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                                                                            Branko ALEKSIĆ

LES PROPOS SUR LE SURRÉALISME DANS LA CORRESPONDANCE MICHAUX-HELLENS : « DE L’ULTRA CONDENSÉ »

              

La gestation d’une poétique onirique<<Sélection dans le document>>e via la Mélusine de Franz Hellens et la revue bruxelloise Disque vert ; l’amitié avec le surréaliste belge Camille Goemans et les contacts réels avec le groupe surréaliste d’André Breton à Paris pendant les années 1924-1925 : les faits exacts –« en plein dans du nouveau Michaux » (lettre n° 20 de 1924) – surgissent pour la première fois clairement dans le recueil Sitôt lus, lettres à Franz Hellens 1922-1952, édité par Leonardo Clerici chez Fayard à Paris en 1999 (180 p.). Ces lettres pour la plus grande part inédites sont une source centrale qui a fait défaut aux éditeurs des Œuvres complètes de Michaux dans la Bibliothèque de la Pléiade, comme l’admet la notice (t. I, p. 1018). Leonardo Clerici, philosophe et poète, fondateur de l’ « Istituto di Scriptura » à Bruxelles, auteur de l’Oracle de l’Avant-garde, dictionnaire sophiste (Bruxelles, 1994), publie par bonheur ces lettres en édition anastatique, avec « ses variations inédites, style algébrique qui vise les choses et non les mots » (p. 8). En annexe, il a reproduit notamment la première rédaction manuscrite de l’essai sur le rêve (1923) ainsi que plusieurs autres documents – le dépouillement des sommaires des revues comme le Disque vert et des publications concernées, aussi bien de Michaux que de ses acolytes. La valeur historique du présent livre épistolaire dépasse le souci postérieur de Michaux, « voyageur déjà de tout de voyages sans valise » (dans l’Ecuador) qui ne voulait pas emporter avec lui ni les lettres d’introduction ni de recommandation pour les « Seigneurs de la Mort ». Il faut lire ces documents poétiques précieux, comme Clerici l’a fait dans sa préface, avec l’avertissement dans la lettre du 13-IX-1952 : garder « les yeux et esprit attentif », car on peut dormir sur une ligne les yeux grand ouverts. L’acquis peut-il en être donné autrement que de la manière de Michaux –« de l’ultra condensé » ! Je me suis concentré ici sur les trois points du triangle de l’enveloppe :

a/ la révélation poétique de Michaux le discobole vert à Bruxelles ;

b/ son amitié avec Camille Goemans

c/ son installation à Paris – aidé par Philippe Soupault -, aboutissant à une collaboration critique avec les surréalistes.

a/ Le discobole vert à Bruxelles.

À partir de 1922, Michaux étudie les ouvrages scientifiques sur le rêve et il débute dans le Disque vert n° 5, en septembre 1922, avec un essai intitulé Cas de folie circulaire, où « Il se croit Maldoror » tout en discutant la question incongrue si « De l’application du fer doux sur la nuque se dégage une nouvelle personnalité »... La redécouverte de Lautréamont n’était-elle pas passée par l’intelligentsia belge avant de revenir aux surréalistes Aragon et Breton ? Même écrit en prose, « Maldoror, le gosse... » – tout ça, c’est de la poésie, affirme Michaux (lettre n° 10, 1923). Conjointement, en payant le tribut à l’ouvrage romancière onirique de Franz Hellens dont la Folie circulaire représente la prolongation, le jeune auteur espère trouver dans « un volume de science ... un exemple hallucinant de sa théorie sur Mélusine » (lettre n° 1, 1922). Il est prêt à faire tout un voyage – comme celui de Rimbaud à Charleville – afin de s’emparer d’un volume scientifique qui lui manquait (lettre n° 2). Évidemment, de cet intérêt scientifique trop passionnément conçu, Michaux tire son produit poétique qu’il annonce (lettre n° 5 du 12-XII-1922) comme « littérature nouveau style ». Ce seront les Énigmes dont il présente orgueilleusement la « logique bizarre » comme « l’invention et l’originalité » (lettre n° 6 sans date). En résultent les essais sur la psychanalyse de Freud et enfin une poésie plus qu’une philosophie (lettre n° 13 de 1923), même si c’est plutôt à un discours philosophique que Michaux préparait son premier interlocuteur. Michaux promettait à Hellens : « quant à être une critique originale ; cela sera sûrement», mais de la critique de Mélusine ne restera que l’indication qu’il considérait cet ouvrage de Hellens comme transcendantal. La critique de la Mélusine pourtant deviendra – provoquera, comme le dit la lettre n° 5 – le premier livre de Michaux, publié sous le titre : Les Rêves et la jambe, à Anvers, en 1923. Ainsi sont posées les bases d’un intérêt commun avec les surréalistes pour une onirocritique poétique.

b/ «Mon ami Camille Goemans» (lettre n° 3, 9-XI-1922).

Du groupe précoce surréaliste belge constitué autour de la revue Correspondances (publiée sous la forme de 22 tracts entre 1924 et 1925), Michaux partage d’abord ses intérêts avec un camarade de classe, Camille Goemans, qui lui dédie son texte « Fog » (« à Henri Michaus », sic) dans le Disque vert n° 6, dès octobre 1922. C’est en effet à Goemans que Michaux envoie en janvier 1923 un premier jet de « quelques histories en style cursif » (la lettre n° 8 annonce toujours les Énigmes) ; il tient le jugement poétique de Goemans « pour sagace ». Goemans et Michaux figurent ensemble parmi les collaborateurs de la revue Écrits du Nord (novembre 1922), ensuite parmi les membres du Comité de rédaction du Disque vert (1923, I/4-5-6) où ils écrivent réciproquement sur les ouvrages de l’un et de l’autre (1923, II/1). Michaux suggère à Hellens de pousser Goemans vers la critique : « Il fera quelque chose de bon là dedans » (lettre n° 4). Les rapports se sont-il envenimés au cours du mariage de Goemans en 1923 quand Michaux commet « un impair en n’écrivant rien à Camille au sujet de ses fiançailles » ? La contribution de Goemans à la revue Correspondances étant connue (Goemans dirigera de Paris la revue Distances en 1928), j’ai envie de rappeler l’excellent article qu’il publia dans la revue La Révolution surréaliste n° 12, à Paris, en décembre 1929 : « De l’amour à son objet » (p. 22): il y considère qu’un couple d’amants ne doit pas se refermer sur lui-même devant les menaces de l’état actuel des choses.

c/ Michaux parmi les surréalistes à Paris.

Des lettres des années 1924-1925 il ressort un véritable état des choses qui contredit la déclaration postérieure de Michaux selon laquelle il « n’a pas eu de relations personnelles avec les surréalistes » (Lettre-mémo à 5 heures matin, 1946, déchiffrée dans les Œuvres complètes t. I, pp. 6 et 997). Il semble que plus tard Michaux se sentit obligé de se défendre des « influences » des poètes surréalistes, en admettant celles des peintres comme Dali, Masson et Klee... La lettre du 27-XI-1924 est irréfutable (elle rectifie les renseignements anachroniques comme ceux contenus dans l’article sur Michaux du Dictionnaire général du surréalisme, 1982, p. 281, que « Dès 1925, il a pris connaissance du S[urréalisme] »: c’est à la fin de 1924 déjà que Michaux a eu son premier rendez-vous avec André Breton, Paul Eluard, Roger Vitrac, « et un autre jeune dont j’ai oublié le nom et qui m’est encore beaucoup plus surréaliste et ardent », écrit-il à Hellens. Il ne s’agit pas évidemment d’Aragon qu’il rencontrera quelques jours plus tard, mais d’un surréaliste moins connu : je pense à Pierre Naville, qui est à l’époque aux commandes de la revue La Révolution surréaliste, ou de J.-A. Boiffard qui signe, avec Naville, la préface du premier numéro de la revue. Michaux s’intéresse surtout à l’enquête sur le suicide de La Révolution surréaliste et se rapproche de Jean Paulhan qui, avec André Salmon, figurait par ailleurs dans le Comité de rédaction du Disque vert pour la France. Il trouve « Paulhan – bon » ; la lettre n° 25 fait allusion à la réponse de Paulhan dans LRS n° 2, 15-I-1925, p. 10 (la lettre n° 28 commente ensuite la réponse de Robert Desnos, rencontré également par Michaux). Michaux réussit à obtenir la collaboration du groupe de Breton dans le Disque vert dont il a relancé la distribution dès janvier 1924, d’abord à travers la librairie Van den Berg de Montparnassse (Michaux pense pouvoir vendre 500 exemplaires au lieu des 100). Ensuite il va aussi « chez Six » (lettre n° 17) : c’est-à-dire à la Librairie Six en face du 5, avenue Löwendhal, fondée par Soupault en 1921. Et c’est grâce à Soupault que Michaux trouve un emploi aux éditions Kra, dirigées par Léon-Pierre Quint, qui publient également la Revue européenne de Soupault. « J’aurai des contes à la Revue européenne en février, je pense.... », écrit logiquement Michaux à la fin du décembre 1925 ; il donne à Hellens l’adresse de Kra où il lui faut écrire. Néanmoins, en gardant toute son indépendance, dans la lettre n° 24 (1 924) il annonce pour le Disque vert « des jugements sur le surréalisme et ses applications » qui seront sévères. Le surréalisme n’est pas authentique (lettre n° 25). Michaux justifie son point de vue devant Hellens : « C’est regardé d’un peu haut & diriez-vous, vu d’un peu loin. Gardez-vous de vous emballer trop pour le ‘Surréalisme’. Poisson soluble... c’est du superficiel transposé dans le domaine du ‘merveilleux’, ça reste superficiel, Breton manque d’assise » (lettre n° 27). Le célèbre article « Le Surréalisme » publié dans le Disque vert en janvier-mars 1925 (avec un article acide de Pascal Pia à propos du Libertinage d’Aragon), répète ce jugement : le supposé texte automatique de Breton, « ‘Le Poisson soluble’ est inémotif, monotone comme un clown ». En vain Julien Gracq implicitement critiquera Michaux en analysant la figure de la femme fée précisément dans le Poisson soluble et ailleurs dans l’œuvre de Breton – « la femme (si remarquablement absente chez Michaux)... »; et en vain Marguerite Bonnet impliquera que Michaux se « prononce néanmoins avec Breton pour la recherche du merveilleux » (André Breton : Naissance de l’aventure surréaliste, 1975, p. 336). La non-authenticité, la superficialité de l’imaginaire de Breton comme le produit de l’écriture automatique forcée n’ont pas échappé à la critique de Michaux[1]. Il s’est rendu même au Bureau des recherches surréalistes, rue de Grenelle, pour se documenter afin d’en rendre un compte exact. Dans le cahier de la permanence (publié en 1988, Paris, Gallimard), p. 29, le samedi 6 décembre 1924, permanence a du être assurée par Simone Breton (la première épouse d’André Breton) et par J.-A. Boiffard qui « s’excuse »; c’est alors « L[ouis] A[ragon] qui répond à Henry Michaux ». Le mardi 16 décembre, sur la page 30 du Cahier de la permanence, Paul Eluard, qui assure la permanence avec Benjamin Péret, note à son tour : « Visite de Mr Michaux à qui n[ou]s donnons une note sur la R[évolution] S[surréaliste] pour le Disque Vert ». En effet, une annonce pour l’enquête du n° 1 de LRS qui venait de paraître, « Le suicide est-il une solution ? », était publiée dans le n° 1 du Disque Vert de 1925, dissipant ainsi la crainte de Michaux qu’avec son projet sur l’enquête au même sujet (« Sur le Suicide ») il entrera en collision avec le groupe de Breton.

En se rappelant plus tard, devant le cercle des écrivains argentins, à Buenos Aires, le 23 septembre 1936, sa visite au Bureau de recherches surréalistes, il dira qu’il y avait vu des tiroirs remplis de pages d’écriture automatique. Michaux juge ces pages illisibles, « avec seulement quelques miettes de poésie qui s’asphyxiaient ». C’est la dernière fois qu’il critiquera l’écriture automatique et le jugement doit être compris comme définitif : « Ce n’était pas de la poésie, mais un étonnant moyen de se mettre sans effort en relation avec le subconscient, un vaste terrain où jouer librement, sans rappels à l’ordre, sans rencontrer ni la honte, ni la mesquinerie, ni même la raison ». Les surréalistes ont échoué dans leurs tentatives d’écriture automatique et les notations poétique des rêves : ils ont échoué à faire de la poésie en série, mais leurs expériences restent néanmoins «un document psychanalytique de premier ordre». (cf. la retraduction de la conférence de Michaux, « Busqueda en la poesia contemporanea » de la revue Sur, n° 25, octobre 1936, dans ses Œuvres complètes, t. I, p. 975-977).

André Thirion qui dans ses mémoires, Révolutionnaires sans Révolution (1972), notait que les textes de Michaux furent publiés dans la revue Transition d’Eugène Jolas, à laquelle des surréalistes collaboraient aussi (p. 148), a bien compris que Michaux a en toutes circonstances fait preuve de « l’honnêteté du témoin et de l’expérimentateur » (id., p. 190). Breton lui-même a d’ailleurs honoré ses expérimentations langagières indépendantes mais convergentes avec celles des surréalistes (Du surréalisme dans ses œuvres vives, 1953).

 


[1]. Faudrait-il lire dans un sens ironique la dédicace sur la page du titre des Bases du Merveilleux (édition originale : Saint-Maurice d’Étalen, « tirée à petit nombre pour la fleur de nos amis vers la fin du monde ») :

« Une des

Bases du Merveilleux

au moins ne m’aura pas

totalement échappée.

Infime ou grande, à

qui en offrir l’étude sinon à

André Breton ?

H. Michaux ».

Reproduction en fac-similé dans le catalogue de vente de la Collection André Breton (Paris, 2003, Calmels-Cohen, Livres II,  lot 912). À part ce recueil, Breton possédait les Fables des origines (Paris-Bruxelles, Éditions du Disque Vert, avec envoi autographe signé « de Henri Michaux à André Breton » et avec l’adresse autographe de Michaux à Bruxelles (lot 910) ; le recueil Qui je fus ? (Paris, N.R.F., 1927, avec un portrait de l’auteur gravé sur bois par G . Aubert ; exemplaire justifié hors commerce sur vélin navarre ; lot 911) et plusieurs autres ouvrages édités après la guerre, dans la décennie 1944-1954 (lot 913-917).