Benjamin Péret

Au paradis des fantômes, 1933

 

AU PARADIS DES FANTOMES

Un souterrain du Château des Papes, en Avignon. Décorés de faveurs bleues et roses, des ceintures de chasteté, qui s’ouvrent et se ferment avec un grand bruit de mâchoires de crocodiles, sont pendues aux murs. Des centaines d’automates au repos encombrent le sol. Entre eux, on distingue des ombres qui circulent avec précaution.

ALBERT-LE-GRAND, couché sur un tas de clochettes qui tintent doucement suivant le rythme de sa respiration. Il s’éveille et s’étire bruyamment. — Joseph ! Joseph ! (A part.) À quoi bon avoir travaillé pendant trente ans à construire un concierge d’airain, un parfait portier, s’il se détraque aussitôt que je m’endors ? ...

HÉRON D’ALEXANDRIE, éternuant. — Quelle humidité ! Mon théâtre hydraulique ne fonctionne cependant pas… (A Albert-le-Grand.) Joseph est le ver luisant de vos journées. Il dort pour vous. Il réalise vos rêves nocturnes. Il est juste que le jour il rêve vos actes futurs.

ALBERT-LE-GRAND. — Oui ! Ses yeux ne sont pas les nôtres. Ce sont des yeux idéaux, les yeux que j’ai rêvés pour lui, qu’il fixe sur nous comme s’il voulait nous plonger dans le grand sommeil des lichens polaires.

HÉRON D’ALEXANDRIE. — C’est pour cela qu’il passe devant moi — lui comme les autres — en m’adressant les signes stéréotypés qui sont la raison d’être et la limite de son existence.

Bruit de ferrailles qui vient du plafond. Héron d’Alexandrie et Albert-le-Grand lèvent la tête. Virgile, évêque de Naples, et Regiomontanus surgissent précipitamment de derrière une pile d’armures d’où s’échappent des grognements.

HÉRON D’ALEXANDRIE. — Que se passe-t-il ? Qu’ont-ils à courir comme des ânes enragés ?

VIRGILE DE NAPLES. — J’avais construit une mouche d’airain que j’avais placée sur l’une des portes de la ville, et cette mouche mécanique, dressée comme un chien de berger, empêchait qu’aucune mouche n’entrât dans Naples, si bien que pendant huit ans, grâce à l’activité de cette ingénieuse machine, les viandes entreposées dans les boucheries ne se corrompirent pas. Hélas ! les mouches, à force de voir la Vierge Marie (c’est le nom que j’avais donné à ma mouche), finirent par ne plus la craindre et rentrèrent dans Naples au moment où l’on s’y attendait le moins…

ALBERT-LE-GRAND. — Vierge Marie ! Vierge Marie ! Je crois comprendre. Vous avez donné ce saint nom à votre mouche parce qu’elle chassait les autres mouches, tandis que le célèbre Saint-Esprit rendit surnaturellement mère l’autre vierge Marie pour la préserver de toute tentation terrestre.

REGIOMONTANUS. — Ainsi, aujourd’hui, l’on préserve du choléra en simulant un empoisonnement à l’aide de microbes domestiqués. La mouche de mon invention ne sut que se poser sur le bras de l’empereur Maximilien, quand il entra à Nuremberg précédé de mon aigle d’airain. Enfin, nous avons eu plus de chance que Roger Bacon et Thomas de Bungey qui, après avoir rendu leur corps égal et tempéré par la chimie, utilisèrent le miroir Amuchesi pour construire une tête d’airain qui devait leur dire s’il serait un jour possible d’enfermer toute l’Angleterre dans un gros mur. Ils la forgèrent pendant sept ans sans relâche, mais le malheur voulut que, lorsque la tête parla, les deux moines, occupés à tout autre chose, ne l’entendirent pas. Tenez, regardez-les.

Rober Bacon et Thomas de Bungey sont à plat-ventre sur le sol. L’un fait des araignées de papier de soie sur lesquelles l’autre pleure pour les animer.

VIRGILE DE NAPLES. — C’est lamentable !

Un serpent de bois peint déroule lentement ses anneaux et s’enroule autour de la jambe de Thomas de Bungey qui, de saisissement, avale l’araignée sur laquelle il versait des larmes.

ROGER BACON. — Ciel ! Satan !

THOMAS DE BUNGEY, pâlissant et devenant squelettique. — Que dis-tu ? (Apercevant le serpent.) Suis-je au Paradis terrestre ? Alors, je veux voir Ève.

REGIOMONTANUS. — Non ! Nous sommes au paradis des automates, c’est-à-dire au paradis des fantômes.

VIRGILE DE NAPLES. — Ce serpent qui reproduit indéfiniment les gestes suggérés par les lointains sorciers qui voulaient faire éclater aux yeux de tous le pouvoir magique des fondateurs spirituels de la tribu est à l’image de mon ancêtre. Les statues de bois et de terre cuite auront beau agiter leurs bras sémaphoriques, elles ne lui feront rien changer à l’ordre de ses mouvements.

Trois heures : un serpent, de sa queue, frappe trois coups sur un timbre, cependant qu’Ève offre la pomme à Adam qui la refuse en tournant dédaigneusement la tête.

ALBERT-LE-GRAND. — La nuit magique n’est pas près de se dissiper et ce n’est pas une pomme qui, en tombant sur la tête d’un homme, fera, d’une lune raisonnable, un soleil fou, un soleil automatique. Des hommes actuels à leurs ancêtres totémiques, la filiation ne s’établit qu’à travers les pommes qui ne tombent pas, qui refusent de tomber, d’être cueillies, et qui ne seront jamais mangées, mais, par contre, s’ouvrent comme une huître au soleil pour laisser apparaître le totem réel des automates.

HÉRON D’ALEXANDRIE. — Par mon pouvoir, des portes se sont ouvertes de leur propre mouvement ; j’ai fait siffler des oiseaux de pierre et boire des statues de métal ; j’ai donc exécuté mécaniquement des opérations dont la réalisation apparemment surnaturelle était jusque-là réservée aux sorciers. Il est vrai que, par une juste compensation, ce qui était la réalisation des ambitions magiques de ces derniers devait servir à la glorification des sorciers légendaires : les dieux de tous les Olympes.

ALBERT-LE-GRAND. — Mais le bois dont ils sont faits prépare une volée de coups de trique pour le jour où les Olympes prennent figure de paradis. En fin de compte, les coups de trique s’enflamment dans les bûchers de l’Inquisition. Si Joseph n’était éternel, Thomas d’Aquin l’eût assassiné pour se chauffer et mériter sa sanctification. D’autres Joseph viendront qui seront des démons de métal et broieront sous leur pas les paradis de bulles de savon rampant sur un sol de pâtée de chien. Et nul Thomas d’Aquin n’échappera à cette destruction.

UNE VOIX LOINTAINE. — Papa, maman, Marianne, maladie, santé, astronomie, opéra, pantomime, Constantinopolis, Monomotapa, Astrakan, Anastasius.

VON KEMPELEN, tenant à bout de bras une tête d’homme toute rouillée, apparaît entre un « Rohraffe » qui ricane, blasphème, et un Jacquemart qui, muni d’un bâton, fesse une femme à tour de bras. — Je l’ai toujours dit à l’abbé Mical : le spasme du diaphragme le saisit au moment où il s’y attend le moins et il laisse flotter négligemment l’épiglotte ! On aura beau prétendre que ma tête prononce les r en grasseyant et en ronflant péniblement, je n’en suis pas moins dieu puisque, le premier, j’ai fait parler le fer.

VIRGILE DE NAPLES. — Moi aussi, alors ! N’ai-je pas été le premier à empêcher la viande de se corrompre et n’est-il pas plus agréable de voir une mouche de fer voler autour d’un beefsteack que de le voir sortir de la glacière ?

LÉONARD DE VINCI. — Et moi, n’ai-je pas créé un lion de bronze qui s’avança au-devant du roi de France Louis XII et s’ouvrit la poitrine pour montrer les lys qui fleurissaient en son sein ?

L’ABBÉ MICAL. — Des mots ! Mes deux têtes de métal sont colossales et leur voix est surhumaine. Elles discutent entre elles, comme des déesses. Écoutez :

« PREMIERE TETE. — Le roi donne la paix à l’Europe.
DEUXIEME TETE. — La paix couronne le roi de gloire.
PREMIERE TETE. — Et la paix fait le bonheur des peuples. »

VIRGILE DE NAPLES. — Vos deux têtes ne peuvent être que des déesses, car elles ne disent que des sottises. Celui qui parle sans penser ne peut être un homme mais un pauvre dieu, à l’image de son créateur.

LÉONARD DE VINCI. — Virgile et moi, nous vous sommes supérieurs ; j’ai transformé la nature et Virgile, en chassant les mouches, n’a pas eu d’autre but. Vous n’avez jamais vu de lion s’ouvrir la poitrine parce qu’il se trouve en face d’un roi. Le crapaud qui fume une pipe pour imiter l’homme qui la lui a mise dans la gueule, voilà ce qui vous inspire.

L’ABBÉ MICAL. — La voix blanche de mes têtes vous empêche de dormir. La parole a été donnée à l’homme pour qu’elle reste.

VON KEMPELEN. — Pour qu’elle reste. Il y a longtemps que Giovanni Battista Porta avait eu l’idée d’enfermer les paroles dans un tuyau de plomb placé dans une boîte qu’il eût suffi d’ouvrir pour que le tuyau parlât. Et Grundler qui pensait pouvoir retenir quelques mots dans une bouteille, grâce à une ligne spirale !

LÉONARD DE VINCI. — Le phonographe se constituait lentement. De celui-ci et de la balance qui écrit votre poids, jusqu’aux bombes à retardement et aux mines flottantes qui contribuent à peupler le paradis et l’enfer au moment où l’on ne songe qu’aux bienfaits d’un confit d’oie accompagné d’un verre de vin des Hospices de Beaune bien chambré, les automates allaient être légion.

JAQUET-DROZ, sortant d’une haute caisse. — Merveilleux ! Il a écrit le mot « Merveilleux » ! L’enfant qui parle pour la première fois dit « Papa » ou « Maman » mais mon automate écrit « Merveilleux » parce qu’il se sait d’essence merveilleuse.

VIRGILE DE NAPLES. — Que dites-vous, vous avez créé un automate qui écrit seul ?

Tous entourant Jaquet-Droz, qui vient de sortir d’une caisse son automate écrivain. Les uns paraissent incrédules, d’autres donnent les signes d’une vive inquiétude.

JAQUET-DROZ. — Il sait toutes les langues et m’apprend tout ce que j’ignore. Il pense et écrit pour moi ce que je n’ose penser. Il me dicte mes idées.

Le visage figé, un homme s’avance avec des mouvements saccadés de machine, Grincement métallique. Il s’immobilise devant eux. Tous le regardent étonnés, ne sachant s’il s’agit d’un homme ou d’un automate.

VON KEMPELEN. — Un fantôme ! Le fantôme des automates !

ALBERT-LE-GRAND. — Joseph !

VIRGILE DE NAPLES. — Ma mouche de fer chassait les mouches vivantes, mais celui-ci doit les avaler.

LÉONARD DE VINCI. — Un faux automate ! Cet homme est jaloux de la machine ! Jadis les hommes construisaient des automates pour se dispenser de descendance. La famille se muait en métal et le père, créateur, ne manquait cependant pas au rôle qui lui était dévolu. Que le fils fût une mouche, un lion ou un concierge, les desseins de la nature étaient sauvegardés. Un automate vivant ?

VON KEMPELEN. — Si c’est un automate vivant, ce dont je doute, car il ne parle pas, il ne peut être destiné qu’à préserver les hommes de la tentation d’enfanter des automates. Ce ne peut être qu’un contre-automate.

JAQUET-DROZ. — Esclave de son créateur, le fils de métal s’est fait père, esclave de la machine et le contre-automate n’est que l’image vivante de cet esclavage.

Dans un coin, une pendule sonne cinq heures. L’automate qui la domine est assis. Il tient sur ses genoux une assiette pleine de pommes de terre. Da sa fourchette, il en prend successivement cinq et les avale.

ROGER BACON. — Etre condamné à manger constamment des pommes de terre, alors qu’on préférerait peut-être un perdreau, et cela par la vengeance d’un homme qui détestait les pommes de terre, quelle tristesse, quelle sujétion !

L’HOMME AUTOMATE, reprenant son expression naturelle. — Messieurs, je vois que je suis en bonne compagnie, au milieu des inventeurs d’automates et de leurs créations. Mais où est donc Vaucanson ?

VAUCANSON, sortant de l’ombre. — Ne craignez rien, je parlerai à mon heure. Je voulais une cane qui pondit des œufs frais mais, comme je n’ai pas réussi, j’ai fabriqué un canard.

JAQUET-DROZ. — Merveilleux ! Ce mot automatique est sur toutes les lèvres de métal et rayonne sur tous les fronts qu’effleurent seules des pensées dominant la nécessité. En l’écrivant, mon automate n’a fait que traduire la pensée de tous ceux qui l’ont précédé, hommes, mouches ou carrosses. Je ne comprends pas pour quelle raison Vaucanson voulait faire pondre des œufs de métal qui donnassent naissance à toute une génération de canards automatiques ?

L’HOMME AUTOMATE. — Je pourrais enseigner aux canards à se tenir et à vivre comme des automates…

VAUCANSON. — Mon canard allonge le cou pour aller prendre le grain dans la main, l’avale, le digère et le rend, par les voies ordinaires, tout digéré, par dissolution comme le font les vrais animaux et non par trituration. Je ne prétends pas donner cette opération pour une digestion parfaite capable de produire du sang et des parties nourricières pour l’entretien de l’animal, mais on aurait mauvaise grâce à me le reprocher.

Pendant ce temps, l’homme automate ne cesse de parler avec une extrême volubilité.

L’ABBÉ MICAL. — Il est plus bavard que mes têtes. Il est doublement automate. Il veut imiter ceux qui marchent et s’en repose en imitant sans s’en douter ceux qui parlent.

VON KEMPELEN. — Son père lui a transmis la parole, ainsi qu’au perroquet, pour en faire un usage délirant.

VAUCANSON. — J’oubliais de vous dire que mon canard boit, barbote dans l’eau, croasse comme le canard naturel.

LÉONARD DE VINCI. — Que ne l’introduisez-vous dans la société des canards naturels ! Les erreurs de ceux-ci aussi bien que leur méfiance éventuelle vous seraient de précieux enseignements.

L’HOMME AUTOMATE. — N’est pas automate qui veut ! J’étais allé voir un charlatan qui opérait sur la scène d’un petit théâtre de province, demandant à des spectateurs de bien vouloir se laisser endormir. Je me présentai. C’est alors qu’il me glissa dans l’oreille avec une sarbacane : « Il y a cinq cents francs pour vous et un éventail en peau de grand-mère si vous faites tout ce que je vous dirai ! » Sans me faire prier, je gardai longtemps l’immobilité d’une planche de salut reposant sur deux dossiers de chaise. Ainsi naquit ma vocation.

Un robot, avec un grand bruit de moteur, passe en les bousculant, entre ces rêveurs, ces génies, ces fantômes en proie à leur seule imagination, aux seuls exploits de leurs créatures.

JAQUET-DROZ. — Jadis les automates dansaient, écrivaient, parlaient et dessinaient. Aujourd’hui le robot nous méconnaît, nous qui sommes les dieux des automates, leurs muscles et leur cerveau. Mais le premier mot que traça mon « Écrivain » reste malgré eux leur cri de ralliement. Le monde perdu où vivent les automates se peuplera sans fin de leurs ombres. Ces sphinx mobiles n’ont pas fini de proposer aux hommes les énigmes dont la solution même appelle une énigme nouvelle. (Le robot revient en les bousculant tous. Jaquet-Droz est jeté à terre.) Merveilleux ! Merveilleux ! Merveilleux ! ...

 

© Mélusine 2011
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