Benjamin Péret

Le conte voué au bleu et au blanc, 1923

 

Le conte vouÉ au bleu et au blanc

Une jeune femme, qui était peut-être une princesse, passait ce matin de printemps dans l’avenue des Champs-Élysées, traînant derrière elle une brouette remplie de pommes. Arrivée à la hauteur du Rond-point elle éclata de rire et dit :

– Il flotte quelque chose dans l’air.

Pour lui donner raison, une machine à écrire Remington tomba ou plutôt vint se poser à ses pieds et se mit à fonctionner comme si quelqu’un avait frappé les touches.

La jeune femme, qui était en réalité l’épouse d’un ancien ministre, Mme de Freycinet, était un peu surprise ; elle poursuivit néanmoins sa route. Elle avait à peine parcouru une centaine de mètres que, d’un bec de gaz, descendit un oiseau-lyre qui vint se placer sur les pommes. Au même instant, les pavés du sol se soulevèrent et une énorme pipe surgit ; de cette pipe, sortit une négresse borgne qui appela :

– Capitaine… capitaine !

Mme de Freycinet se mit au garde-à-vous et saluant militairement, lui dit :

– Mon enfant, tu as bien mérité de la patrie.

Et elle lui donna l’oiseau-lyre qui, furieux de quitter la brouette, aboyait à perdre haleine. La négresse, à son tour, salua militairement et, tranchant les orteils de son pied gauche, les mit à la place de l’oiseau-lyre qui, enfin calmé, s’était posé sur sa tête.

Cependant, Mme de Freycinet n’était pas au terme de ses aventures. Arrivée à la hauteur du Select-Bar, elle s’arrêta un instant pour souffler car, chose curieuse, depuis que la négresse avait mis ses orteils dans la brouette, son poids en paraissait doublé.

Elle se disait :

– Quel temps ! Il fait une chaleur merveilleuse et toutes les horloges marquent 7 heures. Cependant j’ai quitté la place de la Concorde à midi. C’est impossible.

Elle avait à peine formulé cette réflexion que le Select-Bar s’avançait vers elle et l’engloutissait comme un animal tandis que, d’une fenêtre du premier étage, un général en grande tenue tombait les bras en avant. A un mètre du sol, il se redressa et, mû par une force formidable, s’éleva verticalement dans l’air et disparut dans la direction de la place de l’Etoile.

On devait le retrouver douze ans plus tard près du Pôle Nord. On l’appelait « Le Patrie ».

Mars 1923.

© Mélusine 2011
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