Benjamin Péret

Histoire naturelle, 1958

 

LES QUATRE ÉLÉMENTS

LA TERRE

Le monde est fait d’eau, de terre, d’air et de feu et la terre n’est pas ronde mais a la forme d’un bol. C’est un sein du ciel ; l’autre se dresse au milieu de la voie lactée.

La terre engendre les mouches, fantômes diurnes préposés à sa garde lorsqu’il fait chaud car, par temps froid, la terre sèche, se fait courge et n’a plus besoin de gardiens, tandis qu’en été la fumée lui sort par les oreilles et, sans les mouches qui la guident vers le ciel, les nuages traîneraient sur la terre comme des chiffons sales.

Arrosée, la terre donne :

1. Le rouge à lèvres dont on extrait le baiser.

On distingue deux sortes de rouges à lèvres : le rouge ondulé à longues vagues qui, par distillation, donne les drapeaux et le rouge léger dont la fleur produit le baiser. Ce baiser s’obtient d’ailleurs de deux manières différentes, soit par dessiccation de la fleur cueillie au moment de l’éclosion, soit par écrasement de la graine qui donne une essence très volatile et difficile à conserver.

2. Le bain turc, qui s’obtient en pétrissant de la terre humide avec du lait caillé et fait tant de bruit qu’on l’a peu à peu relégué dans les régions désertiques.

3. La grenouille, qui dévore lentement la terre.

4. Le violoncelle, dont l’emploi est de plus en plus fréquent dans la thérapeutique de l’arthrite et, réduit en poudre, jouit d’une grande faveur pour le lavage des lingeries fines dont il n’attaque pas les couleurs.

5. Les lunettes de myope, qu’on obtient en ramollissant la terre dans une infusion bouillante de thé de Chine, puis en faisant cuire le tout au bain-marie.

De la terre humide, on extrait encore beaucoup de choses, comme la boussole, le cervelas, le boxeur, l’allumette, la préposition, etc... qu’employaient encore nos grands-mères mais qu’on ne trouve plus aujourd’hui que chez les antiquaires.

En soufflant sur la terre, c’est-à-dire en y introduisant de l’air, on obtient, si l’on souffle peu, la groseille à maquereau et, si l’on souffle violemment, le tricycle.

L’emploi de procédés mécaniques (dont l’origine sera exposée plus loin) permettant d’insuffler à la terre de plus grandes quantités d’air, a engendré le tamis, obtenu en prenant de la terre maculée de fiente de poule et en y projetant un puissant jet d’air maintenu à la température ambiante. La terre glaise, réduite en poussière, enfermée dans un récipient dont l’air, brassé par un puissant ventilateur, est, toutes les cinq minutes, passé du point de congélation à cinquante degrés au-dessus de zéro et vice-versa, donne le concierge. Inventé par Albert-le-Grand, il a été beaucoup perfectionné depuis, mais s’use plus vite maintenant que jadis.

Dans un récipient contenant de l’air sous une pression de trois atmosphères et soumis à une très basse température, la terre fournit l’aiguille à tricoter. En augmentant la pression et en diminuant la température, on a le merle, le berceau, le petit pois et l’horrible motocyclette.

En tranches minces et grillées, la terre devient hameçon, en tranches épaisses et soumises à un feu d’enfer, elle devient urinoir ; en boules elle donne, en éclatant dans le feu, la sauterelle et, si la boule est grosse, la moustache.

L’AIR

L’air, à son état normal, sécrète constamment du poivre qui fait éternuer la terre. Au niveau du sol, le poivre se condense jusqu’à donner la bagatelle, l’été et le journal, l’hiver. Il suffit alors de placer ce dernier au frais pour qu’il se transforme en gare de chemin de fer ou en éponge selon son nombre de pages. À deux mille mètres dans l’atmosphère, le poivre se condense également et retombe sur la terre en poussière si impalpable que personne ne s’en aperçoit, mais un beau jour apparaît le testament d’une inutilité si flagrante que les passants l’écrasent immanquablement sans même y prendre garde. Plus haut, le poivre alimente les étoiles à qui il donne leur éclat.

Peint en bleu, l’air fait le sous-bois par temps sec, et par temps de pluie, l’eau de javel, mais il est alors nuisible à l’homme qui l’absorbe à hautes doses car il provoque des ulcères d’estomac, des furoncles et attaque l’émail des dents. Peint en jaune, l’air sert à la préparation des fourrures et, mélangé à de la poudre de hanneton, guérit le tétanos. Sucé, l’air s’emploie pour la réparation des chambres à air, salé, il devient lit. Une fois réchauffé entre les mains, il se dilate jusqu’à se métamorphoser en fouet. Réduit en charpie et arrosé de vin rouge, il donne le chef d’orchestre, si utile aux paysans au moment de la moisson. Séché au soleil et conservé tout un hiver dans un lieu bien sec, l’air donnera au printemps la bague de fiançailles, que son extrême sensibilité aux variations de température rend très fragile et qui atteint rarement l’âge adulte.

Enfermé dans un placard, l’air tend à s’en échapper pour, quand il y réussit, expirer à la porte sous forme d’un champignon d’un usage aujourd’hui général contre les rides.

Mis à macérer dans le vinaigre, l’air donne le portefaix, qui, par temps de vent, coule à la manière des fromages avancés. On recueille alors le portefaix mou qu’on sèche et pulvérise soigneusement pour le semer ensuite dans un lieu abrité du soleil. En un mois la lune germe, sort de terre et fleurit, car la lune n’est pas un astre comme on le croit, mais le pollen d’innombrables fleurs femelles de portefaix mou qui s’élève tous les soirs de la terre cependant que les fleurs mâles retombent sur le sol où leur graine germe à nouveau. Tous les matins, la lune s’écroule dans la mer et le choc de la lune contre les vagues produit la marée, et, se dissolvant dans la mer, elle la sale.

L’EAU

A l’état de pluie, l’eau devient ver de terre en pénétrant dans le sol. Ces vers de terre, en atteignant de grandes profondeurs, se réunissent en masses innombrables dans des cavités naturelles et, en crachant, produisent le pétrole. On distingue plusieurs variétés de pétrole :

1. Le pétrole clouté qui n’a qu’une brève existence car il sert de nourriture aux papillons de nuit.

2. Le pétrole en grains dont raffolent les éléphants parce qu’il favorise la croissance de leurs défenses.

3. Le pétrole unicorne qui, en tant que pétrole, n’est d’aucun usage. Seule sa corne, en se décomposant sous l’action du vent, donne naissance au coureur à pied, d’un emploi constant dans l’industrie de la porcelaine pour la purification du kaolin qu’on purge d’abord avant tout autre chose en lui administrant de hautes doses d’encre de calmar.

4. Le pétrole rauque, ainsi nommé à cause des sons disgracieux qu’il émet. C’est de lui que viennent les cloches qui répandent partout les germes des maladies infectieuses.

5. Le pétrole velu, qui s’attache à l’écorce des arbres des pays froids et, à la longue, donne successivement des œufs de passereau, des pétards et des épingles. De l’accouplement des pétards et des épingles naissent les boules rouges de billard qui terrifient les carpes. Leur férocité est telle qu’en quelques jours les étangs les plus poissonneux deviennent déserts et la boule rouge ne tarde pas à mourir d’inanition en produisant des feux follets.

6. Le pétrole des neiges, qu’on trouve seulement sur les plus hautes montagnes d’Europe. Au-dessus de deux mille mètres, ce pétrole perd ses qualités, ternit, devient cassant et, sous l’action du soleil, se transforme en chaise, lémurien d’aspect inoffensif mais dont la morsure très venimeuse peut même devenir mortelle si elle n’est pas soignée rapidement.

L’eau de rivière, au clair de lune, donne la poule dont les plumes sont très recherchées pour la fabrication des basses côtes. Mais, l’été, les poules n’ont pas de plumes et sont hérissées de dents rouges qui, pulvérisées, sont employées à la fabrication des bougies, si utiles à la campagne pour déceler la présence des nappes d’eau souterraines. Ces eaux sont habitées par des multitudes de clés qui, dès qu’on fore un puits, s’échappent par cette ouverture et s’en vont nicher au sommet des grands arbres en poussant des cris perçants. La nuit tombée, elles se réunissent en bandes et attaquent les chiens qui se sauvent à leur approche en hurlant à la mort.

Remontée à la surface du sol, l’eau de puits s’évapore rapidement, laissant au fond du récipient un résidu d’un beau vert clair : le principe de causalité, qui, soluble dans l’huile, est le père de l’artichaut. Chauffée, l’eau de puits durcit, se dilate, acquiert, à la température de quatre-vingts degrés, une grande élasticité qui la rend apte à devenir kangourou en quelques jours. Mais ce kangourou est sujet aux maladies des voies respiratoires, aussi la tuberculose fait-elle des ravages parmi eux. C’est pourquoi le kangourou de bois mort, qui est beaucoup plus résistant que les autres, est préféré par les éleveurs de lapins dont les produits, à son contact, acquièrent un pelage soyeux et long, très recherché pour la fabrication des drapeaux. Lorsque la température descend au-dessous de zéro, l’eau de puits se transforme en mendiant qui, découpé en tranches très fines, sert à la fabrication des grottes.

L’eau de mer, en s’évaporant, donne une soie dont la longévité étonne l’homme. On cite des soies femelles de mille ans qui ont encore tous les ans quatre portées de verres à liqueur et chaque portée se compose d’une douzaine de verres… On conçoit aisément que, dans ces conditions, le verre à liqueur serait devenu, pour l’homme, un fléau pire que les nuées de sauterelles s’il n’avait trouvé dans la béquille un ennemi acharné. En effet, chaque béquille dévore annuellement des dizaines de milliers de verres à liqueur et, en Afrique équatoriale seulement, les béquilles, dont on compte une vingtaine d’espèces, constituent des troupeaux innombrables qui, après avoir dévoré tous les verres à liqueur sur leur passage, deviennent la terreur des indigènes dont ils détruisent les cultures de foie de veau, les réduisant à la misère et à la famine.

Enfin, on distingue l’eau barbue dont on connaît mal la nature (on en fait des armures très en faveur auprès des vieilles dames frileuses), l’eau volante, qui sert aux navigateurs à faire le point, l’eau légère, dont on tire les caleçons de bain, l’eau en bois dur, indispensable aux confiseurs, l’eau poussiéreuse, employée en charpenterie, l’eau à plumes, qu’on chasse en décembre au moment où ses plumes revêtent leurs plus brillantes couleurs, l’eau de mâchefer, employée en électricité et bien d’autres dont il sera parlé plus loin.

LE FEU

Élément essentiellement minéral, le feu gît dans les pierres et les œufs. Les pierres tremblantes sont celles qui, humides et exposées au soleil, donnent le meilleur feu, velouté et parfumé, d’un usage courant dans l’incendie des églises ; mais il ne faut pas qu’elles tremblent trop, car, si leur tremblement est trop prononcé, le feu fond, d’où la sauce tartare dont les aiguilles, en piquant celui qui la touche, lui inoculent le begonia qui fait bâiller le malade du matin au soir. Si le tremblement de la pierre est intermittent, le feu tousse et crache de la mousse humide qui l’éteint et donne naissance aux puces si redoutées des teinturiers pour les dégâts qu’elles causent à leurs couleurs. Troublées par la présence des puces, les couleurs, en effet, perdent leur éclat et leur netteté, si bien qu’il devient impossible d’obtenir une teinte uniforme. En échange, cette action perturbatrice est recherchée des teinturiers qui veulent obtenir des tons marbrés. Ils enferment alors puces et colorant à parts égales dans un vase clos et maintiennent le mélange à une température assez élevée, pendant un temps variable, selon qu’ils veulent obtenir des marbrures ou de la moire.

Abandonnées à la pluie tout un hiver, les pierres de vent donnent un feu violent mais de courte durée si l’on ne prend pas soin de plonger ces pierres dans la mer avant de s’en servir, c’est-à-dire avant de les mettre dans une cage de roseeaux qui favorise l’éclosion du feu. Le feu attire alors les taupes dont il se nourrit et qui contribuent ainsi à accroître à la fois sa durée et son intensité.

On connaît une immense quantité de feux. Parmi les plus courants on compte le feu en lamelles dont on extrait les bouteilles qui, plongées dans un bain de quinine, donnent à leur tour un feu si dur que des outils spéciaux sont nécessaires pour le débiter en planches si résistantes et si légères que les enfants en font des cerfs-volants. On connaît aussi le feu à sabots, né de l’accouplement du wagon-lit et de la charrette à bras, que les compositeurs de musique recherchent avidement car, étendu sur un lit moelleux et bien brossé, il dégage, une fois qu'il a été légèrement saupoudré de sel, la symphonie et, aspegé d’encre, l’opéra. Un des feux les plus communs, le feu puant s’obtient par la macération de l’évêque dans l’huile de foie de morue. Il répand une odeur pestilentielle ; mais la culture des asperges en est facilitée, car le feu puant détruit les tiroirs qui les rongent dès leur naissance. On peut encore citer le feu de nuage qui empêche les souris et les rats de s’installer dans les maisons inhabitées, le feu à coulisse qui périt dès qu’il sort des seringues à injections, le feu mousseline, indispensable en pâtisserie, le feu d’autruche, que toutes les jeunes filles glissent dans leur corsage, le soir de leur premier bal, le feu qui boîte, terreur des médecins car il provoque des épidémies (aussi est-il combattu dès son apparition avec des vaporisations de poireau), le feu battu, qui trouble le sommeil des villageois à la veille des vendanges, le feu en bâtons, en pilules, en poudre, sec, noir et blanc, tigré, doctoral, etc...

On rencontre aisément tous ces feux plus ou moins purs sur toute la surface du globe, mais on les nettoie facilement, soit avec des arêtes de poisson, soit en les passant au papier filtre trempé dans du vinaigre. On connaît cependant d’autres variétés de feux beaucoup plus rares, tel le feu à boutons qui habille si bien les blondes, le feu de cervelle qu’on produit très difficilement en pilant des dindons avec du chiendent jusqu’à obtenir une pâte consistante qu’on met à sécher au soleil après l’avoir saupoudrée, en parties égales, de limaille très fine de fer et de cuivre. Si la limaille n’est pas assez fine, la pâte coule et donne des sous, si elle est trop fine, les oiseaux viennent becqueter la pâte qui éclate bientôt en dégageant un nuage de poussière noire qui colle à la peau et ne disparaît qu’avec un badigeonnage de teinture d’iode. Avec un kilo de cette pâte, on obtient en quelques jours une noisette de feu de cervelle qu’on trouve dans la pâte séchée en la brisant. Encore faut-il éviter de la laisser tomber sur de la laine, qui deviendrait enragée. Pilé à son tour, ce feu de cervelle, mélangé à des fleurs d’héliotrope pulvérisées, se donne en tisane aux femmes qui désirent avoir des grains de beauté. Parmi les feux rares, notons encore le feu à volets, qui surgit des cendres volcaniques longtemps après l’éruption, à raison de quelques grammes par tonne de cendres traitées au cidre, aussi est-il très rare ; le feu de bajoues, employé comme motif décoratif ; le feu volant, interdit dans les ateliers de modistes car il excite les ouvrières contre la patronne ; le feu de roses, qu’on trouve dans les bois au printemps, très tôt le matin ; le feu d’arbalète, qui est une maladie très rare de l’escargot (un sur dix mille en est atteint) ; le feu grelottant ; le feu à bretelles ; le feu de sein ; et enfin le feu en miettes, que la femelle du pingouin sécrète parfois en pondant ; mais il s’évapore en quelques instants s’il n’est pas recueilli très vite dans de la crême fraîche. Mexico, 1945.

 

LE RÈGNE MINÉRAL

Lorsque l’eau, l’air, la terre et le feu furent lassés de danser en rond autour d’une glaciale flamme de vide, ils soufflèrent dessus, l’éteignirent et, rompus de fatigue, s’assirent serrés les uns contre les autres car ils avaient froid et s’ils avaient dansé si longtemps un ballet d’ours en cage, c’était tout simplement pour se réchauffer.

– Je suis presque mort, dit le feu en épongeant son front ruisselant d’une sueur qui s’évaporait cependant très vite et devenait une fine neige tombant sur leurs pieds qu’elle glaçait.

– Il faut absolument que nous fassions quelque chose pour ne pas geler, dit la terre en frissonnant si fort que l’air, comprimé entre elle et l’eau, devint un immense parapluie sous lequel les autres s’abritèrent en grelottant.

L’eau souffla dans ses mains aux doigts gourds et si rouges qu’on aurait dit des braises, dont la lueur aurait pu les illuminer. Quelque chose s’y solidifia, que l’eau commença de triturer machinalement comme une vague mie de pain. Un instant plus tard, un léger bêlement attirait leur attention : l’eau tenait un morceau de soufre dans sa main velue dont les poils brillaient dans les ténèbres épaisses comme une bonne crème. Tous s’étonnèrent et admirèrent le soufre qui étincelait dans la nuit vide comme un morceau de soleil sournois et chacun, pris de zèle, imita l’eau. Le feu voulut même surenchérir et tenant ses deux poings fermés, souffla alternativement sur l’un et sur l’autre, obtenant, dans la main gauche, la turquoise qui s’enfuit aussitôt en hurlant comme un chien battu et, dans la droite, la pierre à briquet qui, en tombant, heurta le genou de la terre, d’où un grondement de cascade. Une étincelle jaillit, qui enflamma le soufre juste au moment où, des doigts de l’air, s’écoulait une matière visqueuse qui prit feu également au contact du soufre allumé et engendra le plâtre, dont la poussière impalpable les revêtit d’une couche blanche imperméable les isolant du froid et de l’obscurité qui vibrait comme une corde à violon.

L’eau, l’air, la terre et le feu commençaient à se divertir avec tant d’entrain qu’ils ne sentaient plus le froid. Leurs mains retrouvaient leur agilité naturelle et, le jeu les excitant, c’était à qui montrerait le plus d’ingéniosité et irait le plus vite dans l’invention des minéraux. Après avoir crié, soufflé, sifflé, soupiré, haleté et chanté dans leurs mains, ils avaient, entre mille autres choses produit le cuivre qui était apparu en pirouettant et en saluant avec grâce et le nickel qui pleurait à fendre l’âme, si bien qu’ils durent s’employer à le consoler à tour de rôle d’abord puis, comme ils n’obtenaient aucun résultat appréciable, tous entreprirent de le cajoler et de lui murmurer des paroles affectueuses. Rien n’y fit. Enfin, comme le nickel sanglotait de plus belle, le feu se fâcha, l’insulta et, dans sa colère, en vint à le chasser à coups de pieds. Il ne cessa cependant pas pour autant de geindre et de larmoyer et longtemps encore on entendit ses gémissements, si bien qu’irrités et grommelant des injures à l’adresse du fâcheux, ils demeurèrent un bon moment sans rien obtenir d’autre que des schistes ternes, du plomb, du zinc, de la rouille et d’autres minéraux sans éclat ni intérêt, qu’ils jetaient avec mépris et parfois avec rage, dès qu’ils apparaissaient entre leurs mains.

Soudain l’air, après avoir braillé furieusement une chanson de corps de garde coupée d’éternuements, à la grande honte de l’eau qui rougissait et baissait les yeux pudiquement, sentit ses mains si lourdes qu’il dut les laisser retomber le long de son corps et leur poids les allongea d’un seul coup de trois bons mètres, cependant que son cou s’étirait comme un ressort, lançant loin sa tête qui resta à se balancer. L’air gémit et de grosses gouttes, brillantes comme des larmes au soleil, s’échappèrent des ses mains pareilles à un champ de manœuvres, tombèrent dans le vide noir avec un bruit d’omelette qui s’écrase sur un carrelage et s’enfuirent aussitôt comme des milliers de fourmis s’échappant de leur fourmilière fouillée par une pioche rageuse. Le mercure était né et, pendant des heures, continua de couler des doigts de l’air, longs comme les fils télégraphiques où les hirondelles répètent leur numéro de migration. L’air, fourbu, restait immobile, les bras ballants. Émerveillés, l’eau, la terre et le feu ne tarissaient pas de cris d’admiration, d’éloges et d’exclamations de joie. La terre voulut même en recueillir quelques gouttes dans sa main en fleur de pissenlit pour les regarder de plus près et les laisser glisser tout doucement d’une main à l’autre. Elle eut même l’idée de souffler dessus et le résultat fut si inespéré qu’elle en eut la respiration coupée et resta bouche bée : d’innombrables cristaux de mille couleurs voletaient dans le creux de sa main, piaillant et se chamaillant à qui mieux mieux.

Tous contemplaient, éblouis, les mains de la terre, même l’air qui, peu à peu allégé, avait retrouvé des proportions et des formes plus normales, en même temps qu’il recouvrait l’usage des éventails de ses mains et de ses bras en moelle de sureau. L’eau, à son tour, recueillit quelques gouttes de mercure dans sa main sur laquelle elle émit un long sifflement. Le mercure, indifférent, continua son vagabondage saccadé de ligne de vie en ligne de tête et l’eau saisit machinalement un peu de sel qu’elle broya entre ses doigts et réduisit en une fine poussière dont elle recouvrit le mercure. Elle emprisonna le tout dans sa main qu’elle ferma, puis siffla de nouveau. Le sel était disparu. Au sifflement suivant, le mercure était collé à la paume de sa main comme un timbre sur une enveloppe et, au troisième sifflement, il parut bouillir. Elle siffla une dernière fois, agita sa main avec énergie et l’ouvrit. Ruant, hennissant, cabriolant, sautant à droite et à gauche, le phosphore apparut et, soudain, s’arrêta devant eux en se dandinant avec des grâces de jeune chien et en fredonnant des airs incompréhensibles. Ébahis et quelque peu craintifs, ils considéraient cette étrange attitude en dodelinant de la tête et en s’interrogeant mentalement sur l’utilisation possible d’un ingrédient aussi exubérant, lorsque, sans que personne eût pu prévoir son geste, il se jeta sur le feu et le mordit cruellement à la cuisse, puis décampa à toutes jambes en riant et pétaradant, pour disparaître bientôt dans un nuage de rouille.

Ils commencèrent alors à mélanger, au gré de leur fantaisie, tous les minéraux qu’ils avaient méprisés jusque là, sans oublier d’y ajouter toujours quelques gouttes de mercure, et l’on n’entendit plus que rires et cris de joie qui parfois s’envolaient à tire-d’ailes pour ne plus reparaître, mais souvent restaient à décrire de grands cercles au-dessus d’eux. La terre fut la première à voir surgir de ses mains, bedonnant comme un commerçant prospère, bien peigné, rasé de frais et en habits du dimanche, le mica aux grands yeux noirs qui, préoccupé exclusivement de la correction de son maintien, tomba, victime d’une telle malchance qu’il s’aplatit comme un fromage trop avancé. Ce fut encore la terre qui vit sortir de ses mains le solennel et funèbre marbre dont le salut correct et distant, prononcé d’une voix carverneuse, les fit tant frissonner qu’ils ne cherchèrent même pas à le retenir lorsqu’il s’en alla, après un sec mouvement de tête, rigide, compassé et sans plus se retourner qu’un automate, pour se perdre au loin, après avoir contourné une trombe de bleu de méthylène.

Le feu, en écrasant brutalement deux gouttes de mercure entre la paume de ses mains, produisit un nuage de poussière brillante qui n’arrivait pas à se déposer nulle part, sauf sur eux, qu’elle dora de la tête aux pieds. Gênée, la terre entreprit de se racler pour retrouver son aspect normal, mais elle dut bientôt renoncer à se débarrasser de sa couche d’or car il se déposait sur elle au fur et à mesure qu’elle se grattait. En outre, cette poussière restait en suspens et pénétrait dans leurs oreilles et leurs yeux, ralentissant considérablement leur travail, qu’elle rendait de plus en plus pénible, jusqu’au moment où la terre et l’eau s’étant mis d’accord se frappèrent mutuellement dans la main, où chacune avait déposé quelques gouttes de mercure et un fragment d’ardoise. La poussière d’or s’abattit comme un couvercle et, d’un seul bond, l’émeraude s’élança au loin, se retourna, rugit férocement en les regardant puis se jeta sur l’air qu’elle déchira de ses griffes et dévora en un instant, puis repue, se lécha avec application, s’étendit et s’endormit d’un profond sommeil. Médusés, les autres n’avaient pas fait un mouvement, comme fascinés et épouvantés à la fois, mais lorsqu’ils virent l’émeraude si paisiblement étendue, endormie à leurs pieds, la rage les prit. Ils la frappèrent à coups de pieds et de poings sans même réussir à troubler son sommeil. Au contraire, plus ils la frappaient, plus ils s’acharnaient sur elle et mieux elle semblait dormir, si bien que, haletants, ils finirent par s’arrêter, déçus et furieux. De colère, le feu lança un coup de pied à un bloc d’agate qui fut projeté au loin sur un rocher de granit d’où il rebondit sur un pieu de cristal de roche où il s’empala en poussant un long hurlement. Sous l’effet du choc et de la douleur, ses spirales se déroulèrent en se contorsionnant et jaillirent jusqu’à l’émeraude qu’elles étranglèrent net. La pression fut si soudaine et si violente que les deux yeux de l’émeraude, projetés au loin, restèrent à briller comme deux étoiles d’absinthe, cependant que son ventre éclatait et l’air, grandi, forci, devenu un véritable lutteur de foire, apparut tout souriant et lissant sa chevelure dont cette brutale mésaventure avait quelque peu dérangé l’harmonieuse ordonnance.

– Qu’il est beau, s’écria la terre en lui souriant d’un air aguichant, on dirait un plumeau !

L’eau que les malheurs de l’air avaient bouleversée, prit ombrage de ces paroles. Irritée, elle fronça les sourcils de telle sorte que ses yeux paraissaient parallèles à son nez. Elle grogna des injures à l’adresse de celles qui se croient irrésistibles, des coureuses et autres vagabondes tout juste bonnes à troubler la paix des ménages. Au trottoir ! Mais la terre n’y prêta aucune attention. Elle n’entendait même pas et, toujours souriante, les yeux brillants de désir, elle s’avança en minaudant vers l’air qui, déjà séduit, ne cachait plus les sentiments qu’il éprouvait. Il fit même un pas vers elle. Au moment où la terre allait se jeter dans les bras de l’air, elle reçut du feu un tel coup de pied au derrière qu’elle fut projetée à distance, retomba avec un grondement sourd et, soudain enragée trembla de fureur.

– Je vais t’apprendre à bien te tenir dans le monde, dit le feu. Quant à toi, ajouta-t-il pour l’air, je te conseille de disparaître sur-le-champ, sinon...

Il n’eut pas le temps d’achever sa menace. Des cris de douleur et de rage l’obligèrent à détourner la tête et il vit la terre et l’eau aux prises en une mêlée furieuse et confuse au milieu des minéraux épars qui éclataient, se brisaient, se battaient comme pris de folie et comme si la rixe entre la terre et l’eau avait donné le signal d’une bagarre générale. Des étincelles, des jets de vapeurs glacées ou brûlantes fusaient de toutes parts. Les minéraux s’étaient divisés en deux camps ennemis, l’un prenant parti pour la terre, l’autre pour l’eau. C’est ainsi que la terre fut déchirée par les griffes du charbon, cependant qu’un jet d’acide nauséabond asphyxiait l’eau plus qu’à moitié, sans que la bataille s’en trouvât ralentie le moins du monde.

– Ces imbéciles vont se tuer, dit l’air avec un sourire de fatuité.

Ce sourire, plus que tout ce qui avait précédé, exaspéra le feu qui lui lança une si terrible gifle que le malheureux, chassé au loin, alla s’aplatir contre l’horizon où il resta assommé.

Débarrassé de l’air, le feu se retourna vers les mégères déchaînées. La terre avait déjà les deux yeux pochés et l’eau était presque chauve, à demi scalpée par l’étain. Le feu saisit l’eau par les pieds et la fit tournoyer au-dessus de sa tête. Elle se défit rapidement pour devenir un immense lasso que le feu lança sur l’air en lâchant l’extrémité qu’il tenait. Elle alla s’enrouler autour de l’air, où elle s’effilocha, et la première rivière en coula, se dirigeant, menaçante, vers la terre évanouie, si menaçante que le feu prit peur et, tout tremblant, se cacha sous la terre. La lutte des métaux s’arrêta alors aussi brusquement qu’elle avait commencé. Un calme total se fit et le silence recouvrit le tout. Hésitant, chacun restait à sa place. Même l’eau, que cette paix soudaine surprenait, n’osait pas se rapprocher de son ennemie. Sous la terre, le feu guettait.

Et le soleil se leva pour la première fois. Paimpont, 1950.

LE RÈGNE VÉGÉTAL

Le brin d’herbe, étincelle surgie du choc de deux cailloux, se regarda de la tête aux pieds et dit à mi-voix : « Je suis beau, mais à quoi bon puisque je suis seul. Il faut que cela change et qu’on me contemple. » Et il se tordit, se noua et se dénoua jusqu’à ce qu’une minuscule partie de lui-même, se détachant, fût emportée par le vent qui la déposa sur une plaque de mica. Le mica se secoua de toutes ses forces comme si quelque chose le piquait ou le brûlait jusqu’à ce que le brin d’herbe expulsé retombât sur le sol, non sans entraîner une particule de mica. Et la citrouille apparut, se gonfla, se dégonfla, se regonfla. Et le brin d’herbe, contemplant son œuvre, pensait : « Encore un soleil qui se couche ! »

Sur ces mots il s’endormit, épuisé par sa première journée de vie. Cependant, durant son sommeil, tout s’agitait autour de lui. Les silex aux prunelles veloutées, les quartz solennels, les marbres hypocrites, les jades rêveurs, tous venaient, lentement, avec des précautions d’apache, contempler ce nouveau venu qui se permettait d’onduler, de faire des grâces, de cligner de l’œil sans y être invité. Le jade, le premier, osa le toucher, oh ! Imperceptiblement : il avait cru reconnaître un membre de sa famille. Ce fut assez pour qu’un courant électrique le traversât, donnant naissance au cerisier qui, vite, se dressa sur ses échasses et laissa amoureusement pendre ses fruits. Plus audacieux, un débris de fonte promena sa main de haut en bas sur le brin d’herbe et en dégagea aussitôt des lueurs violettes qui, à pas menus mais rapides, s’enfuirent pour disparaître un peu plus loin dans le sol. Quelques instants plus tard, de cet endroit naissait l’artichaut qui s’éleva bientôt jusqu’à dix mètres de hauteur puis, notant son erreur, redescendit prudemment jusqu’à atteindre sa taille normale. Pendant ce temps, une opale s’élançait sur le brin d’herbe, l’enlaçait avec fougue, lui déposant un long baiser sur les lèvres, sans réussir cependant à le réveiller, mais le chêne sortait de terre.

La pluie commença à tomber, fine et lente. Chaque goutte qui se déposait sur le brin d’herbe s’évaporait aussitôt, mais cette vapeur se condensait ensuite en un nouveau végétal. Le chou tomba sur la tête et celle-ci resta aplatie. Le peuplier, pris de peur, voulut se cacher dans une étoile qui apparaissait au ciel nocturne, mais qui s’enfuit en hâte dès qu’elle l’aperçut, si bien qu’il fut arrêté net dans son élan et resta hésitant juste le temps voulu pour qu’un coup de vent le fixât à jamais dans ses proportions connues. Le saule ne comprit pas ce qu’on attendait de lui. Il voulut rentrer dans la terre dont il venait de sortir, se pencha et rencontra le brin d’herbe. Effaré, il gémit et resta en contemplation devant lui : il s’était cru seul. Sa plainte s’étira jusqu’au petit jour, qui n’apparaissait pas encore à l’horizon, comme si elle voulait aller à sa rencontre et l’amener par la main, mais elle communiquait à toutes les pierres un frémissement qu’elles ne pouvaient pas dominer. Certaines — le granit, le porphyre et la lave entre autres — tremblaient, épouvantées. Il y avait de quoi : la pluie, qui maintenant tombait dru, leur tressait, en les touchant, des couronnes transparentes et multicolores, se dissolvant très rapidement pour former des graines qui germaient aussitôt. C’est ainsi qu’apparut en sanglotant, la guimauve que jugeait sévèrement l’inconsolable réséda : un peu de tenue s’il vous plaît ! En même temps, l’orme, encore gamin, gambadait en cherchant où placer ses racines, poursuivi par le lierre haineux qui criait : « Tu ne m’échapperas pas. J’aurai ta peau. »

Le plus grand désordre régnait à la faveur de la nuit. Le chèvrefeuille, sorti on ne sait d’où, courait en zigzag pour échapper au sapin qui, lancé en avant, menaçait de l’étriper ; la pensée, à califourchon sur l’héliotrope, lui arrachait les cheveux par poignées et le magnolia, tout juste sorti de terre, ne pouvait échapper au viol du bambou qui avait d’abord tenté de le séduire par une berceuse. Ailleurs, l’iris s’était commodément installé au sommet d’un hêtre, mais son triomphe fut bref. Le hêtre se secoua énergiquement et l’iris, lancé au loin, s’enfonça dans la terre détrempée où il resta prisonnier à jamais. À droite, le noyer bombardait la rose qui, maligne, se hérissait d’épines pour se protéger. À gauche, la marguerite s’effeuillait toute seule pour prouver son amour au cerfeuil qui voletait autour d’elle. Devant, le frêne, pris de rage, cassait des cailloux. Derrière, la vigne saoule chantait d’une voix pâteuse un refrain bachique. Enfin, partout c’était une affreuse mêlée et une incroyable orgie : le laurier abusait du lilas qui se vengeait sur le buis. Celui-ci devint timide et il lui fallut longtemps pour oublier l’outrage qu’il avait subi, mais l’oublia-t-il vraiment ? Il est permis d’en douter.

Dans un coin, la tourmaline écumait de rage tandis que le rouge de la honte lui montait au front : « Cela ne peut pas durer », fit-elle résolument. Et, s’avançant d’un pas décidé, elle saisit une touffe d’orties et commença d’en fustiger toute la végétation. Celle-ci, qui avait déjà grandi, se rebiffa : « Occupe-toi de ce qui te regarde, idiote, puritaine, contrefaite qui n’as même pas su quelle couleur adopter ». Et, d’un coup de pied le pêcher la chassa au loin puis, grattant le sol, il en extirpa la ronce qui entoura la végétation d’un réseau en apparence infranchissable ; mais la tourmaline était tenace. Le coup de pied du pêcher lui avait arraché un éclat qu’elle jeta de l’autre côté de la haie de ronces, et surgirent mille variétés de cactus qui se nichèrent dans tous les coins, en sorte que les plantes furent contraintes à l’immobilité pour ne pas se piquer de toutes parts.

Le calme semblait revenu mais il restait précaire. Impuissante pour l’instant, la végétation n’attendait qu’une occasion pour se rebeller. Ce fut l’orage qui la provoqua. À la pluie avait succédé un vent de tempête qui ne tarda pas à bouleverser l’ordre instable obtenu par la tourmaline. Le figuier de Barbarie se retrouva soudain empêtré dans le jasmin, dont les hurlements de douleur épouvantèrent la vigne vierge. Bien que très affairée à escalader un rocher, les cris du jasmin lui firent perdre d’un seul coup toutes ses feuilles. Mais celui-ci se ressaisit et expulsa le figuier de Barbarie, palette par palette. Qu’importait au misérable ! Riant des gémissements du jasmin, chaque palette se ficha dans le sol et se multiplia puis se brisa et se multiplia de nouveau et bientôt tout le terrain fut envahi par les figuiers de Barbarie, en sorte que, de nouveau, personne n’eut plus la possibilité de remuer. Mais cette immobilité dura peu car la tempête redoublait. Le vent, d’une seule rafale, emporta la pomme de terre, le navet et l’oignon qui s’enivraient méthodiquement au sommet d’un chêne et les enterra, tandis que la même rafale entraînait dans une ronde éperdue le prunier, l’érable et le châtaignier qui bousculèrent tout sur leur passage, provoquant une rixe sanglante au cours de laquelle la carotte, écorchée vive, fut jetée dans un trou et le platane fut si bien rossé qu’il resta couvert d’ecchymoses.

À son tour, le tonnerre commença à gronder au loin, puis des éclairs parcoururent le ciel. La clématite s’élança, cherchant à atteindre l’un d’eux. Elle y réussit enfin, mais le gros arbre qu’elle était fut entraîné par l’éclair, s’étira, se rompit, la laissant filiforme, tandis que l’éclair en emportait un morceau qu’il jeta à la mer où il suscita les algues. Elles se multiplièrent en hâte, en dépit de la tempête qui en arrachait de pleines brassées, que les flots rejetaient à la côte, où leur contact brutal avec le granit les transformait en ajoncs hérissés de terreur. De ci de là, la foudre tombait en sifflant une valse sur un silex qui éclatait en buisson d’aubépines, ou sur un paratonnerre de cristal de roche qui se dissolvait pour engendrer la tulipe ou le pommier, selon que la foudre atteignait sa pointe ou le frappait de plein fouet. Si la foudre tombait sur un banal calcaire, celui-ci s’ouvrait obséquieusement pour que jaillisse le laurier. La foudre descendait maintenant de tous côtés, suscitant ici le manguier, le framboisier ou la laitue, là, le genêt, la fougère et le vanillier, ailleurs le cocotier, la betterave ou le sureau, le tout dans une confusion à faire peur. Ainsi, la laitue, haute de plus de huit mètres, produisait des grappes de framboises, le cocotier, plus touffu qu’un chêne, répandait des prunes à ses pieds et la fougère laissait pendre des tomates à ses spores. Il en était de même dans toute la végétation et chaque plante se lamentait. Le sureau, pas plus grand qu’un radis, gémissait : « Quand pourra-t-on tailler des sifflets dans mes branches ? » et le genêt soupirait : « Ah ! des fleurs, des fleurs par pitié ! » en contemplant son long tronc droit et sec. Enfin, la désolation était générale et c’était vraiment triste de voir le désordre qui se multipliait, le gui qui sortait de terre couvert de fleurs de bleuet, tandis que les roses s’épanouissaient dans les poiriers. Rien qui fût à sa place ! Et, sous l’influence de l’orage qui durait depuis des siècles, le désordre ne cessait de s’accroître. On vit un saule laisser pendre à ses branches des gypses fer-de-lance et un galet noir répandre une entêtante odeur d’ail. Il semblait qu’il n’y eût aucun remède et que la flore fut condamnée à errer d’espèce en espèce et dût se résigner aux accouplements les plus singuliers. Il était courant que les fleurs d’un navet de plusieurs tonnes se balançant en plein ciel fussent fécondées par celles d’une giroflée ou que des noyaux d’obsidienne se détachassent de pensées fanées. Rien ne permettait de supposer qu’un jour l’harmonie régnerait, lorsque le ciel parut s’éclaircir et l’orage s’éloigna ; puis, entre les nuages encore lourds, un rayon de soleil brilla et l’arc-en-ciel étincela de toutes ses pierreries au-dessus de la terre fascinée. La végétation comprit et, sans rechigner, chaque plante occupa sans bruit le coin qui lui était destiné : le fraisier descendit des arbres où il vivait en parasite et se plaqua contre le sol, le prunier qui rampait se redressa, la vigne qui ressemblait à un officier de cavalerie tant elle se tenait raide, se détendit et se laissa sécher le long d’un rocher et les autres plantes suivirent leur exemple. Il n’y avait plus rien à ajouter.
Paris, 1958.

LE RÈGNE ANIMAL

Affamé, le népenthès bâillait : « Rien à se mettre sous la dent ! » Et il regardait tout alentour en roulant des yeux féroces, grognant et pestant contre le mauvais sort qui lui avait valu tant d’appétit. Au-dessus de lui, le flamboyant agitait ses longues gousses dans un bruit de castagnettes, comme pour le railler. D’une gousse, une graine s’échappa, commença à voleter dans tous les sens, rencontra une autre graine avec laquelle elle s’accoupla et bientôt des milliers de mouches et de moustiques sillonnaient l’air. Le népenthès se sentit rassuré : il ne mourrait pas de faim, sa subsistance était désormais assurée. Mieux encore, les mouches et les moustiques se multipliaient si vite que le népenthès était loin de suffire à la tâche et, congestionné, frisait déjà l’attaque d’apoplexie. Il s’arrêta de manger et s’endormit.

Les arbres, les fleurs et la nature entière étaient maintenant envahis par les mouches et les moustiques et partout c’était un dégoût proche de la nausée. « Qui nous débarrassera de cette saleté ? » dit une rose épanouie en se secouant. Sous la secousse, ses pétales tombèrent puis s’envolèrent. La fauvette, la mésange et bien d’autres oiseaux s’en échappèrent et se lancèrent à la poursuite des insectes dont les débris jonchaient le sol tiède, mêlés à des fragments de végétaux. La fermentation fut rapide et bientôt le sol s’anima d’un grouillement indescriptible : des fourmis naissaient par milliers et s’attaquaient sans retard à la végétation qui hurlait de terreur. « Pitié ! » réclamait le poids de senteur ; « à l’aide » gémissait le prunier ; « au secours ! » glapissait le noyer, sans que les fourmis en fussent un instant troublées. Sciant, coupant, déchiquetant, elles détruisaient tout. « C’en est assez ! », dit l’agave. « Je vais y mettre bon ordre. » Et, d’une de ses feuilles, il battit un buisson de ronces d’où sortit, tout recroquevillé par la crainte, le tamanoir qui, comprenant qu’on ne lui voulait aucun mal et mis en appétit par l’odeur des fourmis, se mit méthodiquement à la besogne, contraignant les fourmis à se terrer.

L'agave n'était pas peu fier de lui et, encouragé par son succès, enfonça une de ses épines dans un galet qui prenait un bain de soleil au bord d'un torrent desséché. Le galet lança un cri de douleur, se couvrit d'une toison obscure et, devenu loutre, s’enfuit en gémissant. Arrivée hors de portée de l’agave, elle aperçut un étang et s’y plongea pour rafraîchir sa blessure. L’agave rit et le grillon jaillit de sa bouche pour aller se terrer sous une pierre. De plus en plus satisfait, l’agave saisit une poignée de sel qu’il jeta dans le calice d’un glaïeul d’où bondit aussitôt, tout étonnée, la morue. En même temps, il lançait un jet de salive sur un chêne dont l’écorce retentit bientôt des coups de bec du pivert. Cette fois il fut saisi de frénésie. Écrasant un pied de bourrache, il obtint la taupe qui s’enfonça dans le sol à la recherche d’un fromage ou d’un pain d’épices. Il saisit son violon, l’accorda et des lombrics, par vagues, s’en échappèrent, puis il entreprit de jouer une valse et le porc sauta de l’archet en grognant, suivi du cheval qui s’enfuit bouleversé par les grognements du porc. « Assez de musique ! » cria le rhododendron en s’ébrouant, ce qui donna la vie à quelques kangourous. Agacé par cette protestation, l’agave s’éloigna en disant : « Il faut de la vie par ici. Je brasserai les cartes jusqu’à ce que le roi de pique reprenne sa tête de renard et que les bulles de savon, en éclatant, laissent s’échapper le dindon, le faisan, le canard et l’écureuil qui, pour l’instant, se morfondent dans un bain turc. Et voilà ma pipe qui s’éteint ! Rouge-gorge, viens me donner du feu. » Docile, le rouge-gorge sortit de la pipe de l’agave qu’il alluma avant de s’envoler. Poursuivant sa route, l’agave réfléchissait : « Où découvrirai-je un balai de vanille pour faire un lion avec une belle crinière ? Il suffirait d’un syllogisme banal, même démantibulé, que je gratterais avec un élytre pour provoquer la girafe. Et avec celle-ci que n’obtiendrais-je pas ? À la sauce blanche, la girafe mâle donne le cormoran lorsqu’elle est chaude et l’ibis une fois refroidie ; mais découpée en fines lanières, on en sort des langoustes et des ours. Trempée dans le cambouis, la girafe devient moineau ou frégate selon que le soleil brille ou que le vent reste nuageux. Quant à la girafe femelle… Voilà mon lacet qui se rompt ! » L’agave s’inclina pour rajuster son soulier. Il enleva le fragment de lacet devenu inutile et le jeta sans prendre garde où il tombait. Ce fut une primevère qui s’agita en tous sens jusqu’à expulser un chien gros comme le poing. Il possédait une queue filiforme de quatre ou cinq mètres de long et boitillait sur trois pattes, la quatrième formant une crête sur l’arrière de son crâne, mais ses aboiements avaient une sonorité qu’on n’aurait pas attendue d’une si petite bête. L’agave le saisit par sa patte crânienne et le frotta avec du papier de verre. Le chien grossissait à vue d’œil en agitant sa patte supérieure en signe d’allégresse. Il avait maintenant une taille normale, mais cette queue et cette patte ! Pour la patte, ce fut vite terminé : d’un coup sec, l’agave l’arracha et, saisissant une de ses plus grosses épines, perça la peau du chien et y plaça la patte, là où elle manquait. L’animal geignait et, mécontent, l’agave lui asséna un coup-de-poing, qui lui écrasa la face : « Bon ! tu seras un bouledogue », dit-il ; mais il restait encore la queue. L’agave s’empara d’un synonyme et d’un coup sec trancha la queue de l’animal qui vint lui lécher les mains. « Avec cela j’en ai assez pour fabriquer mille espèces de chiens », dit l’agave en découpant la queue du chien en menus morceaux. Il introduisit un de ces fragments dans une serrure et, de l’autre côté, sortit le basset. D’une seconde miette, roulée dans le sucre, naquit le briard et une troisième, jetée dans un tiroir, s’associa à la poussière pour former le braque, et ainsi de suite. Combinant, mélangeant avec des ingrédients divers — trapèze, litote, poudre à éternuer, patrie, plume sergent-major, etc... - l’agave réussit à extraire tous les chiens de la queue du premier, mais aucun n’aboyait, à l’exception de celui-ci ; aussi saisit-il un alexandrin avec lequel il entreprit de fustiger la meute qui bientôt aboyait et grognait comme si chaque chien n’avait jamais eu d’autre occupation.

« Tout va bien, dit l’agave, continuons. » Et, saisissant une règle de trois, il la plongea dans le vinaigre qui se mit à grésiller en jurant, puis à rire niaisement tout en prenant une couleur d’encre. Le singe apparut et se précipita prendre un bain dans la rivière voisine en poussant des cris aigus. L’agave était au comble de l’allégresse. Il chantait, criait, bavardait en gesticulant, en proie à une exaltation insensée : « Le berceau bouilli et roulé dans des prépositions nous donnera le martin-pêcheur, dont une plume fichée dans les fesses de la racine carrée mitée et enduite de vaseline, aboutira au scorpion. Et le requin ? Je le vois déjà dans une demi-boussole en compote, abandonnée sous la pluie battante. Tout est possible : j’extrairai le zèbre du bateau-lavoir fumé et le crapaud du dé à coudre en fleurs, mais il me faudra opérer au clair de lune afin de le séparer de la puce. Je réduirai en poussière les fleurs de rhétorique et je mêlerai cette poussière au diagramme concassé pour que s’envolent tous les colibris. C’est bien le diable si, entre les pages d’un traité de psychologie, je ne découvre pas une fleur séchée qui, passée au bleu de Prusse, fera un âne très présentable ».

Une ceinture de sauvetage couverte de mousse se trouvait sur son chemin. Il s’en saisit, la dépouilla de presque toute sa mousse et dit : « Lézards, avancez. » Rien ne se produisit, mais la ceinture de sauvetage paraissait respirer péniblement, aussi l’agave ne tarda-t-il pas à l’éventrer, et une vague de lézards s’en échappa.

L’agave poursuivit : « Je connais tous les cétacés : la baleine extraite du benjoin grillé dont on saupoudre les accents circonflexes, le cachalot de la pomme de pin transformée en canne à pêche, qui se brise au moment de la capture d’un pain à cacheter rendu enragé par les sévices qu’il a subis, le dauphin issu de la copulation d’un grenier avec une marmite norvégienne. Je connais aussi les félins : le tigre qu’on découvre endormi dans la poche où l’on a enfoui pêle-mêle des baisemains, un trombone, des pastilles de gomme et un carnet d’adresses, et qui s’éveillera seulement si je l’orne d’un collier de fer aimanté délicatement brodé, la panthère qui était d’abord verte lorsqu’elle bondit d’un cornet à piston bourré de levure de bière. D’ailleurs, on connaît diverses panthères : la panthère liquide qui gronde dans les bois de mimosas au début du printemps et qui s’évapore au premier orage, la panthère beurrée qui a servi à donner des doigts aux singes, la panthère bivalve que le vent fait chanter faux, la panthère barbue qu’on trouve quelquefois dans la crême à raser et qui lui confère ses qualités (sans elle, la crême à raser ne serait qu’une espèce de purin), sans parler de la terrible panthère en lame de couteau, dite panthère abasourdie, qui traîne la nuit dans les gares où elle dévore les aiguillages. Et je vois aussi sortir d’un grain de sable que le vent a fait tourbillonner trois fois au-dessus de son point de départ, le hibou flasque, couvert d’écailles molles et qui, tout tremblant, va se plonger dans une rivière de lait chaud pour se garer d’un danger imaginaire. Rien ne se passant, il en ressortira bientôt tout ébouriffé et clignant de l’œil. Et, là-bas, voici le toucan que j’ai commencé à construire par le bec, taillé dans le fruit de l’arbre à saucisses, mais je me suis trompé et, avant que j’aie eu le temps de réparer mon erreur, il s’était déjà envolé et menait un tapage infernal au fond d’une armoire. Tant pis pour lui !

D’un principe d’Archimède liquéfié et coupé de sauce tomate gelée, j’ai bâti une tortue, mais quels déboires elle m’a valus ! D’abord elle se confondait avec la chenille car le principe d’Archimède s’était évaporé lorsque je l’avais sorti du creux de ma main. Il me fallut la frotter énergiquement avec une brosse métallique jusqu’à lui donner un éclat bleuté, puis l’alimenter de proverbes pendant plusieurs mois et enfin la plonger dans de la limaille de cuivre pour lui obtenir une carapace présentable, mais si lourde que l’animal ne peut plus courir et encore moins voler comme je l’avais désiré.

D’un sophisme battu en neige, j’ai extrait je ne sais combien de pélicans : le pélican à ressorts qui produit la couleur jaune, le pélican savonneux qu’on fait bouillir pour l’employer en menuiserie, le pélican de bois mort qui sert à déboucher les robinets, le pélican sans pattes qui couve les œufs des poules tandis qu’elles en pondent d’autres, le pélican à cornes, dont on fait le cure-pipe. Cependant, aucun d’eux n’avait de plumes ou de toison, en sorte qu’ils tremblaient de froid : ce n’était pas des pélicans complets. C’est seulement après avoir extrait du papier tue-mouches chauffé à blanc le pélican hélicoïdal — celui qui tond les moutons pour se nourrir de leur laine — que j’ai songé à plonger le suivant dans l’huile de foie de morue d’où il est sorti, après une longue macération, tel qu’on peut le voir aujourd’hui. Quant au rhinocéros, ce fut simple : il naquit tout seul d’une vesse-de-loup. Il n’était alors guère plus gros qu’un hanneton, mais il a grandi comme tout le monde et lorsqu’il a estimé avoir atteint une taille suffisante il s’est arrêté. Il en fut de même pour l’éléphant, qui sortit d’une noix de coco grâce à ses défenses, mais il n’avait pas de squelette et il se traînait péniblement sur le sol comme un cul-de-jatte en barrissant de douleur, car sa peau fine était déchirée par le moindre caillou. Il était si plat qu’on aurait dit un tapis. J’ai eu pitié de lui et je lui ai fabriqué un squelette en fil d’araignée qu’il a avalé et, quelques instants plus tard, il se dressait sur des pattes de huit mètres de hauteur, fines comme celles d’une girafe et qui comportaient quatre genoux, si bien qu’il tombait sans cesse. J’ai dû tailler, gonfler, façonner ses pattes pour lui permettre une existence décente.

Je n’en finirais pas s’il me fallait tout dire. J’avais distribué un peu partout la parole mais elle était encore confuse. L’étoile de mer nasillait de telle sorte qu’elle incommodait tout le monde et la souris parlait d’une voix rauque un langage sans r ni s, discutant sans cesse de niaiseries avec le héron à la voix flûtée ; mais je soupçonne qu’ils ne se comprenaient guère car à tout instant ils étaient sur le point d’en venir aux mains. C’est pourquoi j’ai taillé l’homme dans un pruneau. Il était encore minuscule mais j’avais confiance dans le temps qui lui permettrait de grandir, d’ailleurs il me l’avait promis. À peine l’homme avait-il commencé à respirer qu’il se dressait sur ses jambes et criait : « Et ma femme ? Où est-elle ? » « C’est à toi de la trouver », lui dis-je. Et, ayant recueilli du miel qui coulait d’une ruche, il façonna sa femme. »
Paris, 1958.

 

© Mélusine 2011
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