Le SurrÉalisme au service de la RÉvolution
LE SURREALISME AU SERVICE DE LA REVOlUTION N°4, juillet 1930

Revue 4

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ACTUALITÉ DE SADE

III

PENSÉE inédite de D.A.F. de Sade

 

Dieu est absolument pour l’homme ce que sont les couleurs pour un aveugle de naissance, illui est impossible de se les figurer ; mais vous dit on a cela, cependant ces couleurs existent, ainsi si cet aveugle ne se les figure pas, c’est faute de sens mais non faute d’existence de la chose, de meme si l’homme ne comprend pas dieu, c’est faute de sens, mais non faute de la certaine existence de cet etre. Et voila précisément ou git le sophisme, le nom et les proprietés ou differences de ces couleurs ne sont que des choses de conventions, dependantes de la necessité ou nos sens nous ont mis de les differencier, mais leur existence est frivole, c’est a dire qu’il est tres frivole de décider qu’un ruban teint en couleur brune, soit effectivement brun, il n’y a de reel a cela que nos conventions, dieu est de meme, il ne se presente absolument a notre imagination, que comme la couleur se peut au cerveau des aveugles, cest a dire, comme une chose que l’on lui dit etre, mais dont rien ne prouve la realité, et qui par consequent peut fort bien ne pas etre, ainsi lorsque vous presentés un ruban a un aveugle en l’assurant quil est brun, non seulement vous ne lui donnés aucune idée, mais meme vous ne lui dites rien qu’il ne puisse nier sans que vous ayies et puissies avoir d’armes pour le convaincre, de meme lors que vous parles de dieu a l’homme ; non seulement vous ne lui donnes aucune idée, mais meme vous n’aportes a son imagination qu’une chose qu’il peut nier, combatre, ou detruire sans que vous ayies le plus petit argument reel a employer pour le persuader. Dieu n’existe donc pas plus pour l’homme que les couleurs pour l’aveugle de naissance, l’homme est donc aussi en droit d’affirmer qu’il n’y a pas de dieu, que l’aveugle l’est d’assurer qu’il n’y a point de couleurs car les couleurs ne sont point une chose reelle, mais seulement une chose de convention, et toutes les choses de convention ne peuvent acquerir de realité sur l’esprit de l’homme qu’autant qu’elles affectent ses sens et quelles peuvent en etre comprises, une chose peut donc pourtant etre reelle, aux yeux de tous les hommes, doués de leurs cinq sens, et devenir douteuse et meme nulle pour celui qui est privé du sens necessaire a la concevoir mais

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la chose, absolument incompréhensible, ou absolument impossible a apercevoir des sens, devient nulle, et aussi nulle que la couleur le devient pour l’aveugle, donc si la couleur est nulle p rl’aveugle parce qu’il n’a pas le sens necessaire a l’adopterde même dieu est nul pour l’homme puisqu aucun de ses sens ne sçauroit l’apercevoir et ce dieu alors n’a donc plus comme la couleur, qu’une existence de convention mais en elle meme aucune realité ; une societé d’aveugles, privé du secours des autres hommes, auroit egalement des noms de convention pour exprimer des choses qui nauroit aucune réalité ; eu egard a cette belle chimere quon qualifie du nom de dieu, nous sommes cette societé d’aveugles, nous nous sommes figuré une chose que nous avons cru nécessaire, mais qui n’a d’autre existence que le besoin que nous avons eu de la creer. Tous les principes de la morale humaine, s’anneantiroient de même, mesurés à ce meme compas, car tous ces devoirsn’etant que de conventions, sont de meme tous chimeriques, l’homme a dit telle chose sera vertu parcequelle me sert, telle autre sera vice parcequelle me nuit, ce sont les futiles conventions de la societé des aveugles dont les loix n ont aucune realité intrinseque, la véritable façon de juger notre faiblesse relativement aux sublimes misteres de la nature, est de juger de la faiblesse d’etres, qui ont un sens moins que nous, leurs erreurs, vis a vis de nous, sont les notres vis a vis de la nature, l’aveugle se fait des conventions relatives a ses besoins et a la mediocrité de ses facultés, l’homme de meme a fait des loix, relativement a ses petites connoissances, ses petites vues, et ses petits besoins — mais rien de reel dans tout cela, rien qui ne puisse etre, ou incompris, d’une societé qui nous seroit inferieure en facultés, ou nié formellement par une qui nous surpasseroit par des organes plus délicats ou par des sens de plus. Comme nos loix, nos vertus, nos vices, nos divinités, seroient meprisables aux yeux d’une société qui auroit deux ou trois sens de plus que nous, et une sensibilité double de la notre, et pourquoi, cest que cette société seroit plus parfaite, et plus rapprochée de la nature, d’ou il resulte, que l’etre le plus parfait que nous puissions concevoir, sera celui qui s’eloignera le plus de nos conventions et les trouvera le plus meprisables, ainssi que nous trouvons celles d’une societé qui nous est inferieure, suivons la chaine et arrivons a la nature meme, nous comprendrons facilement que tout ce que nous disons, que tout ce que nous arrangeons, decidons est aussi eloigné de la perfection de ses vues,et aussi inferieur a elle, quele sont par rapport à nos loix, celles de cette societé d’aveugles. Point de sens point d’idées, nihil est (in) intellectu,

 

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quod non prius fuerit in sensu, est en un mot la grande base et la grande verité qui etablit le sisteme précédent, il est inoui que M. Nicole dans sa logique ait voulu detruire, cet axiome certain- de toute vraiye philosophie, il entre pretend-il dans notre esprit d’autres idées que celles aquises par les sens, et l’une de ses grandes idées qui peuvent arriver a nous, abstraction faite des sens, est je pense donc je suis. Cette idée, dit cet auteur, n’a aucun son, aucune couleur, aucune odeur etc. donc elle n’est pas l’ouvrage des sens, peut-on s’abstreindre aussi servilement a la poussiere de l’école jusqua faire des raisonnements de cette fausseté la, sans doute, cette idée je pense donc je suis n’est pas de l’espece de celle, cette table est unie, parce que le sens du touché, en aporte la preuve a mon esprit, elle n’est j’en conviens l’operation d’aucun sens en particulier, mais elle est le resultat de tous, et si reellement, que s il etoit possible qu’une creature existat sans aucun sens, il lui seroit parfaitement impossible de former cette pensée, je pense donc je suis, donc cette pensée est le resultat de l’operation de tous nos sens, quoi qu’elle ne le soit d’aucun en particulier, et donc elle ne peut détruire le grand et infaillible raisonnement de l’impossibilité d acquerir des idées abstractivement des sens ; la religion ne s y acorde pas j’en conviens, mais la religion est la chose du monde quil faut le moins consulter en matiere de philosophie, par ce quelle est celle qui en obscurcit le plus tous les principes, et qui courbe le plus honteusement l’homme sous ce joug ridicule de la foi destructeur de toutes les verités.

 

LE PATRIOTISME DE L’INCONSCIENT

Dans l’un des derniers numéros de la Revue de Psychanalyse, le bibliographe écrit d’une analyse de nègre qu’elle tend (sic) à montrer que les conflits sont les mêmes dans la race blanche et la race noire. Le cas n’est d’ailleurs pas probant (se hâte-t-il d’ajouter) car il est à peine question de conflits inconscients.

L’auteur de ce petit résumé ni chair ni poisson vise, sans nul doute, à l’objectivité scientifique. Il signale un travail de collègue, et, parce qu’il demeure dans le vague, l’atténué, il croit avoir donné des preuves suffisantes d’impartialité. Et certes, ce très subtil tomberait de haut s’il s’entendait dire que son imprécision n’est qu’un bigoudis ajouté à tous les bigoudis de faux semblants, une hypocrisie pour empapilloter le classique dégueulis quand à l’inégalité des races.

Voilà comment la psychanalyse, tenue bon nombre d’années en suspicion par le corps médical français, dès que les soigneurs de l’âme ne peuvent plus l’ignorer, au lieu de les contraindre à réviser l’idée qu’ils se font de leurs individus, de l’état et du rôle plus ou moins officiel qu’ils entendent y jouer, devient, au contraire, un prétexte nouveau dans l’ensemble sophistiqué dont ils s’autorisent pour se dorloter, eux et leurs préjugés avantageux. Ainsi, de cela même qui les condamne, les opportunistes font une mine où puiser en faveur des impérialismes, idéaux putrides, obscurantismes religieux et leurs séquelles. Par ce phénomène de détournement, une découverte récente, en l’occurrence celle de Freud, étaye tout ce qu’il eût été légitime de penser qu’elle allait réduire en poudre. Les occasions de bonds révolutionnaires, déjà trop rares dans l’histoire du monde, au contact de certains doigts, tournent en eau de boudin. À cette sauce s’assaisonnent les extravagances que politiciens et intellectuels ont mission de

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Faire gober à ceux qu’ils administrent ou instruisent. On connaît cette cuisine des petits et grands mensonges bien mijotés. Que les experts plus ou moins assermentés s’y entendent et ils auront l’oreille de toutes les juridictions (affaire Almazian). Qu’ils s’y refusent (affaire Bougral) et les tribunaux passeront outre. Un faux témoignage de plus ou de moins, qu’importe. Tout s’arrangera, finira par des chansons, tant que la bonne vieille gauloiserie tiendra la queue de la poêle. Et elle connaît l’art d’accommoder les restes. Est-il question d’instinct sexuel, vite, elle fait l’entendue, la grosse maline, la femme au courant et, d’un sourire salace, épice les déchets, carcasses, abatis, sucés et resucés de la vieille bique réactionnaire. Comme elle sait suivre son temps, le plat du jour pourrait bien être, d’ici peu, le Patriotisme de l’inconscient. Elle en vendra très cher la recette aux hostelleries régionalistes, aux wagons-restaurants Pullman où tant de niaiseries et dromomanies s’entassent. On pensera au brouet des spartiates, mais à un brouet relevé de sel attique, vrai régal pour nos jeunesses quand elles sortiront des grandes écoles, facultés, lycées où les maîtres du libéralisme cauteleux et satisfait leur auront ouvert l’appétit par ce petit coup de culture générale qui, en une seule gorgée, condense l’art des ruses oratoires.

Mais que le monsieur bien élevé du xx e siècle, digne héritier de l’honnête homme du xvii e, se lèche, pourlèche les babines, il n’en garde pas moins sa mesure, même aux instants de délectation suprême, car il y a l’harmonie française et sa sœur siamoise l’éloquence française et leur jumeau l’esprit français, et leur cousin l’humour anglais, et encore le charme slave leur béguin ancien, et le mensonge allemand leur ennemi héréditaire.

Or, que la géographie des qualités bonnes ou mauvaises, présente, dans l’espace, somme toute réduit, d’un petit continent, nombre de différences et contradictions, toutes les haines qui résultent de ce morcellement, dès qu’elles se reconnaissent un intérêt commun, se coalisent, sous prétexte de civilisation à sauver.

Ainsi le patriotisme de l’inconscient serait un patriotisme large, mettons européen, pour plaire à la S.D.N., avec alliance américaine, mais américaine d’Américains à visages pâles et non de couleur, puisque si certaine analyse tend à montrer que les conflits sont les mêmes dans la race blanche et la race noire, le cas n’est d’ailleurs pas probant car il est à peine question de conflits inconscients.

Voici donc bouclée la boucle, fermé le cercle, cercle vertueux, dira-t-on, pour l’opposer à la masse des vicieux. Les conformistes de tout poil, dans les royautés parlementaires et les républiques conservatrices, auront un nouveau mot de ralliement. Et, comme l’époque continuera de faire la laïque, à seule fin de cultiver en plus grande paix l’idéologie chrétienne, au messianisme de s’en donner à cœur joie. Les hygiénistes du corps et de l’esprit, dans une vague officielle de barbiches, binocles, chapeaux de Panama, gilets de flanelle, bas varices, ceintures herniaires, suspensoirs flapis, plastrons, faux-cols, manchettes de celluloïd et autres accessoires du cotillon humanitaire, déferleront sur l’Asie, l’Afrique, l’Océanie. Les tribus que leurs prédécesseurs ensoutanés frustrèrent du bienheureux état d’innocence, ils les examineront, pour le plaisir de constater qu’elles n’ont pas eu le temps de fignoler des complexes dignes des métropolitains. Les évangélistes ont eu beau mettre les bouchées doubles, en quelques lustres, un siècle ou deux ou même trois, on ne saurait obtenir ces belles angoisses dont deux mille années ont si joliment flétri la chair du monde catholique.

Alors, plus et mieux que jamais, l’homme blanc de s’opposer à l’homme coloré. Le bataclan des prétextes théologiques, l’humanisme qui prend pour une pensée libre sa pensée vague, décident n’importe qui à reconnaître de droit divin l’exercice de ses facultés ou métiers envers et contre les autres. Bien entendu, plus le pays sera du type dit civilisé, plus chaude se fera la lutte entre individus. Le capitalisme se réjouit de cet état de concurrence. Les chrétiens soupirent. Chacun pour soi et Dieu pour tous. La notion de personne, du fait de son caractère sacré, est opposée à toute recherche qui lui serait dangereuse (Massis et consorts). La liberté, la volonté, telles que professeurs et curés la conçoivent et en enseignent la pratique à leurs élèves, à leurs ouailles, ne sont que moyens d’autocratisme. Au sortir de sa classe de philosophie, le premier freluquet venu opposera et continuera toute sa vie d’opposer le subjectif et l’objectif, ce qui lui permet de se reconnaître tabernacle de quelque principe éternel. Les autres, il les assimile aux choses, à ces choses qu’il juge d’essence inférieure et juste bonnes à être possédées, consommées. Il se pense, se conduit, comme s’il se pensait, noumène parmi les phénomènes, doué d’une pensée souveraine dans un clapotis de reflets. Impressionnisme aristocratique sans rien de vivant, sensible, équitable sous la peinturlure. Règne des petits-maîtres.

Que Marx, dans une définition de l’essence humaine, ait fait place à l’ensemble des rapports sociaux et Freud prouvé que la dite essence ne saurait, en aucun cas, se réduire à la conscience qui en est prise, à l’idée qu’en fabriquent les plaquages de la raison sur des observations plus ou moins justes, pareils coups de poings au beau milieu de l’estomac permettent de lire derrière la transparence des masques, à même les grimaces sophistiques, la peur des tripotées à venir.

Et quelle piètre riposte quand, au nom de la psychanalyse (contre elle, en vérité), nous est servie une observation dont l’allure équivoque insinue que, dans la pensée de son auteur, les conflits pourraient bien se trouver à l’entière discrétion d’un inconscient variable de race à race, d’individu à individu, faculté en soi et la plus particulière de races, d’individus donnés. Alors, il n’y aurait plus à tenir compte du monde extérieur, des circonstances qui ont fourni l’occasion à tel ou tel conflit d’affecter tel ou tel inconscient et l’on se bornerait à la vie contemplative,

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à la passivité, à l’arbitraire, au déni de justice, tous luxes exclusifs à la seule ploutocratie, et, en échange desquels, à chacun de ses sujets, elle accorde la compensation de se croire homme normal, français-moyen.

Touchante paraît d’ailleurs cette aumône à qui, dénué de signes distinctifs, se contente volontiers d’incarner la normale, pour, à son tour, mépriser l’exotique.

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Pour le métaphysicien (Engels : Socialisme utopique et Socialisme scientifique) les choses et leurs reflets intellectuels, les notions, sont des objets isolés, devant être considérés les uns après les autres, des objets invariables, immobiles, fixes, donnés une fois pour toutes. Il pense par antithèses dépouillées de tout moyen terme, il parle par oui et par non. Tout ce qui est au delà est sans couleur. Le négatif et le positif s’excluent absolument.

Ce principe spéculatif, se traduit, dans la pratique, par le fameux diviser pour régner. La créature, qui détache idées et choses de leurs contextes vivants, n’a de curiosité, de sympathies que pour ce qui est ou peut devenir son fait. Selon l’état du foie, c’est le je m’enfoutisme épanoui ou le fanatisme qui offre, d’ailleurs, l’alternance de ses contraires à tous les Clovis que le premier évêque venu sait persuader de brûler ce qu’ils ont adoré, d’adorer ce qu’ils ont brûlé. Mais personne, jamais, ne manquera d’avoir bonne opinion de soi, et, le plus banal considérera comme une caractéristique sa banalité même chacun de se monter en épingle, sans nul risque de se dire ce que Feuerbach constatait de toute évidence : Je suis un objet psychologique pour moi, mais un objet physiologique pour autrui.

D’où individualisme, auto-amour, amour-propre, qu’ils disent, comme si l’autre, le vrai, l’unique était sale, goût de la propriété et sa sanctification car il s’agit, avant tout, de réussir l’écrin pour ce petit bijou qu’on croit être. En conséquence, pas le moindre espoir de synthèse, mais un entassement de spécialisation qui rappelle la métaphore des harengs dans la boite à sardines.

Au milieu de ces méli-mélo d’intérêts, que la suffisance bourgeoise, après avoir joué des coudes et trouvé un bon petit coin, s’assoupisse et, dans son rêve, comme aux heures des satisfactions distinguées, lève un petit doigt, ce minable boudin auriculaire, elle le sacrera le plus beau des phallus.

Ainsi sera, tant que par peur du risque, ignorance ou bêtise congénitale MM. les intellectuels se refuseront à la dialectique, qui, elle, prend objets et notions dans leur mouvement, leur devenir, leur périr. Or, tous ces serins continuent à demander des cages, pour, une fois entre leurs barreaux, nous la faire à la nostalgique, comme s’ils étaient des aigles. Dans les caves dont chaque jour épaissit les ténèbres, les hommes au teint d’endive essaient de se donner le vertige par la contemplation de leur nombrils. Et ils déifient leurs nombrils. Et ils poursuivent la chaîne des auto-glorioles, non moins extravagants que le clergé mâle. Quand, au plus beau de son triomphe moyenâgeux, il se réunit en concile pour savoir si les femmes avaient une âme.

Dans cette tradition de haute époque, à citer ce fils de la Sainte mère l’Église, un dominicain, dont la sœur (elle-même femme-curé de qui je reçus le propos, alors qu’elle me soignait d’une maladie infantile) rapportait, pour la plus grande satisfaction d’un orgueil familial et confessionnel, que, du sol, tête levée pour cracher en l’air, de toutes ses forces, de tout son héroïsme, sans crainte que ça lui retombe dessus, il baptisait les idolâtres grimpeurs que le spectacle de sa personne décolorée ne décidait pas à descendre de leurs cocotiers, avec ces mots : Je vous baptise si toutefois vous avez une âme.

Ce nègre dont on n’est pas sûr, dans les milieux ecclésiastiques, en 1905, qu’il ait une âme et, en 1931, dans une revue de médecine mentale spécialisée, que son inconscient soit susceptible de conflits aussi distingués que ceux de modèle courant aux comptoirs psychanalytiques de la maison mère (et notez que le français dit peu, pour sous-entendre beaucoup) en cas de travail forcé, de petite guéguerre, on se le reconnaît pour frère, frère cadet, s’entend, donc à guider de main ferme. Ses droits, affirme-t-on, lui sont reconnus. Alors, que lui, à son tour, et un peu plus vite que ça, scrognegneu, rende à César ce qui est à César. Et bien entendu, la mise en pratique de cette réciprocité d’obligations sanctionnera l’axiome préalable, à savoir que ce qui est au nègre = peau de balle et balai de crin, tandis que César (la société imperialo-capitaliste) possède l’universalité des droits, parmi lesquels, bien entendu, celui de vie et de mort.

État de fait séculaire et que revigore la trahison de n’importe qui, parmi les colonisés, accepte, sert les idéologies des colonisateurs.

Jésus, le premier avec ce Rendez à César…, sa trouvaille, prépara les voix de l’antisémitisme. La France dont la mystique gouvernementale (interne et externe) perpétue l’adjudantisme romain, offre un portefeuille à M. Diagne, tandis qu’elle laisse son Coty couvrir les murs de l’abominable affiche : Sauvons nos colonies : le péril noir en pays rouge. Pogromes de la Sainte-Russie orthodoxe et tsariste, exécutions massives de rebelles indo-chinois, expéditions punitives çà et là, quand l’Église et l’État sont de connivence (même et surtout par simple accord tacite, sous le couvert d’une feinte séparation) c’est du joli travail. Mais que personne ne se plaigne, puisque les ministres de Dieu sur terre ont voulu mettre dans l’esprit de tous l’espoir d’un monde meilleur. Quant à celui-ci, le bas-monde, aussi longtemps qu’on les y laissera faire la loi, le défaut de la plus élémentaire justice donnera sans cesse à désespérer de la connaissance.

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Frustrés de leur mouvement, les objets et leurs reflets intellectuels, les notions, ne sont plus que momies. La pensée se racornit, se pétrifie. Charmant petit bal au charnier des entités. À leurs morceaux de bravoure et entrechats divers la science, l’art apportent le gracieux et réconfortant à propos, dont, à rêver de ronds de bras et jambes, témoignerait un cul-de-jatte-manchot unique survivant d’une catastrophe, son ouvrage, qui n’aurait laissé à son détritus de créature qu’un empire de poussière. Singulier mirage négatif, les yeux de ce mégalomane, qui, pour petits qu’ils apparaissent, n’en sont pas moins perçants, ces yeux en trou de pine d’aigle, qui ont fouillé leur désert, n’ont pas vu que le peuplait un voisinage confraternel d’infirmes, tous, du reste, logés à la même enseigne pour ce qui est de l’agilité, de la perspicacité. Ainsi, de ce paysage de cendre, chaque gnome démembré se croit souverain d’autant plus absolu que sans sujet. Le soir venu, ils remercient Dieu d’avoir métamorphosé leur devenir en rester là. Dieu c’est l’immobile puisqu’il occupe tout le Temps, tout l’Espace et n’a donc à bouger ni dans le Temps ni dans l’Espace. Pour l’extase de se sentir à l’image de l’Immobile, qui donc renoncerait à pieds et pattes  ? Savoir à quoi s’en tenir, où se tenir une fois pour toutes, c’est la foi. La foi c’est la fois pour toutes. Quant au corps, ce qui de lui se lance ou se creuse pour atteindre ou recevoir les êtres, peu importe. La chair n’est que le vase momentané du principe éternel, l’âme. Les amoindrissements physiques et temporels paient l’assurance sur la vie à venir et à ne jamais finir. Marché conclu, l’Église béatifie gangrènes et pouilleries, plaies et ulcères. Elle tue la vie pour exalter la mort, choie les nécrophiles qui (Barrès en est le prototype) de la déliquescence anarchique au rêve très conformiste (et à sa réalisation) de funérailles nationales font son jeu. Et quelle gamme, de Poincaré, l’homme-des-cimetières, à ce pauvre bougre abruti par plus d’un demi-siècle de servitude que j’ai entendu se lamenter : Tuer les vivants passe encore, mais bombarder des tombes!

Or, le premier bond révolutionnaire saute droit à ces tombes qu’il s’agit de profaner, les unes pour jeter au fumier leurs cadavres-symboles, les autres pour rendre au jour ce qui agonisait, enterré vif. Mais, hélas, chacun se réjouit encore d’être cercueil à soi-même. Freud a, le premier, systématiquement, arraché le couvercle sous lequel pourrissait ce dont l’émasculé s’était lui-même émasculé. La psychanalyse redonne bras et jambes et le sexe, qui doit être libre entre ses jambes, à notre cul-de-jatte. Et voilà que jouit, remue, pense, sans plus jamais rêver à l’Immobile, celui qui, d’une oraison à l’autre, n’avait pour se distraire que ses mauvaises odeurs.

Virginités rancies, célibats pisseux, régulier ou séculier le clergé des deux sexes, du fond de ses chapelles et cathédrales, peut chanter la chanson bretonne :

Tout le monde y pue

Y sent la charogne…

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L’homme n’a sacré basses certaines parties de soi qu’afin de s’en délecter sournoisement, tel l’Immobile de la part de qui la création, étant donnés ses attributs religieux, métaphysiques, n’est concevable que sous forme d’un divertissement fécal. Dans la pratique, se condamne au plus grossier matiérisme qui accepte le dogme de l’Esprit devenu matière, du verbe fait chair. Ce délicat, tombé de la plus nébuleuse des nébuleuses dans un tonneau de vidange, n’en méprise pas moins le matérialiste pour qui l’être conditionnant le penser, il y a passage de la matière à l’esprit : donc, selon le jugement qualitatif de l’idéaliste, progrès au lieu de cette chute orthodoxe et désespérante de l’Esprit en pleine matière. L’homme religieux, ici, de se récrier, car la transubstantiation, pour lui, c’est le miracle, l’exception qui confirme la règle en conséquence de toutes les idolâtries dont le principe causal et final est la négation du mouvement, la psychologie ne considérait de la pensée que son arrêt, la conscience qu’elle prend de soi au terme de sa course et sans souvenir de la marche qui la mena ici ou là. On ne soupçonnait pas qu’il y eut un fil dans le labyrinthe. C’était prendre un cadran pour une montre et s’étonner de ne pas savoir l’heure.

Et maintenant, parce que toujours et encore la dent des vieux préjugés veut mordre dans l’œuvre révolutionnaire, parce que jamais ne se dissipe la menace des obscurantismes, parce que n’est point assez clairement dénoncée la méthode dont le défaut interdit d’aller de la nuit au jour par une aube illuminée de rêves, parce que les spécialistes ne cessent de nous la nasiller à la réalité, parce que le conventionnel esthétique, l’apriorisme moral renaissent de leurs cendres, il importe de rappeler non en guise de conclusion, mais comme signal de départ, la définition donnée par Breton dans son premier manifeste du surréalisme :

Surréalisme : n. m. automatisme pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre façon, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.

René CREVEL.

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RÉSERVES

QUANT À LA SIGNIFICATION HISTORIQUE DES INVESTIGATIONS SUR LE RÊVE

Rien de plus choquant pour l’esprit que de voir à quelles vicissitudes à été condamné l’examen du problème du rêve, de l’antiquité à nos jours. De piètres « clés des songes » persistent à circuler, indésirables comme des jetons, à la devanture des librairies vaguement populaires. C’est sans espoir qu’on cherche à découvrir, dans les œuvres des philosophes les moins tarés des temps modernes, quelque chose qui ressemble à une appréciation critique, morale de l’activité psychique telle quelle s’exerce sans la directive de la raison. On en est quitte pour… la peur de se contenter de penser, avec Kant, que le rêve a « sans doute » pour fonction de nous découvrir nos dispositions secrètes et de nous révéler, non point ce que nous sommes, mais ce que nous serions devenus si nous avions reçu une autre éducation( ?) avec Hegel que le rêve ne présente aucune cohérence intelligible, etc. À pareil sujet, il faut avouer que les écrivains sociaux, marxistes en tête — si l’on en juge par ce qu’on peut actuellement connaître d’eux en France — se sont montrés encore moins explicites. Les littérateurs, intéressés du reste au non éclaircissement de la question qui leur permet, bon an mal an, d’exploiter un filon de récits sur lequel ils font valoir assez abusivement leur propriété (la faculté de fabulation étant à tout le monde) se sont en général bornés à exalter les ressources du rêve aux dépens de celles de l’action, ceci a l’avantage des puissances de conservation sociale qui y découvrent à juste titre un précieux dérivatif aux idées de révolte. Les psychologues professionnels, à qui se trouvait échoir en dernier ressort la responsabilité à prendre en face du problème du rêve n’ont plus eu dans ces conditions qu’à avancer vers la nouvelle côte, avec des gestes de scarabée, la boule d’opinions assez peu pertinentes qu’ils roulent devant eux depuis le fond des âges. Il peut ne pas paraître exagéré de dire, en présence des piétinements et des louvoiements auxquels nous a accoutumé la dernière des sciences que ces messieurs professent, que l’« énigme du rêve », privée comme à l’ordinaire par ces spécialistes de toute signification vitale, menaçait de tourner au plus crétinisant mystère religieux.

En l’absence volontaire de tout contrôle exercé par les savants dignes de ce nom sur les origines et les fins de l’activité onirique, les réductions et les amplifications outrancières de cette activité pouvaient librement suivre leur cours. Jusqu’en 1900, date de la publication de la Science des Rêves de Freud, les thèses les moins convaincantes et les plus contradictoires se succèdent tendant à la faire passer du coté du négligeable, de l’inconnaissable ou du surnaturel. Les témoignages « impartiaux » font suite aux témoignages « impartiaux ». Pas un auteur ne se prononce avec netteté sur cette question fondamentale : que deviennent dans le rêve le temps, l’espace, le principe de causalité ? Si l’on songe à l’extrême importance de la discussion qui n’a cessé d’opposer en philosophie les partisans de la doctrine selon laquelle ces trois termes correspondent à une réalité objective et les partisans de cette autre doctrine selon laquelle ils ne serviraient à designer que de pures formes de la contemplation humaine, on s’inquiète de voir que pas un jalon, historiquement, n’a été posé à cet égar d. Il y aurait là pourtant, peut-être plus qu’ailleurs, matière à départager les irréconciliables adversaires. Pour aggraver encore notre famine, les quelques observateurs du rêve qui paraissent être le mieux placés, ceux dont le témoignage offre le plus de garanties, les médecins en particulier, ont évité ou négligé de nous faire savoir de quel coté — on peut dire, considérant sur leur position matérialistes et idéalistes — de la barricade ils se situaient. Comme cela se produit dans le domaine des sciences naturelles, ou une sorte de matérialisme tout intuitif, embryonnaire, de caractère purement professionnel,

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s’accorde tant bien que mal chez ceux qui le professent avec la croyance en Dieu et l’espoir d’une vie future, les dits observateurs étaient sans doute pas très fixés ! Force nous est donc tout d’abord de réparer pour eux, dans une certaine mesure, cette lacune. Il conviendrait à tout prix d’en finir avec cette fausse modestie scientifique, sans perdre de vue que la pseudo-impartialité de ces messieurs, leur paresse à généraliser et à déduire, à faire passer sur le plan humain toujours en mouvement ce qui reste autrement secret de laboratoire ou de bibliothèque, n’est que masque social porté par prudence et doit être soulevé sans ménagements par ceux qui ont estimé une fois pour toutes qu’après tant d’interprétations du monde il était temps de passer à sa transformation.

Les principaux théoriciens du rêve, du seul fait qu’ils ne distinguent pas ou qu’ils distinguent l’activité psychique de la veille de celle du sommeil et que, dans le second cas, ils tiennent l’activité onirique pour une dégradation de l’activité de veille ou pour une libération précieuse de cette activité, nous renseigne déjà plus qu’ils ne veulent sur leur façon profonde de penser et de sentir. Dans la première école viennent naturellement se ranger les adeptes plus ou moins conscients du matérialisme primaire, dans la seconde (sommeil partiel du cerveau) les divers esprits d’inclination positiviste, dans la troisième, en dehors des mystiques purs, les idéalistes. Tous les courants de la pensée humaine se trouvent ici, bien entendu, représentés. De l’idée populaire que « les rêves viennent de l’estomac » ou que « le sommeil continue n’importe qu’elle idée » à la conception de « l’imagination créatrice » et de l’épuration de l’esprit par le rêve, il est aisé de découvrir les intermédiaires habituels : agnostiques, éclectiques. Toutefois, la complexité du problème et l’insuffisance philosophique de quelques uns des chercheurs apparemment les mieux doués sous le rapport de la capacité d’observation font que bien souvent les conclusions les plus inconséquentes ne nous ont pas été épargnées. Pour les besoins de la cause à prétention matérialiste, selon laquelle l’esprit en rêve fonctionnerait normalement sur des conditions anormales, certains auteurs sont amenés paradoxalement à donner pour première caractéristique du rêve l’absence de temps et d’espace (Haffner), ce qui ravale ceux-ci au rang de simples représentations dans la veille. Les partisans de la théorie selon laquelle le rêve ne serait à proprement parler que veille partielle et ne vaudrait qu’en tant que fait purement organique en arrivent assez vainement à y réintroduire le psychique sous une forme larvaire (Delage). Enfin l’argumentation des zélateurs du rêve en tant qu’activité supérieure, particulière, succombe sans cesse devant la considération des absurdités criantes que recèle au moins son contenu manifeste, si ce n’est encore davantage devant le parti exorbitant que le rêve peut tirer d’excitations sensorielles minimes. Freud lui-même qui semble, en matière d’interprétation symbolique du rêve, n’avoir fait que reprendre à son compte les idées de Volkelt, auteur sur qui la bibliographie établie à la fin de son livre reste assez significativement muette, Freud, pour qui la substance du rêve est pourtant prise dans la vie réelle, ne résiste pas à la tentation de déclarer que « la nature intime de l’inconscient (essentielle réalité du psychique) nous est aussi inconnue que la réalité du monde extérieur », donnant ainsi des gages à ceux que sa méthode avait le mieux failli mettre en déroute. C’est à croire que personne, ici, n’ose prendre sur soi de réagir contre l’indifférence, le laisser aller général et l’on peut, dans ces conditions, se demander si le malaise accusé de toutes parts n’est pas significatif du fait qu’on vient de toucher un point particulièrement sensible et qu’on redoute par-dessus tout de se compromettre. Peut-être y va-t-il de plus que nous le pensions, qui sait : de la grande clé qui doit permettre de réconcilier la matière avec les règles de la logique formelle, qui se sont montrées jusqu’ici incapables à elles seules de la déterminer, à la grande satisfaction des réactionnaires de tout acabit. « En dehors même, écrit Freud, des écrivains religieux et mystiques qui ont grandement raison de garder, aussi longtemps que les explications des sciences naturelles ne les en chassent pas, les restes du domaine, jadis si étendu, du surnaturel — on rencontre des hommes sagaces et hostiles à

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toute pensée aventureuse qui s’efforce d’étayer leur foi à l’existence et à l’action de forces spirituelles surhumaines précisément sur le caractère inexplicable des visions des rêves. » Il faut bien reconnaître que le fidéisme trouve en effet moyen de s’introduire ici de tous côtés. Non seulement la question habilement soulevée de la responsabilité dans le rêve a réussi à grouper sans distinction sous cette bannière tous ceux qui voulaient bien admettre à un titre quelconque cette responsabilité, mais encore tous ceux qui tenaient cette activité insuffisamment surveillée de l’esprit pour indigne ou pour nuisible. Le premier de ces cas est celui de Schopenhauer, de Fischer, le second, celui de Spitta, de Maury. Ce dernier observateur et expérimentateur, un des plus fins qui se soient présentés au cours du xix e siècle, reste une des victimes les plus typiques de cette pusillanimité et de ce manque d’envergure que Lénine a dénoncés chez les meilleurs naturalistes en général et chez Haeckel, en particulier. Pourquoi faut-il après s’être livré, dès les premières pages de son livre, Le Sommeil et les Rêves (1862), à une attaque en règle contre l’emploi inconsidéré par Jouffroy du mot âme, principe auquel, dit-il, ce dernier a tort de recourir puisqu’il n’en peut définir nettement le caractère, Maury nous inflige, page 320, la perspective des conditions qui peuvent nous être attribuées « par Dieu dans la vie future » ; pourquoi, page 339, faut-il que ce soit « le Créateur » qui communique leurs impulsions aux insectes ? C’est véritablement désolant. Plus désolant encore est que Freud, après avoir sans le connaître retrouvé, fait expressément valoir dans le rêve le principe de conciliation des contraires et témoigné que le profond fondement inconscient de la croyance à une vie après la mort ne résultait que de l’importance des imaginations et des pensées inconscientes sur la vie pré-natale, plus désolant encore est que le moniste Freud se soit laissé aller finalement à cette déclaration au moins ambiguë, à savoir que la « réalité psychique » est une forme d’existence particulière qu’il ne faut pas confondre avec la « réalité matérielle ». Était-ce bien la peine d’avoir combattu plus haut la « confiance médiocre des psychiatres dans la solidité de l’enchaînement causal entre le corps et l’esprit » ? Freud se trompe encore très certainement en concluant à la non-existence du rêve prophétique — je veux parler du rêve engageant l’avenir immédiat — tenir exclusivement le rêve pour révélateur du passé étant nier la valeur du mouvement. Il est à remarquer qu’Havelock Ellis, dans sa critique de la théorie du rêve-réalisation de désir chez Freud, ne fait, en lui opposant une théorie du rêve-peur, que souligner chez Freud et chez lui le manque à peu près complet de conception dialectique. Cette conception semble avoir été moins étrangère à Hildebrand, auteur d’un ouvrage paru en 1875 et non traduit en français, dont il est fait au cours de la Science des Rêves d’assez abondantes citations. « On peut dire que, quoique présente le rêve, il prend ses éléments dans la réalité et dans la vie de l’esprit qui se développe à partir de cette réalité... Si singulière que soit son œuvre, il ne peut cependant jamais échapper au monde réel et ses créations les plus sublimes comme les plus grotesques doivent toujours tirer leurs éléments de ce que le monde sensible offre à nos yeux ou ce qui s’est trouvé d’une quelconque manière dans la pensée de la veille. » Malheureusement l’auteur, qui estime, d’autre part, que plus la vie est pure, plus le rêve est pur, parle de culpabilité dans le rêve, à la façon des anciens inquisiteurs, et se pose traîtreusement en spiritualiste. Comme on le voit ici plus que partout ailleurs, selon la parole de Lénine, « il est significatif au plus haut point- que les représentants de la bourgeoisie instruite, pareils au noyé qui se cramponne à un fétu, recourent aux moyens les plus raffinés pour trouver ou garder une place modeste au fidéisme engendré au sein des couches inférieures des masses populaires par l’ignorance, l’hébétement et l’absurde sauvagerie des contradictions capitalistes. »

On peut s’étonner, en présence de l’attitude générale observée par les écrivains ci dessus désignés, attitude qui va du fanatisme religieux à la volonté d’indépendance à l’égard des partis (cette prétendue volonté ne servant qu’à dissimuler les pires servitudes) de l’orientation arbitraire de la plupart des recherches entreprises sur le rêve. C’est à peine si la très grave question de la place quantitativement

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réelle occupée par celui-ci dans le sommeil a retenu l’attention de nos dignes universitaires. Si Hervey-Saint-Denys, ni docteur en médecine, ni docteur en philosophie, n’hésite pas à affirmer qu’il n’est pas de sommeil sans rêve, que « la pensée ne s’éteint jamais de manière absolue », le doute radical que la psychologie n’a cessé de faire peser sur la fidélité de la mémoire a paru sur ce sujet, aux autres observateurs, justifier une réserve presque absolue. Encore bien beau s’ils prennent la peine de s’expliquer à ce sujet. Freud, sur ce point, est des moins catégoriques. Une réplique modérée à Hervey a pu cependant venir de Maury qui, par la relation de son célèbre rêve de la guillotine, a cru mettre en évidence le caractère illusoire du souvenir de rêve en prétendant prouver que toute la construction en cause s’échafaude dans les quelques secondes que dure le réveil, l’esprit se hâtant d’interpréter d’une manière rétrospective la cause extérieure qui a mis fin au sommeil. Foucault a soutenu d’autre part que les connexions logiques que l’esprit croit retrouver dans le rêve sont ajoutées après coup dans la conscience éveillée. Une théorie, dont il semble bien qu’en fin de compte elle se confonde avec la théorie pragmatique de l’émotion, tend ici à limiter autant que possible le rêve jusqu’à l’identifier à une sorte de vertige mental de transition et extrêmement court. De son côté Havelock Ellis apporte à cette théorie une adhésion mitigée. Il est fâcheux que sur ce point les arguments fournis de part et d’autre ne soient pas encore de nature à entraîner notre conviction. C’est à croire que l’extraordinaire puissance connue sous le nom de suggestion (et d’auto-suggestion) persistera longtemps encore à mystifier tous ceux qui viennent chasser sur ses terres. On n’a que trop entendu reparler de ses méfaits depuis un siècle dans le domaine médical — avant Freud — Charcot, Berheim, tant d’autres pourraient nous en entretenir savamment ! N’est-il pas surprenant de constater que Freud et ses disciples persistent à soigner et, ajoutent-ils, à guérir des hémiplégies hystériques alors qu’il est surabondamment prouvé, depuis 1906, que ces hémiplégies n’existent pas ou plutôt que c’est la seule main, trop impérative, de Charcot qui les a fait naître ? Je m’en voudrais de ne pas faire observer sans plus tarder que c’est très vicieusement qu’Hervey, du fait que sous l’influence de l’habitude il arrive à se rappeler un nombre de rêves de plus en plus grand, conclut à la continuité parfaite de l’activité psychique durant le sommeil et aux seules éclipses, par suite, de la mémoire : encore faudrait-il établir qu’il n’a pas réussi à accroître, dans des proportions considérables, en les soumettant à l’épreuve de cette observation constante, les limites de cette activité. Ce très particulier surmenage intellectuel eut pu, à la rigueur, le placer dans des conditions d’intoxication qui lui resteraient propres et priveraient ses conclusions de l’objectivité nécessaire. Hervey se voit rêver à tout moment où il s’observe rêver, c’est-à-dire à tout moment où il s’est attendu à rêver. C’est beaucoup en apparence : au fond ce n’est rien. L’affirmation contradictoire de Maury n’est pas plus sûre. C’est, en effet, après bien des années que ce dernier nous rapporte comment une nuit la chute sur son cou de la flèche de son lit « suffit à entraîner » une série de représentations empruntées à l’histoire révolutionnaire, au terme desquelles on le guillotinait. Rien ne saurait justifier, selon moi, cet appel à la mémoire « infidèle » et l’acceptation aveugle de son témoignage, au bout d’un si long temps. Il y a là une contradiction fort gênante. Je n’ignore pas, d’une part, que Maury tenait Robespierre, Marat pour les plus vilaines figures d’une époque terrible (c’est donc un suspect qui ne fit que se rêver suspect) ; le fait matériel qui met fin au rêve ne suffit pas, d’ailleurs, à écarter l’hypothèse de phénomènes avertisseurs qui se seraient produits, durant le sommeil ou durant la veille, avant la chute de la flèche. Le rêveur, enfin, tout en se vantant de n’appartenir à aucune secte philosophique, parle de sa dignité de créature de Dieu, a — ne l’oublions pas — toutes sortes de mauvaises raisons de conclure à la rapidité foudroyante de la pensée dans le rêve : cette rapidité, selon lui, contribuant pendant le sommeil à effacer en nous la notion du temps, c’est-à-dire à faire passer le temps réel sur le plan purement spéculatif. Rien, comme on peut le voir, de moins désintéressé que cette dernière contribution à l’étude du rêve, rien qui ne puisse faire qu’en dépit du succès qui l’a

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accueilli je ne me croie pas autorisé à la tenir pour nulle et non avenue.

Ne m’étant pas, jusqu’ici vraiment spécialisé dans étude de la question et estimant que je n’ai pas été mis en possession de documents suffisamment irréfutables pour en trancher, j’adopterai pour ma part, mais seulement à titre hypothèse — autrement dit jusqu’à preuve du contraire ou de la possibilité de la concilier dialectiquement avec ce contraire, — le jugement selon lequel l’activité psychique s’exercerait dans le sommeil d’une façon continue. J’estime en effet, d’une part qu’une détermination arbitraire de cette espèce peut seule contribuer à faire un jour rentrer le rêve dans son véritable cadre qui ne saurait être que la vie de l’homme et, d’autre part, que cette manière de penser est plus conforme que toute autre à ce que nous pouvons savoir du fonctionnement général de l’esprit. Je ne vois ni avantage théorique, ni avantage pratique à supposer quotidiennement l’interruption et la reprise de courant que nécessiterait, entre temps, l’admission d’un repos complet et de son seuil à franchir, on ne sait comment, dans les deux sens. Un inconvénient grave me paraîtrait en résulter touchant à ce très singulier exil de l’homme, rejeté chaque nuit hors de sa conscience, disloqué en matière et conscience et invité de la sorte à spiritualiser dangereusement cette dernière.

Que l’on accorde au rêve cette importance ou une importance moindre dans la durée (et, dans le premier cas, il s’agirait encore une fois, compte tenu des instants de crépuscule psychique dans la veille, d’au moins la moitié de l’existence humaine) on ne saurait se désintéresser de la manière dont l’esprit réagit en rêve, ne fût-ce que pour en déduire une conscience plus complète et plus nette de sa liberté. La nécessité du rêve a beau ne pas être reconnue, il est clair qu’elle existe. Aussi sur cette question brûlante pouvons-nous nous attendre à voir adopter par les spécialistes un point de vue socialement très significatif. Si, comme j’ai eu l’occasion de le noter plus haut, les témoignages à charge abondent contre le rêve « inutile, absurde, égoïste, impur, immoral », ceux qu’on est tenté d’invoquer pour sa défense se révèlent à peine moins accablants. Ce ne sont qu’improvisations à bas prix de gens exaltés et optimistes à tout crin, bien décidés à ne voir dans le rêve que le libre et joyeux divertissement de notre « imagination déchaînée ». Nulle compréhension plus élevée de part ni d’autre, rien qui repose sur l’acceptation du rêve comme nécessité naturelle, rien qui tende à lui assigner son utilité véritable, rien moins que jamais qui, de la « chose en soi » sur laquelle on se plait à faire tomber le second rideau du rêve, parvienne, non seulement malgré le rêve mais par le rêve, à faire une « chose pour nous ».

La nécessité du rêve serait déjà hors de question du fait que nous rêvons. Il n’en est pas moins vrai que cette nécessité a surtout pris corps du jour où l’homme a pu saisir les rapports étroits qui existent entre le rêve et les diverses activités délirantes telles qu’elles se manifestent dans les asiles. « Le rêve dû à une fatigue périodique fournit les premiers linéaments de l’aliénation mentale » (Havelock Ellis). Une fois de plus il a fallu que, par l’intermédiaire du malade, l’objet du délire agit sur les organes des sens de l’observateur, avec le grossissement qui apparemment lui est propre pour que sa totale ignorance se muât en un imperceptible savoir. Comment n’avoir pas été plus tôt frappé de l’analogie que présentent la fuite des idées dans le rêve et dans la manie aiguë, l’utilisation des moindres excitations extérieures dans le rêve et dans le délire d’interprétation, les réactions affectives paradoxales dans le rêve et dans la démence précoce ? On ne sait, mais il n’est pas inutile de faire observer que c’est en allant, encore une fois, de l’abstrait au concret, du subjectif à l’objectif, en suivant cette route qui est la seule route de la connaissance qu’on est parvenu à arracher une partie du rêve à ses ténèbres et qu’on a pu entrevoir le moyen de le faire servir à une connaissance plus grande des aspirations fondamentales du rêveur en même temps qu’à une appréciation plus juste de ses besoins immédiats.

La seule possibilité qui s’offre à nous d’éprouver la valeur des moyens de connaissance mis le plus récemment à notre disposition pour l’étude du rêve consiste à voir par nous-même si la vérité objective qu’on nous soumet est

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susceptible de trouver sa confirmation dans le critérium de la pratique. Faute comme nous l’avons vu, de pouvoir tenir un compte précis des résultats soi-disant obtenus par l’application de ces moyens à la thérapeutique des maladies mentales, il semble que nous ne puissions faire mieux qu’expérimenter sur nous-mêmes la méthode en cause, afin de nous assurer que de l’être sensible immédiat que nous avons sans cesse en vue et qui est nous, nous sommes en mesure par elle de passer à ce même être mieux connu dans sa réalité, c’est-à-dire non plus comme être immédiat, mais dans plusieurs de ses nouvelles relations essentielles (unité de l’essence humaine et du phénomène rêve).

André Breton.

(Les Vases communicants.)

 

PROPOSITIONS-RAPPEL

Ce qui fait la qualité d’un esprit poétique, c’est la proie de plus en plus dangereuse qu’il assigne au pouvoir illimité de son action.

La poésie s’incorpore dans le temps et l’absorbe. Où la nuit blanche s’arrête, la nuit noire continue. Mais que le voyant extermine le croyant et le surréel aussitôt surgit s’installe, s’impose. Univers-passion dont on ne s’évade pas, dont on ne désire plus s’évader.

Ici l’image mâle poursuit inlassablement l’image femelle ou inversement. Quand elles réussissent à s’atteindre, c’est là-bas la mort du créateur et la naissance du poète.

À l’embouchure d’un fleuve où l’on ne se jette plus parce qu’il fait du soleil sous les eaux, le poète seul illumine. Nouveau monde.

Il arrive au poète d’échouer au cours de ses recherches sur un rivage où il n’était attendu que beaucoup plus tard après son évanouissement. Parmi les objets nouveaux et fermés le poète s’organise.

La beauté respirable, c’est sur cette vision que les poètes hissent le drapeau de l’au-delà. Pourtant du même angle aux yeux inquiétants, j’en connais qui n’arrivent pas à calmer l’impatience de leur bec. Et c’est justice parce que ces gens-là n’y sont.

Le poète, indépendamment de l’idée de mort, détient en lui tout le poids de cette mort. S’il ne l’accuse pas, c’est que c’est un autre qui le lui porte. Le poète a ses têtes.

La pensée poétique vivante de ce que vous désirez semblera pouvoir être énoncée dans sa meilleure forme quand les images symboliques quitteront leur signification pacifique exactement comme le locataire a pris congé dans le temps du propriétaire — c’est ainsi qu’on doit voir le mouvement sortir de l’immobilité — ne résisteront plus au néant qui les aspire et, se détruisant réciproquement, viendront s’identifier à leurs cendres primitives. Descendance révolutionnaire.

René Char.

LE CADAVRE EXQUIS

Lautréamont couché de tout son long mais barbelé ne craint ni n’enlève les symboles dictatoriaux.

L’aorte de toute la hauteur de sa situation tranquille et fourbe fait délicatement aller ses seins de tous côtés de façon à animer la carotide glauque.

La fleur des pois rigide et chaude plaint et soulage l’amnésie fine.

La topaze vengée mangera de baisers le paralytique de Rome.

La guillotine profondément égoïste et diurne pleurera la bouteille royale mais correcte.

L’as de pique saturé de rouge actionne et est actionné par la perdrix garantie sèche.

La grossesse en papier buvard file une quenouille rouge auprès du renégat ciré comme un cercueil.

La première ride, le premier cheveu blanc, tremblants, saignent avec délices les belles lesbiennes qui ne se distinguent des albinos que par leurs lèvres minces.

Le caméléon rouge et vert ouvre la cuisse physique.

Le grand Pathos, très ému, remercie en chantant la cartouche de vétiver écartelée entre Line et Prâline.

Le dortoir de petites filles friables rectifie la boite odieuse.

La rue Mouffetard, frissonnante d’amour, amuse la chimère qui fait feu sur nous.

Il y a des voyageurs. Mais le sédentaire léger réclame en ricanant le premier amour frugal.

Le sein aux couleurs de feu dépasse d’un degré, d’un doigt, d’une gorgée, les seins mélodieux.

Le sexe sans fin couche avec la langue orthodoxe.

La jeune fille rongée de consomption, mais étincelante, bouclera la ruche ondulante.

La lumière toute noire pond jour et nuit la suspension impuissante à faire le bien.

Une bohémienne de quinze ans qui lisait Achim d’Arnim devant un ours enchaîné marbré de blanc comme au matin des noces remue les fées au hennin de papier.

xxx.

19 Décembre 1931

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POÈMES

HOUX DOUZE ROSES

La hache la façon de tenir un verre brisé

La négation d’une fausse note les clous les fards

Le sens commun les algues les ravins l’éloge tout ou rien

La pourriture astrale et le reflet de son délire

La lune de rosée et beaucoup d’animaux gaillards

Dans cette ville disparue dans cette ville camarade

L’orage vagabond ses prunelles éclatées son feu virtuel

Le brassage des graines des germes et des cendres

Coin des Acacias masqué d’odeurs le sable fait la moue.

 

Lune la feuille fleur le sein et les paupières lourdes

Les longs baisers de la balafrée aux cheveux pâles

Qui m’accompagne toujours et qui n’est jamais seule

Qui m’oppose le flot des non quand les oui ne pleuvent pas

Elle a pour elle sa faiblesse machinale

Les gémissements incessants de l’amour

L’introuvable gorgée d’eau vive

La décevante gorgée d’eau neuve

Elle a pour elle les premières et les dernières fumées

Légères les fourrures mortes de chaleur

Le sang des crimes qui défait les statues négatives

Elle est pâle et blessée et taciturne

Elle est d’une grande simplicité artificielle

Velours insondable vitrine éblouie

Poudre impalpable au seuil des brises du matin

Toutes les images obscures

Perdues dans l’étendue de sa chevelure diurne.

 

SOUVENIR AFFECTUEUX

Il y eut un grand rire triste

La pendule s’arrêta

Une bête fauve sauvait ses petits.

 

Rires opaques dans des cadres d’agonie

Autant de nudités tournant en dérision leur pâleur

Tournant en dérision

Les yeux vertueux du phare des naufrages.

A PERTE DE VUE DANS LE SENS DE MON CORPS

Tous les arbres toutes leurs branches toutes leurs feuilles

L’herbe à la base les rochers et les maisons en masse

Au loin la mer que ton œil baigne

Ces images d’un jour après l’autre

Les vices les vertus tellement imparfaits

La transparence des passants dans les rues de hasard

Et les passantes exhalées par tes recherches obstinées

Tes idées fixes au cœur de plomb aux lèvres vierges

Les vices les vertus tellement imparfaits

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La ressemblance des regards de permission avec les yeux que tu conquis

La confusion des corps des lassitudes des ardeurs

L’imitation des mots des attitudes des idées

Les vices les vertus tellement imparfaits

 

L’amour c’est l’homme inachevé.

LE MIRAGE

Est-ce dit

Le regard de torture

Le regard plus inquiet qu’un rat chez les bêtes

Inquiet d’une femme cachée

Refusée

Qui ressemble à ce que je n’écris pas.

LE BÂILLON SUR LA TABLE

Ancien acteur qui joue des pièces d’eau

De vieilles misères biens transparentes

Le doux fer rouge de l’aurore

Rend la vue aux aveugles

J’assiste au lever des murs

À la lutte entre la faiblesse et la fatigue

À l’hiver sans phrases.

 

Les images passées à leur manière sont fidèles

Elles imaginent la fièvre et le délire

Tout un dédale où ma main compliquée s’égare

J’ai été en proie il y a longtemps

À des hallucinations de vertus

Je me suis pendu à l’arbre de la morale

J’ai battu le tambour de la bonté

J’ai modelé la tendresse

J’ai caressé ma mère

 

J’ai dormi toute la nuit

J’ai perdu le silence

Voici les voix qui ne savent plus ce qu’elles taisent

Et voici que je parle

Assourdi j’entends pourtant ce que je dis

 

En m’écoutant j’instruis.

CRITIQUE DE LA POÉSIE

C’est entendu je hais le règne des bourgeois

Le règne des flics et des prêtres

Mais je hais plus encore l’homme qui ne le hait pas

Comme moi

De toutes ses forces.

 

Je crache à la face de l’homme plus petit que nature

Qui à tous mes poèmes ne préfère pas cette Critique de la poésie.

Paul ELUARD

(La Vie immédiate).

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TOUT EST BIEN EXCEPTÉ L’ÉGLISE

Sonnet

Tout dans ce monde me semble convenablement organisé, si ce n’est la maison où l’on prie, c’est-à-dire la sainte église.

Et il est impossible de dire le contraire car on ne saurait imaginer une habitation plus désagréable pour nous rendre la vie dure.

Partout ailleurs, si l’on dépense de l’argent, l’on vous donne quelque chose en échange, mais, à l’église, on vous dépouille, sans vous rien donner.

Là tout vous attriste, car on y fait rien autre que vous ruiner, vous épouvanter et vous ensevelir.

Giorgio Baffo,

(1694 1768)

(Trad. A. ribeaucourt ).

 

LE DÉLASSEMENT DE LA CANAILLE

« Tandis que le rideau se lève sur la revue Paris qui brille et que la commère un sein dehors chante

« l’exactitude est la politesse des rois »

Les bataillons de petites girls en gambadant en cadence, jettent un regard respectueux du côté de la loge présidentielle.

M. Doumer sourit, dans la loge voisine M. Becq de Fouquières ajuste son monocle et le général Braconnier, en grand uniforme, salue de la main les figures de connaissance dans la salle, très parisienne.

M. Doumer rit de tout son cœur pendant le sketch où il est question d’un encaisseur qui « encaissa » formidablement parce qu’il s’est fourvoyé chez une boxeuse.

Mais Mistinguett est en scène, au pied d’un escalier de la butte en chanteuse des rues. Tout à coup elle s’écrie

« Acré, v’là M. Chiappe ».

Tous les regards se tournent vers Mme Chiappe qui occupe une loge et quand la vedette vient offrir à la sympathique femme de notre préfet de police un exemplaire de la chanson, c’est un tonnerre d’applaudissements.

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M. le président de la République se penche et complimente à son tour Mistinguett, elle remonte sur la scène et se met à danser une rumba endiablée que le général Braconnier scande du bout des doigts sur le rebord de sa loge, cependant que M. Barthou explique à M. Doumer intéressé, quelque ingénieux détail de mise en scène. »

(Paris-Midi, 6, 12, 1931.)

La femme anglaise, la femme française, la femme qui danse, la femme qui chante, celle qui a un sein dehors et celle qui montre ses seins et ses fesses, la femme de plaisir, objet de consommation, des chairs jeunes, des chevelures blondes, des yeux purs à s’entendre avec les bouches les meilleures, des jambes très correctes levées très haut, avec application, avec grâce, tout cela au travail pour la satisfaction des amateurs de beauté, collectionneurs des vignettes de la Banque de France.

M. Doumer sourit au Casino de Paris, comme Poincaré-la-Guerre riait dans les cimetières. Son imbécillité est immensément réjouie des sketchs écœurants et de l’épouvantable Mistinguett.

Entre un mannequin monoclé, un général de guignol, un ancien ministre-bourreau et la mère des flics que toute la salle acclame, voici que l’ancien gouverneur de l’Indochine rit, niaisement, comme un brave homme.

Pendant que des millions de travailleurs crèvent de faim, pendant que ceux qui les défendent sont en prison, pendant que les armées de la République persécutent et massacrent les peuples coloniaux, les maîtres s’amusent.

« Les Français ont inventé en Indochine, pour les révolutionnaires, un supplice assez nouveau. On frappe le prisonnier à coups de pied jusqu’à ce qu’il vomisse le sang, puis, également à coups de pied, on l’oblige à lécher le sang qu’il a répandu. »

(rapport de M e Pérau, avocat de Tao, à la ligue anti-impérialiste, sur son voyage en Indochine, où l’autorisation de plaider ne lui fut pas accordée.)

Paul Eluard.

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ESSAI SUR LA SITUATION DE LA POÉSIE

Il s’agit, à travers un inextricable fouillis de faits et d’émotions, sur la masse duquel la diversité humaine s’applique avec acharnement à dérouter les plus lucides, de dresser un schéma de la poésie valable pour l’époque présente, qui, malgré sa glaciale sécheresse, au point où la science nous situe, puisse nous aider à retrouver un coefficient qui tend sensiblement à diminuer. Il s’agit d’analyser, à la lumière de nouvelles données, maintenant qu’une prévision de bilan de vient possible — peu nombreux sont encore ceux qui ont senti qu’un point de lumière nous relie, mes amis et moi, au début d’une très vaste entreprise, car un centenaire pour porcs servi par des porchers trop contents des installations de leurs littéraires porcheries a fini par troubler le sens véritable du Romantisme — maintenant que la prévision de bilan d’une activité dont nous ne constituons qu’un chaînon, devient possible, il s’agit, dis-je, de séparer le bon charbon du mâchefer, à la seule lumière que la science actuelle met à notre disposition : le matérialisme dialectique (l’aide de la psychanalyse sera de plus d’efficacité quand il s’agira d’expliquer la poésie, phénomène subjectif). D’autres que moi pourront mieux faire valoir le choix de cette méthode, ce qu’elle a de viable dans la société actuelle, la critique qu’elle apporte et qui étaye nos propres critiques la confirmation qu’elle a reçue et, pour mieux marquer le stade de passage dans un continuel devenir, les raisons qu’elle nous donne de vivre, l’aide qu’elle nous apporte, après d’innombrables abandons, à prendre conscience de ces raisons.

Je voudrais insister davantage sur un principe qui m’est cher, le provisoire, mais un provisoire solidement fondé sur un enchaînement qui ne peut plus nous échapper, nécessairement lié à d’autres provisoires passés, répondant aux nécessités des autres à venir, un état provisoire conscient de son extrême importance, fermant les routes d’où il vient et se hâtant de quitter le plus possible d’états successifs dans une direction donnée. Je n’ai jamais été capable d’accorder aux faits qui se sont produits ou aux œuvres que j’aime, une autre importance que celle qui, sur un plan où ils pouvaient se maintenir comme signe, comme témoin, comme jalon dans une transformation continuelle, n’était mesurable qu’à l’échelle de leur devenir. Leur contenu explosif — la porte enfoncée, le pas franchi, leur degré d’indifférence à toute attitude statique (voir chef-d’œuvre) — l’avancement dans un sens déterminé, le rapport entre le point ou le pas prend pour départ un point terminus d’un autre pas franchi pour, à son tour, franchir un nouveau pas et, ce point nouvellement acquis, constituent pour moi l’unique valeur que je leur prête. Et si la porte est grandement ouverte, si la distance parcourue est grande (à l’époque où le fait eut lieu) c’est qu’une considérable explosion a précédé ce fait mémorable, le maximum imaginable dans le temps sur le plan qui lui est familier et, toute proportion gardée à l’égard de son devenir, un nœud, une révolution, s’étaient produits avec éclat : voici l’origine de mon émotion. Elle n’est pas à confondre avec son assimilation par les esprits faciles aux émotions d’ordre artistique pour lesquelles il y a bien longtemps déjà, je n’ai ménagé ni mon mépris, ni mon dégoût.

Pour ce dont je parle, la poésie, j’essayerai, avec les moyens que je possède et avec la certitude que d’autres feront mieux, de démontrer que la poésie, telle que je la définirai plus loin, suit une direction dans un sens existant, et que, par conséquent, comme à n’importe quel phénomène, il est possible de lui appliquer la loi de la ligne nodale des rapports de mesure de Hegel ainsi que de prévoir à quelles possibilités est liée, dans une société nouvelle, sa transformation de qualité en quantité. Ce langage obscur s’éclaircira en cours de route car c’est, à peu de choses près, avec la même phrase que se terminera ma démonstration.

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Malgré cette flamme vive, mal définie, la poésie qui ne cesse de briller de plus en plus intensément (indifférence même qu’oppose le soi-disant public à ceux que la société actuelle s’entête à appeler des poètes, en exaspère encore plus les réactions) un doute sur l’efficacité même de la poésie ronge la construction secrète qui, depuis des siècles n’arrive pas à imposer sa réalité, quoique son intention de prendre part comme élément actif aux autres formes intellectuelles se soit si souvent manifestée avec une tragique ardeur. Dénonçons au plus vite un malentendu qui prétendait classer la poésie sous la rubrique des moyens d’expression. La poésie qui ne se distingue des romans que par sa forme extérieure, la poésie qui exprime soit des idées, soit des sentiments, n’intéresse plus personne. Je lui oppose la poésie activitéde l’esprit. Ce ne sont pas les récentes élucubrations sur la poésie pure qui situent le débat. Il est parfaitement admis aujourd’hui qu’on peut être poète sans jamais avoir écrit un vers, qu’il existe une quantité de poésie dans la rue, dans un spectacle commercial, n’importe ou, la confusion est grande, elle est « poétique », Proust s’était même ingénié à la trouver dans les pissotières ce qui a entraîné l’éclosion d’une nouvelle génération de chercheurs de poésie à-tout-prix-et-partout, l’appliquant à leurs propres productions dramatiques ou autres pour la retrouver au bout de cette chaîne excrémentielle où ignominieusement s’accouplent la justice

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et l’église. La même confusion concernant la peinture s’était déjà produite à une autre époque : la recherche du pittoresque de réjouissante mémoire. On comprendra facilement que ni cette poésie, ni cette peinture, prises dans le sens de thème pouvant servir à…, de sujet ou de vague qualité n’engageant à rien, ne peuvent apporter un quelconque intérêt à mon exposé. Dans les temps récents on a subordonné à la poésie la peinture, la sculpture et même le roman — il ne faut voir dans cette tentative qu’une expression mal assimilée de certains principes de Dada.

La primauté du poétique pris dans son sens de qualité prouve une fois de plus l’impuissance de situer sur le plan idéologique une activité multiple qui se trouve de fait en désaccord avec la société actuelle, mais qu’on essaye d’y intégrer au lieu de la lui opposer. Les principes de la beauté, la beauté statique et immuable — de là à la notion du chef-d’œuvre il n’y a qu’un jet de crachat — voilà les fondations qu’on a toujours cru inébranlables pour y construire en cartes — de jeu — tant de fois jeté par terre, tant de fois remis en place, ce qu’on appelle l’art. Il serait tout à fait inadmissible que, se réclamant du matérialisme dialectique, des théoriciens prennent en bloc une notion dont les bases même sont idéalistes, qui par son essence est idéaliste à son tour, sans en rechercher davantage ni les sources ni le fondement, pour l’adapter et lui donner une impulsion dans le « cadre » du matérialisme dialectique. Ne nous étonnons pas si de telles confusions amèneraient leurs partisans à de biens absurdes résultats.

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Aussi mal définie qu’ait pu être la poésie au moment où les Romantiques parlaient pour la première fois d’une manière consciente de l’ineffable et de l’inexprimable tout en essayant de l’exprimer, nous avons toutes les raisons de croire que le problème de la poésie en tant que moyen d’expression ne se posait pas pour eux. De même faut-il voir chez leurs prédécesseurs, dans l’intérêt nettement accusé qu’ils portaient à tous les domaines du mystère, mystérieux pour eux à la fin du xviii e siècle, — n’oublions pas l’opposition aux rationalistes qui les précédaient de près ou leur étaient contemporains, — la conscience qu’en dehors de l’exprimable et de l’exprimé, de la raison, un pays du merveilleux, encore inexploré, pouvait exister. L’amour des fantômes, des sorcelleries, de l’occultisme, de la magie, etc., du vice (en tant que facteur dissolvant de l’image conventionnelle du monde ou du point de vue de la liberté appliquée au domaine sexuel), du rêve, des folies, des passions, du folklore véritable ou inventé, de la mythologie (voire des mystifications), des utopies sociales ou autres, des voyages réels ou imaginaires, de ce bric-à-brac des merveilles, aventures et mœurs des peuples sauvages, et généralement de tout ce qui sortait des cadres rigides où l’on avait placé la beauté pour qu’elle s’identifiât avec l’esprit, ont naturellement préparé les romantiques à découvrir et imposer certains principes dont aujourd’hui encore les surréalistes peuvent fièrement se recommander.

Saluons en passant le courage des préromantiques qui faisant bon marché des questions de bon ou de mauvais goût (critériums importants encore de nos jours, employés par la critique, ô déchéances !) opposèrent à l’ambiance générale leur ferme volonté de détruire des préjugés. Ils constituaient une minorité de la classe intellectuelle qui s’opposait déjà à l’idéologie préparant l’éclosion d’une nouvelle caste d’oppresseurs, les industriels. Le sujet pourrait être amplement développé mais il sort des limites que je me suis assignées. Deux moments importants sont à retenir : le marquis de Sade et le Roman appelé à tour de rôle noir, terrifiant ou frénétique.

La pointe extrême du romantisme représenté par les Bousingots (comme les cubistes, ils adoptèrent par dérision un nom qu’on leur donna par mépris ou par hasard), marque un progrès considérable dans ce processus en formation, la poésie, et dans la certitude que celle-ci n’est pas uniquement un moyen d’expression.

Pétrus Borel, le lycanthrope, auquel bien d’autres raisons nous attachent par ailleurs, choisit pour ses Rhapsodies (1831) cette épigraphe extraite d’un long poème de Burger :

Hop ! hop ! hop !

(Burger).

Charles Lassailly, pour son roman Les roueries de Trialph, notre contemporain avant son suicide (1833) emploie une épigraphe qui mérite être citée :

Ah !

Eh ! hé ?

Hi ! hi ! hi !

Oh !

Hu ! hu ! hu ! hu ! hu !

— Profession de foi par l’auteur. —

D’une façon plastique et éclatante, d’une façon palpable au moyen de l’ironie, Borel et Lassailly nous communiquent avec état d’esprit qui régnait parmi les poètes de leur époque, l’incapacité de la parole en tant que véhicule de la logique d’exprimer des sentiments (l’ineffable, l’inexprimable, comme ils disaient, l’activité spécifiquement poétique comme on le verra plus loin). Voilà un moment important quoique minime, qui donne un sens de direction à la poésie ; il marque nettement une séparation de pouvoirs, une opposition, une antithèse

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qui s’établit au sein même de la poésie entre la poésie-moyen d’expression et la poésie-activité de l’esprit. Le même processus se répète individuellement dans l’évolution de la plupart des Bousingots : Nerval commence par écrire des poèmes politiques (moyen d’expression) pour s’en dégager de plus en plus — du point de vue de la logique par exemple, il suit un chemin analogue à celui que la poésie-moyen d’expression suit vers la poésie-activité de l’esprit. — Les costumes excentriques qu’ils portaient, leur dandysme, leur comportement dans la société en illuminés et révoltés, le scandale sur la voie publique, considérés non seulement comme un défi à la bourgeoisie haie, mais surtout comme des éléments poétiques réels, autant de jalons posés sur une route qui devait plus tard mener vers des résultats plus palpables : la tendance de transposer la poésie dans la vie quotidienne, tendance qui inconsciemment impliquait l’idée que la poésie pouvait exister en dehors du poème. On trouvera bien d’autres exemples et peut-être de plus brillants à l’appui de ma thèse. Qu’on m’excuse de ne tirer parti que d’une façon si fugitive en ne soulignant que quelques points importants, d’une situation qui, historiquement, pourrait encore mieux justifier l’image que je voudrais former de la poésie en tant que devenir.

Baudelaire. — son appétit spirituel, sa continuelle insatisfaction. L’attrait du mal, son opposition au monde bourgeois, les pièces condamnées. L’orgueil qu’il en tirait et l’attitude qu’il adopte en tant qu’élément poétique. Sa grande difficulté de s’exprimer, le soin minutieux qu’il prend pour le faire et son impuissance. La poésie-activité de l’esprit devient chez lui vie psychique (refoulée), sa biographie le prouve, et ce n’est que malgré lui qu’elle se reflète dans ses écrits, car pas plus que les romantiques il ne pouvait concevoir la poésie autrement que comme un moyen d’expression, et peut-être était-il, parce que plus consciencieux, plus torturé aussi par ce « quelque chose d’autre » qui lui échappait, la poésie-activité de l’esprit. C’est par son excessive sensibilité qu’il fait pressentir une issue de ce qui, très visiblement, lui apparaît comme une prison.

Lautréamont. — Dans l’évolution de la poésie, pour le rôle capital qu’il y joue, la figure que prend Lautréamont pour nous qui avons lié nos vies à son œuvre, pour toutes les révélations que, successivement, chacun de nous lui doit, il n’est pas aisé de passer froidement son œuvre par le crible étroit que j’emploie méthodiquement, lui qui dépasse le problème jusqu’à vivre vivant parmi nous, cet être fabuleux mais qui nous est familier, pour qui la poésie semble avoir surmonté le stade de l’activité d’esprit pour devenir véritablement une dictature de l’esprit. Son œuvre fait fonction de levier dans l’évolution qui se dessine déjà car, bien mieux que Hugo, il démontre que, par une sorte de magie verbale ou de verbalisme incantatoire, la raison est capable de dépaysement et la logique de dissolution.

La puissante réaction des parnassiens nous fait mesurer l’importance qu’avait prise la poésie-activité de l’esprit. Leur idéalisme de bas-étage en fait la plus servile expression de la classe opprimante. Pourtant Mallarmé en sort et imite dans le cadre de son œuvre le même chemin décrit plus haut à propos de Nerval. La poésie-activité de l’esprit désagrège le dur ciment d’une forteresse qui passait pour inattaquable : la syntaxe. Mallarmé, en tirant des conclusions légitimes, arrive en certains cas à supprimer la ponctuation et, dans Un coup de dés, à disposer typographiquement les blancs et les caractères différents selon un mode nouveau, riche de significations et de germes à retardement.

Charles Cros, Huysmans, Germain Nouveau. — Situons-les à leur place, avec le maximum d’actualité, de nécessité qui leur était propre dans des domaines différents, mais où le rapport entre la poésie-moyen d’expression et la poésie-activité de l’esprit tend à se dessiner au bénéfice de la seconde et prépare par là un déroulement de forces qui deviendra décisif.

Pour Rimbaud, comme pour Lautréamont, le problème paraît résolu, tant son œuvre dépasse son époque, tant nous découvrons en elle de prophéties. Mieux que chez Lautréamont qui entre les Chants et les Poésies ne nous permet de voir dans le temps qu’un trop court cheminement (quoique très différencié), nous pourrions dans l’œuvre de Rimbaud parcourir une reproduction réduite et mimétique de la poésie dans son ensemble, à partir du moyen d’expression jusqu’à l’activité de l’esprit et non seulement jusqu’au terme de son époque, mais la dépassant et, qui sait, imitant peut-être, par son abandon et sa fuite, le futur, la destinée de la poésie, tels que je les envisage au cours de la présente étude. (Voir plus loin le passage de la qualité à la quantité.)

À côté de ces grands inventeurs, les symbolistes font piètre figure. Leur rôle pourtant n’est pas à négliger. L’introduction du vers libre est une conquête de taille quand on pense à l’infaillibilité de l’alexandrin, pour ne citer que la forme de vers régulier à la peau la plus dure, nous la lui devons, mais ne nous leurrons pas sur une question d’enveloppe (je ne dis pas de forme car la forme de la poésie est langage comme nous le verrons plus loin). Nombreuses ont été les victimes parmi ceux qui concevaient mal une révolution d’ordre essentiel en mettant encore de nos jours à profit une confusion sur la forme et le contenu. Inutile de dire à quel point me laisse indifférent un nouveau contenu mis dans un vers antique ou une vieille pensée placée à la manière du cheveu sur la soupe sur une forme nouvelle, l’un entraînant l’autre ou inversement. Que la pensée nouvelle doive se forger une forme nouvelle… les futuristes sont encore les seuls à agiter vigoureusement leur creux cervelet sur l’importance de ces problèmes — à la manière dont Verlaine voulait y mettre un peu de musique (« tout le reste est littérature » ne serait pas mal s’il n’y avait eu la confusion), Verlaine, dont seuls les impressionnistes peuvent se réclamer en raison des trop faciles solutions imitatives, a trouvé, chose curieuse, à travers Marinetti — Verlaine, dont partout ailleurs on a perdu même le

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souvenir — un écho en Allemagne et en Russie. J’admets que cela ne durera pas et que les erreurs sont inévitables tant que la poésie suit un cours empirique. Apollinaire fut aussi, pendant quelques instants, conquis aux charmes de la débilité mentale des futuristes. Il a su réagir vigoureusement. Par cette digression je voulais simplement établir une distinction plus nette entre le progrès quantitatif que peut constituer la poésie-activité de l’esprit sur la poésie-moyen d’expression, celui qui nous importe, et le progrès indéniable que constitue le vers libre par rapport au régulier, ceci n’étant que simple affaire d’enveloppe extérieure, question de versification, en dehors de ce qui nous intéresse et ne pouvant pas signifier que nécessairement son développement suivra un parcours dans un sens donné. Le vers libre se trouve chez Rimbaud, Hoelderlin l’avait déjà employé ; sans méconnaître son importance historique il serait puéril d’y voir un centre vital quelconque de la poésie.

René Ghil est à citer ici, ne serait ce que parce qu’il a été le premier à entrevoir la possibilité d’une expérimentation poétique quoiqu’elle ne dépassât pas encore la forme, le langage, il est remarquable que Ghil puisse déjà solder à vil prix non seulement la syntaxe, mais même les mots, pour atteindre un but que théoriquement il s’était imposé en vue d’une instrumentation qui aujourd’hui nous paraît bien désuète. La séparation, à l’intérieur de la poésie, de la poésie-moyen d’expression et de la poésie-activité de l’esprit devient encore plus sensible, et c’est décidément dans le second plateau de la balance que désormais on cherchera le poids des nouvelles conquêtes.

Maeterlinck. — il me faut à regret prononcer son nom, une œuvre aussi considérable comme volume que comme imbécillité ayant fini par noyer quelques menues productions poétiques, très précieuses acquisitions dans le domaine que j’explore.

Qu’on m’excuse de ne prendre en hâte, car la place manque, que quelques points de repère.

Saint Pol Roux. — Je parle bien entendu de son œuvre poétique.

Alfred Jarry. — Pour avoir consciemment sorti l’humour d’une certaine bassesse crapuleuse, en lui donnant sa signification poétique. Créateur aussi de l’inattendu et de la surprise. Magnifique manieur de l’absurde et de l’arbitraire.

Guillaume Apollinaire. — Par la valeur qu’il accorde à l’expérimentation dans la poésie, il l’a menée assez loin pour que Dada et le Surréalisme puissent la concevoir comme une matière distincte des autres productions de l’esprit. En rendant systématique la suppression de la ponctuation, Apollinaire stabilise une situation tout acquise : la clarté n’est plus à chercher, comme on le faisait habituellement, dans la part de poésie-moyen d’expression, mais de l’autre coté (activité de l’esprit), car la poésie s’élabore dans une sphère où la ponctuation, servante de la pensée logique, ne trouve plus d’emploi. Que la technique des Calligrammes n’ait pas eu l’écho qu’Apollinaire escomptait, n’en préjugeons pas — peut-être les collages que Dada et Max Ernst mirent à la mode (quoique d’origines différentes les deux techniques se rejoignent sur un autre plan, le visuel), pourront encore servir dans la vie psychique à d’autres buts que ceux de démonstration figurative ou de simple publicité.

Au long de ce succinct tableau je n’ai pas considéré le parallèle qui s’imposait avec le développement de la peinture, mais le stade où Apollinaire laisse la poésie coïncide parfaitement sur le plan pictural avec l’expérimentation dite cubiste, et c’est dans ce parallélisme, qu’admirablement il sait animer, qu’est peut-être son principal mérite.

L’idée qui nous a guidés et qui à partir de 1916 reçoit une nouvelle vérification a été celle de la poésie poursuivant un développement dont le sens de direction est donné par la ligne reliant la poésie-moyen d’expression à la poésie-activité de l’esprit, cette tendance se répétant à l’intérieur de la poésie, c’est la même que la poésie suivra dans son ensemble. Autrement dit : malgré tous les états intermédiaires, la poésie-activité de l’esprit s’accroît quantitativement et progressivement dans le temps au détriment de la poésie-moyen d’expression. La poésie tend à devenir une activité de l’esprit. Elle tend à nier la poésie-moyen d’expression. Qu’aujourd’hui elle soit en partie moyen d’expression, ceci est déterminé par sa liaison avec le langage, c’est-à-dire sa forme. La poésie ne pourra donc devenir uniquement une activité de l’esprit qu’en se dégageant du langage ou de sa forme. Par quel moyen ?

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Ce n’est pas par un tour de main que je veux faire accepter ma proposition d’identifier la forme de la poésie au langage. (Il s’agit en quelque sorte du langage que j’appellerai grossièrement logique, et non pas des mots, concepts).

Deux modes de pensée existent et s’affrontent. Si la pointe extrême de l’un est figurée par le rêve, il est facile de trouver à la pointe de l’autre le penser dit « dirigé » ou logique. Sans accorder une grande importance au vocabulaire employé par Jung, je donnerai après celui-ci un court aperçu de la distinction entre le penser « dirigé » et le penser « non dirigé ». (Voir dans « Les Métamorphoses et les Symboles de la Libido » le chapitre consacré aux deux formes du penser,)

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Le penser dit dirigé est un processus psychique d’adaptation au milieu. Cette forme du penser, dit Jung, « sert à communiquer avec le dehors au moyen des éléments de la langue, elle est pénible et épuisante, elle acquiert, adapte, imite la réalité et cherche à agir sur elle ». Nous pensons en paroles. Comme s’il s’agissait de convaincre quelqu’un, nous nous récitons la pensée en nous-même le langage est à chaque stade de la civilisation la somme totale du savoir humain passé au crible de l’expérience collective. Le penser dit dirigé (ou logique) engendre le progrès des sciences, il est productif. Étant un processus d’adaptation au milieu, il correspondrait dans la vie psychique à ce que le travail vital est en biologie (et le travail productif dans la vie économique, pourrait-on ajouter).

La forme du penser dit non-dirigé (ou associatif ou hypologique) « se détourne (de la réalité), libère des désirs subjectifs, et reste absolument improductive, réfractaire à toute adaptation » (Jung). Ce penser consiste en un enchaînement, en apparence arbitraire, d’images ; il est supra-verbal, passif et c’est dans sa sphère que se placent le rêve, le penser fantaisiste et imaginatif et les rêveries diurnes.

Je ne me fais pas d’illusions sur les confusions qui pourraient résulter de l’introduction de ce nouvel élément dans le débat. Il n’a que la valeur d’un terme de comparaison.

Dans une étude en préparation : Du rêve dans la pensée des peuples primitifs, je me propose de démontrer que le penser dit « non dirigé » est à tel point la dominante de ce qu’improprement on a appelé « la mentalité primitive », qu’il serait possible d’envisager un état pur de celle-ci ou la cassure que représente pour nous le passage de état de rêve à celui de veille disparaisse complètement. De même que dans une société communiste, les notions de travail, paresse, prolétariat, etc., prennent un tout autre aspect, un nouveau contenu spécifique, dans la société primitive les états de rêve et de veille ne sont pas mesurables aux connaissances dont nous disposons. Jung affirme que la forme du penser dit « dirigé » (celui qui engendre le développement des sciences) est une acquisition relativement récente de l’humanité. Mais de quelle façon, au cours de l’histoire, le développement de ce dernier s’effectue en augmentant si considérablement au détriment de l’autre forme de penser dit « non dirigé », Jung ne nous l’apprend pas. Qu’il soit intimement lié au développement des conditions économiques et au passage de la société primitive à la société capitaliste nous parait indubitable ; nous aurons l’occasion de revenir sur ce sujet. Historiquement, le processus du mode de penser suit une direction dans le sens donné par la ligne reliant le penser dit « non dirigé » à celui dit « dirigé ». Les éléments du premier encore existants sous forme de résidu dans la « mentalité civilisée » (ce n’est pas sans une certaine ironie que j’emploie ce mot), sont le rêve, la rêverie diurne, le penser fantaisiste. Il me semble que cette activité de l’esprit, la poésie, telle que Breton l’a apparentée au rêve sous le nom d’écriture automatique et de surréalisme, y trouve une place toute naturelle.

En parcourant de nouveau l’exposé historique de la poésie, on fera aisément la part du penser dit « dirigé » correspondant à la poésie-moyen d’expression et celle du penser dit « non dirigé » à la poésie-activité de l’esprit : on remarquera d’un coté la prépondérance du langage systématiquement logique, le penser en paroles, instrument de ce penser au sein duquel il s’est perfectionné, et de l’autre coté les caractéristiques du penser qui consiste en une succession d’images.

La poésie suit, sur un plan tout différent, une direction de sens contraire à celle des formes du penser. Mais le développement de ces dernières se reproduisant individuellement dans chacun d’entre nous, il va de l’inconscient au conscient, de la pensée infantile à la pensée logique, il serait facile d’établir l’attitude oppositionnelle, contradictoire, que les deux développements des modes de penser et de la poésie rêve, s’assignent mutuellement dans la sphère généralisée de la pensée humaine.

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Ce qui touche au langage a été pour Dada un problème et un constant souci. À travers toute cette activité tentaculaire et dispersée que fut Dada — et qu’on finira bien par étudier plus sérieusement que ne le fit dernièrement un illustre brouilleur de cartes — la poésie se voit harcelée, insultée et méprisée. Une certaine poésie, entendons nous bien, la poésie art, la beauté statique. On lui oppose Dada (un « état d’esprit » comme l’a appelé Breton). Lorsqu’en 1920, Picabia à la matinée de « Littérature » expose un dessin exécuté sur un tableau noir, qui est effacé devant le public, que moi-même, je ne sais plus sous quel prétexte, je lis un article de journal pendant qu’une sonnette électrique couvre ma voix, lorsque, un peu plus tard, sous le titre « Suicide » Aragon publie l’alphabet en forme de poème dans Cannibale, que dans la même revue Breton publie un extrait de l’annuaire de téléphone sous le titre « PSST » (des dizaines d’autres exemples pourraient encore être cités) ne convient-il pas de voir dans ces manifestations l’affirmation que l’œuvre poétique n’a pas de valeur statique, le poème étant pas le but de la poésie, celle-ci pouvant fort bien exister ailleurs ? Que pourrai-je invoquer de mieux pour expliquer le sens de la recette que je donnais pour fabriquer un poème dadaïste (les mots sortis au hasard d’un chapeau) ? Détruire la poésie par ses propres moyens, il est certain que dans cet objectif de Dada entrait en partie la haine que nous portions à la poésie qui n’avait pas réussi à se dégager de sa part de « moyen d’expression » (« la pensée se fait dans la bouche », écrivais-je en 1920 pour montrer mon dédain à son égard), la poésie étant toujours de la littérature. Dada cherche une issue dans l’action, et plus spécialement dans l’action poétique qui souvent se confond avec la gratuité. Exemples : l’annonce d’une

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Série de visites aux endroits les plus absurdes de Paris, « les dadaïstes se feront couper les cheveux en public » annonce le programme d’une matinée à la salle Gaveau, etc. Mais un autre courant, moins démonstratif, prit naissance et se développa rapidement. Je n’ai fait que l’esquisser dans La première aventure céleste de M. Antypirine (1916) et, ce n’est que plus tard, d’une façon suivie, qu’on commence à placer l’un à coté de l’autre des mots n’ayant apparemment aucun sens. Dénués le plus souvent du lien grammatical (style elliptique), il était naturel qu’une tendance générale se dessinât sous la forme d’une lutte organisée contre la logique. Je croyais alors qu’on pouvait enlever les sens aux mots et que ceux-ci pouvaient agir dans un poème par leur simple force évocatrice (l’analogie avec la succession d’images, les mots dans le penser, dit non dirigé nous était bien consciente quoique nous ne l’ayons pas formulée) à la lumière d’une nouvelle magie aussi difficile à saisir qu’à exprimer. Expliquer, par ailleurs, nous répugnait, Dada étant une dictature de l’esprit. Quelques essais furent entrepris de composer de nouveaux mots et peu nombreux sont les poèmes entiers écrits en une langue inventée. L’expérience se justifiait quant aux conséquences à tirer des capacités de fuite de la signification des mots, mais devint inopérante aussitôt que le poème fut réduit à une succession de sons.

Il serait injuste de passer sous silence un moment important, la poésie dite cubiste, qui précédait Dada (Apollinaire et les « Soirées de Paris ») et lui était en partie contemporain (Reverdy et « Nord-Sud », et, malgré ses confusions futuristes, Birot et « sic »). Ces trois poètes ont collaboré aux revues dada à ses débuts comme certains dadaïstes aux leurs. Ils établissent un parallélisme entre la peinture cubiste et la poésie par l’introduction dans le domaine de celle-ci du lieu commun, ce comprimé de langage, sur la base d’un minimum d’entente collective, la sagesse populaire qui passait par le tamis de son expérience les résultats du penser dit « dirigé ». La participation de ce nouvel élément à la poésie est un fait acquis pour Dada, C’est sous l’initiative de Paul Eluard dans Proverbe que le lieu commun apparaît plus clairement comme une sorte de polarisation du moyen d’expression. En essayant d’inventer de nouveaux clichés valables, les sens péjoratifs y jouant un rôle important, Eluard nous mène en droite ligne vers une sorte de superposition d’ordre spirituel qui sera la meilleure application du procédé des collages à la vie psychique. Proverbe, dont le dernier numéro s’intitulait L’invention, présente un réel effort expérimental.

Si Dada n’a pas pu se dérober au langage, il a bien constaté les malaises que celui-ci causait et les entraves qu’il mettait à la libération de la poésie. La désorganisation, la désorientation, la démoralisation de toutes les valeurs admises étaient pour tous d’indiscutables directives. Le dégoût devint un dogme et la spontanéité un principe moteur.

Non, la poésie n’a pas de fin en soi. Bien maigres sont les satisfactions qu’elle pouvait nous donner, et c’est en dehors d’elle que nous nous efforçâmes de les trouver. Faut-il dire que tous les moyens nous étaient bons ? Que la poésie pouvait se trouver en un tableau ou une sculpture, et que ceux-ci quittaient petit à petit les matières dont ils s’étaient fait les esclaves (les papiers collés de Picasso et de Braque avaient réellement apporté quelque chose de nouveau), inutile de le rappeler, l’exposition de la Galerie Montaigne où tous les poètes dadaïstes d’alors exposaient au grand scandale du public, des œuvres plastiques, est un exemple suffisant.

La place me manque pour examiner comme je le voudrais l’influence considérable qu’eurent Jacques Vaché et Marcel Duchamp, tous les deux indépendamment de Dada, mais l’ayant prévu dans ses traits caractéristiques, sur le développement ultérieur de Dada auquel il resteront intimement liés.

Je conçois fort bien aujourd’hui que les espoirs de certains d’entre nous à l’égard de Dada aient été déçus. Dada avait trop promis et la révolution ne venait pas. Tout en lui pourtant y tendait désespérément. Rien ne nous paraissait plus haïssable que l’installation d’un nouveau poncif. L’essai de Breton de donner à Dada de nouvelles impulsions par l’institution du Congrès de Paris (pour la détermination des directives et la défense de l’esprit moderne, avril 1922) me sembla, ainsi qu’à quelques autres d’entre nous, politiquement dangereux. Il s’agissait d’objectiver une position où Dada tenait encore à se cantonner, il ne voulait pas être confronté avec les autres tendances de l’esprit moderne (celui-ci se dessinait surtout à l’époque sous la forme bassement hygiénique représentée par L’Esprit Nouveau) et tenait à affirmer sa supériorité sur les autres qu’il prétendait avoir dépassé, le stade avancé où il avait amené cet esprit lui permettant de le nier (« Dada n’est pas moderne »). Ma brouille qui en résulta avec Breton et qui fut plus tenace que les tentatives de réconciliation, compte parmi mes souvenirs les plus douloureux.

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Ce sont les Champs magnétiques (1921), où Breton résolût d’obtenir « un monologue de débit aussi rapide que possible, sur lequel l’esprit critique du sujet ne fasse porter aucun jugement, qui ne s’embarrasse, par suite, d’aucune réticence, et qui soit aussi exactement que

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possible, la pensée parlée » (Breton, Manifeste du Surréalisme, 1924, p. 37) qui marquent le début du Surréalisme

Le récit des rêves, « l’entrée des médiums », les textes surréalistes ou écriture automatique et expérimentation poétique systématisée — qu’on me pardonne de passer rapidement sur une activité étonnante de richesse et de possibilités, de mises au point rigoureuses, son activité de ces dernières années est encore trop vivante parmi nous pour que je recoure à un résumé — nous rapprochent singulièrement de la poésie-activité de l’esprit. Le surréalisme tend à amener cette activité à une expression pure, il est conscient de la possibilité d’existence dans le futur d’une activité de cet ordre, en dehors et au delà du poème écrit ou du tableau et de la sculpture. La poésie pourrait devenir un éléments de vie — au même titre que le rêve — mais ce passage ne saurait s’effectuer sans celui de l’individuel au collectif et du subjectif à l’objectif.

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Toute création de l’esprit, en tant qu’expression de cet esprit, ne saurait se dérober à l’idéologie régnante, résultant elle-même de l’antagonisme des classes. L’œuvre dite « d’art », à toute époque, reflète un fait historique qui est engendré par les rapports sociaux et économiques. Il est à remarquer que, dans le cadre de la poésie, c’est la part de poésie-moyen d’expression ou l’influence d’une idéologie bourgeoise est à déceler, la part de poésie-activité de l’esprit échappant complètement à cette emprise. À travers une longue suite d’actes plastiquement démonstratifs (Dada) et de vérifications avec un réel souci de méthode scientifique (le Surréalisme) — je parle de la poésie, — ces influences sont réduites au minimum en proportion directe avec la réduction de la quantité de poésie-moyen d’expression.

Si dans la société actuelle la poésie constitue un refuge, une opposition à la classe dominante, la bourgeoisie, dans la société future où l’antagonisme économique des classes disparaîtra, la poésie ne sera plus soumise aux mêmes conditions. Le poète (à défaut d’un autre nom, je suis forcé d’employer ce mauvais terme, tant il est vrai que déjà pour nous la terminologie n’est plus adéquate aux nouveaux contenus), se réfugie dans le domaine de la poésie parce qu’il assimile son opposition à la classe capitaliste avec l’opposition au penser dit « dirigé », engendreur de la science, de la civilisation actuelle, asservie par la bourgeoisie.

De même que le travail dans une société socialisée n’est plus ce qu’aujourd’hui nous nous représentons comme tel, de même que le prolétaire n’étant plus l’exploité perd le sens que nous lui accordons, peut-on prédire que la poésie, qui perdra jusqu’à son nom en poursuivant son devenir historique, se muera en une activité de l’esprit collective (comme le rêve en est une), suivant la loi de la ligne nodale des rapports de mesure et que sous cette forme la formule de Lautréamont « la poésie faite par tous » deviendra une réalité ?

Théoriquement, nous pouvons admettre que, de même qu’une mentalité primitive a pu exister, dont la caractéristique à été le penser non-dirigé à l’état relativement pur, ce qui pour nous est difficilement concevable, un nouvel état pourrait naître dans une société communiste où tous les rapports de valeur sont nouveaux, un état poétique qui serait dominé par le penser dit non-dirigé superposé à la structure de la civilisation et à ses conquêtes indestructibles. Il ne peut plus, pour nous, s’agir de retrancher quoique ce soit et retourner en arrière, à un état primitif par exemple, comme certains auteurs du xviii e siècle le voulaient, mais d’établir une superstructure d’ordre psychique sur une masse existante. Il serait aussi anti-dialectique de vouloir retrancher quoique ce soit d’une activité qui, historiquement, se justifie parfaitement comme une continuelle progression et de retourner soit à une forme de poésie qui a déjà été surmontée, soit à des fins d’éducation ou de propagande que, par son évolution, la poésie a éliminées comme étant anti-poétiques.

Engels dit : « C’est… la ligne nodale des rapports de mesure de Hegel, où une addition ou une soustraction purement quantitative produit en certains points déterminés un saut qualitatif ; par exemple, pour l’eau chauffée ou refroidie, le point de fusion et le point de congélation sont les nœuds où s’accomplit à la pression normale, le passage brusque à un nouvel état d’agrégation, où, par conséquent, la quantité se transmue en qualité. » Et plus loin : « Nous aurions pu citer dans la nature comme dans la société humaine, des centaines de faits semblables pour prouver cette loi. Ainsi dans le Capital de Marx, toute la quatrième section… traite d’innombrables cas où un changement quantitatif change la qualité, et de même un changement qualitatif la quantité des choses dont il s’agit, où donc… la quantité se convertit en qualité et réciproquement. »

Est-il possible d’appliquer cette loi à la poésie ? J’en suis fermement convaincu. L’accroissement quantitatif de la part de poésie-activité de l’esprit à l’intérieur de la sphère généralisée de la poésie, rendra nécessaire le saut du qualitatif au quantitatif : la poésie qui en naîtra n’aura plus rien des apparences de celle que nous connaissons.

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La poésie-activité de l’esprit nie la poésie-moyen d’expression. Les exigences vitales de la Révolution (nous voyons le conflit se produire dès à présent) demandent à la poésie une participation que celle-ci ne saurait accorder sans risquer sa mort, l’écrasement d’une longue activité dont le devenir est bien établi dans un sens déterminé. Elle est à son tour niée. De cette négation de la négation doit naître une nouvelle poésie, élevée à une puissance qu’on ne saurait trouver que sur le plan psychique de la collectivité.

Il me faut de nouveau recourir à Engels et reprendre son exemple du grain d’orge qui, nié (non pas anéanti), disparaissant comme tel s’il tombe sur un terrain favorable, sous l’action de l’humidité et de la chaleur, germe et est remplacé par la plante née de lui. À travers certaines métamorphoses spécifiques, cette plante produit à la fin de nouveaux grains d’orge, elle est à son tour niée. Nous obtenons le grain d’orge primordial, mais multiplié. Dans certaines plantes nous obtenons des germes qualitativement améliorés, et « chaque nouvelle négation de la négation accentuera ce perfectionnement » dit Engels qui applique le principe aussi bien à la mathématique, à la géologie, à l’histoire qu’à la philosophie. Il démontre la négation du matérialisme immédiat des grecs par l’idéalisme qui, à son tour, est nié par le matérialisme moderne. Or celui-ci n’est plus le même que celui d’il y a deux mille ans (qui le contenait pourtant en germe), il est multiplié, il est en puissance de ce que l’évolution des deux mille ans qui se sont écoulés a apporté de nouveau aux connaissances humaines.

Un fait troublant que les archéologues et les préhistoriens n’ont jamais expliqué d’une façon satisfaisante, un point mystérieux, une cassure qu’on n’arrive pas à combler se produit dans l’étude de toute civilisation ancienne. Les fouilles, en Égypte, par exemple, mettent à jour un nombre très réduit d’objets préhistoriques, résultats rudimentaires d’une culture primitive qui s’étend sur un laps de temps assez considérable. Sur des couches immédiatement supérieures (chronologiquement correspondantes) on trouve, après une phase de certains perfectionnements, une grande quantité d’objets dont l’amélioration se poursuit sur de courtes périodes. Un saut s’est produit. Pendant une longue période, la civilisation matérielle se manifeste par une évolution minime et lente des objets fabriqués peu différenciés. La forme du penser dominant est ce que nous avons appelé le « non-dirigé » (contenant en germe le penser dit « dirigé »). Arrivé au terme d’une évolution, qui pourrait être la prise de conscience du penser « dirigé », provoquée par de nouveaux rapports économiques, un élan brusque se produit, qui, par les vestiges abondants d’une civilisation matérielle, leur évolution rapide et leur perfectionnement se précipitant à un rythme de plus en plus accéléré, nous fait entrevoir l’importance qu’avait prise dans une nouvelle société ce nouveau mode de penser qui aboutit, à travers les sciences, à la civilisation actuelle. Ce phénomène de « rupture » se constate, à des époques différentes, partout où les fouilles systématiques ont décelé l’existence d’une culture préhistorique, sauf là où celle-ci s’est continuée pendant assez longtemps (Australie, Océanie, Afrique) et où nous en ramassons les derniers débris.

D’une façon schématique on pourrait affirmer : le penser « non-dirigé » est nié (c’est-à-dire vérifié, conservé et élevé à la foi, aufgehoben) par un phénomène d’ordre économique : il en naît la prédominance du penser « dirigé ». Nous vivons actuellement cette époque dont les produits, le machinisme, la standardisation, etc. sont peut-être les derniers échelons. Or ceux-ci seront mis au service de l’humanité par le communisme. Il est possible de prévoir des à présent l’effet que ce nouveau fait aura sur le mode de penser dit « dirigé ». Il sera nié à son tour et un nouveau mode de penser dit « non-dirigé » naîtra de cette négation de la négation, qui ne sera pas uniquement le penser non-dirigé préhistorique, mais ce que celui-ci contenait en germe (disons grossièrement le rêve projeté sur la réalité), multiplié, élevé à la puissance de l’enseignement des milliers d’années et des additions que constituent la logique, la science, etc. Sans vouloir jouer au prophète, c’est à cette destinée que je lie le devenir de la poésie dans la société future.

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Si le surréalisme, en son ensemble, comme le fait judicieusement remarquer Aragon, s’oppose à la culture bourgeoise et doit, par conséquent, être mis au service de la Révolution, la poésie, que par ailleurs le surréalisme doit amener à parfaire son cycle, ne peut agir sur la réalité, car c’est sa part de poésie-moyen d’expression qui en serait seule, à la rigueur, capable, et celle-ci doit tendre à diminuer progressivement.

N’est digne de se réclamer d’un développement conscient et suivi qu’une manifestation ayant pour but suprême la liberté, voilà pourquoi, me semble-t-il, il n’est pas possible de concevoir, en partant de postulats différents, un autre cheminement de la poésie, si toutefois la méthode dialectique d’un devenir en formation est admise comme uniquement valable. Pour simplifier, je n’ai pas étudié le problème de la poésie dans des langues étrangères, qui, malgré le jeu des influences réciproques d’un pays à l’autre et suivant le développement idéologique et les circonstances historiques qui leur sont propres, est en avance ou en retard sur nous ; il me semble pourtant utile d’insister sur ce fait que la marche suivie est parallèle à celle de la poésie française qui me sert ici de type.

Une remarque d’ordre technique s’impose. Depuis Dada, sous un style elliptique et volontairement obscur, bien des éléments de poésie-moyen d’expression ont été superficiellement

 

Voir le Surréalisme A.S.D.L.R., n° 2, p. 3.

(2) Le mot Pensée est porté comme titre, de la main de l’auteur, dans la marge du manuscrit. Au dessous, et d’une encre plus pâle, sont tracés ces mots que précède et suit un même signe de rappel : Voyés le cahier 12 marque... Le texte, soigneusement surchargé de croix en X qui indiquent sans doute sa transcription dans ce cahier inconnu, occupe les pp. 31 à 33 et la première ligne de la p. 34 du ms. d’où l’on a déjà tiré le Dialogue entre un prêtre et un moribond et qui, rédigé par Sade au donjon de Vincennes, est ainsi daté au recto du dernier feuillet : Fini le 12 juillet 1782. (Collection Maurice Heine).

Suit le mot y rayé.

Ce mot remplace et surmonte dire raturé.

Suit le mot que rayé.

Ce mot remplace et surmonte convaincre rayé.

Suit le mot sont rayé.

Cette abréviation remplace et surmonte les mots aux yeux rayés.

Ce groupe de mots remplace et surmonte l’apercevoir rayé.

Ce mot remplace et surmonte a rayé.

Suivent les mots ni le comprendre rayé.

Ces deux derniers mots remplacent cette chose rayés.

Ce mot remplace de l’homme raturés.

Suivent les mots ne sont que chimeriques et rayés.

Suivent les mots c’est la societé d’aveugles qui a dit rayés.

Suit le mot que rayé.

Suivent les mots la chose la ou dont les trois derniers rayés.

Suit le mot que rayé.

Suivent les mots l’est cette societé d’aveugles ou ses loix par rapport à nous rayés.

les cinq mots précédents remplacent et surmontent comme comme celle comme celle écrits et rayés successivement.

Suivent les mots sans le abstratict… écrits et rayés comme ci-dessus.

Les quatre mots précédents remplacent et souscrivent ramene le plus rayés.

Ce mot remplace et souscrit a rayé.

Ce mot remplace et surmonte honteux rayé.

Suit le mot si rayé.

Qu’il soit bien entendu que cette terminologie ne me sert que provisoirement par sa commodité à opposer deux termes différents à l’intérieur d’une même proposition.

Il est bien entendu que dans le cadre de la poésie-activité de l’esprit, entrent aussi la peinture et la sculpture (voir aussi les objets surréalistes décrits par Breton et Dali), on le verra plus clairement à propos de Dada et du Surréalisme

L’opposition de Dada au Cubisme se dessine du fait que celui-ci tendait dans l’œuvre réalisée à exprimer une beauté immuablement statique ou éternelle, tandis que dans Dada, tout converge à faire valoir sa nature occasionnelle, due aux circonstances et dont le véritable mérite est de s’intégrer véritablement à l’actualité. L’œuvre réalisée n’aura plus que la valeur d’une signalisation. Pour Dada, la poésie se définit déjà comme une réalité qui n’est pas valable hors de son devenir.

L’exposé sur Dada n’a pas la prétention d’expliquer le dadaïsme, mais simplement de fixer quelques points de l’attitude de celui-ci envers la poésie.

Quelques niais idéalistes, inconscients peut-être du rôle qu’ils jouent en sauvegardant la culture bourgeoise ont essayé d’opposer l’esprit à la machine (Werfel), oubliant que le rôle de cette dernière est de servir et non d’asservir. N’ai-je pas entendu récemment un célèbre confusionniste, un de ces faussaires professionnels de l’histoire (Barbusse), dire que seul le réalisme intégral (!) (« j’ai ajouté au réalisme une petite rallonge sociale » sont ses propres paroles) est capable d’amener la Révolution ? Se basant sur le positivisme de Comte, nettement réactionnaire, il demandait la liberté pour le peuple ! Incroyable, mais c’est comme cela.

Des vestiges de l’époque précédente restent à l’état embryonnaire (rêves, rêveries), dans une attitude oppositionnelle quoique créatrice et apte au développement.

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voilés et leur élimination n’est qu’apparente. La gratuité, comme l’arbitraire et l’absurde, sont insaisissables sous la forme pure que Dada leur octroyait. Il s’agit donc, aujourd’hui, d’objectiver le plus possible cette part de moyen d’expression, pour mieux pouvoir dégager la poésie-activité de l’esprit.

Ce n’est que dans la mesure où s’exerce sur sa forme des influences sociales et économiques ou le restant d’une idéologie bourgeoise dans le monde des sentiments que la poésie n’est pas arrivée à une indépendance totale, de même que le rêve, quoique autonome en ce qui concerne son fonctionnement, représente encore en ses images le reflet d’une vie bourgeoise à laquelle il s’oppose. Il est pourtant vraisemblable que la matière transformable de la poésie ne joue qu’un rôle minime si on la compare aux intentions d’indépendante souveraineté de la poésie dont le caractère a été donné depuis Dada. Il s’agit de limiter de plus près les différences entre le rêve proprement dit et la poésie (rêve projeté sur la vie diurne) ainsi que leurs caractères spécifiques.

C’est de l’étude de leur fonctionnement que naîtra le sens complet de la paresse. « le droit à la paresse » dit Lafargue, « est sacré », mais cette paresse est un éléments de lutte pour le renversement des valeurs sociales, car dès qu’elle deviendra une conquête réelle de la Révolution, elle cessera d’exister comme telle. En quoi consistera-t-elle lorsque le travail productif sera réduit à très peu d’heures ? Quelle sera l’orientation du loisir qui en résultera, pour qu’il ne crée pas de nouveaux besoins qui, à leur tour, augmenteront quantitativement les heures de travail au détriment de ce même loisir ? Par quel moyen empêchera-t-on ce qui sera le travail productif de ressembler à ce que nous sommes habitués à appeler la paresse et le loisir de devenir virtuellement le travail ?

L’activité poétique est seule capable de donner là une conclusion humaine de libération. Il faut organiser le rêve, la paresse, le loisir, en vue de la société communiste, c’est la tache la plus actuelle de la poésie. Elle n’y parviendra qu’en se refusant à toute concession temporaire et en servant par là d’exemple et de point de départ à ceux qui, plus tard, sauront rendre pratique et assimilable à la masse un processus d’activité que, pour le moment, peu de gens admettent, qui est qualité et qui, dans la société communiste, peut se transformer en quantité.

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Les malaises créés par les positions mal définies de plusieurs activités, de la non-concordance de leurs développements, des intérêts spirituels, les uns se manifestant avec plus d’intensité que les autres, successivement pris pour point de mire, abandonnés, repris, s’entrelaçant, croissant parallèlement les uns aux autres, se séparant, les uns pour les appels de la raison, les autres pour les séductions de l’esprit, dans une lutte continuelle, entrecoupée de lassitudes (car celles-là aussi sont virulentes et contiennent les germes d’une activité imprévisible) est né chez la plupart d’entre nous un éléments émotionnel irréductible. Ne nous attardons pas à analyser ce qui sépare et ce qui unit les surréalistes entre eux et acceptons une fois pour toutes l’image qui actuellement se fait de plus en plus valable, d’une émotion résultant des combats entre les désirs et les satisfactions, les attentes et les incertitudes et même les insuffisances, l’émotion au premier degré humaine, qui ne nous a jamais fait défaut pour nous aider à sortir des impasses souvent douloureuses où se jouait tout l’avenir d’une activité de groupe.

Je sais ce que peut avoir de féroce la froide application de lois à un phénomène qui nous touche de très près je suis le premier à être tenté de m’écrier : à ce prix là la poésie ne m’intéresse pas. Une poésie agissant indépendamment et détachée de l’ensemble des phénomènes de la vie… peut-on consacrer sa vie à la poésie quand le moindre mouvement de rue, un peu plus vif que d’ordinaire, vous fait sursauter, vous fait croire que tout espoir n’est pas perdu ? Agir, réellement agir ! Mais les faits sont là dans toute leur nue cruauté. Plus d’une fois ils nous mettront devant le dilemme : abandonner ou continuer nos efforts. La Révolution sociale n’a pas besoin de la poésie, mais cette dernière a bien besoin de la Révolution.

Tendre, de toutes ses forces, à l’accomplissement de la Révolution, en poursuivant parallèlement l’activité poétique qui se justifie du point de vue du matérialisme dialectique, voilà, me semble-t-il, le rôle historique du Surréalisme : organiser le loisir dans la société future, donner un contenu à la paresse en préparant sur des bases scientifiques la réalisation des immenses possibilités que contient la phrase de Lautréamont :

« LA POÉSIE DOIT ÊTRE FAITE PAR TOUS, NON PAR UN ».

Tristan TZARA.

 

LE BON PASTEUR

M. Jean Maxence, ancien rédacteur de « 1929 » éphémère papier torche-Thomas, proteste dans Candide contre l’appellation de « génération d’après-guerre » donnée aux jeunes gens de son âge. Quel bon sens est le sien ! Le terme « génération d’avant-guerre » désigne tellement mieux ces catholiques prochains combattants qu’empêchent de dormir les galons de Massis et les asticots de Charles Péguy. Mais la présence, à l’ombre croupie des sacristies d’une vermine perfectionnée suffirait à elle seule à différencier la nouvelle avant-guerre de l’ancienne

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avant-guerre et parmi les récentes variétés de teigne, il faut noter, après le néo-thomiste, le curé moderne. Le curé moderne est un costaud qui siffle la gniaule et le pinard (j’emploie son langage). Il a fait la guerre, il est décoré, il a la radio pour écouter le dernier discours du pape et une motocyclette pour transporter les Saintes Espèces. Le curé moderne sait, comme Henri Barbusse, que le Christ est le premier socialiste, et les voix dont il dispose vont au candidat S.F.I.O. qui, en retour, aidera les œuvres « sociales » de la paroisse, des scouts aux jocistes.

Ce héros d’avant-garde a ses homères, de Vautel à Maritain. Mais ils parlent trop peu des exploits guerriers de leur Achille. Si comme M. Denys Cochin, ministre d’État, membre de l’Académie française l’annonçait en 1916, chacun salue maintenant « avec respect, avec conviction le curé porteur de la croix de guerre en disant : « Il sert son dieu comme il se bat », on semble cependant avoir trop oublié comment ce héros se battait.

Il m’est heureusement tombé entre les mains un charmant petit volume, couleur d’enfant de Marie, volume acheté en 1917 à une vente de charité comme l’a noté sur la page de garde son ancien propriétaire. C’est une anthologie de « Lettres de prêtres aux armées » recueillies par Victor Bucaille, vice-président de l’Association Catholique de la Jeunesse Française. Librairie Payot, Paris, 1916. L’Association Catholique de la Jeunesse Française, fondée il y a cinquante ans, compte actuellement près de 700.000 membres. Récemment réorganisée, elle dirige les plus modernes entreprises catholiques de détournement de mineurs : Jocistes (Jeunes ouvriers catholiques), Jacistes (agriculteurs), Jécistes (étudiants), etc... Elle était déjà en 1916 l’une des plus actives et l’une des plus puissantes organisations catholiques françaises. Victor Bucaille, son vice-président n’a entrepris son anthologie que sur l’ordre du clergé français et d’accord avec Rome qui l’autorise à écrire dans sa préface : « Ce livre est le Livre de l’Église de France... j’adresse ma respectueuse gratitude aux évêques qui m’ont confié les lettres de leurs prêtres. »

Dès le début, Bucaille définit le rôle du curé à la guerre : « Il n’est pas seulement une poitrine qui se dresse, un bras qui jette la mort, il est une puissance morale qui exalte le sacrifice et en détermine la valeur. » On ne saurait être plus clair : le curé doit tuer et encourager les autres à tuer et à se faire tuer, ceci au nom du plus cafard des commandements de Jéhovah : « Tu ne tueras point. »

Un des premiers correspondants de Bucaille, le père G… le G…, sergent-major au … e d’infanterie, père de la congrégation missionnaire du Saint-Esprit manifeste quelques scrupules : « Les Allemands ont le nom de Dieu partout : « Gott Mit uns, Mit gott für Koenig und Vateria ». Mais nous, nous Le recevons à la Sainte Table. Les Allemands n’ont pas l’Eucharistie, comment auraient ils Dieu avec eux ?... Cependant il en est parmi eux qui sont catholiques... (p. 19) ». Étrange mystère, en effet, que celui de Dieu trinitaire qui combattait avec le Kayser en protégeant la France. Mais Yves de Joannis, élève du séminaire français de Rome, fort heureusement tué après avoir écrit la lettre intitulée « Une âme de prêtre » résout avec aisance le problème théologique posé par le père du Saint-Esprit : « Je n’ai de haine contre aucune créature faite à l’image de Dieu mais je ne puis pas ne pas voir un grand péril pour l’Église comme pour la France dans le colosse Luthéro-Kantien d’Allemagne. Je ne puis pas ne pas marcher en croisé et dresser mon canon (charmant mot d’esprit ! le jeune étudiant en droit canon est en même temps canonnier) contre la fausse philosophie, contre la fausse exégèse, contre la politique pleine de fausseté et d’arrogance qui veut asservir le monde. Et dire que chez nous des Français, au lieu de relire Bossuet, nos grands classiques et surtout Saint Thomas d’Aquin, prétendent se délecter dans la lecture de Kant, Schelling, Nietzsche, Schopenhauer !... Priez pour moi ! » (p. 21).

Le jeune anti-Kantien, arrive suant de peur, en première ligne. Mais il se rassure bientôt. Il est maintenant « tranquillement caché dans la bruyère, bien à l’abri... L’artillerie ennemie ne sait pas où nous trouver et nous autres, nous tirons, je vous l’assure. Je viens de dire mon chapelet pour Jean, pour vous, quelle belle fête ! C’est le baptême du feu ! Vive Dieu ! Vive la France ! Nous voici baptisés ! C’était beau ! Très beau ! Un adjudant, un sous-officier tué dans tout le régiment ! Quelle protection divine ! »

Ainsi s’excitait le jeune et trouillard palotin avant de s’engloutir dans la trappe. Mais, lui mort, les splendeurs de la guerre trouvent d’autres chantres. C’est le jésuite et sous-Lieutenant B…, qui écrie : « Quel beau spectacle que celui d’une attaque chaudement menée ! Il faisait un beau soleil, nos braves soldats, tous en bleu ciel, s’élançaient et bondissaient joyeux et insouciants du danger sous les nuages de fumée jaune, bleue et verte des obus qui éclataient sans cesse. C’était splendide !... » (p. 157). C’est aussi l’abbé Léonce Marraud, sous-diacre du diocèse de Paris, qui, moins délicat coloriste que le père jésuite, s’étend davantage sur les agréments physiques qu’il retire de sa vie de soldat : « Matériellement, cette vie est belle, l’organisme réagit avec une intensité singulière… J’ai passé la nuit dans la rue d’un village en flammes où tombaient les obus. Le plus souvent à l’horizon, les villages flambent.

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Joignez à cela le sang, les chevaux morts, les lourds caissons comme autant de thèmes héroïques. Oh non ! je ne donnerais pas cette vie, malgré toutes ses tristesses, pour tout ce que j’ai vécu » (p. 103). Quelle allégresse dans le sacrifice ! Quelle abnégation, quelle résignation... Mais baissons d’un ton.

Voici une lettre de l’abbé X…, sous-lieutenant, lettre publiée dans La Croix du 14 décembre 1914. Ce jeune curé dit « faire son devoir en bon soldat et surtout en bon séminariste », ce qui lui a valu les galons de sous-lieutenant. C’est une nature tendre et contemplative : « Pendant ce temps notre artillerie arrose les tranchées allemandes avec des obus à la mélinite ; je vous assure que les Allemands n’étaient pas à la noce. Si vous les aviez vu sauter ! Pour rompre la monotonie, j’ai fumé deux bonnes pipes à leur nez ! » (p. 113). Les vanités de ce monde ne tentent pas ce philosophe : « Votre nom marqué là au bout d’un ruban rouge en or (sic) par ici, qu’est-ce que cela ; la seule récompense que j’envie, c’est de revêtir un jour ma chère soutane ! Lorsqu’au milieu du fracas de la mitraille et du sifflement des balles, je pense à elle, comme je la trouve belle et noble, comme je l’aime ! car pour moi elle représente toujours l’idéal… mais aurai-je le plaisir de la revêtir ? Dieu seul le sait ! et avant tout, que la sainte volonté soit faite ».

L’abbé Joseph G., prêtre attaché au patronage Bon Conseil, à Paris, a, davantage que cet amateur de jupons masculins, un sentiment de son devoir immédiat : « Vous comprenez quelle importance au point de vue militaire a la présence d’un prêtre au milieu des troupes. Le prêtre chasse la crainte de la mort par l’absolution… et en avant la musique ! on danse gaîment au son du canon et des mitrailleuses quand on a le cœur en paix » (p. 93).

L’abbé Joseph Devarrieux, prêtre du diocèse de Rouen ne se borne pas à préparer les victimes, il les sacrifie de sa main : « Je vous assure que j’eus un moment d’émotion lorsque notre lieutenant de section nous donna l’ordre de sortir. En une minute nous étions à la barricade ennemie. J’étais sorti le troisième. Six boches furent vite abattus ; pour ma part, j’en ai tué un. Le malheureux demandait grâce au bout de mon fusil… à 8 heures, nous étions maîtres de tout le village. Notre colonel, notre lieutenant étaient fous de joie » (p. 66).

Plus fou et plus joyeux encore se montre l’admirable abbé E…, sous-lieutenant au … e d’infanterie, prêtre du diocèse de Gap. Nous citons presqu’entière sa courte lettre : « À l’assaut d’une tranchée ennemie » :

« Ma compagnie, je puis dire ma compagnie, puisque le lieutenant qui commandait en premier est tombé au début de l’action et que c’est moi qui ai dû mener cent cinquante hommes à l’assaut d’une tranchée ennemie jusque là imprenable. C’est par surprise et sans aucune préparation d’artillerie que nous devions nous en emparer. À une heure du matin nous nous glissions jusqu’aux fils de fer boches et aux cris de « En avant » nous nous précipitons sur l’ennemi. Alors j’ai vu des choses horribles.

« Armés de grands couteaux, nous tuons tout ce qui se présente ; j’ai ma capote criblée de trous, une véritable passoire. Dieu me garde, et c’est presque avec joie que je tue l’officier boche dont je garde maintenant l’épée. La tranchée était conquise, j’avais perdu quatre-vingt-dix hommes et gagné la Croix de Guerre. Voyez si dieu est bon pour moi et si la Vierge et la bonne sœur Thérèse gardent bien leur enfant ! » (pp. 117-118).

C’est ainsi que, la guerre durant, les vicaires du Christ allaient dans les tranchées, prêchant l’amour de dieu et du prochain, la charité chrétienne et la résignation, selon l’esprit de Ses Saints Enseignements. À la lueur des obus la véritable « essence du christianisme » aurait dû se révéler aux pires aveugles. Plus que jamais éclatait cette vérité que « ce n’est pas la religion qui fait l’homme, mais l’homme qui fait la religion » (Marx ) et plus que jamais dieu le porc apparaissait comme le reflet fidèle des plus fidèles et des plus féroces serviteurs du capital. Mais le petit bourgeois terrorisé se bouchait les yeux avec les mains et suçotait des reliques « La peur créa les dieux. La crainte de la puissance aveugle du capital… qui est la racine de la religion d’aujourd’hui » (Lénine), cette crainte que décuplait alors l’appareil terrifiant et barbare de la guerre capitaliste, restaurait le dieu qu’elle avait créé et plus que jamais on s’imaginait pouvoir échapper à la mort en buvant de l’eau de Lourdes : « D’une poitrine sort un cri : « Une médaille monsieur l’abbé ! » Puis cent le poussent. Alors les uns viennent embrasser l’abbé, lui demander un chapelet, une bénédiction, d’autres se confessent ». C’est ce que note Bucaille qui décrit la cour d’une caserne, dans les premiers jours de la mobilisation ; et ce vice-président d’assassins ajoute avec joie : « Par la bonne volonté de l’Église, avec l’agrément de l’État, le peuple français retrouvait le prêtre à ses cotés... Les tranchées furent de nouveaux baptistères où, à l’imitation des Francs, de Clovis, les Français du xx e siècle renouvelaient l’alliance avec le Christ » (p. 271). Et Mgr Baudrillart, se joignant à Bucaille d’ajouter : « … La masse était prête à accepter l’action des bons et fidèles catholiques si une occasion favorable se présentait. La guerre fut cette occasion ».

Ainsi donc la crainte de la boucherie assura les pasteurs d’un nombreux troupeau à

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conduire à l’abattoir. Le cléricalisme secondaire (voir Claudel) triompha de l’anticléricalisme primaire. L’Église resta à l’armistice d’autant plus forte que cet armistice ne fut signé qu’entre les pays capitalistes, et que depuis quatorze ans la guerre continue entre l’U.R.S.S. et le reste du monde. Contre les Soviets la France et l’Allemagne se réconcilient au pied de la croix. M. Paul Reynaud, l’homme des casques d’acier, a inauguré l’exposition coloniale en allant à la messe et le chancelier Brüning, l’homme de Briand, venu à Paris pour discuter le coup avec ses amis héréditaires, alla se recueillir — notèrent avec émotion les journaux — à Notre-Dame des Victoires, Notre-dame de la Marne et Notre-dame de Tsitsikar. Octobre a définitivement mis en U.R.S.S. le Christ à la voirie et le plan quinquennal emporte dans ses tombereaux les dernières ordures religieuses. À chaque église qui s’écroule, à chaque cloche qui s’abîme sur le fumier avant de partir à la fonderie, la sinistre vieille mégère du Vatican se sent touchée dans sa chair et dans la chair de sa chair. Il hurle au voleur, lui qui vit de rapines, il hurle à la persécution, lui le grand inquisiteur, il hurle à la barbarie, lui le prince des nettoyeurs de tranchées. En février 1930 il demandait l’organisation d’une croisade contre les Soviets, à Noël il pressait ses croisés d’accélérer leurs armements. Le Saint Homme, à chaque nouvelle fête carillonnée prêche, contre les athées bolcheviks, la guerre sainte au nom de la paix, de l’ordre et de la liberté.

Mais, ce mois dernier, une crainte nouvelle l’a saisi. Cinquante millions de chômeurs menacent l’ « ordre » et la « liberté ». La Roumanie, la Pologne, ces remparts de la chrétienté, chancellent et l’Allemagne risque échapper aux mains du curé Brüning pour tomber aux mains des rouges. La rumeur de la famine devient menaçante et, craintif, le Ratti s’agite dans sa ratière. « Dieu permet que les nations se punissent par des carnages mutuels… la paix n’a pas quitté le monde sans l’assentiment divin », écrivait Benoît XV, démontrant ainsi la céleste origine de la guerre. Mais Pie XI trouve diabolique l’incendie révolutionnaire qui s’allume en Europe, et il veut l’éteindre et l’exorciser avec l’eau bénite de la charité : « Il y a tout lieu de redouter, dit-il dans sa dernière encyclique (2 octobre 1931, jour de la fête des saints anges gardiens) que la plaie du chômage n’aille en s’aggravant, au point que l’indigence de tant de familles les pousse à l’exaspération. C’est tout cela qu’envisage avec anxiété Notre cœur de Père... Nous élevons la voix pour une croisade de charité… qui dissipera les troubles sentiments que la misère engendre, éteindra le feu de la haine et des passions, pour le remplacer par les ardeurs de l’amour et de la concorde et par le lien plus noble et plus strict de la paix, de la prospérité individuelle et sociale ».

Mais c’est en vain que ce vieillard affolé tente d’échapper au sort que lui réserve l’histoire. Il a beau prêcher la guerre des nations et la paix des classes, organiser des syndicats de mouchardage et de provocation, séduire les enfants à la mamelle, réglementer même leur fabrication, les heures de la grande charogne chrétienne sont comptées. Demain, la révolution triomphante, renversant le capitalisme, fera s’écrouler du même coup la cathédrale de sang que seule étaye encore la bourgeoisie idéaliste.

Georges Sadoul.

 

UN DOCUMENT HISTORIQUE

Les organisations révolutionnaires placardèrent sur les murs de Moscou, à la veille de l’insurrection de décembre 1905, l’affiche-conseil dont nous donnons ci-dessous la traduction :

« Distinguez bien vos ennemis conscients de vos ennemis inconscients et accidentels. Anéantissez les premiers, épargnez les seconds. Autant que possible ne touchez pas à l’infanterie. Les soldats sont les enfants du peuple et ils ne marcheront pas de leur propre volonté contre le peuple. Ce sont les officiers et le commandement supérieur qui les poussent. Et c’est contre ces officiers et contre ce commandement que vous dirigerez vos coups. Tout officier conduisant les soldats au massacre des ouvriers est déclaré ennemi du peuple et mis hors la loi. Tuez-le sans rémission. Pas de pitié pour les kosacks. Ils sont couverts de beaucoup de sang populaire, ils ont toujours été les ennemis des ouvriers. Attaquez les dragons et les patrouilles et anéantissez-les. Dans le combat contre la police, agissez comme ceci : en toute occasion favorable tuez tous les supérieurs jusqu’au grade de commissaire inclusivement ; désarmez et arrêtez les simples inspecteurs et tuez tous ceux d’entre eux qui sont connus pour leur cruauté et leur canaillerie ; aux simples policiers. Enlevez seulement leurs armes et obligez-les à servir non plus la police, mais vous-mêmes ». Ce document qui n’a été à notre connaissance reproduit dans aucun des ouvrages publiés sur la révolution de 1905, intéressera sans doute ceux de nos lecteurs qui ne détestent pas « La petite Histoire ».

 

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POÈMES

Tant Pis Pour Moi

Ainsi que le cœur qui se déchire au début de l’absence

le grisou sautera dans Paris

avec un long bruit de luxe brisé

les enfants regarderont la dernière passe du bordel

éclaté comme une grenade

puis joueront à une marelle révolutionnaire et philosophique

ou CIEL se lira DRAPEAU ROUGE

et TERRE comme si de rien n’était

 

Les enfants ne connaîtront pas un mot de ce langage avec lequel

tu demandes ton chemin dans la rue

Monsieur les fera rire et la Troisième Personne

ce mythe domestique répondant aux sonnettes

étonnera la mémoire autant que les automobiles électriques

On ne se souviendra du monde de tous les jours

que par ces chromos de chasse où l’on voit

s’émerveiller des dames en bleu et rose d’un renard brandi par un vicomte

et le cerf mort aux pieds naturels des valets

dans un bazar de la rue de la Gaieté

 

Ainsi que le cœur qui se déchire au début de l’absence

sans respect de l’amour sans respect des fruits et des fleurs

la Révolution tracera n’importe où sur la vitre

le trait de diamant qui séparera demain d’après-demain

Il y aura des franges merveilleuses

comme le carmin des lèvres à la blessure fulgurante de la vie

Il y aura des grappes de désastres pour prix

de l’incendie incomparable

et si l’œil du mourant pris à la charnière de l’univers ancien

aperçoit le printemps au-delà des fusillades

qu’il regrette de ne pas vivre assez longtemps avec son corps et son amour

qu’il le regrette bien tandis que le traverse avec la vitesse de la lumière

la baïonnette de la destinée

Les enfants apprendront les mots incompréhensibles de l’histoire

Les enfants riront du Ritz et des frayeurs de la faim

Les enfants chanteront d’anciennes romances Ce n’est

que votre main

Madame

Ils compteront à celui qui s’y colle avec les mots désaffectés

Clairvaux la Petite Roquette

la Santé le Cherche-Midi

Saint-Lazare

la Conciergerie

 

Ils compteront à celui qui s’y colle avec le nom de Dieu

Ils compteront à celui qui s’y colle avec des pièces d’argent et d’or

Ils joueront aux billes avec les diamants

avec la tête des femmes qui se vendirent aux diamants

Ils joueront au cerveau les enfants avec la roue

qui écrase de nos jours les poètes

 

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Ils joueront à saute-mouton par-dessus les fleuves des larmes

Ils joueront comme nous pleurons

lorsque le cœur qui se déchire au début de l’absence

ne sait plus retenir les fleuves de larmes par-dessus lesquels

l’avenir joue à un terrible saute-moutons

 

DEMI-DIEU

Le sable de la mer fatigué par les pieuvres

est tombé dans la drague où les hommes qui crachaient

l’ont pris pour le jeter comme une coupe de Thulé

dans le four et voici qu’après d’incroyables péripéties

le baiser d’un diamant

la rencontre inattendue

d’une tortue

et dans une salle à manger hollandaise les petits cris de bonne fête

le sable est aujourd’hui calé dans l’arcade sourcilière

d’un héméralope de l’œil droit

 

Il faut dire que cet agent de change

a été fait dans un boudoir gothico-mauresque

par une brodeuse habillée en hussard

et son amant le juge qui avait échangé l’hermine

pour un petit pet-en-l’air vénitien

se croyait à ces moments-là le Masque-de-Fer

 

L’agent de change est encore plus fatigué que le sable de la mer

Il porte comme lui la trace des pieds nus des voyageuses

Son corps est couvert d’infamies

Son menton traîne à terre couvrant

les Vosges ombilicales que bride

un bandage herniaire

Des femmes plus adorables qu’un feu de bois

lui font de loin des signes d’intelligence

Il sait qu’il peut enlever ses chaussettes s’il le veut

devant des fillettes semblables à la nacre de l’aurore

assis sur un sofa de repos au-dessous d’un portrait de magnanarelle

et boire du pipi de prêtre avec des maîtresses de pension

si ça lui chante dans une station balnéaire

 

Il est extrêmement fatigué cet agent de change

Il va déjeuner tout à l’heure avec un ami

qui est le vivant portrait d’un furoncle

arrivant à maturité

Ils parleront mines de potage et gisements

de cadavres feront

des plaisanteries sur le chômage à l’Ile-du-Diable

et se rappelleront une soirée

qu’ils passèrent ensemble aux Folies-Furieuses.

 

Pour un agent de change fatigué

il est fatigué cet agent de change

Je ne vois que des bottines pour être aussi fatiguées que ça

ARAGON

(Persécuté persécuteur).

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UN FILM COMMERCIAL

De muet devenu parlant, c’est-à-dire atteint de psittacisme, le cinéma reflète les fadaises, bobards, grossièretés ironiques ou attendries qui firent des théâtres des lieux par excellence écœurants.

Entre des créatures que le silence avait purifiées, la parole remet une complicité salissante. Un film en vaut un autre, donc pas cher, pas plus cher que le reste, ce reste qu’on veut escamoter, voire glorifier à coups d’images fredonnantes et mouvantes.

Mais la désinvolture ne peut faire oublier tant d’inadmissibles équivoques. À de bien rares, à de plus en plus rares exceptions près, des palais de la Paramount à la plus modeste salle de quartier, l’écran est à la dévotion de ce qu’il y a de plus plat, de moins admissible dans l’inadmissible société contemporaine.

Parmi toutes ces salles, il en est une qui n’a rien à envier aux autres, celle du journal fasciste l’Intransigeant : Les Miracles. Or, c’est sur écran des Miracles que l’on pouvait lire dernièrement, après l’avoir lu dans les colonnes de cette revue, le nom d’Albert Valentin, qui, il n’y a pas si longtemps, cherchait à nous entraîner à l’inauguration de ce cinéma afin d’y manifester de la façon la plus violente, ce qui nous parut aussi inutile que dangereux, la police la mieux choisie ayant été mobilisée pour cette inauguration.

Comment ne considérerions-nous pas cet extrémisme comme suspect, puisque Albert Valentin paraît sur la scène qu’il voulait attaquer, puisqu’il a collaboré au film que l’on a, il y a quelques jours, présenté aux Miracles puisqu’il a collaboré à un film, plat démarquage des Lumières de la Ville, qui s’intitule A nous la Liberté, où il pleut des flics inoffensifs et des billets de banque,

à un film où les gardiens compensent, par une urbanité bien invraisemblable au pays de M. Chiappe, leur paire de grosses moustaches à peine ridicules, dans des prisons dont les barreaux ont la gentillesse de se laisser couper comme du beurre, de ne pas résister au poids de la misère humaine,

à un film où les dactylos portent les dernières créations de nos grands couturiers,

à un film où (délicate intention dont les chômeurs ne sauraient manquer d’être touchés) l’on embauche en musique n’importe qui, dans une usine mieux aérée qu’un sanatorium et dont la discipline militaire soudain s’abolit quand le patron prend la clé des champs (à nous la Liberté une liberté du style Richepin : Le Chemineau) et donne celle de ses biens à ses ouvriers qui (par enchantement, sans ombre de Révolution, grâce aux forçats libérés qui collaborent avec les flics pour contraindre le maître employeur à s’enfuir) se trouvent en plein paradis, sans autre travail que la danse et la pêche à la ligne, tandis que leur usine débite automatiquement des gramophones.

Mais, dirait un chroniqueur professionnel, résumer une telle œuvre ce serait la trahir, si toutefois l’on peut trahir l’opportunisme chantonnant qui donne son unité à ce défilé d’images bien françaises dont nous ne parlerions pas s’il ne nous permettait de dénoncer un homme qui tenta de nous abuser.

René CREVEL et Paul ÉLUARD.

P.-S. — L’assistant Albert Valentin, en notre présence, ainsi qu’en celle de Breton et d’Aragon, a lui-même déclaré, sans la moindre pudeur, que ce film était contre-révolutionnaire et que, par conséquent, il avait fait œuvre de contre-révolutionnaire, mais s’est refusé à rendre publique cette déclaration. Ce qui le juge.

 

UN PANIER DE CRABES

La revue Monde avait invité, le 7 décembre dernier, un grand nombre d’intellectuels de gauche à un débat sur la littérature prolétarienne.

Je ne pense pas que les écrivains qui tenaient l’estrade ce soir là, faisant la cour à un public diversement impressionné par leur réputation, se caractérisent par la confusion, mais bien par la volonté de confusionnisme, par leur mauvaise foi et leur duplicité. Tenons-nous en à leurs déclarations. Guéhenno, fier de son métier d’écrivain, reprend la formule de Pie XI « L’homme est fait pour travailler » et fait l’apologie du talent qu’il croit avoir, Chamson, plus cynique ou moins adroit, avoue qu’il « défend son bifsteack » et essaie d’arracher quelques larmes à l’auditoire sur « le difficile métier écrivain » ; Poulaille exalte le jardinage et son bon patron le royalo-fasciste communisant Valois. Lemonnier en pince pour Gandhi et la dignité du roman.

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Question de mangeoire. Idéologiquement — tu parles ! — ces hommes de lettres sont d’accord pour se réclamer de la liberté avec un grand L, et pour tenter de sauver la « culture ».

Qu’il nous suffise de dire que tous les hommes qui représentent pour nous une valeur dans l’ordre de la pensée ont contribué à ruiner cette culture, et c’est cela qui fait leur grandeur. Tout le monde sait aujourd’hui, excepté les cancrelats et les punaises de bénitier qu’il n’y a pas une culture, mais la culture bourgeoise qui va de pair avec l’oppression bourgeoise. Qui défend l’une défend l’autre. Quant à la liberté elle sera réalisée par le prolétariat quand il aura triomphé de ses ennemis et supprimé les classes, elle ne servira pas de refuge à un Guéhenno et à ses semblables hors du devenir révolutionnaire qui les balaiera comme fétus de paille. On les vit faire les grands seigneurs lorsque Thirion vint opposer à leurs molles divagations l’arme inflexible que la pensée révolutionnaire a mise au service des exploités pour leur libération : le matérialisme dialectique.

Pour finir, l’admirateur de Jésus et des Aviateurs, Barbusse, mis en demeure d’expliquer pour quelles raisons il conserve la direction de Monde, de Monde où il réunit les pires canailles, Vandervelde, de Mun, Ziromsky, Henri Sellier, Déat, etc…, fit un grand discours où il était question du drapeau blanc, du drapeau rouge, de Zola, de la morale positive, de la réalité, de l’avenir, de sa mission d’écrivain, mais ne répondit d’aucune manière, malgré les protestations et les huées des éléments communistes présents dans la salle, à ce qu’on lui demandait. On trouve à la fois les causes et les conséquences de cette abstention dans Le Populaire du 11 décembre, qui couvre de fleurs Barbusse et les siens. Nous n’avions pas attendu pour les découvrir l’éloge du torchon insulteur de grévistes.

Pierre Unik.

 

L’INSURRECTION ARMÉE

La conjuration du silence est faite contre la conjuration des Égaux. La bourgeoisie a rayé de son histoire l’insurrection de Grenelle et le procès de Vendôme. Si l’on excepte la courte et forcément trop sommaire brochure de Dommanget, tous les ouvrages publiés sur Babeuf et les babouvistes sont devenu de coûteuses curiosités bibliographiques, il faut regretter qu’aucun éditeur révolutionnaire ne songe à réimprimer le livre capital de Buonarotti : Babeuf et la conjuration des Égaux. Marx considérait Buonarotti comme l’un des plus authentiques ancêtres du communisme et son livre est l’un des classiques de l’insurrection révolutionnaire. Voici, après Buonarotti, des extraits de l’ « acte-insurrecteur » des Babouvistes.

« Les armes de toute espèce seront enlevées par les insurgés partout ou elles se trouvent.

« Le peuple s’emparera de la trésorerie nationale, de la poste aux lettres, des maisons des ministres et de tout magasin privé ou public contenant des vivres ou des munitions de guerre.

« Tout pouvoir cessant devant celui du peuple, nul prétendu député membre de l’autorité usurpatrice, directeur, administrateur, juge, officier, sous-officier, ne pourront donner aucun ordre. Tous ceux qui y contreviendront seront à l’instant mis à mort. Toute opposition sera vaincue sur le champ. Les opposants seront exterminés ».

Le livre de Buonarotti fut publié légalement en 1850, à Paris. On le réédita en 1842 sous le règne de Louis-Philippe. Le Prince-Président le laissa réimprimer en 1850, le second empire en 1859. La troisième république a fait saisir en 1931 l’ouvrage historique de Neuberg, l’Insurrection armée. L’éditeur qui l’avait pris en dépôt est poursuivi et menacé de plusieurs années de prison pour avoir vendu un livre qui répétait, après les babouvistes, les principes insurrectionnels.

« Le prolétariat doit acquérir des armes, par achat, en désarmant les ligues fascistes, en s’emparant de certains dépôts, en en fabriquant, au moins de primitives.

« Il est indispensable d’enlever, pour obtenir la victoire définitive, les établissements gouvernementaux (Ministères, commissariats de police, etc.) les établissements économiques (banques, direction d’usine, etc.), les gares, télégraphes, dépôts d’armes.

« Les combats de rue, tendant

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à l’extermination physique de l’ennemi portent un caractère absolument implacable. Toute humanité manifestée par le prolétariat à l’égard de son ennemi de classe ne fait que créer des difficultés nouvelles. Les chefs de la contre-révolution seront exterminés. »

Neuberg qui a participé à plusieurs révolutions dont la révolution chinoise de 1926 a appuyé sa théorie de la tactique insurrectionnelle d’exemples historiques récents : Canton (1926) Hambourg (1923), Reval (1924). Mais, s’il est remarquable dans son ensemble, son ouvrage ne va pas cependant sans quelques évidentes erreurs. Le CC du PCF qui préface le livre, reproche à juste titre à Neuberg de considérer surtout le problème militaire et de négliger la liaison des armées rouges et des masses révolutionnaires il y aurait aussi à dire sur les moyens techniques proposés, dont certains sont plus utilisables dans la guerre civile que dans l’insurrection proprement dite.

Malgré ces réserves, ce livre est indispensable. Souhaitons la prochaine édition d’autres ouvrages sur le même sujet.

Au moment où l’on saisissait le livre de Neuberg paraissait Technique du coup d’État du militant fasciste Malaparte qui enseignait à là bourgeoisie les meilleurs moyens d’incendier les bourses du travail et de massacrer les ouvriers. Ce livre a été l’un des plus gros succès littéraires de l’année.

Georges SADOUL.

 

RÊVERIE

Port-Lligat 17 octobre 1931, 3 heures de l’après-midi,

Je viens de finir de manger et je vais aller m’allonger sur un divan, comme je dois le faire chaque jour pendant une heure et demie, après quoi, tout le reste de après midi je compte écrire une partie d’une très longue étude sur Boecklin, étude qui me préoccupe beaucoup depuis quelque temps.

Aussi, je veux profiter de ce repos pour réfléchir sur certains points qui me paraissent particulièrement contradictoires, par exemple et surtout l’antagonisme entre le sentiment de la mort et le manque absolu de trouble quant aux notions spaciales, si frappant chez ce peintre. Je me persuade de la nécessité de prendre quelques notes pendant mon repos. Donc, je cherche de quoi écrire, ce qui est pour moi, en ce moment, extrêmement difficile, non seulement à cause de plusieurs actes manqués, des oublis… etc., mais encore parce que je me refuse à écrire — pour des raisons pas très claires — sur le carnet où se trouvent mes notes précédentes. Il me faudrait donc un nouveau carnet (spécialement) pour les imitations du type de celles que forment de simples suggestions non élaborées, sinon ces dernières pourront embrouiller les premières. Enfin, je décide que je pourrai me rappeler très exactement tout sans prendre de notes, puisque je vais commencer à écrire aussitôt après le repos.

D’avance, je prends toutes les mesures pour ne pas être dérangé le temps que je vais rester couché. Je défends que l’on m’apporte le courrier. Je vais uriner et, cependant, je me sens impatient être étendu sur le divan. J’ai alors une très particulière notion du plaisir qui m’attend dans la chambre, notion qui m’apparaît s’opposer à l’idée plutôt pénible des contradictions que j’aurai à surmonter. Alors je me hâte. Je cours à ma chambre et pendant ce trajet j’expérimente une forte érection, accompagnée de grand plaisir et hilarité.

Arrivé dans ma chambre, je m’allonge sur le divan. Aussitôt l’érection cède à une très légère envie d’uriner, qui suffit, malgré sa quasi imperceptibilité, à rendre inutiles tous mes efforts de réflexion sur la frontalité dans « l’Ile des Morts ». D’où considérations sur cette absurdité : une si faible envie d’uriner capable de devenir aussi gênante, absurdité d’autant plus forte, étant donné ma capacité de retenir l’urine des heures entières, soit que je veuille ne pas me déranger ou me procurer le plaisir d’uriner abondamment. Je suis révolté de devoir me lever, mais je sens qu’il n’y a rien à faire et j’opte pour les concessions, je cours de nouveau uriner. Il s’agit de quatre ou cinq gouttes. Ensuite, à peine couché sur le divan je me relève aussitôt pour fermer le rideau et laisser la pièce dans une demi-lumière. Je me recouche encore et alors, je me sens tout à fait désenchanté, comme si quelque chose de très important me manquait.

Je n’ai pas la moindre idée de ce dont il pourrait s’agir, ce qui me vaut un malaise dont je prévois qu’il cessera dès que je saurai sa raison d’être.

Tout à coup et sans m’aider en rien d’associations, je me souviens que, pendant le dîner, j’ai choisi mentalement (ainsi avais-je autrefois l’habitude de le faire) un croûton de pain assez brûlé, que j’avais décidé d’apporter avec moi sur le divan, pour en vider minutieusement la mie de façon à transformer ce croûton en espèce de vase. Puis, plus minutieusement encore avec mes dents de devant je l’aurais mâché, troué, tassé en d’infimes morceaux biens triturés jusqu’à ce que le tout devint une pâte fine. Avant de l’avaler, j’aurais gardé parcimonieusement cette pâte dans ma bouche, de chaque coté, sous la langue, et je l’aurais encore travaillé, éprouvant ainsi sa faculté d’adopter plusieurs consistances en raison de la proportion de salive. Tout cela afin de faire durer plus longtemps le croûton

Aussitôt trouvée la représentation du morceau de pain, le malaise disparaît et je me

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précipite pour chercher le croûton en question, que l’on a déjà emporté de la salle à manger et que je retrouve dans la cuisine.

Cependant, je coupe encore un autre croûton tout petit et non brûlé, différent donc de ceux que je préfère, mais que je prends tout de même, surtout parce que sa forme est celle d’une très douce petite corne. Je suis de nouveau sur le divan, mais avec les deux croûtons, et cette fois, sans que rien ne m’apparaisse qui puisse gêner ma réflexion.

J’essaie de me représenter le plus nettement possible, le fameux tableau de « l’Ile des Morts ».

Maintenant je trouve léger d’avoir cru au manque total des troubles spaciaux chez ce peintre et surtout dans « l’Ile des Morts ». Mon erreur résidait dans la limitation faite, en réduisant grossièrement l’idée des troubles spaciaux aux seuls troubles de la perspective.

Le même sens de la frontalité qui m’avait frappé, au début, dans ce tableau accuse une « dominante » spaciale bien caractérisée.

Il me paraît maintenant indispensable pour mon étude d’établir un système de relativité qui me permettrait d’anéantir (au moins passagèrement) par exemple les troubles de la perspective dont j’avais longuement étudié le sens chez Vermeer de Delft et G. de Chirico. Je pense à l’insuffisance analytique du passage où je prétends prouver le sentiment funèbre inconscient de ces deux peintres, grâce aux troubles de perspective conjoints à l’illumination. À ce sujet, je pense, concrètement au tableau de Vermeer, intitulé « La Lettre ». Il me devient impossible de me le représenter en entier et avec toute la lucidité que je désire. Cela à cause de la signification émotive qui vient de naître, de se dégager du rideau, au premier plan (à gauche) du tableau en question.

Alors, je fais surgir automatiquement mon pénis tout petit, laissant sur le divan le petit croûton que j’étais en train de vider. D’une main je joue avec les poils du dessus des testicules, de l’autre, j’amasse une partie de la mie de pain, enlevée du croûton malgré quelques efforts tout à fait stériles pour revenir à ma pensée, une rêverie absolument involontaire commence. Je viens de localiser le rideau du tableau de Vermeer dans un rêve que j’ai eu, voici quelques jours. En effet, ce rideau s’identifie par sa forme, sa place et surtout sa signification affective et morale avec le rideau qui, dans le rêve, servait à cacher plusieurs petites vaches, au fond d’une écurie très obscure, où, couché, parmi les excréments et la paille pourrie, je sodomise la femme que j’aime, très excité par la puanteur du lieu.

 

ICI COMMENCE LA RÊVERIE.

Je me vois tel que je suis maintenant mais sensiblement plus âgé. J’ai en outre laissé pousser ma barbe après le souvenir ancien que j’ai d’une lithographie de Monte-Cristo. Des amis me prêtent pendant une dizaine de jours, un grand château-ferme, où j’ai l’intention de finir d’écrire mon étude sur Boecklin, qui doit constituer un chapitre du très vaste ouvrage que, pour l’instant, j’appelle La Peinture surréaliste à travers les âges.

Après ces dix jours, je dois retourner à Port-Lligat où je retrouverai la femme que j’aime, qui, pendant ce temps là était à Berlin, occupée à des aventures d’amour, ainsi qu’il était question dans une rêverie antérieure.

Le château qu’on me prête est un château appelé « Moulin de la Tour », où j’ai fait un séjour de deux mois quand j’avais dix ans, en compagnie d’un ménage d’amis intimes de mes parents.

Mais, dans la rêverie, le château s’est modifié. Il me parait extraordinairement vieilli, avec même, çà et là, des airs de ruines. L’étang du jardin est devenu vingt fois plus gran d. Je ne suis pas non plus satisfait de son emplacement réel, dans le jardin, entouré d’énormes chênes qui cachaient le ciel. Maintenant, j’ai transporté étang à la partie postérieure de la maison de sorte qu’il puisse être vu de la salle à manger, en même temps que les ciels de nuages et d’orages boeckliniens, que je me rappelais avoir contemplé de cet endroit, d’où l’on domine un horizon très vaste et dégagé. L’étang a aussi changé d’emplacement, car j’étais habitué à voir, toujours, sa longueur en perspective et, dans ma fantaisie il apparaît placé transversalement. Je me vois de dos, dans la salle à manger, finissant mon goûter composé d’un croûton de pain et de chocolat. Je suis habillé d’un costume de velours noir, semblable à celui que portait l’ami propriétaire du château, lors de mon séjour enfantin, avec juste la différence d’une petite pèlerine en toile de fil blanche, extraordinairement propre, accrochée à mes épaules par trois petites épingles de nourrice. Le reste du croûton dans la main, je descends très lentement l’escalier principal du château qui donne dans la cour. L’escalier se trouve dans une quasi obscurité, à cause de l’heure précrépusculaire qu’aggrave le temps épaissement nuageux. Pendant que je descends, j’entends un bruit de pluie très fine, presque imperceptible. Je pense : « Pourquoi descendre puisqu’il pleut », mais je descends. Me voici dans l’entrée pleine de feuilles sèches qui exhalent une forte odeur de pourriture qui, mélangée avec l’odeur des excréments animaux venue de la cour, me procure un trouble très doux qui me laisse rêveur.

Soudain, je sors de cet état d’extase par une très vive émotion érotique.

Elle est due à la rencontre de mon regard assoupi et de la porte mi-ouverte de l’écurie que je reconnais, sans le moindre doute, pour celle du rêve.

Mais cette émotion s’accentue extraordinairement, dès que je remarque la présence

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bien connue des pointes oscillantes des cyprès, dont le groupe, dans la réalité, sépare, immédiatement après l’écurie, la cour de la prairie, où, dans ma rêverie, ma fantaisie a placé le vaste étang

L’émotion due aux pointes des cyprès résulte de l’association instantanée d’un autre groupe de cyprès situé dans un lieu public de Figueras, appelé « Fontaine de la Bûche ».

Ce groupe de très vieux cyprès touffus entourait un cercle dallé au centre duquel, au milieu de bancs de pierres très dépolies par l’usure, coule une fontaine ferrugineuse. Un petit verre d’aluminium se trouvait attaché à une petite chaîne. Le feuillage des cyprès naissait presque au niveau de la terre et leurs sommets rapprochés par des anneaux en fer, formaient une coupole, de telle sorte que la fontaine se trouvait enfermée à l’intérieur des cyprès. D’où une ombre absolue, une grande fraicheur qui valait à cet endroit la prédilection de ma famille. Après la promenade du dimanche, on m’y menait boire les soirs chauds de printemps, une fois reposés, après nous être assis sur les bancs frais et dépolis. Je n’avais le droit de m’approcher de l’eau qu’après avoir mangé le pain et le chocolat. Cette fontaine était encore plus rigoureusement interdite, hors de la saison chaude, car l’automne venu, on passait devant elle sans s’arrêter, à cause de l’humidité dangereuse de l’endroit. À la poursuite de ma rêverie m’apparaît indispensable la substitution des cyprès de derrière le mur de la cour, par ceux de la Fontaine de la Bûche. Dans l’obscurité déjà presque complète de la nuit très vite tombée, je vois les extrémités des cyprès de « derrière le mur de la cour » se rapprocher et former une seule et épaisse flamme noire. Du moment où j’ai entendu l’odeur de la cour jusqu’à maintenant, je me suis livré aux actes automatiques suivants : J ai introduit plusieurs fois la mie de pain pendant longtemps amassée, dans les trous de mon nez. Je l’ai sortie lentement avec les doigts, en simulant une certaine difficulté, comme s’il s’agissait de la saleté du nez. Parfois, au contraire, je me contentais d’expirer pour projeter la mie de pain. Cela était surtout agréable quand j’avais l’illusion qu’il s’agissait de la saleté du nez, illusion qui, presque toujours, était en rapport direct avec le plus grand laps de temps compris entre l’introduction de la mie de pain dans le nez et son expulsion.

Le procédé d’expulsion par le souffle n’était pas sans inconvénient. La boule de pain tombait n’importe où et le fait de la chercher parmi les plis de mon vêtement ou sur le divan, arrivait parfois à déranger et presque interrompre ma rêverie, surtout lorsque (et cela arrivait fréquemment) la mie de pain roulait sous mon corps, de telle sorte que j’étais obligé, pour la rattraper, de me tendre en arc. Ainsi je me séparais du divan. Je ne me tenais que par la tête et par les pieds, ce qui me permettait de tâtonner par le divan. Je finissais par retrouver la boule de mie. Plus elle avait roulé près des pieds, plus pénible était de la rattraper par le procédé convulsif, auquel bien des fois, après de pénibles efforts il fallait renoncer pour m’asseoir sur le divan, tout en cherchant autour de moi et soulevant mes fesses, en prévision du cas où la boule se serait trouvée juste là où j’étais assis. Mais alors, je soulevais les fesses d’une façon assez inexplicable, opération que j’effectuais toujours très brusquement, avec des sauts qui me donnaient rarement le temps de rattraper la boule.

J’étais obligé de répéter ces sauts plusieurs fois, avec la crainte, à chaque saut, de penser que la boule finirait par sauter à terre, projetée par les ressorts du divan. Ce risque, chaque fois, me secouait de peur, une peur très sensible, localisée au cœur.

Parfois, quand la boule était sortie du nez, je la retenais quelque temps entre mon nez et ma lèvre supérieure, tout en projetant du vent chaud par mes narines, de façon à rendre toute tiède la boule de pain, qui arrivait à suinter et à se ramollir très légèrement.

Toutes ces opérations, je les réalise de préférence avec une seule main (la main gauche) tandis que la droite mobilise mon pénis qui s’est considérablement alourdi, sans toutefois atteindre l’état d’érection.

Au moment précis où j’avais eu la représentation (d’ailleurs d’une extraordinaire netteté visuelle) du gobelet en aluminium attaché à la chaîne, j’avais sorti précipitamment la boule qui se trouvait dans ma narine gauche et l’avais introduite avec soin, le plus profondément possible, sous le prépuce que mes doigts retiennent car se produit une érection légère qui cesse tout de suite.

 

SUITE DE LA RÊVERIE.

Le jour même que j’avais rencontré l’écurie du rêve dans la cour du château, après le repas du soir, tandis que je prends le café et une coupe de cognac, je conçois, sous forme de rêverie, un projet à réaliser dans ma rêverie générale. J’expose très rapidement cette partie de sub-rêverie. Elle est extrêmement longue et complexe et je la considère plus propre à un exposé particulier. Je note donc ici, uniquement, les détails généraux et indispensables à la poursuite de la rêverie générale, qui, sans eux, serait beaucoup plus difficile à suivre. Il s’agit en résumé de réaliser l’acte de sodomie du rêve, dans l’écurie que je viens d’identifier avec celle du rêve. Mais, cette fois, à la femme que j’aime s’est substituée une jeune fille de 11 ans, nommée Dulita, que j’ai connue voilà 5 ans. Cette fille avait un visage très pale d’anémique, des yeux clairs très tristes et vagues, ce qui faisait un contraste très violent avec un corps exceptionnellement développé pour son âge, très bien fait, à la démarche et aux gestes paresseux, pour moi d’une grande volupté.

Pour réaliser la fantaisie de la sodomisation de Dulita dans l’écurie, il me fallait inventer plusieurs histoires qui créeraient des conditions de rêve, similitudes indispensables au développement

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de ma rêverie. Voici celle que j’adopte. La mère de Dulita, femme assez belle, d’une quarantaine d’années, veuve et toujours vêtue de noir, tombe follement amoureuse de moi et accepte, par masochisme, ma fantaisie de sodomiser sa fille, se prête même à m’aider pour cet acte de toute son ardeur, et de tout son dévouement.

Pour cela, j’envoie Mathilde, la mère de Dulita, à Figueras. Elle doit se mettre en rapport avec Gallo, une vieille prostituée que j’ai connue dans le temps, qui est extraordinairement vicieuse et expérimentée et qu’il me paraît indispensable de mettre en contact avec Dulita pour sa prochaine initiation.

Une fois Mathilde, Dulita et la Gallo installées dans le château, il leur est formellement interdit de me parler et même de me communiquer quoi que ce soit par geste ou par écrit. Dulita doit me croire sourd-muet et un grand savant que le moindre geste importun peut déranger gravement. Chaque soir, après le repas, on enlève toute la table et on apporte café et cognac. C’est l’unique repas, l’unique moment de la journée où je suis avec Dulita et les deux femmes, car le reste du jour, je demeure enfermé dans mon cabinet de travail où j’écris mon étude sur Boecklin et prends tous mes autres repas.

C’est à ce moment du soir, dans un complet silence et recueillement, que je transmets, par écrit, toutes mes décisions, quant à l’accomplissement de mes fantaisies, avec les plus microscopiques détails et nuances.

C’est Gallo, la première, qui reçoit mes communications et c’est à elle qu’échoit l’entière responsabilité quant à l’accomplissement (exact jusqu’à la manie) de tous mes ordres, qu’elle communique, à son tour, parfois à Mathilde. Selon le cas, elle peut aussi se contenter de lui faire parvenir certaines indications qu’elle croit indispensables.

Voici comment les choses devront se passer pendant cinq jours. Il faut que Dulita ne se doute de rien et même au contraire qu’elle soit préparée par des lectures édifiantes et d’une extrême chasteté, entourée d’une grande douceur et tendresse comme pour sa première communion, qu’elle doit d’ailleurs faire d’ici très peu de temps. Le cinquième jour, on amènera Dulita à la fontaine des cyprès, deux heures avant le coucher du soleil. Là elle goûtera de pain et de chocolat et la Gallo, aidée de Mathilde, initiera Dulita, de la façon la plus brutale et la plus grossière. Elle s’aidera d’une profusion de cartes postales pornographiques, dont j’aurai auparavant fait moi-même un choix précis d’un pathétisme bouleversant.

Le même soir, Dulita d’apprendre tout de la Gallo et de sa mère, à savoir que je n’étais pas un sourd-muet, que dans trois jours je la sodomiserai parmi les excréments de l’étable aux vaches. Pendant trois jours, il lui faudra faire comme si elle ne savait rien de tout cela. Il lui est rigoureusement interdit de faire la moindre allusion à tout ce qu’on vient de lui révéler (c’est-à-dire qu’elle, Dulita, saurait que moi je savais qu’elle savait). Tout, jusqu’au moment précis de l’étable, doit continuer dans le mutisme et avec les apparences quotidiennes.

Pour réaliser le programme des fantaisies que je viens de vivre dans la rêverie générale, une des conditions essentielles consistait dans la toute inéluctable nécessité, pour moi, de contempler l’initiation de Dulita, à la fontaine des cyprès, par la fenêtre de la salle à manger, ce qui, en réalité, apparaît impraticable, du fait de divers conflits parfaitement physiques, comme, par exemple, les cyprès dont se trouvait entièrement entourée la fontaine. Ainsi étais-je empêché de contempler l’initiation de Dulita, qui, précisément, devait se passer à l’intérieur de la fontaine. N’y pouvait suffire la toute petite porte d’entrée qui obligeait à courber la tête pour passer. Mais une nouvelle fantaisie, qui apparaît particulièrement excitante, vient apporter une solution à ce premier conflit. Un incendie, provoqué par un énorme tas de feuilles sèches mal éteint, avait brûlé en partie les cyprès devant la fontaine, la laissant à découvert, mais de telle manière qu’une branche mal brûlée pouvait encore offrir une très faible et presque inexistante difficulté à la contemplation de la scène avec Dulita.

Au reste, le même incendie a brûlé tous les alentours, les arbustes et les arbres mélangés et épais.

Voilà qui obligera Dulita à se salir, à noircir son tablier blanc et ses jambes, le jour que sa mère et Gallo la forceront à passer par cet endroit pour aller goûter à la fontaine. L’idée que Dulita ait à se salir me paraît dès lors indispensable, se complète et atteint à sa perfection dans la fantaisie suivante. Je vois Dulita qui arrive à la fontaine et se salit les pieds avec une espèce de boue pestilentielle mélangée à la mousse décomposée, qui, dans la réalité, recouvre le dallage de la fontaine, chaque fois que la conduite se bouche avec les feuilles et provoque une de ces inondations très fréquentes, surtout l’automne. Bien que l’endroit fût fermé, les feuilles sèches n’en arrivaient pas moins à pénétrer, poussées par les rafales des jours d’orage. Mais la fontaine aux cyprès, dont l’incendie eût du me permettre de voir l’intérieur, reste encore invisible de la salle à manger. Un pan de mur qui fait suite à l’étable la cache.

Déplacer la fontaine jusqu’à la faire rentrer dans mon champ visuel me semble une solution insuffisante qui détruirait tout sens à ma rêverie. Par contre, je vois très nettement la fin de l’incendie qui avait brûlé les cyprès et, ainsi, détruit le mur de séparation qui, d’ailleurs, permet « la communication toute immédiate entre l’écurie et la fontaine aux cyprès ».

L’aspect désolé, ruiné des alentours de la fontaine, aggravé par le tas de pierres calcinées du mur me vaut une ambiance parfaitement accommodée à mes desseins. Je pense, soudain, avec une étrange émotion, mélange d’angoisse et de plaisir, que la disparition du mur permettra, vers la fin de l’après-midi, aux ombres des cyprès de se répandre lentement, tout le

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long de la cour, auparavant toujours dans l’ombre. Le soleil atteindra les premières marches de l’escalier de l’entrée, à cette époque de l’année, couvertes de feuilles sèches.

Ainsi le soleil, au moment qui précède sa chute, pénétrera, en une ligne cadmium, dans cette chambre du premier étage aux volets mi-clos, aux meubles sous housse, au parquet couvert du maïs qui sèche là et illuminera une demi-minute, de tout son éblouissement, l’extrémité du doigt de cette statue en marbre verdâtre, le bras levé, les cheveux masquant son regard et qu’on avait, avec l’étang, enlevée du groupe du jet d’eau.

Malgré la disparition du mur qui cachait la fontaine aux cyprès, il est impossible de la voir de la salle à manger, car elle reste encore cachée, très à gauche, par la fenêtre.

Après plusieurs fantaisies insuffisantes qui me conduisent, peu à peu, à la solution, je conçois d’imaginer la scène de l’initiation de Dulita reflétée dans le grand miroir de la chambre de Dulita, chambre contiguë à la salle à manger. Ainsi pourrai-je observer tout de ma propre chaise, avec l’avantage d’une certaine complication et d’un certain vague des images absolument souhaitable et déjà ressenti du fait de la brûlure légèrement incomplète des cyprès et aussi, grâce à la grande distance qui me sépare du lieu de la scène, les images me parviendront dans un état d’imprécision qui m’apparaît particulièrement troublant.

Je vois, avec netteté et une précision toute particulière, cette nouvelle phase de la rêverie qui va suivre.

C’est le soir de l’initiation de Dulita, la veille du jour des morts, on vient de finir de manger, on a tout enlevé de la table où ne restent que trois tasses de café, trois coupes à liqueur et une bouteille de cognac, Dulita est à ma gauche, devant la porte entr’ouverte de sa chambre. Elle occupe la place que j’occupais, moi, lors de mon séjour enfantin au château. Comme moi, à cette époque, elle est en train de ranger ses devoirs scolaires. Elle a devant elle ses cahiers et un plumier ouvert où je vois une gomme, avec un lion dessiné. C’est l’ambiance exacte de mon premier séjour au château. Gallo occupe la place du propriétaire, fume en silence et lit son journal. Mathilde occupe la place de la femme et tricote. Ce soir le silence est plus grand et irrespirablement troublant. À la fin, je fais le geste quotidien, exacte copie de celui que le propriétaire avait à mon égard : je trempe un sucre dans la fin de mon cognac et avance une main vers Dulita. Dulita, la tête inclinée sur son cahier, a notion de mon geste et prend le sucre avec les dents. C’est le signal d’aller dormir. Je finis, dans une très lente gorgée, le cognac de mon verre. Derrière la tête de Dulita, à travers la porte entr’ouverte de sa chambre, dans le miroir, les cyprès noirs de la fontaine doivent bouger.

C’est l’après-midi solennelle de l’insipide jour des morts. Je m’apprête à contempler la scène de l’initiation de Dulita.

Je pose les souliers portés tous les jours par Dulita sur la table de la salle à manger. Je sors ma verge de mon pantalon, l’enveloppe de linge sale. Les yeux fixés sur la fontaine et ses alentours reflétés dans le miroir, je vois avancer, entre les deux femmes, Dulita vêtue de blanc, une jupe très courte et serrée, des espadrilles neuves. Gallo est habillée en jersey très vif et lumineux et Mathilde en noir. Je cours à la fenêtre de la chambre de Dulita, car je désire voir dans tous ses détails le trajet jusqu’à la fontaine, à travers les buissons brûlés. Elles avancent très lentement et avec difficulté, afin d’éviter les grandes branches brûlées, mais Gallo et Mathilde poussent Dulita dans les endroits les plus salissants, comme par jeu. À chaque pas, les arbustes parfois épineux et raides s’agrippent aux jambes et aux fesses de Dulita, lui laissant de longues traînées noires. Elles s’arrêtent parfois pour voir où elles peuvent bien passer. Gallo fesse Dulita en feignant de lui épousseter ses taches, mais avec tant de violence et de sauvagerie qu’elle doit feindre de jouer.

Dulita tente d’échapper à Gallo, après avoir été projetée contre un mur couvert de lierre brûlé. Dulita court maintenant tout droit, sans faire attention, à travers les arbustes qui la griffent jusqu’au sang. Elle se précipite vers la fontaine, y arrive. Elle glisse sur la boue mousseuse qui couvre le dallage et tombe. Elle se relève tout à fait sale, éclaboussée partout. Elle sourit pour se faire pardonner, s’essuie avec le mouchoir, arrange ses cheveux, relève ses bas, tout en tenant sa jupe accrochée à ses dents et montrant ses cuisses salies.

Gallo et Mathilde arrivent plus tard, Gallo est redevenue douce et embrasse Dulita sur le front. Mathilde coupe des morceaux de pain et garde le croûton pour Dulita qui s’assoit entre les deux femmes. Le groupe a, pour moi, à chaque moment, plus de transcendance et de solennité.

Dulita se peigne maintenant avec un peigne de celluloïd très rouge qui brille jusqu’à devenir aveuglant avec la lumière du soir à son déclin. L’ombre du château avance vers la fontaine, laissant tout le premier plan des arbustes brûlés que viennent de parcourir les trois figures dans l’ombre.

Et Dulita mange (une bouchée de chocolat, une bouchée de croûton), avec lenteur. Elle balance la jambe droite qui est près de Gallo.

Je pense que le soleil, à cette minute, illumine la pointe du doigt de la statue de la chambre du premier étage, et le maïs, par terre, un instant devient couleur feu. Je vois une image fulgurante, moi sodomisant Dulita, couchés sur le maïs, dans ladite chambre. Cette vision motivera un élément nouveau de ma rêverie centrale, à laquelle je reviens par l’image de Dulita se levant pour épousseter les mies de pain de ses jupes et se penchant, après, pour prendre de l’eau.

Dès ce moment, les gestes de Dulita qui nettoie le gobelet d’aluminium attaché à la chaîne

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et jette par trois fois l’eau à travers la position exacte et relative de Gallo et Mathilde, l’illumination, les fesses très en vue sous la transparence du vêtement de Dulita, courbée en avant et à genoux, etc… tout cela, dis-je, prend une lucidité et concrétion visuelle exacerbée, quasi hallucinatoire. Le temps que durent les trois gestes consécutifs de vider le verre Se produit une illusion très nette et exacte du « déjà vu » qui coïncide avec une forte érection. Le moment où Dulita nettoie le verre, avant de boire, est celui de beaucoup le plus émouvant. C’est lui aussi qui a la plus grande puissance visuelle de toute la rêverie jusqu’à la fin. Après, je vois très confusément Dulita que je n’ai pas pu voir boire, s’essuyer la bouche avec la main. Gallo oblige Dulita, très doucement, à s’asseoir de nouveau entre elle et Mathilde. Je prévois le commencement de l’initiation. L’ombre du château arrive jusqu’aux genoux de Dulita. J’attends, terriblement troublé, le signal de Gallo, qui doit m’annoncer le début. Gallo met l’album de photos pornographiques sur ses genoux. Mathilde caresse la tête de Dulita et Dulita penche la tête sur l’album, essaie de l’ouvrir, mais Gallo lui retient la main, et, ce faisant, regarde son visage et met le doigt devant sa bouche, en signe de silence et de recueillement.

Alors, Gallo lève son visage où je vois survivre une grande beauté. Je suis très ému quand Gallo commence à ouvrir lentement l’album. Je n’en puis plus, et je me retourne, vais vers la table de la salle à manger, les yeux fermés, remplis de la dernière image.

Assis sur la chaise que j’occupe tous les soirs à l’heure du souper, je continue à contempler la scène de la fontaine reflétée par la glace, tout en me masturbant suavement avec le linge qui enveloppe ma verge. Je vois maintenant le groupe de la fontaine, plus petit, plus loin. Les visages et leurs expressions sont très doucement vagues, ce qui offre une marge presque complète à ma fantaisie.

Je n’observe rien de particulier dans le groupe. Dulita ne présente aucune marque de réaction. Elle a le visage très bas et immobile, mélange de honte et d’attention. De temps en temps, Gallo tourne la page et murmure des choses très près du visage incliné que cachent les cheveux de Dulita. Je vois très confusément le groupe descendre par la cour, car l’obscurité s’est très vite faite après la chute du soleil. Je cours mettre sur le siège de Dulita un épi de maïs sur lequel elle devra s’asseoir pendant les trois jours suivants, sans le remarquer. Le troisième soir, la veille de l’acte « manifeste » de la rêverie, on vient d’enlever tout sur la table.

On apporte trois cafés, le cognac. Même profond silence que tous les soirs. Je suis pris par une grande émotion qui m’empêcherait sûrement de parler.

Dulita remue imperceptiblement sur épi de maïs. Je donne les détails pour le lendemain, courts, nécessaires, de toute précision. Finalement, j’allonge, comme toutes les nuits ma main avec le sucre plongé dans le cognac. Dulita reste un moment immobile puis le prend avec les dents. Je vois son regard à travers les larmes, tandis qu’une grande goutte naît de mon méat.

Le lendemain est un dimanche. Il faut profiter très vite, vers quatre heures, de ce que tout le monde va au village. J’attends un signe de Mathilde dans la prairie et je me précipite, couvert de mon seul burnous, d’abord dans la salle où se trouve l’épi de maïs puis au premier étage. Là je trouve Dulita, Gallo et Mathilde, entièrement nues. Un instant Dulita me masturbe très maladroitement, cela m’excite beaucoup. Les trois femmes traversent la cour et rentrent dans l’étable. Pendant ce temps, je cours à la fontaine des cyprès, m’assieds sur le banc de pierre mouillé et je dresse de toutes mes forces mon pénis de mes deux mains, puis me dirige vers l’étable où Dulita et les deux femmes sont couchées nues, parmi les excréments et la paille pourrie. J’enlève mon burnous et me jette sur Dulita, mais Mathilde et Gallo ont subitement disparu et Dulita s’est transformée en la femme que j’aime, finissant la rêverie avec les mêmes images du souvenir du rêve.

Alors, la rêverie prend fin, car je viens de me rendre compte que je suis en train, depuis quelque temps, d’analyser d’une façon objective la rêverie que je viens de subir et que j’annote immédiatement avec les plus grands scrupules.

Salvador DALI.

Les kosacks étaient, avant la Révolution, une armée de métier comparable, par exemple, à ce qu’est la garde mobile en France.

L’organisation de la police russe était très différente de celle de la police française et le terme policier désigne indifféremment les gendarmes et les gardiens de la paix entre lesquels il y aurait lieu d’établir une distinction.

Il n’est pas douteux que René Clair ait voulu nous donner une satire de cette religion du travail que le communisme, après le capitalisme, adopte avec une mystique candeur.

G CHARENSOL, Voilà,

12 décembre 1931.

Désormais, les premières des grands films sont des manifestations mondaines. A nous la liberté n’a pas manqué à cette nouvelle tradition et parmi les invités de la Société Tobis, on remarquait les plus hautes personnalités : des princesses, divers généraux et ministres plénipotentiaires, M. Becq de Fouquières, Mme Chiappe, M. Rapoport, etc… etc.

Excelsior,

20 décembre 1931.

À propos d’À nous la liberté, « Monde » (19 décembre) signale « le charme du style René Clair à l’écran, la grâce et la fantaisie » de ce film. Mais, ajoute « Monde », « il y a mieux : le désir d’effleurer (sic), de creuser même parfois la question sociale, l’effort très net pour, sous la fantaisie et la féerie, évoquer le travail à la chaîne et le travail moderne ».

On ne saurait en effet effleurer avec assez de grâce et de délicatesse le problème de l’exploitation de l’homme par l’homme, et la fantaisie dans ce domaine n’est pas pour déplaire à « Monde ».

Pourquoi les « amis de Monde » ne consacreraient-ils pas leur prochaines soirées cinématographiques à présenter gratuitement ce film aux chômeurs ? Voyons ! ces gens qui persistent à réclamer du travail ou du pain comprendraient enfin tout le prix de la liberté.

Babeuf et la conjuration des Égaux par Maurice Dommanget Lib. de l’Humanité, 1922.

Qu’ils s’arment sur le champ eux-mêmes comme ils le peuvent, qui d’un revolver, qui d’un couteau, qui d’un torchon imbibé de pétrole pour mettre le feu. (Lénine, avant l’insurrection de Saint-Pétersbourg, 1905).

À ce moment j’éprouve une érection et me masturbe en frappant mon pénis contre mon ventre. Je découvre le pénis la boule de pain saute par terre et roule très loin. Ceci me distrait un instant, car j’hésite à l’aller chercher.

Je ne me rappelle plus où j’en étais de ma rêverie. D’où une angoisse profonde qui disparaît au moment où je retrouve l’image de Dulita balançant sa jambe.

Je poursuis la rêverie tout en gardant les mains immobiles derrière les fesses, attitude très incommode et qui me donne une crampe au bras. Je reste cependant sans bouger et cela dix minutes encore après la fin de la rêverie

J’ai essayé postérieurement de me masturber avec la représentation de cette image, mais, aux approches de l’éjaculation, l’image s’est transformée en celle de la femme que j’aime, accroupie près d’une cage à lapins.

À ce moment je découvre mon pénis, sors la boule de mie que je gardais depuis longtemps sous le prépuce et la mets entre mon nez et ma lèvre supérieure, pour la sentir. Elle est toute chaude et à une légère odeur séminale. Je la remets à nouveau là où je l’avais prise avec l’espoir que plus je la garderai, plus fort elle sentira.

 

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