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Michel Meyer présente Le Paysan de Paris d'Aragon.

Gallimard, Foliothèque, 2001, 158 P.

 


Michel Meyer, professeur au lycée Mermoz de Saint-Louis (Haut-Rhin), réalise ici une bonne analyse critique, pédagogique et sûre de ce grand texte surréaliste qu'il donne comme l'équivalent de Nadja, en montrant - à travers d'autres exemples aussi - combien les textes d'Aragon et de Breton se croisent et se répondent dans les années 20.


Conçu comme une immense dissertation, avec un soin particulier - jusqu'à l'excès - pour les transitions, ce travail - qui contient une bonne part de résumés et de synthèses sur les grandes parties de ce texte éclaté et sur les scènes-clés (la blondeur, les jardins, le discours de l'imagina-tion) - s'organise en deux temps qui distinguent le fond et la forme. Soucieux de partir de la forme, comme dans toute démarche de lecture méthodique, Michel Meyer analyse d'abord l'écriture surréaliste du Paysan de Paris dans une première partie intitulée " La hantise du collage " (la composition de l'œuvre ; les contrastes de styles ; l'esthétique du collage et ses conséquences). Puis il en arrive au lien entre l'œuvre et l'homme qu'il place sous le signe de la question cruciale de l'identité pour Aragon, dans une deuxième partie intitulée " Du collage à la quête de l'identité ". Il traite alors la question de l'identité à travers la réflexion philosophique menée par Aragon à partir de la philosophie allemande, puis en s'interrogeant sur les signes de la surréalité (conçue selon le principe " vivre comme on écrit ") et en montrant enfin que l'identité vacillante du jeune Aragon se trouve et se structure grâce à deux principes organisateurs forts qui se dressent contre le risque de la dissolution et qui structureront toute son œuvre et toute sa vie : le mythe de Paris et la religion de la femme. Cette analyse est suivie d'une anthologie d'extraits signifiants de textes d'Aragon qui éclairent Le Paysan de Paris (Une Vague de rêves, plusieurs extraits des Chroniques I, Le Roman inachevé, La Défense de l'infini - mais sur ce dernier point, le lien n'est pas assez montré), de textes de Breton qui entrent en écho avec le texte d'Aragon (Nadja, " L'esprit nouveau ", " Angélus de l'amour ") et d'autres textes qu'on pourrait considérer comme des intertextes même si l'étude n'est pas proposée (Villiers de L'Isle Adam, Zola, Céline). Le dossier se termine par un ensemble de textes critiques d'importance inégale, la référence la plus suggestive étant celle de Walter Benjamin qui dans son livre inachevé sur les passages rappelle ce qu'il doit à la lecture du Paysan de Paris et montre comment le XIXe siècle et la modernité se rencontrent dans les passages parisiens. J'ajoute que ce sera aussi le cas pour Aragon.


Les points forts du travail de Michel Meyer résident dans les analyses intéressantes qu'il propose sur la quête philosophique à l'œuvre dans Le Paysan de Paris, sur le lien avec le cinéma, déjà signalé, et surtout sur l'esthétique théâtrale qui s'y fait jour et qu'on n'avait pas encore vraiment montrée, comme une anticipation de Théâtre/Roman, et enfin sur la continuité de l'œuvre d'Aragon qui se joue toujours entre réalisme et surréalisme. Concernant le premier point, Michel Meyer pointe la référence à Platon (sans vraiment préciser ce que son analyse doit à Michel Apel-Muller qui a retrouvé l'édition de Platon possédée et annotée par Aragon), la référence à Kant et le dépassement de l'idéalisme kantien par la double référence à Hegel et Schelling, mais on aurait souhaité plus d'attention aux travaux des aragoniens sur ce sujet. Je répare cette lacune et signale deux références majeures dans la revue Recherches Croisées sur Aragon et Elsa Trioleti du groupe ERITA (Équipe de Recherche Interdisciplinaire sur Elsa Triolet et Aragon. Site : http://www.louisaragon-elsatriolet.com ) : Nathalie Piégay-Gros, " Philosophie de l'image ", RCAET n° 5, 1994), Emmanuel Rubio, " Présences de Schelling dans Le Paysan de Paris ", RCAET n° 8, à paraître. J'ajoute, concernant le naturalisme du Paysan de Paris, l'article de Franck Merger, " La présence des textes de Zola dans Le Paysan de Paris " à paraître aussi dans RACET n° 8).


Enfin si la continuité de l'œuvre d'Aragon est bien montrée (ainsi Michel Meyer souligne la trace du surréalisme dans les romans du Monde Réel et, par exemple, la présence des passages et des cafés parisiens dans Les Beaux Quartiers et Aurélien), l'analyse n'évite pas toujours l'écueil des stéréotypes. Ainsi par exemple, le passage à une esthétique réaliste, et même réaliste socialiste, est toujours qualifié de " conversion " - avec l'implicite qu'il y a de la religion dans le communisme d'Aragon - sans voir que cela entre en contradiction avec l'observation, fort pertinente par ailleurs, qu'il y a une tentation réaliste évidente dans Le Paysan de Paris déjà. De même, le stéréotype de l'autre " conversion " d'Aragon à l'amour unique conduit à une présentation bien moralisatrice de La Défense de l'infini : Le Con d'Irène est défini comme un texte violent et poétique qui " montre l'impasse d'une sexualité où l'amour est absent ". En réalité les choses sont plus complexes et Aragon porte le même regard tendre et respectueux sur les femmes du bordel du " Passage de l'Opéra " que sur la femme merveilleuse du " Songe du paysan ", cette " amie éclatante et brune " dont Édouard Ruiz et Lionel Follet nous ont appris qu'elle était Eyre de Lanux (voir toutes les précisions dans la précieuse édition de La Défense de l'infini, Gallimard, Les Cahiers de la NRF, par Lionel Follet).
D'une manière générale on aurait aimé plus de précision dans les références (pp. 27, 38, 57, 85) et une vigilance qui aurait permis d'éviter de dater Le Fou d'Elsa (1963) de 1951 (p. 91). Comme on aurait aimé une plus grande sensibilité à la dimension satirique de ce texte, à la violence de l'ironie contre la société bourgeoise qui donne le ton du passage sur les jardins (le jardin n'est pas que celui de l'amour : à côté du Parc des Buttes-Chaumont, lieu de la merveille, il y a aussi l'horreur des jardins de banlieue où l'homme " s'attendrit et se balance au milieu de cette figuration crétine du bonheur " et " rit tout doucement à côté des fuchsias ") et qui relie le lyrisme du Paysan de Paris aux pages flamboyantes et acérées du Traité du style et de La Défense de l'infini.


          Maryse VASSEVIÈRE