Benjamin Péret

Ces animaux de la famille, 1925

 

Ces animaux de la famille

L’oiseau de vers luisants

André Breton

Dans le grand cercle blanc coupé, de distance en distance, de petites barrières de cristal, se tenait la grande ourse dont le silence est aussi favorable que ses cris sont néfastes aux navigateurs perdus dans les prairies ogivales longtemps parcourues, au sud de l’équateur, par les girafes borgnes, employées, dans l’antiquité, pour la décoration murale des temples élevés à la gloire de Minerve, par les hommes aux yeux mous, esclaves de la gerboise qu’ils gardaient éternellement dans leur estomac, comme un talisman destiné à les préserver des atteintes du froid et de l’excessive chaleur. Soudain, à l’instant où le soleil gesticulait à la façon d’un homme ivre, la grande ourse lança un cri si désespéré que le soleil cessa de s’agiter et laissa tomber sur la terre des milliers de petites bulles de savon sur lesquelles on lisait : MENAGERIE DES VIVANTS. Ces bulles devaient crever avant de toucher le sol. Or, il arriva que quelques-unes d’entre elles se posèrent sur la pointe des graminées qui tapissaient le grand cercle blanc. Aussitôt on entendit des cris épouvantables, capables de réveiller les volcans, capables même de rendre aux montagnes le souvenir de leur grandeur déchue et, des bulles, sortirent des tigres du Bengale qui s’ébrouèrent rejetant autour d’eux des épluchures de cacahuètes et des bobines de fil à coudre qui se déroulèrent lentement, avec la majesté d’un pape bénissant une forêt vierge dans laquelle se cache le jaguar qui, un jour, alors que le prélat sera plongé dans une prière aussi fade qu’une décoration à un militaire tué par son propre revolver qu’il avait dirigé contre son coeur parce qu’il estimait appartenir à l’armée ennemie, lui arrachera d’un coup de dents des parties sexuelles qui lui sont aussi inutiles qu’une lanterne sourde à un explorateur, au mois de juillet à midi.

Mais, si lent et si majestueux que soit le déroulement d’une bobine de fil à coudre, il arrive bien un jour où la bobine accepte avec résignation sa stupide nudité, cependant que le fil forme sur la plaine une longue ligne, droite si on a pris la précaution de toujours conserver le même but. Alors, s’il pleut, ce ne sont plus des gouttes d’eau qui tombent sur le sol mais des hérons qui, avec leur bec, ont tôt fait de découvrir la nappe d’eau souterraine où gémissent des poissons aveugles qui n’ont d’autre plaisir que de faire entendre leur voix sonore à travers les profondeurs obscures et, jusque-là, silencieuses de cet immense lac qui, d’ailleurs n’est un lac que par la volonté de son frère le gymnote.

O ! gymnote, mon ami, qui donc dira aux prêtres, ces escrocs sans envergure dont les pieds sont semblables à la pourriture de leur tête, que si, un jour d’été où les fruits dont la maturité est proche, la fantaisie t’en prenait, il suffirait d’un seul de tes regards beau comme le déroulement d’une bobine de fil pour qu’ils soient semblables aux restes d’un pauvre homme, un pauvre imbécile d’homme qui a servi sa patrie toute sa vie pour mourir une après-midi, en cueillant des pissenlits dont il pensait faire une salade pour son dîner. Les pourceaux l’ont à moitié mangé et, c’est pourquoi, après sa crémation il ne reste plus de lui que cette balle qui l’avait blessé dans quelque combat stupide contre les Pavillons-Noirs. Et voilà, gymnote, ce que tu pourrais faire d’un curé.

Mais voici la nuit ! Une nuit peuplée de bananes. Alors que, sous la voûte rouge où les sangsues glissent silencieusement comme des mains frôleuses, un homme se lève au milieu de son sommeil, tire les rideaux de sa fenêtre et jette ses meubles dehors, puis, débordant soudain d’une allégresse immense, comme un typhon qui, de son pied, balaie les montagnes inutiles, il descend les escaliers comme un chat-tigre à la poursuite d’une huître sur un rail de chemin de fer où passent d’heure en heure, des express internationaux. Ses meubles sont là ; mais, déjà, de l’armoire à glace éventrée sortent 4 000 flamants roses issus de ses chemises et de ses caleçons. Alors prenant à témoin les giroflées qui ont pris racine dans son matelas, il disparaît comme une mouche ; mais alors qu’une mouche ne disparaît pas pour tout le monde, on ne le reverra jamais.

Cependant, peu à peu, son mobilier donne naissance à toute une faune pour laquelle une flore nouvelle se crée. Le grand cheval de bataille aux oreilles d’argent et aux dents de terre se dresse au milieu du peuple affamé des rats jaunes mouchetés de gris qui s’enfuient, répandant en guise de crottes de minuscules papillons aux couleurs éclatantes, lesquels après avoir voleté un laps de temps qui n’est comparable qu’à l’épuisement progressif d’un homme qui, un beau matin, considérant l’afflux des voyageurs dans une grande gare de Paris a décidé de ne plus manger et observe cette résolution – je ne dirai pas jusqu’à ce que mort s’ensuive, car avant d’en arriver là, un brave rhinocéros, de l’espèce dite cochon-mangeur-de-pied-de-table, s’avance de son pas pesant comme un lac et, calculant mentalement le nombre de pieds de table nécessaires pour lui rendre la santé, puis le nombre d’arbres nécessaires pour faire ces pieds de table, juge plus expéditif de le manger mais, auparavant, il se dresse sur ses pattes de derrière et, corne en l’air, il fait à ses frères et ennemis, un discours :

Discours du Rhinocéros

O ! vous qui êtes mes frères parce que j’ai des ennemis, songez, songez au sort du baobab qui se lamente dans la cuisine du roi parce qu’on veut l’accommoder en salade.

Pauvre baobab ! ô toi, orgueil de la rive droite du Rhin, toi qu’on avait apporté dans ce pays, si petit que tu tenais dans un dé à coudre et que les femmes en te voyant disaient :

« Oh ! qu’il est petit, qu’il est charmant ! comme il ferait bon être couché sous son ombre avec son amant ! » Et, sous la poussée énergique des lavandières qui, tous les lundis, venaient uriner à tes pieds, leur dos osseux appuyé sur ton tronc qui leur faisait l’effet d’un membre viril se frôlant contre elles, tu étais devenu cette belle couvée d’aptéryx qui s’enfuit silencieusement à l’approche des chlamydosaures, lesquels, somme toute, ne te voulaient aucun mal mais désiraient seulement te demander d’où tu tenais cette fourrure qui te fait ressembler à l’entrée d’une station de métropolitain, l’hiver, alors que la neige tombe comme un moineau qui ne sait pas encore se servir de ses ailes lesquelles ne sont, à la vérité, que deux gaufres qu’une fillette de quatre ans ramassera pour les offrir à sa poupée. Sa poupée ! Ah parlons-en de ce poisson-volant qui se nourrit de son vol, saccadé comme les paroles d’un fiévreux en proie au délire. O délire ! C’est grâce à toi qu’un condamné à mort, la veille de son exécution, sentant déjà glisser sur son cou le couperet de la guillotine, arracha ses cils et ses sourcils qu’il noua les uns aux autres et fit ensuite tourbillonner au-dessus de sa tête en guise de fouet en criant : « Au feu ! Au feu ! Les panthères sont brûlées ! » Les panthères n’étaient pas brûlées mais un fakir leur avait promené une barre de fer rougie au feu sur l’échine et, de blanc qu’elles étaient, elles devinrent ce qu’elles sont : un serpent naja qui trône à la place d’un professeur de chimie mort subitement, au moment de commencer son cours, pour avoir avalé un porc-épic que sa myopie lui avait fait confondre avec une amande. Et le naja détient toute la science des professeurs passés et futurs, à telle enseigne que les élèves en sont émerveillés.

Le naja se dresse devant l’assistance et dit :

– Monsieur Petite Moustache relevée en croc avec l’oreille gauche fendue, dites-moi à quoi on reconnaît l’âge d’un cynocéphale dont la fesse droite est bleue et la gauche tango ?

Le jeune homme. – Les poils du cou du cynocéphale sont de la couleur de sa fesse droite et sur sa langue est tatoué en morse le signe S.O.S. Le cynocéphale est né le jour de l’attentat du restaurant Foyot.

Le naja. – Oui, mais sa queue porte à son extrémité une fourchette en feuilles de palmier. Qu’en concluez-vous ?

Le jeune homme. – Qu’il s’agit d’une femelle dont la progéniture a peuplé la forêt de Fontainebleau.

Le naja. – Bien mon ami, vous êtes décoré de l’ordre du casoar qui a avalé un rocking-chair.

Et le naja eût continué son cours sans l’intervention de l’éponge, qui, sournoisement, se glissa le long de l’échine du serpent et effaça ses lunettes en sorte que le reptile ne fut plus aux yeux de ses auditeurs qu’un vulgaire balai oublié par quelque domestique insoucieux de sa consigne. Mais l’éponge ne devait pas tarder à regretter son geste. Le tableau noir s’illumina d’éclairs. Une détonation sourde, répétée par des milliers d’échos, se traîna comme un camion dont le conducteur, secoué d’un rire inextinguible, avale toutes ses dents une à une et laisse la bride flotter sur l’encolure des chevaux. Ils en profitent pour conduire l’attelage dans la vallée des vautours gelés. Cent trente-sept rangs de vautours s’alignaient dans la vallée bordée au nord par un lama, au sud par un morse, à l’est par une girafe, et à l’ouest par un éléphant. Le camion arrive là comme une flèche dans un gigot. Tous les vautours qui se tenaient sur une patte battent des ailes et crient ensemble et en cadence : « Un champion ! Un champion ! » Les vautours s’envolent comme des mouches, mais restent au-dessus de la vallée et crient toujours : « Un champion ! Un champion ! » Mais lorsque le camion arrive au milieu de la vallée les vautours se taisent. Le camion s’arrête. Une voix grave s’en élève : « Les fourmiliers, en avant… Marche !… » Et une nuée de fourmiliers sort du camion et se répand dans la vallée.

C’est alors que l’hippopotame prend possession de la chaire du professeur de chimie et commence son cours :

– Animaux obliques aux fesses de canards, voyageurs sans éventails, arbres sans forêts, fleurs liquides, cerveaux plats, orteils du monde, grandes clavicules du chimpanzé dont la tête en forme de tomate a servi de tremplin à 30 000 colibris si chatoyants que ma maîtresse en voulait faire une robe qui par ses pépiements eut avantageusement remplacé un orchestre de violons destinés non pas à jouer des fox-trotts ou des shimmys mais à dorer convenablement des brioches. Et nul doute que l’orchestre eut réussi si… Ah si ! si moi ?… Si la lune avait été de la couleur de mes chaussettes, mais la lune cette nuit-là n’était pas plus grosse qu’une prune, la lune cette nuit-là était un oeuf d’ornithorynque que nulle femelle ne couvait. Aussi cet œuf au lieu de donner naissance à un animal de cette espèce produisit-il un petit écureuil fort ennuyé de remplacer la lune, mais je vous le demande, que pouvait-il faire pour échapper à son sort ? Tout juste s’il lui était possible de simuler le vol long et souple des albatros qui ont cueilli sur le pont d’un navire en perdition une orange qu’ils supposaient être une tête humaine. O Albatros, toi dont le bec sert à barrer mes t, qu’as-tu fait de ta femelle l’abeille, car je ne veux pas croire que ce stupide insecte est ou a été ta semblable. Dis-moi plutôt que ce ronflement de dormeur est le produit du croisement des fleurs carnivores et des pékinois.

Du fond de la salle une voix tonitruante s’élève :

– Levez le pied, escargot.

C’est une antilope blonde comme une déesse qui interrompt ainsi le majestueux hippopotame et voici qu’ils s’injurient :

L’hippopotame. – Sécrétion nasale, qu’as-tu fait de la saveur de tes poils ?

L’antilope. – Millions d’oiseaux d’or…

L’hippopotame. – J’ai connu au cours d’un voyage dans le tronc d’un mancenillier une petite chèvre grosse comme mon oeil qui n’avait d’autre but que d’accélérer le mouvement de la sève de ce végétal en absorbant l’oxygène qui de la sorte n’avait plus besoin d’atteindre les feuilles pour se répandre dans les oreilles des singes. Mais un jour une petite autruche s’assit à son ombre et murmura : « Quarante douzaines de perdreaux. » Et le lendemain sa mère ne la retrouva plus. Sous le mancenillier il n’y avait que le squelette d’un crapaud.

L’antilope. – D’une grenouille, tu veux dire, verrue humide.

L’hippopotame. – Quarante douzaines de perdreaux ! C’était un crapaud puisque ses oreilles ressemblaient à une anguille.

L’antilope. – Quarante douzaines de perdreaux ! Mais ses yeux étaient en bois de teck, donc c’était un crapaud.

L’hippopotame. – Veux-tu que je t’avale ?

L’antilope. – Si j’ai traversé les grandes plaines de soie où la loutre, après avoir tourné pendant trois jours autour d’une fourmilière semblable à une vieille cheminée, se tord comme un linge humide et si de la loutre tordue ne sortit pas une seule goutte d’eau – ou de tout autre liquide susceptible d’être à un rapide examen confondu avec ce composé d’hydrogène et d’oxygène – elle s’entoura d’un nuage de lilas, qui se déposa lentement sur le sol formant un superbe crocodile muni d’une mâchoire aussi belle que la devanture d’un bijoutier de la rue de la Paix. Hein, qu’en dis-tu, soupe d’éléphant ?

– Je ris parce que le crocodile c’était moi.

 

© Mélusine 2011
[haut]