Benjamin Péret

La fleur de Napoléon, 1922

 

La fleur de NapolÉon

Ce matin-là des petits poissons orangés circulaient à travers l’atmosphère. Les canons des Invalides déploraient une ancienne maladie qui faisait croître des iris rouillés entre leurs roues. Un Espagnol sema quelques grains de blé dans le moteur d’un avion qui attendait une bénédiction, laquelle ne vint pas. Napoléon, en costume de maréchal Foch, sortit du « wagon où fut signé l’armistice » une main sur le front et les jambes décharnées. Derrière lui apparurent un gigantesque flacon d’eau de Cologne, une huître portugaise, un rhinocéros bicorne, une bûche de Noël et le Soldat Inconnu qui portait en bandoulière un seau rempli de colle de pâte. Un scarabée sortit du canon d’une mitrailleuse et vint se placer devant le cortège. L’Espagnol qui n’était autre que le Cid embrassa la photographie de Chimène et disparut par un couloir conduisant aux bureaux de la Place. Il arriva devant une porte fermée qui ne résista pas à la pression de son épaule. Il descendit un interminable escalier et se trouva dans une vaste salle où brillaient des milliers de cierges fichés le long des murs. Une foule entassée sur des gradins la remplissait à moitié laissant un cercle dans lequel des hommes étaient donnés en pâture aux serpents, après avoir subi mille supplices : depuis les ouvertures pratiquées dans l’abdomen à l’aide d’un sécateur, jusqu’aux clous de cinq centimètres de longueur enfoncés dans le crâne, en passant par les fragments d’os retirés des membres, la pinte, les brodequins, les ongles ou les dents arrachées, les yeux crevés, la langue coupée, etc.

L’un des suppliciés, après avoir été avalé par le boa, ressortit par l’autre extrémité, légèrement contusionné mais guéri des plaies produites par les précédents supplices qu’il avait subis.

L’arrivée du Cid devait marquer un événement inattendu. Le cercle, dans lequel les malheureux étaient torturés, passait lentement de sa couleur primitive à une teinte rouge brique tout en se couvrant de grains de blé. Soudain le sol, en cette partie, sauta comme un bouchon de champagne et une énorme colonne de flammes jaillit par l’orifice ainsi produit.

Ce fut une panique, les uns jetaient leurs voisins dans les flammes, les autres, se coupant les membres pour se délester, essayaient de s’envoler. D’autres encore cultivaient des plantes rares, élevaient des oiseaux quasi inconnus qui parlaient en allemand ; alors un grand vapeur passa avec un bruit de trompette céleste au travers des flammes qui parurent un instant s’apaiser.

Un couple : un séminariste enlaçant Osiris qu’il embrassait à cœur joie quitta l’angle de la salle où tous deux s’étaient dissimulés jusque là et les membres tordus, entourés d’un essaim d’abeilles, ils vinrent jusqu’au bord des flammes et dirent :

« La cocaïne sévit dans trop de milieux clandestins. »

« On sait qu’en Allemagne la cocaïne coûte très bon marché. Pour lui faire franchir la frontière les moyens les plus variés sont employés. Les pigeons sont, quelquefois, des messagers innocents. On leur suspend au cou une boîte remplie de cocaïne et la frontière est bientôt franchie. »

« Que coûte un cigare lorsqu’on l’a volé ? » se dit le Cid et il sortit de ce lieu pour se rendre à la Compagnie Générale Trans-atlantique où il prit un billet de première classe pour Buenos Aires. Il fallait enfin réaliser le rêve de sa vie : quitter la vie du spadassin pour celle de l’agriculteur. Après tout, se disait-il, mon père, l’honneur, Chimène, le cours de la peseta, la situation économique internationale, la reprise des relations avec les Soviets ne sont pas des travaux d’artiste.

Napoléon qui était resté dans la cour des Invalides entra un instant dans la chapelle, considéra les figuiers de Barbarie qui croissaient autour de l’autel.

« Il manque des masques contre les gaz asphyxiants », lui dit le flacon d’eau de Cologne.

Tout à coup le Soldat Inconnu entra dans une violente colère : « J’ai perdu mon ruban, nom de Dieu », criait-il en donnant des coups de pied à l’huître qui commençait à s’écailler.

Tandis qu’il le cherchait, ses yeux se portèrent sur un pilier et il resta bouche bée, muet de surprise en voyant son ruban fixé avec l’inscription : Stocks Américains. Un chapeau de l’armée américaine le surmontait ; au-dessous on voyait un énorme browning accompagné d’un grand nombre de chargeurs.

Le rhinocéros fit plusieurs fois le tour de l’église au petit trot, puis s’étendit au pied de l’autel de la Vierge et s’endormit. Napoléon, qui cherchait la racine cubique de 7 347, fut outré de l’attitude du rhinocéros et lui lança un prie-dieu à la tête. L’animal grogna, cracha un peu de vinaigre et revint docilement prendre sa place derrière Napoléon. Celui-ci quitta l’église et se rendit à son tombeau. Il souleva la pierre du sépulcre et descendit au caveau. Aussitôt des pétales de roses tombèrent autour de lui et s’entassèrent jusqu’à mi-corps. Il toussa et l’un des côtés tourna sur son axe, laissant voir une ouverture d’un mètre vingt environ par laquelle Napoléon se glissa en se courbant ; toute sa suite en fit autant. Le couloir allait en s’exhaussant et au bout de cent mètres, s’étant redressé, il marchait à grands pas mâchonnant des phrases incompréhensibles : « Dès le commencement du monde… Depuis quand ne l’a-t-on pas vu ?… Il a appris de toi… Il fait un temps à se chauffer… Le fusil est une arme à feu… Il les entraîne en haut, en bas… » Il arriva à un carrefour où l’entrée de chaque tunnel était gardée par une fillette de sept à huit ans, nue, les cheveux frisés et un anneau passé au travers du sein droit. Toutes dansaient une danse monotone qui consistait à sauter d’un pied sur l’autre sur un rythme de pas cadencé en se frappant les fesses avec les mains et en criant : « hi… hihi… hi… » Il y avait également une cloche qui sonnait de seconde en seconde et un instrument, dont l’obscurité empêchait de définir la nature, qui poussait une sorte de sifflement continuel.

Un souffle d’épouvante passa sur la suite de Napoléon. Le rhinocéros poussa un grognement horrible qui eût effrayé tout autre que Napoléon. Le flacon d’eau de Cologne s’ébrécha à son orifice, l’huître bâilla et se referma avec un claquement sec. La bûche de Noël pétilla et le Soldat Inconnu laissa choir son seau de colle. Napoléon cria : « Souvenez-vous des Pyramides, d’Iéna, d’Austerlitz, d’Eylau, de la Moskowa, de Waterloo et serrez votre ceinture… En avant… marche… une, deux… une, deux… » Un aigle passa et cria : « Camarade, tu as bien mérité de la Patrie ! » Et une trompette joua : « Descendras-tu cochon de vendu répondre à l’appel de ton nom, nom… » puis : « V’la l’général qui rentre au quartier… »

La chaleur était intense. Napoléon comprit qu’il approchait du centre de la terre, car les boutons de son uniforme commençaient à fondre et ses bottes à roussir. Il remarqua qu’il n’était pas autrement incommodé par la chaleur croissante ; cependant le flacon d’eau de Cologne diminuait à vue d’œil. D’énormes chauves-souris blanches volaient avec des bruits d’eau remuée. A un détour du chemin ils aperçurent le feu central où nageaient des cygnes noirs hauts de trois mètres, qui chantaient La Madelon et s’envolaient comme des éléphants. Des plantes surgissaient avec la rapidité de l’éclair ; une surtout, qui en trois minutes atteignit vingt mètres de hauteur, se couvrit de fleurs nacrées auxquelles succédèrent rapidement des fruits en forme d’éventail qui tombèrent et éclatèrent comme un œuf. Des fruits éclatés surgirent alors des monstres qui avaient une tête de cétoine et un corps de chat. Leurs membres antérieurs étaient figurés par des ailerons rabougris, cependant que les jambes avaient une forme humaine. Napoléon en fut irrité et cracha plusieurs fois en frappant du pied avec fureur. Catherine de Médicis, plate et transparente comme du papier huilé, vint et lui dit : « Je te jure, foi de chevalier, que je ne l’ai pas vu (vous vous en apercevrez en lisant ce livre). »

Le voyant très souvent passer devant sa maison, elle dit en elle-même : « Je viens de chez vous avec l’homme au manteau ».

De l’uniformité naît l’ennui, de l’ennui la réflexion, de la réflexion le dégoût de la vie, du dégoût de la vie des artichauts, des artichauts des vaches, des vaches les enfants, des enfants Napoléon, mais vous voyez bien que je dis cela pour plaisanter.

Napoléon était hors de lui. Il sortit son sabre et fendit en deux Catherine de Médicis. L’une des parties : Catherine de Médicis, tomba à terre et s’endormit, l’autre partie : Catherine de Médicis, s’enfuit en jurant.

Napoléon chantonna : « Ah, y n’fallait pas qu’y aille… oh, y n’fallait pas y aller… »

Autour de Napoléon et de sa suite, le sol se hérissait de cheveux qui croissaient rapidement. Très gros et très touffus ils avaient déjà atteint leur poitrine, ils allaient étouffer tout le monde si Napoléon ne prenait pas une rapide résolution. Se retournant, il harangua sa suite en ces termes :

« Il y avait, avant la guerre, cinquante demandes par an, dans toute la France, de dispenses de mariage. C’est-à-dire que cinquante jeunes gens ou jeunes filles qui n’avaient pas atteint l’âge légal, quinze ans pour les femmes, dix-huit ans pour les hommes, sollicitaient de pouvoir se marier pour des raisons d’ordre différent. Maintenant il y a cinquante demandes pour le seul département de la Seine en une année !…

« Que de jeunes gens pressés de connaître les joies du foyer ! »

Donnant l’exemple il s’élança dans les flammes. La chaleur était si dense qu’il pouvait nager aussi librement que dans une mer d’huile. Le flacon d’eau de Cologne, l’huître, le rhinocéros, la bûche de Noël et le Soldat Inconnu en firent autant, et après quelques semaines de navigation retardée par des vents contraires, ils débarquèrent sur une plage semée de sable bleu. Une bande de plésiosaures vint à leur rencontre et les porta en triomphe jusqu’à la place immense dallée de soie où de petites Annamites fumaient négligemment, la main sur leur sexe et le regard heureux. Ils prirent le thé en compagnie des femmes et des plésiosaures, se reposèrent de leurs fatigues pendant plusieurs jours, puis repartirent par des chemins semés de pipes et de réveille-matin qui sonnaient sous leurs pieds. Le temps de compter jusqu’à vingt-neuf et ils étaient arrivés dans une cave de corail où ils trouvèrent le Cid examinant ses entrailles avec une loupe.

« Est-ce là une opération digne de toi ? lui dit Napoléon. Allons, viens et sois mon allié. »

18 avril 1922.

 

© Mélusine 2011
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