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Joyce Mansour, Histoires Nocives, L’Imaginaire / Gallimard, 2005

par Stéphanie Caron

 

Joyce Mansour serait-elle en passe de sortir enfin des limbes sulfureux où la postérité semblait l’avoir jusqu’alors reléguée ? A l’heure où les très populaires Têtes raides mettent sa poésie en musique, et où sa biographie paraît aux éditions Jean-Michel Place, voilà que Gallimard réédite ses Histoires nocives dans la collection « L’imaginaire ». Réédition qui tombe, il est vrai, d’autant mieux que le volume des œuvres complètes paru chez Actes Sud en 1991 sous le titre Joyce Mansour, prose et poésie, est devenu quasi-introuvable. Et le mieux n’étant, en la circonstance, nullement l’ennemi du bien, saluons l’entreprise de Gallimard qui, aussi modeste soit-elle en regard de celle tentée par Hubert Nyssen, met au moins à la disposition du (grand ?) public un recueil de la non moins grande poétesse surréaliste.

Le bonheur de (re)lire Joyce Mansour ferait presque oublier le dénuement du volume, dépourvu de préface et de notes, ainsi que la présentation pour le moins laconique qui y est faite de l’auteur, si ladite présentation n’accumulait, en une dizaine de lignes, les erreurs les plus grossières. Passe encore que Joyce Mansour y soit décrite comme « la seule femme à appartenir au mouvement surréaliste » — on pardonnera au rédacteur d’ignorer l’existence de Jacqueline Lamba, de Valentine Penrose, de Claude Cahun, de Toyen ou de Leonora Carrington, pour ne citer que quelques-unes de celles qui ont participé, souvent très activement, à l’aventure surréaliste. Mais ce qu’on lui pardonne plus difficilement, c’est de n’avoir manifestement vérifié aucune de ses sources, en l’occurrence souvent erronées. Ainsi André Breton n’appelait-il pas Joyce Mansour « l’enfant du Conte oriental » mais, ce qui est tout différent, « la tubéreuse enfant du conte oriental », laquelle enfant est bien née en Angleterre, mais « est élevée » en Egypte, et non à Oxford, comme le prétend cette notice biographique. "Détail" d’importance, dans la mesure où des souvenirs de cette enfance égyptienne essaiment dans toute l’œuvre de Joyce Mansour, et en particulier dans Iles flottantes, la seconde des Histoires nocives ici recueillies.

 

Achevée en mai 1972, cette « histoire » est la seule à être inédite lors de la première parution du recueil en 1973, dans la collection Blanche de Gallimard. A l’époque, il s’agit surtout pour l’éditeur de reprendre Jules César, le tout premier récit de Joyce Mansour, paru en 1956 aux éditions Seghers. Le texte, alors épuisé, est en effet d’une « méchanceté » et d’une « insolence décalées », pour reprendre les termes qui figurent sur l’actuelle quatrième de couverture :

 

« Ils étaient nés à Sodome d’une vache et d’un fossoyeur après deux heures de travail bien

arrosées de bière. Ils se retrouvèrent entre les draps humides et rarement lessivés du lit

paternel et regrettèrent presque aussitôt la chaleur de l’étreinte utérine. Ils goûtèrent aux

délices des sécrétions rénales continues, la liberté du nombril les enchanta et, cramponnés aux

mamelles gorgées de miel de leur nourrice Jules César, ils se jurèrent avec des babillements

sucrés de boire tout le sang du monde. C’étaient des enfants normaux. » (p. 13)

 

Mimant l’avancée, chaotique, de l’apprentissage des jumeaux — qui grandissent « dans une atmosphère de haine non dissimulée » entre une mère « paresseuse et nue », un père « souvent absent » et Jules César, « méchante, vieille et plus négresse chaque année » — le récit se construit comme un roman de formation un peu pervers, dont le point culminant est l’initiation sexuelle des garçons par une vierge lubrique prénommée Lucie. Après cela le Déluge, qui, conformément au modèle biblique latent, engloutit chalets et biens ce petit village perché sur une « montagne grande comme la France », mais qui ressemble à s’y méprendre à la Suisse.

Qu’un tel texte ait pu être dédié à André Breton, voilà ce dont personne ne songerait plus aujourd’hui à s’étonner: ce « conte pour hommes faits » ne fait après tout que répondre, à quelques années de distance, au vœu que formulait l’auteur du Manifeste du surréalisme : « il y a des contes à écrire pour les grandes personnes, des contes encore presque bleus. » Plus étonnante paraît peut-être sa publication aux côtés d’Iles flottantes, avec lequel sa fiction semble n’avoir guère en commun qu’une vague proximité géographique.

La seconde « histoire nocive » ici recueillie prend en effet pour cadre l’hôpital cantonal de Genève, où la narratrice rend visite à son père agonisant avant de se retrouver elle-même, sans que l’on sache très bien pourquoi, en situation de malade. A l’image des corps qu’il met en scène, le récit se décompose en courts fragments d’écriture, sortes d’îlots narratifs où l’auteur oppose à la maladie, ici l’arme de l’humour noir, là des images d’un érotisme cru :

 

« La matrone est le parangon des infirmières : rayonnante de bonne santé, le sexe franc et ouvert

comme une boîte de sardine, elle a l’air de sortir d’une page de l’Ancien Testament. « Je veux

m’asseoir sur tes genoux », me dit-elle. Inutile de se perdre en avances maladroites. J’ai allongé

un grand coup de pied dans les tibias du barbu pour le faire déguerpir, et j’ai gobé la langue

babillante de la matrone. » (p. 72)

 

Pourtant, cet ensemble narratif est bien loin de se réduire à la longue suite de fantasmes érotiques, ou à la chronique du monde hospitalier, auxquelles on a parfois tenté de le réduire — même s’il est, aussi, cela. Texte inclassable, autobiographie, journal, mais aussi poème, immense machine langagière tressant et dénouant aussitôt un discours menant implacablement vers la mort, Iles flottantes assemble un vaste corpus mêlant souvenirs, fantasmes, réminiscences de lectures ou d’entretiens, allusions à des recueils antérieurs et à d’autres écrivains, le tout assorti de séquences oniriques qui lui confèrent son atmosphère si singulière :

« Une feuille morte tombe sur ma bouche. Farouche humidité d’une bouche qui s’éveille. Une minute entière je me cherche parmi les anneaux de caoutchouc qui entourent le souvenir : il s’enfuit. Je me lève prestement. Un livre tombe : "Le Monde désert". Je quitte la rue des Aubépines, pressée de retrouver " … le collier qui nous lie. Mais qui donc tient la chaîne ?" (Vigny)

J’avance. Je longe la palissade, notant au passage le bleu granuleux du néon sur le mur de l’hôpital, la présence à mes côtés d’un chien noir répondant au nom presque oublié d’ « Utique », et d’une espèce de jalousie nouvelle à la hauteur du nombril.

Je me laisse tomber du haut de la palissade. » (p. 57)

 

Avec ce texte, Joyce Mansour nous propose en fait un genre d’autobiographie bien particulier, où il ne s’agit pas de se raconter, mais d’inscrire le Je dans une sphère où se réalise l’indistinction entre poésie et narration, rêve et réalité.

Et c’est là, son doute, l’une des raisons de sa publication conjointe avec Jules César. De son premier récit, l’auteur disait en effet : « Les choses que j’ai mises dans Jules César, je les ai senties, j’en ai rêvé, je les ai connues. La plupart sont des rêves, mais certains personnages m’ont été inspirés par des gens que j’ai connus ». Et de fait, les nombreux événements empruntés au vécu de l’auteur sont, dans les deux récits, traités sur un pied d’égalité avec les productions oniriques, créant un espace autobiographique flottant où se confondent les notions de réel et d’irréel. Mais là où Jules César résistait, malgré tout, à la tentation autobiographique, Iles flottantes y succombe plus visiblement: assumée, cette fois, à la première personne, la narration se déroule au fil d’un événement tragique, dont elle enregistre, au jour le jour, les résonances sur l’auteur / narrateur — la mort réelle du père de Joyce Mansour.

Point d’aboutissement, donc, d’un projet d’écriture de soi qui se profile dès l’entrée en littérature de la poétesse, Iles flottantes marque également le terme de tout un pan de la production mansourienne: il sera le dernier texte narratif de Joyce Mansour, forme d’écriture à laquelle elle ne reviendra jamais. Ainsi se devine, dans ce texte-bilan qui pourrait, aussi bien, être lu comme une anthologie, une sorte de testament littéraire: récit de mort, il met secrètement en scène la mort d’un langage qui, atteint dans le lieu même où il s’ancre symboliquement, procède à sa propre liquidation. Liquidation qui est, aussi, celle d’un long passé surréaliste. L’adieu définitif à André Breton se double, en effet, d’un congé donné au surréalisme, dans sa dimension collective: « Le hasard lui-même n’a plus de portée significative, il tombe dans la banalité dès sa parution. D’abord, ne sommes-nous pas là pour afficher nos vices et nos tares, nos extraordinaires singularités ? […] Il n’émeut plus. On l’oublie. » (p. 96)

 

Quoi que l’on pense du titre (qui fut choisi par Gallimard) et des insuffisances de l’édition proposée, Histoires nocives ouvre assurément une bonne porte d’entrée dans l’univers, si singulier de Joyce Mansour, où les princesses sont sadiques et les rois féminins, où l’amour est talonné par la maladie, et où le livre, finalement, reste le dernier refuge contre la mort qui menace. Ce petit recueil retrace aussi, dans ses lignes directrices, le parcours d’une figure majeure du surréalisme: des débuts enthousiastes, sous l’égide affichée de Breton, jusqu’au renoncement final, sept ans après la mort de ce dernier, ces Histoires nocives racontent en filigrane l’histoire d’une novice devenue écrivain, qui aura soutenu jusqu’au bout, et contre vents et marée, la vitalité du mouvement surréaliste.