Benjamin Péret

Je sublime, 1936

 

ÉGARÉ

Qu’une mésange turquoise batte de l’aile dans la crème

et les pousses de la vigne s’envoleront comme des fausses

barbes

chassées par des pavés égarés dans des lunettes

qui ne sont pas les miennes

pas plus que la blancheur d’un bras ne noircit une chevelure

tombant sur des yeux si clairs

qu’on y voit

gelées comme un os tombé du ciel

de longues plantes molles et fragiles comme un torrent de

larmes

bataviques brisées

une à une

comme une automobile de luxe qui a heurté un âne

braillant comme un tonneau de mica

comme une asperge qui sort de terre

et demande s’il est l’heure de dormir

L’heure de dormir est passée

asperge

comme passent les œufs dans les tirs forains

comme je passe en crachant sur la légion d’honneur

que je rêve d’agrandir jusqu’aux omoplates

afin d’y loger un rat

affamé comme une mitrailleuse tirant sur les flics

L’heure de dormir est passée comme une mésange turquoise

qui se cache dans une armoire

sans arriver à faire croire qu’elle est pleine de linge

Pour dormir et s’éveiller comme une rivière qui saute à pieds

joints

dans le tutu de sa chute

il faudrait que la mésange turquoise

sorte de son armoire comme un arc-en-ciel sur un canapé

et me crie

Coucou me voilà

 

HOMARD

Les aigrettes de ta voix jaillissant du buisson ardent de tes

lèvres

où le chevalier de la Barre serait heureux de se consumer

Les éperviers de tes regards pêchant sans s’en douter toutes

les sardines de ma tête

ton souffle de pensées sauvages

se reflétant du plafond sur mes pieds

me traversent de part en part

me suivent et me précèdent

m’endorment et m’éveillent

me jettent par la fenêtre pour me faire monter par l’ascenseur

et réciproquement

 

ALLO

Mon avion en flammes mon château inondé de vin du Rhin

mon ghetto d’iris noirs mon oreille de cristal

mon rocher dévalant la falaise pour écraser le garde-champêtre

mon escargot d’opale mon moustique d’air

mon édredon de paradisiers ma chevelure d’écume noire

mon tombeau éclaté ma pluie de sauterelles rouges

mon île volante mon raisin de turquoise

ma collision d’autos folles et prudentes ma plate-bande

sauvage

mon pistil de pissenlit projeté dans mon œil

mon oignon de tulipe dans le cerveau

ma gazelle égarée dans un cinéma des boulevards

ma cassette de soleil mon fruit de volcan

mon rire d’étang caché où vont se noyer les prophètes

distraits

mon inondation de cassis mon papillon de morille

ma cascade bleue comme une lame de fond qui fait le

printemps

mon revolver de corail dont la bouche m’attire comme l’œil

d’un puits

scintillant

glacé comme le miroir où tu contemples la fuite des oiseaux

mouches de ton regard

perdu dans une exposition de blanc encadrée de momies

je t’aime

 

CLIN D’OEIL

Des vols de perroquets traversent ma tête quand je te vois

de profil

et le ciel de graisse se strie d’éclairs bleus

qui tracent ton nom dans tous les sens

Rosa coiffée d’une tribu nègre égarée sur un escalier

où les seins aigus des femmes regardent par les yeux des

hommes

Aujourd’hui je regarde par tes cheveux

Rosa d’opale du matin

et je m’éveille par tes yeux

Rosa d’armure

et je pense par tes seins d’explosion

Rosa d’étang verdi par les grenouilles

et je dors dans ton nombril de mer Caspienne

Rosa d’églantine pendant la grève générale

et je m’égare entre tes épaules de voie lactée fécondée par des

comètes

Rosa de jasmin dans la nuit de lessive

Rosa de maison hantée

Rosa de forêt noire inondée de timbres poste bleus et verts

Rosa de cerf-volant au-dessus d’un terrain vague où se battent

des enfants

Rosa de fumée de cigare

Rosa d’écume de mer faite cristal

Rosa

 

ATTENDRE

Meurtri par les grandes plaques de temps

l’homme s’avance comme les veines du marbre qui veulent

se ménager des yeux

dans un torrent où les truites à tête de ventilateur

traînent de lourds chariots de mousse de champagne

qui noircissent tes cheveux de château fort

où la pariétaire n’ose pas s’aventurer

de crainte d’être dévorée

au-delà de la grande plaine glacière où les dinosaures couvent

encore

leurs œufs d’où ne sortiront pas de tulipes d’hématite

mais des caravanes de hérissons au ventre bleu

de crainte d’être avalées par la fontaine d’éclairs de mer

engendrée par ton regard où volent d’impalpables papillons

de nuit

vêtus de gares fermées dont je cherche la clé de signal ouvert

sans rien trouver

sinon des fers à cheval gelés

qui bondissent comme un parapluie dans une oreille

et des canards d’orties fraîches

graves comme des huîtres

 

JE NE DORS PAS

Dis-moi reflet de cobalt

pourquoi le vol de corbeaux qui t’entoure

comme le charbon étreint le feu qui l’a fait en avalant des

piments

qui ont toujours déposé des œufs rouges sur tes lèvres de

Saint-Georges

qui va jusqu’à Pigalle

se balance dans le hamac de la place

s’inscrit comme une balle dans une poitrine à couilles

qui ressemble tellement à un gyroscope

qu’on dirait Pluton enlevant Proserpine dans son mouchoir

qui disparaît à l’horizon comme les deux îles anglo-normandes

de tes yeux

près de la Manche de ton nez

qui est un rayon de lune dans la cave que je

cambriole

espérant y trouver une gueule-de-loup en forme de oui

qui n’aura pas d’ornières à fauteuil de dentiste

qui sera sans filet pour capturer les pêches à tête de moustique

sans moustiques endormis comme une minuterie au coin d’un

bois

sans minuterie rongeant les squelettes de mes aïeux et des

siens

comme une tête d’ail dans la mayonnaise

qui a vraiment

ce soir

pour peu qu’on l’arrose de pétales d’amandes amères

un grand air de vin nouveau

un peu acide

un peu doux

acide et doux

comme un volcan nouveau

dont la lave reproduirait indéfiniment ton visage

 

PARLE-MOI

Le noir de fumée le noir animal le noir noir

se sont donné rendez-vous entre deux monuments aux morts

qui peuvent passer pour mes oreilles

où l’écho de ta voix de fantôme de mica marin

répète indéfiniment ton nom

qui ressemble tant au contraire d’une éclipse de soleil

que je me crois quand tu me regardes

un pied-d’alouette dans une glacière dont tu ouvrirais la porte

avec l’espoir d’en voir s’échapper une hirondelle de pétrole

enflammé

mais du pied-d’alouette jaillira une source de pétrole flambant

si tu le veux

comme une hirondelle

veut l’heure d’été pour jouer la musique des orages

et la fabrique à la manière d’une mouche

qui rêve d’une toile d’araignée de sucre

dans un verre d’œil

parfois bleu comme une étoile filante réfléchie par un oeuf

parfois vert comme une source suintant d’une horloge

 

À QUAND

Demain fera éclater des orages d’éclipses de lune

ou jaillir des éclairs de sodium

selon que tu le regarderas comme un wagon à bestiaux

semblable à un amas de flics dans la neige

qui voudrait les manger

ou que tu l’appelleras comme un fantôme

qui vous épluche les œufs durs comme le Bottin

si maigre aujourd’hui qu’on dirait un cache-poussière

qui a perdu ses lunettes comme une mer qui voit s’enfoncer

son île

Demain n’est pas une branche de houx dans une douille

d’obus

Demain n’est pas un repas à prix fixe comme une sauterelle

ni le sourire de la concierge qui envie le sort des harengs

dans leur caisse

ni un défilé de boys-scouts conduits par une bénédiction dans

un caleçon

ni l’herbe qui pousse entre les pavés honteux de ne pas pendre

au cou d’un noyé

mais si tu le veux lueur entre des rails de tramway

la nuit

alors que les troupeaux de scarabées rouges aux yeux de

Siamois

murmurent à mes oreilles comme un canard épuisé

Rosa fuit Rosa fuit

demain jaillira du désert comme une oasis flottante

où les pierres crient à tue-tête

je t’ai vu drapeau de charbon aux étoiles bleues

 

ÉCOUTE

Si tu m’abritais comme un hanneton dans un placard

hérissé de perce-neige colorés par tes yeux de voyage au

long cours

lundi mardi etc ne seraient plus qu’une mouche

sur une place bordée de palais en ruines

d’où sortirait une immense végétation de corail

et de châles brodés

où l’on voit

des arbres abattus qui s’en vont obliquement

se confondre avec les bancs des squares

où je dormais en attendant que tu viennes

comme une forêt qui attend le passage d’une comète pour

voir clair

dans ses fourrés qui gémissent comme une cheminée

appelant la bûche qu’elle désire depuis qu’elle bâille

comme une carrière abandonnée

et nous grimperions comme un escalier dans une tour

pour nous voir disparaître

au loin

comme une table emportée par l’inondation

 

AUJOURD’HUI

Que son sourire surgisse dans le ciel de nègre échappé d’un

marais

et les grands marteaux-pilons qui réduisent ma cervelle en

papier de Chine

susceptible de devenir aussi bien une soupe de mâchefer

qu’une fleur de bananier

cessent leur chanson de chameaux buvant aux mirages

parce que le cadavre d’une huître s’est brutalement jeté

sur l’orfraie briochée qui demande une heure aux passantes

en forme d’R d’O d’S d’A

qui par la vertu d’un vulgaire fauteuil en peau de savon

sont tombées en poussière sur un cristal de lave incrusté

d’aigles

bleus comme une automobile de course qui ne finira jamais

parce que les kilomètres qui succèdent aux côtes

et les virages qui précèdent les descentes

portent ton nom comme un blason

où l’on verrait que 4 + 4 =

droit comme un mât de cocagne dont j’atteindrai le sommet

pour que tu me regardes non comme un kilo de sucre

mais comme une nuit que tu as décousue

 

LE CARRÉ DE L’HYPOTÉNUSE

Première fleur du marronnier qui s’élève comme un œuf

dans la tête des hommes de métal

dur comme une jetée

quand

dans la pluie d’encre qui me transperce de miroirs

tes yeux magiques comme un arbre égorgé

crient sur tous les tons

Je suis Rosa

je t’aime comme la fougère d’autrefois aime la pierre qui l’a

faite équation

je t’aime à tour de bras

je t’aime comme un poêle rouge dans une caverne

Que ta robe de fil de fer barbelé

me déchire avec un grand bruit de vaisselle tombant dans

l’escalier

je t’aime comme une oreille emportée par le vent

qui siffle Attends

Attends que le fer à repasser ait brûlé la chemise de rosée

pour y faire fleurir le reflet du cristal caché dans un tiroir

attends que la bulle de savon

après avoir crevé comme un tzar des taupes

qui ne couvriront jamais les épaules aimées

renaisse dans la poussière assassinée par le soleil devenu bleu

et que je guette par le trou de la serrure

velue

gelée

de la prison de lichens polaires où tu m’as enfermé

attends fils du sel

attends vin de falaise qui vient d’écraser un patronage

attends viscère de phosphore qui ne songe qu’aux incendies

de forêts

attends

J’attends

 

JE

Parmi les désirs simples comme une salade qui se dresse

au-dessus des grands arbres

demain noyé dans le ciment craché par les boulangers

qui n’ont pas plus de poils au menton qu’une écrevisse n’a

de tirelire

parmi tous ces raisins qui me rappellent un mendiant à la

porte d’un hôtel particulier

deux yeux de pierre bleuie par le dernier quartier

mangent lentement les champignons qui croissent paisiblement

à l’intérieur de la petite mappemonde

animée par l’alcool de ta voix où dansent des ludions

Qu’un léger soleil d’épine-vinette se lève à travers la grande

roue de tes cils

qui ne sait plus que moudre le café

que je voudrais boire comme un entonnoir je veux dire un

massepain

plus grand que ton image dans le placard où j’essaie de dormir

mais qui se perd dans le cimetière aux fantômes

comme une boîte de lait condensé dans un four à chaux

et je moissonne les pavés plus clairs qu’un vol de demoiselles

traversant une nuée de drapeau grecs délavés

comme un cornichon conservé depuis la mort de mon grand-père

qu’un reflet apparaisse dans un verre de bordeaux

dans le paysage où je me cherche comme un chien qui court

après sa queue

et les brigades centrales d’appareils de T.S.F.

qui d’ordinaire ne savent que grogner comme des enterrements

fredonneront à mes oreilles ouvertes comme un coquillage

qui va crever

Rosa est là

 

SOURCE

Il est Rosa moins Rosa

dit la giboulée qui se réjouit de rafraîchir le vin blanc

en attendant de défoncer les églises un quelconque jour de

Pâques

Il est Rosa moins Rosa

et quand le taureau furieux de la grande cataracte m’envahit

sous ses ailes de corbeaux chassés de mille tours en ruines

quel temps fait-il

Il fait un temps Rosa avec un vrai soleil de Rosa

et je vais boire Rosa en mangeant Rosa

jusqu’à ce que je m’endorme d’un sommeil de Rosa

vêtu de rêves Rosa

et l’aube Rosa me réveillera comme un champignon Rosa

où se verra l’image de Rosa entourée d’un halo Rosa

 

NÉBULEUSE

Quand la nuit de beurre sortant de la baratte

noie les taupes des gares dont les yeux barrissent

et s’agrandissent comme une station de métro qui s’approche

et se recouvrent de ton image

qui tourne dans ma tête comme un héliotrope affolé par le

mal de mer

tous les boutons de col sautent comme des moutons juchés

sur une poudrière

et lancent au loin de grands jets de cravates

mais tu passes comme un courant d’air chargé de rosée aux

ailes de lampe qui file

et tu fermes la porte qui fait un bruit de bèche enfouissant

une pomme de terre

la porte de puits de mine

la porte de province irrédente

où je rôde dans les tourbillons de tes regards

qui reverdissent sur tous les arbres et bleuissent entre eux

et qui ne cessent d’ouvrir des chantiers de démolition au

milieu des forêts

là où les plus beaux seins du monde s’entrouvrent pour crier

Non

en agitant leur chevelure de soleil noir

qui illumine une averse traversant la chaussée

quand la goutte d’eau de tes pieds s’y pose

comme la sonnerie pas libre dans une oreille

que l’attente a déjà faite guérite habitée par des rats qui la

rongent

avant qu’elle devienne bateau-lavoir échoué dans une île

déserte

ou bateau à voiles oublié dans un wagon-lit

Non n’est qu’une botte de radis qui se sèchent comme un

quelconque président de la République

jusqu’à se transformer en une place déserte et blanche

bordée de palais de mica fluorescent

au milieu des machines à battre rouillées

et dévorées par des chèvrefeuilles en fleurs

giclera soudain une colonne de sang et de myosotis qui auront

la forme de tes mains et porteront des oui de phosphore

qui créeront autour d’eux de grandes aurores boréales de

plumes d’autruche et de pêches

s’amplifiant comme une mer qu’on ne veut pas traverser

et qui jappe à tes pieds comme une conque

où se retrouve l’écho de ta voix

 

DÉRAPER

Que n’as-tu l’élan de l’alouette qui se jette vers la culotte de

gendarme du ciel

pour la percer sans jamais la trouver

tu aurais rencontré le miroir de mon œil

qui serait devenu comme un grain de blé dans la pyramide

de ton vol

qui édifie autour de moi une prison de ronces enflammées

si tu fuis comme une maison fond dans une baignoire de lave

ou de pensées volantes dévorées par une bouteille d’acide

si tu regardes par le judas qui sourit alors comme la place

Dauphine

avant qu’apparaisse le fumier de justice

j’aurais alors des yeux de mascaret

pour toi

qui serait une fleur d’agave au bord d’un puits de mine

où l’on verrait des antilopes en forme d’oreilles

je veux dire de violettes

ainsi nommées parce qu’elles cachent des cils d’iris

bordant une pelouse électrique qui me ferait ronger les

crânes de mes ancêtres

 

A H

Quand essoufflé comme un édredon ivre

je tomberai comme un pot d’huile bouillante dans une

histoire de France

tu resteras à l’orée des planchers qui n’osent pas encore

craquer

pour faire de l’œil aux fantômes qui cheminent dans leurs

raies

et se battent comme des girouettes dans un parc d’attractions

où le massacre des jeux prépare l’incendie des rivières de

diamant

et les plongeons dans un sol de lait aigre

tu resteras comme une fontaine de turquoises au milieu d’une

hécatombe de nègres

hérissés de plumes de corbeaux à tête d’évêque

qui fait sauter la banque comme une crêpe qui se colle au

plafond

Mais il suffirait que ton regard de giboulée sur une ville de

bouteilles de Leyde

se colorât du premier soleil de l’année aperçu à travers les

persiennes closes

pour que jaillisse de la lande d’ajoncs habitée de casseroles

rouillées

une forêt de baobabs à pendeloques de ministres et colliers

de nébuleuses

traversées par le vol des grands oiseaux de feu

perdus au départ

perdus à l’arrivée

Mais cela ne sera pas parce que l’étoile filante s’est enfoncée

dans la tête de la comète brûlée qui fait Non

comme un drapeau de chef de gare fait mousser la locomotive

et les balles des flics siffler autour de moi

Liberté liberté chérie

sur l’air des lampions

comme un frein qui grince une chanson de chou-fleur

© Mélusine 2011
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