Benjamin Péret

La Pays de cocagne, 1922

 

Le pays de cocagne

L’enfant qui pleurait releva la tête vers son père et voyant des étoiles dans ses yeux lui demanda si les beaux jours allaient bientôt venir. Il fut ainsi consolé. Quittant alors son père, il courut derrière une voiture de déménagement et se hissa à l’intérieur, puis se cacha dans une armoire défoncée où il s’endormit.

A son réveil, l’armoire était pourrie et le mouvement qu’il eut en s’éveillant fit se détacher un large fragment de bois qui s’écrasa en tombant sur son ventre et se répandit en fines gouttelettes de chaque côté de lui. Il sortit péniblement de la voiture, car tout ce qu’elle contenait avait subi le triste sort de l’armoire.

En atteignant le siège du conducteur, il s’aperçut que la voiture était perchée au sommet d’une montagne et que, de chaque côté, une pente abrupte conduisait à une immense plaine où il distinguait des choses minuscules qui remuaient imperceptiblement. Depuis longtemps, il connaissait l’existence des toboggans. Il se laissa glisser et quelques instants après, il se trouvait la tête dans le ventre d’une vache que son arrivée n’empêcha pas de ruminer. Soudain un bruit de moteur retentit avec un fracas de tonnerre. La peur le fit sortir de son abri (à son âge !) et il vit un large fossé qui venait de s’ouvrir près de lui. Dans ce fossé, un liquide rosé s’avançait en bouillonnant et en dégageant des vapeurs semblables à de la vapeur d’eau. Le plus étrange est que des êtres se mouvaient dans ce liquide : des êtres qui n’étaient pas des poissons car ils n’avaient pas d’écailles et possédaient des pattes. Chacun d’eux portait une petite plaque sur le dos avec des inscriptions diverses : Frappez avant d’entrer, laissez ce lieu aussi propre en partant que vous désiriez le trouver en entrant, fermé pour cause d’inventaire, fais ce que dois, advienne que pourra, la paresse est mauvaise conseillère, etc. Il fut, à bon droit, surpris.

Il marcha longtemps en suivant la rive du fossé, traversa de vastes terrains cultivés où des hommes graves vêtus d’habits galonnés le saluèrent jusqu’à terre. Il arriva à la tombée de la nuit au bord d’une vaste étendue d’eau et ne douta pas d’être au bord de la mer quoiqu’il ne vît pas de vagues…

– C’est la nuit, se dit-il, il n’y a pas de vagues, la nuit.

Il commençait à s’endormir, quand deux grands singes, aussi blancs que des ours polaires, se présentèrent à lui et lui serrèrent cordialement la main, lui affirmant qu’ils le connaissaient depuis longtemps.

Il ne s’en étonna pas car il savait que son père, ambassadeur à Tokio, connaissait beaucoup de gens.

– Voulez-vous un cigare ? leur fit-il aimablement.

Ils acceptèrent et embarquèrent tous trois dans un canot venu accoster à leurs pieds.

Après deux jours de navigation, ils débarquèrent sur une côte hérissée de rochers verts entre lesquels croissait une étrange végétation cuivrée : des plantes à feuilles molles comme de la pommade. Sur cette terre vivait une multitude de chameaux gros comme des moutons et caressants comme des angoras de concierge. Partout, à perte de vue, c’étaient des machines à coudre, des pardessus, des femmes blondes et nues qui tremblaient de frayeur, des fillettes brunes au regard impudique, les jambes écartées, semblant attendre le mâle. Il y avait aussi des vieilles femmes qui pleuraient silencieusement dans de larges mouchoirs de soie. Et surtout il y avait des bras parfumés qui voltigeaient en l’air de tous côtés comme des feuilles mortes, des seins qui vous tombaient sur la tête comme des pommes.

L’enfant considéra un instant ce spectacle. Puis, prenant un sein, il le mangea et se sentit devenir fort.

– Je suis un homme, se dit-il, et il rit à gorge déployée.

4 avril 1922.

© Mélusine 2011
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