Benjamin Péret

Dormir, dormir dans les pierres, 1926

 

DORMIR, DORMIR DANS LES PIERRES, 1926

1

De la corne du sommeil aux yeux révulsés des soupirs

il y a place pour une cornemuse bleue

d’où jaillit le son fatal du réséda fleuri

Réséda réséda si tu fleuris c’est au quartz que tu le dois

car il a mis dans tes racines une poudre de sang et de cervelle

qui poivre te caresse les yeux

Il a mis aussi sa caresse marine sur la face inférieure de tes

pétales

et l’eau pure de sa tête dans tes mains

Réséda réséda

lorsque le jour des blanches cambrées sera venu

tu sentiras ta tête s’incliner comme un soleil sans épaisseur

et le sang de tes veines se répandra sur les étoiles

qui te répondront

Réséda réséda

tes mouvements rebelles aux caresses du vent

qui passe près de toi comme une minute usée

comme une minute liquide

dont les inutiles regards se perdent dans les puits

où tu voudrais vivre souple et pâle comme un cheveu de

source

Oiseaux oiseaux de mes oreilles

envolez-vous

Envolez-vous comme un courant d’air

vers le spectre de sel où gémissent vos plumes

Telle plume qui gémit n’attend que la pluie fine pour vous

retrouver

Telle plume qui pâlit sera verte demain

si l’ouragan lui dévoile son destin

Et telle plume qui disparaît comme un A B C D

se retrouve au printemps sur la tête des cieux

car les cieux sont faits de vos plumes

mes oreilles

et la mort de celles-ci est la mort de vos cieux

Gouttes de sang gouttes d’eau du plus ancien bijou des

femmes

La poudre s’ennuyait dans le désert des mains

dont le superflu s’épanche sur des gorges pâles

issues du miroir que nul ne découvrit

car il part et revient comme une feuille

car il est bleu

car il est rouge

suivant que ton regard se fixe ou s’égare comme un drapeau

suivant que ta voix éclate comme une aurore boréale

ou coule comme les cerises du temps

cueillies par les obscurs voyageurs de ton sang

qui mousse le long de tes hanches

vagues fraîches

sur des lèvres qui brûlent au passage la mer et ses îles

 

Entourez de vos mains le corps fragile des vents

Les vents de l’erreur et du sang s’enflent dans nos corps

comme un poème de sel

et le réséda du ciel s’anémie près des miroirs

car il se voit grandir comme un torrent

car il se voit osciller sur son support osseux

trop semblable à l’angoisse d’un fauve

car il se sent il se sent la bouche et les oreilles d’un dieu

d’un dieu salubre et fort balayant le matin les germes spontanés

des mains lasses

Qui donc ici malgré la nacre des oranges

ose contempler du plus profond des siècles

le cheval serein oublieux des cratères où naquit l’orgueil de

sa race

qui nous conduit au petit jour

porteur de nénuphars et semeur de colliers

Reflet de la peau si douce qu’on voudrait s’y mirer

oiseau des lumières ne l’emporte pas

Les graines humides sifflent dans leurs retraites

et les ombres fanées se cachent sous la mousse

Souffle ô corne un azur sombre et verbal

Le printemps est malade d’un cerisier nouveau

d’un cerisier plein de fruits miroitants

où sombrent les cils de porcelaine

comme un regard dans un jet d’eau

Assise flamberge assis vents

La mer se décolore et le rouge domine

Le rouge de mon CŒUR est le vent de ses îles

le vent qui m’enveloppe comme un insecte

le vent qui me salue de loin

le vent qui écoute le bruit de ses pas décroître sur mon ombre

si pâle qu’on dirait un poisson volant

 

As-tu senti les cheveux se dénouer comme les aiguilles d’une

pendule

et le souffle des pierres s’atténuer de crainte que les mains

ne les remarquent

As-tu senti la sève jaillir hors des arbres de paille

et se répandant sur les fleuves

les couvrir de canards

Les canards des astres ne sont pas ceux de ma sœur

car ma sœur est noire comme une huître

et de sa voix sortent des taupes

et les taupes de ma sœur gardent leur secret

 

Les corbeilles et les raisins se rencontreront sur une route

bleue

Du choc jaillira la grande mamelle

qui recouvre les horizons flétris

et ce sera justice

Si la justice naît de la rencontre des raisins et d’une corbeille

les tuiles caresseront les sages noyés dans le ciment

et les vagues refuseront de traverser la mer

Encore une heure et les squelettes se balanceront à la corde

des marées

à condition que les vitres perdent leur éclat

à condition que les vieillards se cachent sous les herbes

escargots des pendules

 

Si l’amour naît de la projection d’une groseille dans le bec

d’un cygne

j’aime

car le cygne de mon sang a mangé toutes les groseilles du

monde

car le monde n’est que groseilles

et les groseilles du monde jaillissent de ses yeux

comme le sel des arbres

comme l’eau des mains sonores

et comme les caresses des mouches de neige

nageant le soir sur les cheveux défaits qui les implorent

2

Soleil route usée pierres frémissantes

Une lance d’orage frappe le monde gelé

C’est le jour des liquides qui frisent

des liquides aux oreilles de soupçon

dont la présence se cache sous le mystère des triangles

Mais voici que le monde cesse d’être gelé

et que l’orage aux yeux de paon glisse sous lui

comme un serpent qui dort sa queue dans son oreille

parce que tout est noir

les rues molles comme des gants

les gares aux gestes de miroir

les canaux dont les berges tentent vainement de saluer les

nuages

et le sable

le sable qui est gelé comme une pompe

et projette au loin ses tentacules de cristal

Tous ses tentacules n’arriveront jamais à transformer le

ciel en mains

Car le ciel s’ouvre comme une huître

et les mains ne savent que se fermer sur les poutres des mers

qui salissent les regards bleus des squales

voyageurs parfumés

voyageurs sans secousses

qui contournent éternellement les sifflements avertisseurs des

saules

des grands saules de piment qui tombent sur la terre comme

des plumes

 

Si quelque jour la terre cesse d’être un saule

les grands marécages de sang et de verre sentiront leur ventre

se gonfler

et crier Orties Orties

Jetez les orties dans le gosier du nègre

borgne comme seuls savent l’être les nègres

et le nègre deviendra ortie

et soutane son œil perdu

cependant qu’une longue barre de cuivre se dressera comme

une flamme

si loin si haut que les orties ne seront plus ses enfants

mais les soubresauts fatals d’un grand corps d’écume

salué par les mille crochets des eaux bouillantes

que lance le pain blanc

ce pain si blanc qu’à côté de lui le noir est blanc

et que les roches amères dévorent lentement les chevilles des

danseuses d’acajou

mais les orties ô mosaïque les orties demain auront des

oreilles d’âne

et des pieds de neige

et elles seront si blanches que le pain le plus blanc s’oubliera

dans leurs dédales

Ses cris retentiront dans les mille tunnels d’agate du matin

et le paysage chantera Un Deux Trois Quatre Deux Trois

Un Quatre

les corbeaux ont des lueurs d’église

et se noient tous les soirs dans les égouts de dieu

Mais taisez-vous tas de pain le paysage lève ses grands bras

de plume

et les plumes s’envolent et couvrent la queue des collines

et voici que l’oiseau des collines se retrouve dans la cage de

l’eau

Mais plumes arrêtez-vous car le paysage n’est presque plus

qu’une courte paille

que tu tires

C’est donc toi fille aux seins de soleil qui seras le paysage

l’hypnotique paysage

le dramatique paysage

l’affreux paysage

le glacial paysage

l’absurde paysage blanc

qui s’en va comme un chien battu

se nicher dans les boîtes à lettres des grandes villes

sous les chapeaux des vents

sous les oranges des brumes

sous les lumières meurtries

sous les pas hésitants et sonores des fous

sous les rails brillants des femmes

qui suivent de loin les feux follets des grands hérons du jour

et de la nuit

les grands hérons aux lèvres de sel éternels et cruels

éternels et blancs

cruels et blancs

 

3

J’existe sous sceau des vignes

et les naseaux fumants du céleste empire rôdent autour des

fleurs fanées

car ici tout dort

et le sommeil de l’air est propice à la naissance des montagnes

La plus légère brise suffirait pour qu’elles apparaissent dans

le creux de ma main

accompagnées de tous leurs attributs

le sternum de verre que polit le soleil des caves

le diable des pianos qui rugit comme une chevelure coupée

et les quatorze lueurs ovales du ventre marin

dont la présence n’est désirable que le matin

lorsque les herbes recouvrent la raison et chantent

Sais-tu d’où vient l’aluminium

Sais-tu le pays des grands os pâles qui baignent dans les fleuves

de mercure

Sais-tu le pays des démons tournant autour d’un cornet de

papier

L’orifice du cornet est plein de lumières et de lentilles

Mais Esaü

Esaü lève la tête et montre tes cornes semblables à une invasion

Esaü tu es le cornet et les lentilles

et tu seras ainsi jusqu’à ce que les surfaces lisses

sentent apparaître les premières rugosités qui présagent la

naissance de l’alcool

de cet alcool qui s’ouvre chaque jour comme un compas

dont les deux pointes tournées vers nous marquent le la

J’existe sous le sceau des vignes que suscite mon sang

car mon sang ce soir

ce soir comme toujours

n’est ni moins ni plus beau que le plus brutal hasard

celui qui provoque la rencontre dans l’escalier des bouteilles

d’une orange et d’un porte-monnaie

Une orange et un porte-monnaie

C’est aussi la rencontre au moment où le flux devient reflux

d’une corde à nœuds et d’un pendu

tous deux se regardent avec des yeux d’horizon

et l’horizon rit

Tous se lèvent

la corde sur un nœud et le pendu sur la tête

Et la corde dit au pendu

O toi échappé de mes nœuds que me veux-tu

toi qui as suivi mille fois les regards des décapités

dont le sourire défie les pierres scintillantes

et appelle le ronflement des jets d’abeille

O toi qui descends des pailles tressées en forme de tulipe

et retournes à la tulipe qui n’est pas encore paille

O toi le fer et la plaie l’œil et le monocle

toi qui as fait la corde et les nœuds

pourquoi m’as-tu quittée

 

Mais le pendu chantait

Le roi et la reine ont des pattes de moustique

et le dauphin de moustiquaire

Le roi et la reine ont un violon

mais leur violon est aussi une méduse

une méduse qui ne sera jamais un radeau

car le roi et la reine ont perdu leur regard

dans le corps de la méduse

Mais la méduse s’enfuit comme un reflet

et garde le roi et la reine

qui dorment quelque part sous une plante de silex

Dauphin ne les réveille pas avec ton marteau qui frappe sur

le silex

L’étincelle ferait fuir la méduse

et la méduse garderait leur regard

leur regard de la

leur regard de Neptune

 

4

Nue nue comme ma maîtresse

la lumière descend le long de mes os

et les scies du temps grincent leur chanson de charbon

car le charbon chante aujourd’hui

le charbon chante comme un liquide d’amour

un liquide aux mouvements de volume

un liquide de désespoir

Ah que le charbon est beau sur les routes tournesol

tournesol et carré

si je t’aime c’est que le sol est carré

et le temps aussi

et cependant je ne ferai jamais le tour du temps

car le temps tourne comme à la roulette

la boule qui regarde

dans la mosaïque des forêts

Cerveaux et miroirs roulez

Car le charbon a la tête d’un dieu

et les dieux ô cerises les dieux aujourd’hui plantent des

épingles

dans le cou des zouaves

et les zouaves n’ont plus de moustaches

parce qu’elles accompagnent les jets d’eau

dans la course de l’avoine

l’avoine cirée lancée le long des vents à la poursuite des

marées

Marées de mes erreurs où mîtes-vous nos vents

car vos vents sont aussi des marées

ô mon amie

vous qui êtes ma marée mon flux et mon reflux

vous qui descendez et montez comme le dégel

vous qui n’avez de sortie que dans la chute des feuilles

et ne songez point à vous échapper

car s’échapper c’est bon pour une flèche

et les flèches qui s’échappent ont frôlé tous les soupirs

mais vous qui êtes dans l’eau comme un remous

belle comme un trou dans une vitre

belle comme la rencontre imprévue d’une cataracte et d’une

bouteille

 

La cataracte vous regarde belle de bouteille

la cataracte gronde parce que vous êtes belle

bouteille

parce que vous lui souriez et qu’elle regrette d’être cataracte

parce que le ciel est vêtu pauvrement

à cause de vous dont la nudité reflète des miroirs

vous dont le regard tue les vents malades

Mon amie ma fièvre et mes veines

je vous attends dans le cercle le plus caché des pierres

et malgré la lance du dramatique navire

vous serez près de moi qui ne suis qu’un point noir

Et je vous attends avec le sel des spectres

dans les reflets des eaux volages

dans les malheurs des acacias

dans le silence des fentes

précieuses entre toutes parce qu’elles vous ont souri

comme sourient les nuages aux miracles

comme sourient les liquides aux enfants

comme sourient les traits aux points

 

5

À quoi bon les germes des astres dans le sillage des végétations

obscures

À quoi bon les mains d’écume sur le versant des collines

À quoi bon la vase devant la nuit

À quoi bon le soleil mousseux près de moi

À quoi bon l’invisible mirage des roches

À quoi bon les animaux du jour

si la nuit roule perpétuellement sur la pente du poison

et si le tonnerre des sables s’évapore comme la goutte d’eau

des images

cette goutte d’amour que nul ne recueillit jamais

car elle s’évapore trop vite

si vite qu’elle n’est jamais que vapeur

Et si cette vapeur s’échappait des yeux vivants de la tempête

mais la tempête ment comme une soupe

A quoi bon

À quoi bon te lever sur le pied droit puisque le pied gauche

t’attend

Comme la lune attend les torpilleurs qu’elle ne rejoindra

jamais

Ah torpilleur à quoi bon

À quoi bon torpilleur votre cauchemar d’éponge puisqu’il

restera cauchemar

comme l’eau reste vent et le vent éponge

À quoi bon puisque tout n’est qu’eau et vent comme vous

et vos cauchemars

À quoi bon mon torpilleur et mon cauchemar se confondent

dans une goutte d’eau qui tombe perpétuellement sous mon

crâne

et jamais ne fera ni un lac ni un ruisseau

car c’est l’inverse que je vois

Les crocodiles se promènent comme des reines

et les reines vivent avec les taupes

A quoi bon

les saluts des interstices qui séparent la chair des arbres

si les arbres s’effondrent dans l’océan des talons

comme s’effondrent mes yeux au passage de midi

À quoi bon les poussières des hauteurs

et le frôlement voluptueux des lignes lumineuses sur des

jambes d’azote

À quoi bon le passage d’un point à un autre

À quoi bon les lignes de la main et le charbon qu’elles

cachent

À quoi bon l’enfance des os

À quoi bon les lueurs qui disparaissent à l’horizon

À quoi bon mon amour dans une corne gelée

À quoi bon la corne gelée qui ne se renversera jamais sur

mon amour

car il est autour de la corne

comme les pierres autour de la maison

© Mélusine 2011
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