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Olivier Penot-Lacassagne, Antonin Artaud. « Moi, Antonin Artaud, homme de la terre »,
Croissy-Beaubourg, Éditions Aden, 2007, 360 p.

Olivier Penot-Lacassagne, Vies et morts d'Antonin Artaud, Saint-Cyr-sur-Loire,
Christian Pirot éditeur, 2007, 238 p.

Compte rendu par Bernard Baillaud

On songe déjà, après avoir refermé le premier de ces deux livres, à le relire une troisième fois. Car il suffit de s'y être essayé : il n'est pas facile d'écrire sur Antonin Artaud. Soixante ans après la mort du poète, ce qui fut un mythe ne « fonctionne » plus. Le mimétisme a largement montré ses limites (pourquoi écrire s'il ne s'agit que de répéter ?), la métaphorisation enrichit l'écriture critique mais ne la rend pas toujours plus pertinente pour autant, et les « concepts » issus de l'œuvre restent d'une construction fragile. Le premier courage d'Olivier Penot-Lacassagne est d'avoir relevé ce défi, sans se laisser impressionner par les polémiques récurrentes nées des conditions de publication des Œuvres complètes, ni par l'immense bibliothèque que constituent aujourd'hui les travaux consacrés à Antonin Artaud. Deux livres se partagent le fruit de cet effort, fondés sur la conviction qu'il ne saurait « exister » de lecture définitive.
Le premier volume place Artaud dans le cadre d'un approfondissement de la douleur par le discours romantique européen. La modernité réévalue le rapport de l'homme au monde ; Artaud questionne ce rapport et cette réévaluation, en traçant deux routes, celle de l'infime dedans et celle de l'infini dehors. Chacun de ses choix souligne sa marginalité. Le travail chronologique opéré par Paule Thévenin permettait de faire taire un certain nombre de légendes. Olivier Penot-Lacassagne ne verrait sans doute pas d'inconvénient à ce que ce travail de clarification fût continué, car de deux choses l'une : ou bien le texte d'Artaud s'encombre de discours parasites qui entravent la lecture, et il n'y aura pas d'inconvénient à faire joyeusement le ménage ; ou bien il est trop faible pour soutenir un travail critique, auquel cas il ne sera pas inutile non plus d'en être instruit. En s'appuyant provisoirement sur la chronologie, Olivier Penot-Lacassagne abandonne les facilités relatives d'une lecture simplement thématique et aborde une lecture disruptive, qui esquisse, grave et burine les moments d'écriture, les glissements, les reprises, les abandons, et dont les implications anthropologiques sont toujours nombreuses. Sur la gnose, sur l'Orient, sur la cruauté, sur le théâtre, le sens des mots se construit progressivement. Les séquences se succèdent sans se tuiler complètement. En 1924, Artaud revendique un droit de parole qu'il est impuissant à exercer. En 1937, s'ouvre une période théurgique, métaphysique, durant laquelle Artaud se voit sauveur et victime, messie et destructeur. En 1945, Artaud déconstruit dans la violence son rapport au monde, entre dans une autogenèse perpétuelle, sans reconnaissance d'une filiation. Les personnages d'une geste du verbe sont nombreux : aphasiques, coprolaliques, discrédités du langage, parias de la pensée, et j'en passe. La scène de l'origine, dont le caractère fallacieux relève de l'évidence, désigne l'enjeu d'une protestation contre les géniteurs et de la revendication d'un devenir autre.

Les choix du second livre d'Olivier Penot-Lacassagne sont différents, mais ils étaient perceptibles – et souhaités, sinon attendus, par le lecteur – dans les marges du premier. Une entrée en matière empruntée à un texte d'Artaud, expulsant « cinquante piges » d'un état-civil sans repos, et qui fonde une « biographie » en forme d'errance vive. Des précisions utiles sont apportées sur la présence cinématographique d'Artaud, souvent omises dans les travaux littéraires, tant les crispations disciplinaires ont la vie dure. Même utilité à propos du séjour au Mexique. Le lecteur complètera in petto ce qu'il lit avec ce qu'il aurait aimé lire, par exemple à propos des interlocuteurs ruthénois d'Antonin Artaud, qui surmontaient des préjugés plus tenaces encore que leurs homologues parisiens : Jean Digot et l'imprimeur Jean Subervie. Mais à trop laisser le texte se gonfler de ses annotations et de ses virtualités, il en serait devenu rigoureusement impossible. Olivier Penot-Lacassagne a l'autre mérite, au cœur même d'un texte biographique qui en d'autres mains s'en serait passé (c'eût été à tort), de donner au texte d'Artaud le premier et le dernier mot, comme si cette vie, au-delà des informations par lesquelles elle peut toujours être précisée, était tout entière passée dans le texte. On savait déjà que le texte d'Artaud subsistait, depuis que l'auteur a été lâché par son corps. Mais l'occasion est bonne de vérifier que la critique du mythe Artaud est une forme efficace de respect pour le texte, et que ce texte lui-même conserve une frappe intacte.

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