Benjamin Péret

Toute une vie, 1950

 

TOUTE UNE VIE, 1950

Les sinistres glapissements tricolores crevaient comme des

poissons en sueur

dans les cimetières qu’un certain Poincaré

un sourire de cigare aux lèvres de marécage

inaugurait les mains battantes comme des portes au souffle

d’érable qui l’animait

et déjà la voix d’un cheveu blond emporté par le vent qui

s’élève des tikis

t’avait fait traverser d’un seul élan les rues en danse de

Saint-Guy

où Vaché allait disparaître comme une giboulée dans un

salon

Rien n’était dit des mots qui tuent les bêtes malfaisantes

aucun son brisant les verrous n’avait été proféré

dans l’air alourdi par la poussière d’épaulette

ou gluant des brouillards familiaux empestant l’encens

Rien qu’une avalanche de rires dévalant des montagnes

phtisiques et bien peignées

qui fauchait au passage les flocons vénérables pleins des

liqueurs du dimanche

La table dressée avec art était envahie par le jardin

zoologique

Le héron picorait dans l’oreille du grand père étouffant de

rage

sous la devanture de son plastron qu’escaladaient de grosses

mouches bleues

et la jeune fille de la maison se laissait peloter par un maki

qui la possédait sous les yeux en cataplasme de sa mère

tombant du haut mal

L’art un coup de bouteille de champagne sur la tête

s’écroulait dans une boue de décorations et de barbes

arrachées comme des affiches de mobilisation

et expirait avec un crissement de soulier trop neuf écrasant

une crotte de pékinois

Soudain un air frais de premier lilas de l’année

balayait les vapeurs écœurantes de l’usine de noir animal

et de tous les taillis le mot liberté s’échappait avec le parfum

des aubépines

pendant que les bêtes à tuer du talon

geste de sacré-cœur

regard de portez armes

nez de pensum

face de circulez

sourire de compte en banque

grognement de ministre

demi-cervelle de soumis

courbure de vendu

gueule de faux témoin

rentraient la truffe dans la vase bien pensante

mijoter dans leurs abris les ragoûts des rancunes nourricières

 

Mais les uns à commencer par le rat des Carpathes

murmuraient liberté en pensant Pour les flics et mon monocle

D’autres comme le croisement du mouchard et viens-tu chéri

ou le petit balai de La Chapelle

prenaient de la graine de poubelle

à éclore en fleurs immondes à exciter les chiens

Lâchez tout disais-tu pour voguer sans nord et sans étoile à

travers les tempêtes

vers les grèves tourbillonnantes d’agates et les mines hantées

par le regard provocant des opales

Mouillez le temps de pêcher dans l’eau invisible le fantôme

d’un nuage

sirène des grands fonds riant comme une forêt

ou aile de feu palpitant évadé d’un tromblon à panache de

mariée

Remontez les courants emportant les adieux de l’été

jusqu’aux pudeurs recroquevillées dans l’alcôve des neiges en

l’attente du viol qui crée l’alleluiah

Lâchez tout Maintenant la proie qui comble et plus tard son

ombre

qui se dissout sous les yeux émerveillée de l’aube prochaine

galopant à la poursuite d’un désir

qui s’envole en flammes des mains empoignant sa cendre à

sécher toutes les taches d’encre du monde

Lâchez tout La poussière du jour déjà hier ne doit pas

obscurcir le soleil de demain

Lâchez tout

patries empestant le gendarme

argent à crasse de misère

idées décorées de la médaille de Crimée

Les seuls grands hommes ne naîtront que pour engendrer

des fils parricides

et la pourriture des autres ne fera pas croître une ortie à

fouetter les prêtres de toutes les religions

 

Tous semblaient entendre l’heure du réveil sonnée par les

alouettes

mais se cachaient pour répudier les séismes de leurs rêves

contrariant leurs sordides appétits

et attendant l’heure de la louée ils mesuraient déjà les

trottoirs des rues obscures où vague le client

en calculant les dollars ou les roubles des crachats bien

lancés

 

Souviens-toi des galas de fesses bénies par les pieds justes

des pâtés de durillons sournois psalmodiant des anathèmes

des symphonies de mains claquant sur les pommes pourries

qui jutaient des sentences de cordon s’il vous plaît

lorsqu’enfin creva pour avoir avalé sa barbe l’Anatole Crasse

des vieux résidus de mérite agricole

L’écriture automatique allait multiplier les merveilles que

l’œil ouvert dissipait

L’orchidée du savon allait fleurir comme une lampe qui

fredonnerait des chants nègres

le crochet à bottines farceur comme pas un commençait de

plumer des oies

pour se distraire en attendant le passage des généraux allant

expirer sur leur lit en cadavres de leurs hommes tués

au front

l’inoffensif gardien de square sentait les nez se reproduire

par scissiparité sur sa face en coquille d’huître

en songeant à les greffer sur les arbres pour les obliger à

éternuer

et le grain de sel rédigeait ses mémoires sur les voiles d’un

trois-mâts qui ronronnait sur son épaule

Mais le cheval entre brancards et picotin

ne rêve que du soleil des pailles dans l’ombre bourgeoise des

vastes écuries

Le galop qui n’effraie pas les papillons toujours libres

l’épouvante comme le passage martyrisant des hommes 40

chevaux en long 8

et le blasphème des ruades lui répugne comme le homard

aux vaches

Le temps était aux aurores boréales invisibles dans les salles

d’attente du dictionnaire

Tu lançais le Manifeste du surréalisme

comme une bombe explosant en vol de paradisiers faisant le

vide dans la basse-cour

et les éclats atteignaient au passage quelque digne vieillard

à trogne d’élégie

qui soupirait en ajustant son regard en purée

La poésie perd ses tripes et ces voyous marchent dessus

sans imaginer que son perroquet empaillé couvait toutes les

mites qui paradaient sous son crâne

Les hirondelles des mots qui ouvrent les persiennes du matin

s’envolaient à tire-d’aile

franchissant les déserts de squelettes polis par les vautours

où l’artichaut des oasis dressant sa fleur d’apéritif

surgissait comme un lion rebelle à leur passage

et revenaient chaque saison plus agiles qu’un cri et plus sûres

d’annoncer la naissance des eaux claires

 

Le rêve libéré du cachot où les araignées à face de Christ

emprisonnaient ses gestes

courait à travers la maison qu’une vague angoisse assiégeait

Les chaises allaient-elles sangloter et la fenêtre jouer au poker

Dévalant l’escalier comme un torrent charriant ses truites

il descendait dans la rue pour la révolution surréaliste

armé de son seul regard à arracher les serrures

et se mêlait aux passants couleur de nuit tombante

D’où vient disaient-ils ce banc où je m’assieds et qui me suit

comme un jeune chien

Qui me parle dans le tronc de cet arbre

pour me donner l’heure des baignades de lucidité dans des

eaux d’éclair

Et des lueurs d’aube teintaient de rosée leur visage de

mineurs

 

Liberté liberté couleur d’homme

avais-tu déjà crié au milieu d’oreilles en ciment armé

qui méditaient de nouveaux tabous pour étayer la ruine des

barrières

élevées entre l’homme qui prend et la femme qui donne

Pour avoir trahi celui qui les avait sortis des tourbières et

des gouffres scintillant d’horreur

tous les dieux sont tombés en poussière de textes qui tente

de ternir les corolles naissantes

et d’obstruer la fontaine aux ailes de vent du matin

où s’abreuvent l’homme des bois et l’insoumis à tout ordre la

fille des rues et celle qui se sait tout un monde

Consubstantiel à l’homme

l’amour dissipe sans cesse la nappe de gaz acharnés à sa perte

Honneur à chant d’esclave jouissant du fer qui le marque

péché à croassement de corbeau fientant dans les alcôves

préjugés jetant dans l’ombre un poignard entre deux épaules

penchées pour un baiser

et toujours l’or qui ne fait pas même de beaux dentiers pour

vieillards à légion d’honneur

tour à tour lui lancèrent le lasso qui devait l’étrangler

Mais toujours l’amante les déchirait de ses dents de volcan

car c’est elle qui conquit à la pointe de ses seins la liberté

de son baiser

sans rite imprimé sur papier de contrainte par corps

sans rien autre que le partage primordial du feu qu’aucun

déluge n’apaisera

car toute liberté exsude fouet et chiourme si l’amour a des

devoirs qu’il ne se connaît pas

Tout était dit de l’amour depuis les onomatopées jusqu’aux

formules qui le condensent

depuis l’étincelle enflammant les lacs dorés de soleil

bouleversant l’insondable forêt des chevelures secouées par

la tempête

magnétisant les corps de farine et les esprits de lémuriens

se hissant sur les grands arbres

jusqu’à l’horizon drapé d’un crêpe dont chacun d’eux tient

un coin

Tout était dit sauf les mots qui déchirent les voiles déteints

par les larmes

et dégagent les étendues aux mille mirages que chaque pas

rend plus certain de palper

Plus de conscience toujours plus de conscience de l’amour

De toi comme un buisson explose de tous ses oiseaux

fuse ce commandement qui extrait l’amour des cavernes

obscures suintant la cervelle encrassée d’encens

et lui dit Toi le premier

Tant que l’homme sa compagne à la main n’aura pas exploré

tes forêts que n’habite aucun monstre

remonté tes grands fleuves de soie ou de chaudière

surchauffée

escaladé tes pics au-delà des rêves en oiseaux des îles flottant

sur leurs versants

pour d’en haut contempler d’un coup d’œil d’empereur le

monde qui lui offre la possession de ses bras de feu et

d’ombre mêlés

la liberté ne sera qu’un demain on rasera gratis

 

Il serait inutile de parler de la vérité si l’on ne lui avait

tant craché au visage

que son regard en étoile polaire obstinée à marquer le la

s’est aujourd’hui effacé comme une ville rasée par les

barbares que déjà la brousse envahit

Ils l’ont même livrée à tous les appétits de la troupe

Je nomme ici la tourbe de la steppe comme la pègre en

costume de gratte-ciel et le fouille-merde à cervelle d’eau

bénite

le chevalier des menottes

le rampant à moustaches d’épaulettes

la valise bourrée de clefs qui ne vont sur aucune serrure

et son chien l’aveugle hypnotisé par un bocal à cornichons

Tu as toujours cherché à dégager ses traits en arc-en-ciel sur

les champs de boutons d’or

des ecchymoses qui transformaient un nez en groin à hostie

la plage des lèvres découvrant le lamé des dents en corps de

garde infesté de râteliers d’armes

et écrasaient d’une bouffissure canaille le regard d’horizon

en jardin après la pluie de printemps

C’est cela André qui nous rassemble en grains d’un même épi

que ne courbe aucun équinoxe à rage de rat prisonnier dans

son égout

et ne brûle nul solstice en lance-flammes dévorant un paysage

à ramage d’oiseaux libres

répercuté par les mille échos des eaux en yeux de fée

puisque la vérité sauvage au regard d’évidence qui fait

tressaillir les ventres à gousset

ne chante que les hymnes en rafales chassant les monastères

de nuages contre les montagnes qui les éventrent

les chants en poings dressés des éternels rebelles avides de

vent toujours neuf

pour qui la liberté vit en avalanche ravageant les nids de

vipères de la terre et du ciel

ceux qui crient de tous leurs poumons ensevelissant les

Pompéi

Lâchez tout

 

 

© Mélusine 2011
[haut]