la première partie du Dictionnaire illustre dans Minotaure « Les mystères de la forêt », un texte de Max Ernst où passe peut-être déjà l’ombre de Pauline, un autre petit personnage de l’album d’Hoffmann[10] : « …à quoi servent les forêts ? À faire des allumettes qu’on donne aux enfants comme jouets. ». Au fil des pages de Minotaure, on rencontre également l’image d’Alice sous les traits que lui avait prêtés Tenniel[11] à la demande de Lewis Carroll. On retrouve cette grande figure de l’originalité nonsensique en bonne place dans l’Anthologie de l’Humour noir et à différentes reprises chez André Breton qui évoque en particulier Alice et son lapin dans L’Amour fou (1937). Dans le supplément du Dictionnaire, c’est la définition du mot « Sourire » qui lui est empruntée : « S’il sourit un peu plus, les extrémités de sa bouche vont se rejoindre par derrière… et alors que deviendra sa tête ? J’ai bien peur qu’elle ne tombe » (Lewis Carroll). Pour André Breton, Lewis Carroll représente le « premier maître d’école buissonnière » de « tous ceux qui gardent le sens de la révolte[12] ».

Comment dès lors caractériser l’image de Pierre l’ébouriffé dans cet univers étrange ? Parfois les images semblent simplement illustratives comme dans le cas de cette mystérieuse « Amphitrite » couplée à sa définition. Néanmoins, cette impression est trompeuse, car la figuration commande des évocations bien personnelles qui ont trait à la vie amoureuse d’André Breton. En effet, cette déesse de la mer célèbre moins la culture antique que la rencontre « fatale » que fit André Breton le 29 mai 1934 avec Jacqueline Lamba. Celle qui deviendra l’Ondine de l’Amour fou participait alors à un numéro de natation au music-hall ; pour elle, Breton écrivit la même année L’air de l’eau. Une lecture possible consiste à voir une recherche de contraste maximal entre notre héros chevelu et la très glabre « Cynthia (Life : Eisenstaedt-Pix) », la photo qui lui est associée en parallèle. Il s’agit de la photographie d’un mannequin féminin nu et chauve réalisée par le grand photographe allemand Eisenstaedt (1898-1995)[13]. Ce mannequin rappelle évidemment une des grandes attractions de l’exposition de 1938 où toute une salle avait été peuplée de mannequins habillés-décorés d’objets quotidiens, chacun par un artiste différent. Cette exposition intentionnellement provocante présentait en outre des assemblages incongrus comme le Taxi pluvieux de Salvador Dali, la reconstitution de l’ambiance du roman-collage Une semaine de bonté (1934) de Max Ernst, dont les originaux étaient également présents. Une exposition révolutionnaire dont la mise en scène visait à subjuguer émotionnellement et intellectuellement le visiteur (Schneede, 1998).

Le motif de Pierre l’ébouriffé est placé à proximité des mots : « Eidétique, Éveiller, Expectative, Inconnu, », un champ conceptuel qui oriente sur les liens entretenus par les images dans la conscience. La définition proposée par Breton pour eidétique donne : « ‘Terme créé par E. R. Jaensch (de Marburg) pour désigner une disposition à visualiser des souvenirs récents, de façon qu’ils se projettent au dehors, à la manière d’une image consécutive. (Ed. Claparède) ». Il est possible d’imaginer qu’une telle image vécue comme subjective, et cependant perçue comme réelle, évoque à bien des égards certains souvenirs associés à la première rencontre de Breton avec le petit personnage. Le texte placé sous l’image du Struwwelpeter commente l’image en assumant un dégoût prêté aux spectateurs :

Regarde-le, le voilà
Pouah ! Pierre l’ébouriffé !
 Depuis presque un an
Il n’a pas laissé couper ses ongles
Il n’a pas laissé coiffer ses cheveux
Pouah ! Tout le monde dit :
Qu’il est vilain ce Pierre l’ébouriffé ![14]

Cet indésirable en évoque un autre se revendiquant comme tel. L’entrée « Breton » du Dictionnaire présente un autoportrait d’André Breton, un photomontage de 1938, intitulé L’écriture automatique suivi du commentaire : « Jugement de l’auteur sur lui-même… son plus grand désir eût été d’appartenir à la famille des grands indésirables. » Il se pourrait bien que Pierre l’ébouriffé ait curieusement résonné du même désir chez ses premiers lecteurs, puisque c’est à leur demande que cette historiette est passée en tête de l’album et a donné son nom au titre.

Dans la chronologie de la vie et de l’œuvre de Breton établie par Marguerite Bonnet[15], celle-ci mentionne que c’est de l’école communale de Pantin, que celui-ci gardera « son goût pour les cahiers d’écolier à couverture illustrée et le souvenir des distributions de prix, celui des livres d’aventures écrits pour les enfants, avec leurs illustrations frappantes, comme celui des histoires à faire peur que contait à ses élèves M. Tourtoulou. ». Il y a tout lieu de croire que le petit livre d’images drôles le plus populaire d’Allemagne s’est autrefois glissé parmi les lectures plus élevées du jeune élève et que de cette rencontre insolite est resté un souvenir aux échos plaisants. Un attrait encore confirmé avec l’évocation par André Breton de Pierre-le-Hérissé dans « L’échelle de l’évasion », un des textes de prose parallèle aux motifs peints des Constellations de Joan Miro (1940-1941)[16].

L’imagination ébouriffante de l’enfance

Le Struwwelpeter est le premier album où se lit le spectacle de l’imagination enfantine et de sa séduisante déraison. Hoffmann insiste sur l’emprise du visuel sur la conscience de l’enfant, il affirme simultanément que celui-ci est un être d’émotion, fasciné par les effets imprévisibles de ses actions. La longue histoire de la non-réception de cet album en France s’explique en partie par l’incompréhension de cette adresse à l’imagination des enfants. Une forme d’exception culturelle confrontée à la diffusion massive de l’album dans les pays germanophones et plus largement dans le monde en raison de ses nombreuses traductions ou adaptations. L’intérêt pour le Struwwelpeter est attestée chez Freud, lequel y voit une illustration du mode de formation des symptômes dans son Introduction à la psychanalyse (1916-17). Dans les années 1916-18, le psychanalyste Georg Groddeck s’est également intéressé au petit personnage et lui a consacré un essai publié ultérieurement dans La Maladie, l’art et le symbole. En France, à destination des enfants, passées les années autour de 1860, où l’ouvrage paraît en écho à son énorme succès en Allemagne, l’ouvrage ne sera plus édité dans sa forme originale. En 1929, l’éditeur Fischbacher dont les origines alsaciennes expliquent l’intérêt, réédite le petit ouvrage déjà édité par son père en 1872, une initiative limitée. Il faut ensuite attendre 1979 pour trouver une nouvelle traduction par Cavanna sous le titre de Crasse-Tignasse, qui installe son inspiration dans la mouvance d’Hara-Kiri et de son humour bête et méchant. Rien de commun avec la réception réservée au Struwwelpeter par les pays anglo-saxons, depuis la traduction par Mark Twain à la fin du XIXsiècle. Les plus récentes manifestations qui ne se limitent plus au public enfantin, comptent l’étonnant Edward aux mains d’argent (1990), un film de Tim Burton ou encore le spectacle Shockheaded Peter donné à l’Opéra Comique (Festival d’automne, 2000) par une troupe britannique exagérant jusqu’à l’horreur l’humour noir latent des récits. Une modernité d’où surgissent des images troublantes.

L’énigme de la figuration de Pierre l’ébouriffé dans la culture surréaliste demeure certainement ouverte à d’autres significations. En fait, l’image n’a jamais été réellement identifiée par les surréalistes français qui ignoraient et ignorent encore ses origines comiques et enfantines. Curieusement, il faut attendre la publication d’une thèse consacrée au bestiaire des surréalistes en 1994 pour que son nom soit cité (Maillard-Chary, 1994). Le Struwwelpeter, cet « homuncule à tête de loup » y illustre le magnétisme animal en lien avec l’univers par la vertu irradiante de ses phanères. Cette caractérisation du personnage rejoint – et conforte par cette récupération esthétique – les valeurs magiques mentionnées par Beate Zekorn dans son catalogue pour l’exposition « Haargeschichten. Vom Struwwelkopf zum Rastazopf (1996) ». Plus concrètement, Pierre l’ébouriffé est très proche de l’enfant sauvage, dont Hoffmann n’a pu ignorer l’existence et les enjeux scientifiques au tout début du XIXe siècle. Les soins du médecin Itard avaient alors fait de la découverte du petit Victor, laissé à l’abandon dans une forêt de l’Aveyron, un cas clinique à sensation.

*

Avec son petit cahier dessiné, Heinrich Hoffmann avait trouvé sa meilleure et première inspiration pour composer lui-même le cadeau de Noël de son jeune fils en décembre 1844 ; à quatre-vingts ans de distance, le dernier chapitre de L’Amour fou, intitulé « Chère Ecusette de Noireuil[17] » témoigne de la puissance poétique qu’une enfant inspire à son père, André Breton. Critique radicale engagée par Hoffmann contre le réalisme plat des livres pour enfants, pour ceux qui la connaissent, l’image de Pierre l’ébouriffé renouvelle ce trouble à jamais installé dès l’enfance par sa drôlerie et son insolite. Pour ceux qui la découvrent avec le regard neuf des surréalistes, elle offre d’autres lectures et d’autres émotions. Visiteuse naïve des dernières expositions[18] consacrées au surréalisme, une rencontre m’a arrêtée, troublante par sa coïncidence avec les questions qui m’habitaient : Le portrait d’André Breton, les cheveux irradiants son visage, dessiné par Nadja. Une image indéniablement chargée de magnétisme.

Centre d’ethnologie française
Musée national des arts et
traditions populaires, Paris

Références bibliographiques

BRETON André, ELUARD Paul, Dictionnaire abrégé du Surréalisme (1938), Paris, réédition José Corti, 1995.

BRETON André, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, tome I (1988) et tome II (1992).

FEUERHAHN Nelly, Le Comique et l’enfance, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, (les pages 63 à 77 concernent particulièrement le Struwwelpeter).

FEUERHAHN Nelly, « De Pierre l’ébouriffé à Crasse-Tignasse. La réception française du Struwwelpeter (H. Hoffmann, 1845). Contribution à une histoire des échanges culturels comiques en Europe », Autour de Crasse-Tignasse, Bruxelles, Théâtre du Tilleul, 1996, p. 24-39, diffusé par les Éditions Lansman (Belgique).

GRODDECK Georg, La Maladie, l’art et le symbole. Traduit de l’allemand et préfacé par Roger Lewinter. Paris, Gallimard, 1969.

MAILLARD-CHARY Claude, « Le dictionnaire abrégé du surréalisme au pied de la lettre ou l’étrange survie d’un catalogue d’exposition », Mélusine, Cahiers du centre de recherche sur le surréalisme, n°XII, « Lisible-visible », p. 105-122.

MAILLARD-CHARY Claude, Le Bestiaire des surréalistes, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1994.

SAUER Walter, Der Struwwelpeter auf französisch, Stuttgart, Philipp Reclam jun., 2001.

SCHNEEDE Uwe M., « Exposition Internationale du Surréalisme », L’art de l’exposition. Une documentation sur trente expositions exemplaires du XXe siècle, p. 173-187, Paris, Editions du Regard, 1998 (traduit de l’allemand).

ZEKORN Beate, Haargeschichten. Vom Struwwelkopf zum Rastazopf, Frankfurt am Main, Heinrich-Hoffmann-Museum, 1996.

 


 

[1]. Cf. Claude Digeon, La Crise allemande de la pensée française (1870-1914), Paris, PUF, 1959.

[2]. Voir les textes de Heinrich Hoffmann édités par Insel Verlag (1985, 1987, 1990), voir également Roland Hoede und Thomas Bauer, Heinrich Hoffmann. Ein Leben zwischen Wahn und Witz, Frankfurt am Main, Waldemar Kramer, 1994.

[3]. La première édition des contes en 1812 ne comprenait aucune illustration.

[4]. Des illustrations « pleines d’humour, vraiment drôles et [qui] conservent toujours une distance ironique avec les contes (Sie sind humorvoll, ja schwankhaft und bewahren stets ironischen Abstand zum Märchen) » Cf. Heinz Wegehaupt, Hundert Illustrationen aus zwei Jahrhunderten zu Märchen der Brüder Grimm, Verlag Dausien, Hanau (sans date), p. 18.

[5]. « Das Buch soll ja märchenhafte, grausige, übertriebene Vorstellungen hervorrufen. […] Dem Kinde ist ja Alles noch wunderbar […] Der Verstand wird sich sein Recht schon verschaffen, und der Mensch ist glücklich, der sich einen Theil des Kindersinnes aus seinen ersten Dämmerungsjahren in das Leben hinüber zu retten verstand“ Postface écrite par l’auteur à l’occasion de l’édition du jubilé (1876).

[6]. Une affirmation non contredite par son suicide le 6 janvier 1919 (Jacques Vaché [1895-1919], Lettres de guerre, Paris, K, 1949).

[7]. La traduction relativement tardive des Manifestes d’André Breton en allemand est due à Ruth Henry : André Breton, Die Manifeste des Surrealismus. Hamburg, Rowohlt, 1968, réédition 1977.

[8]. Revue publiée entre février 1933 et mai 1939 par Albert Skira

[9]. Dû à J. Midolle (1835).

[10]. Pauline joue avec les allumettes et meurt brûlée causant le désespoir des chats qui l’avaient admonestée à obéir aux sages recommandations des parents.

[11]. John Tenniel (1820-1914) caricaturiste anglais qui réalisa les illustrations de Alice’s Adventures in Wonderland en 1866.

[12]. Cf. Œuvres complètes, notes p. 1723.

[13]. Emigré aux Etats-Unis en 1935, Alfred Eisenstaedt y deviendra photographe pour Harper’s Bazaar, Vogue et Life. Surnommé, le père du photojournalisme, il couvrit la guerre d’Éthiopie pour Life en 1936. Pix est le nom de son agent.

[14]. Je propose cette traduction mot à mot, qui ne rend pas le jeu de rimes du texte allemand :

„Sieh einmal, hier steht er,

Pfui! Der Struwwelpeter!

An den Händen beiden

Ließ er sich nicht schneiden

Seine Nägel fast ein Jahr;

Kämmen ließ er nicht sein Haar.

Pfui ! ruft da ein Jeder :

Garst’ger Struwwelpeter!“

[15]. Cf. André Breton, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1988, tome I, p. XXX.

[16]. Bien qu’édité seulement en 1959, Constellations trouve son inspiration dans le contexte de la seconde guerre mondiale : « Commencées en Normandie, ces 23 petites gouaches datées du 21 janvier 1940 au 12 septembre 1941 ont traversé la France dans les bagages de l’artiste en 1940 pour être achevées à Majorque, à un moment où Miro avait besoin de cet exutoire pour exorciser l’angoisse d’un monde à feu et à sang. En 1945, quand Breton les découvre à New York, il se dit fasciné par ce “tissu emblématique’ (Cf. Miro. Le peintre aux étoiles, Juan Punyet Miro et Gloria Lolivier, Paris, Découvertes Gallimard, 1993, p. 65) ».

[17] Une charmante contrepèterie pour écureuil et noisette, des termes à valeur poétique et amoureuse déjà présents dans Poisson soluble (1924). Ce texte est une lettre à l’adresse de sa fille, alors âgée de huit mois. Aube Breton est née le 20 décembre 1935, sa mère, Jaqueline Lamba, est l’inspiratrice de L’Amour fou.

[18] Un dessin daté approximativement de 1926 et présenté à la récente exposition « La révolution surréaliste » reconstituée par Werner Spiess au Centre Georges Pompidou en 2002, puis dans « Trajectoires du rêve » au Pavillon des Arts en 2003.