Télécharger au format pdf

Paul Klee au Musée de L’Orangerie à Paris

Branko ALEKSIĆ 

 

Il y a une réelle pertinence dans le fait que l’exposition Paul Klee (1897-1940) au Musée national de L’Orangerie soit organisée, d’avril à juillet 2010, par le Musée national de L’Orangerie (commissaire général : Emmanuel Bréon, directeur du Musée de L’Orangerie, et Marie-Madeleine Massé, conservateur au Musée) et par la Fondation Beyeler à Riehen / Bâle (Philippe Büttner, conservateur à la Fondation Beyeler de Suisse), en échange d’un groupe important de tableaux du Douanier Rousseau (achetés à l’époque par le collectionneur Paul Guillaume sur la suggestion de Guillaume Apollinaire), prêtés pour une exposition consacrée à ce dernier par la Fondation Beyeler (février-mai 2010)… Les œuvres de Douanier Rousseau, jadis perçues, comme celles de Klee, telles « œuvres d’enfant ou de fou », seront défendues, à la suite d’Apollinaire, par Picasso, Aragon et surtout Wilhelm Uhde, ainsi qu’André Breton. Avant de citer Klee dans le Manifeste du surréalisme de 1924 (OC I, p. 330n) parmi ces peintres qui ont « entendu la voix surréaliste » et qui se sont exemptés du « son harmonieux » de la peinture traditionnelle, Breton avait insisté pour que Jacques Doucet, célèbre couturier et mécène, « achète un petit Paul Klee » (ne serait-ce pas le tableau sous verre que possédait Simone Kahn-Breton… ?). Si l’on revient à la note de bas de page dans le Manifeste du surréalisme, on constate que nombre des peintres cités par Breton : « …Picasso…, Duchamp, Picabia, Chirico (si longtemps admirable), Klee, Man Ray, Max Ernst et, si près de nous, André Masson. » (OC I, 330n), se sont retrouvés réunis – à l’exception de Chirico et Duchamp – dans la première exposition collective « La Peinture surréaliste » de la Galerie Pierre, au 13 rue Bonaparte, le 13 novembre 1925, à minuit. Y étaient exposés les tableaux de Picasso, Chirico, Arp, Ernst, Masson, Miró, Klee, Tanguy, et Pierre Roy (le seul qui soit resté méconnu, malgré une monographie qu’André Masson lui avait consacré). Klee connaissait depuis la période Dada, et Arp et Ernst, qui lui avait rendu visite à Munich en 1920. En ce qui concerne la rivalité Picasso/Klee, les deux expositions parisiennes ont donc été la première occasion pour Picasso de voir Klee – leur rencontre à Berne, où Picasso, après sa rétrospective en Suisse, rendra visite au peintre malade, en 1937, laissa peut être une trace picturale : Philippe Büttner détecte une sorte d’allusion ironique dans une œuvre de Klee intitulée Skepsis dem Stier gegenüber (« Méfiance face au taureau », 1938) : « elle montre un taureau très dominant, très espagnol, et à côté un petit visage un peu torturé, comme celui de Klee » (Catalogue de l’exposition à L’Orangerie, p. 6).

Disons que c’est à l’occasion de sa présence double dans deux galeries parisiennes que quatre dessins de Paul Klee, ni plus ni moins, ont été reproduits – sans aucun commentaire – dans la revue La Révolution surréaliste, n° 3, du 15 avril 1925, cahier placé sous la responsabilité d’Antonin Artaud. Puisque la table des douze numéros de LRS (résumé dans le n° 12 du 12.12.1929, p. 77-80), avait omis de faire état du nom des illustrateurs (imité en cela par les Index de la réédition en fac-similé chez J.-M. Place, 1975, p. XII-XIX), les titres ont prêté par la suite à confusion. Une excellent notice sur Klee dans le Dictionnaire général du surréalisme, P.U.F., 1982, précise que Klee « collabore par un [sic] dessin, Départ des bateaux à La R.S. n° 3 » (p. 232) ; ainsi qu’une notice d’E-A. Hubert dans les Œuvres complètes de Breton, t. I, p. 1704, et la préface de Pierre Klosowski au Journal de Klee qui évoque (p. 8) « plusieurs de ses dessins reproduits dans La Révolution surréaliste ». Relevons ici une fois pour toutes ces quatre titres de Klee dans LRS, n° 3 : p. 5, Château des croyants ; p. 19 sans titre (cœur et figure homme-oiseau) ; p. 21, Paroles parcimonieuses de l’avare [lettres : Krg, Wrt, Sp.]; enfin p. 27, Dix-sept égarés. Ce dernier dessin portant en bas à gauche le numéro 17 et en haut vers la gauche, les lettres : IRR (probablement le sigle des « IRRWEGEN », ces « fausses routes » sur lesquelles Klee moralise non sans ironie dans son Journal, p. 81, en citant une composition satirique de 1901 intitulée « Moralisierend auf Irrwegen », « Moralisant sur les fausses routes » ; ces sentes et ravins auxquels Simone Collinet fera allusion en 1965), le titre du dessin présenté par Klee dans l’exposition collective surréaliste de 1925, est une erreur quand on le cite par le titre « IRR » (Dictionnaire général du surréalisme, loc. cit.)

Dans leur préface pour l’exposition à la Galerie Pierre, Breton et Desnos font une relation descriptive du catalogue, partant des titres d’ouvrages exposés. Ainsi, les titres des deux ouvrages respectifs : Un homme, d’Arp, et La montagne entr’ouverte de Klee, justifient la phrase : « Très loin un homme s’apprête à gravir la montagne entr’ouverte. Il est visité nuitamment par les miracles […] » Les autres titres, et les deux peintres cités (Arp et Klee), se prêtent au jeu de la phrase suivante : « …Vous quitterez bientôt cet étrange pays caressé par trop d’ailes : ailes d’oiseaux que nous ne connaissons plus – oiseaux dans un aquarium [Arp] -, ailes changeantes d’oiseau s’abattant [Klee] sur le gazon des clairières », etc. (OC I, p. 915 ; la notice d’E.-A. Hubert, p. 1704, précise que l’Oiseau s’abattant appartenait à Jacques Doucet. Ajoutons qu’il était reproduit dans LRS n° 3, où ce seul dessin était resté sans titre).

Concluons aussi que c’est en vue de faire participer Klee à cette toute première exposition surréaliste collective, en novembre 1925, que Breton s’était plongé dans la monographie de Zahn, le catalogue de la galerie Goltz et la revue Der Sturm. Quoi qu’il en soit, les descriptions poétiques de Breton et de Desnos de 1925 ne touchent pas au cœur l’envol pictural de la figure d’Icare-Klee !

Il faudrait souligner l’ampleur de la collaboration de Klee aux publications surréalistes. Ses dessins ont été reproduits dans le n° 3 de LRS sans aucun commentaire et aucune chronique dans ces pages n’a marqué la première exposition parisienne personnelle de Klee. Seul le contexte des reproductions laisse place à la spéculation : est-ce par une secrète affinité avec la citation de Lao-Tseu sur l’écriture et les cordes, au terme de l’essai de Theodor Lessing sur l’opposition entre L’Europe et l’Asie (trad. de l’allemand par Denise Lévy, future épouse de Pierre Naville), que l’on choisit de publier en bas de cette même page 21 le dessin-écriture de Klee, « Paroles parcimonieuses… [Kg – Wrt – Sp.] » ? Est-ce à titre de paradoxe que les Dix-sept égarés est reproduit au-dessous de l’article de Pierre Naville intitulé « Beaux-Arts » stipulant que « Plus personne n’ignore qu’il n’y as pas de peinture surréaliste. » ? (LRS, n° 3, 1925, p. 27). C’est dans le n° 4 de cette même revue, 15 juillet 1925 – le dernier cahier dirigé conjointement par Benjamin Péret et Pierre Naville –, que Breton, qui prend la direction de la revue, amorce son essai « Le Surréalisme et la Peinture » (p. 26-30). Mais pour que s’accomplisse la promesse donnée à la fin de l’article : « à suivre »…, il a fallu attendre la première édition de l’essai Le Surréalisme et la Peinture, en 1928, pour que Breton contredise Naville et, entre autre, problématise « l’Automatisme (partiel) » de Klee. Sur une page entière de LRS, n° 11, le 15 mars 1928, s’étale la publicité de la GALERIE SURRÉALISTE au 16, rue Jacques-Callot, pour une « exposition permanente d’œuvres de : Arp, Braque, Chirico, Ernst, Klee, Malkine, Masson, Miró, Picabia, Picasso, Man Ray, Tanguy, etc. » (p. 2).

Or, si la peinture surréaliste existe, la technique de l’automatisme peut-elle lui être appliquée ? L’un de ces peintres surréalistes, Juan Miró déclarera « qu’il avait senti, grâce à Paul Klee, qu’en toute expression plastique, il y a quelque chose de plus que la peinture-peinture, et qu’il fallait aller au-delà pour atteindre des zones de plus profonde émotion » (cité par Noëmi Blumenkranz, article « Klee » dans le Dictionnaire général du surréalisme, 1982, p. 232).

Par ailleurs, Bjerke-Petersen écrira Symboles dans l’art abstrait (1941), suivant les méthodes de Klee au Bauhaus ; symboles qu’il associera aux signes de Miró, prototype d’un surréalisme « non réaliste » ; nous dirions aujourd’hui : non figuratif. (La Planète affolée, Surréalisme, dispersion et influences 1938-1947, catalogue de l’exposition homonyme organisée par Germain Viatte, coédition Musée de Marseille-Flammarion, 1986, recense curieusement Klee dans les articles sur Québec et Danemark…, mais enfin, c’est grâce à l’article sur Freddie par Pete Shield que nous apprenons la participation de Klee à l’exposition Cubisme-Surréalisme à Copenhague en 1935. Un extrait de l’ouvrage de Bjerke-Petersen, Surréalisme-Abstrakt Kunst, Aalborg, 1941, est cité p. 204 et 211.)

 

La découverte de l’œuvre de Paul Klee commença en France en 1925, à l’occasion de cette première exposition personnelle parisienne à la Galerie Vavin-Raspail, dont le catalogue fut présenté par Louis Aragon, en octobre, et la première exposition surréaliste collective à laquelle il participa à la Galerie Pierre, en novembre de cette même année. Les œuvres de Klee circulèrent ensuite dans les expositions surréalistes collectives successivement organisées en France et à l’étranger, Angleterre, Belgique, Danemark, États-Unis. Ainsi l’œuvre de Klee, dans sa pleine maturité de moyens, après la Première guerre mondiale, trouve écho parmi une dizaine de poètes, écrivains et peintres surréalistes français et espagnols : Valentine Hugo, Aragon, Breton, Crevel, Desnos, Duchamp, Éluard, Limbour, Masson, Vitrac et Miró… Il me semble qu’il serait intéressant d’examiner les relations entretenues par les écrivains et peintres du mouvement surréaliste avec leur aîné allemand, en s’appuyant su les illustrations de Klee parues dans les publications surréalistes de l’époque (1925-1929), ainsi que sur divers textes – dont la préface mentionnée d’Aragon qui figurait dans le catalogue de la première exposition personnelle de Klee à Pais, accompagnée d’un poème d’Éluard dont Klee est l’objet, ainsi que la correspondance échangée entre Éluard et Klee en 1928 ; une préface de Breton et de Desnos rédigée pour l’exposition collective surréaliste à laquelle participait Klee, ainsi que les mentions de Klee par Breton dans le Manifeste du surréalisme (1924), dans l’Almanach surréaliste du demi-siècle (1950) et dans l’essai L’Art et la Magie (1957), ensuite les textes de Limbour (1929), Crevel (1929/1931), André Masson (1946), Duchamp (1949), etc. La présentation de cette relation de proximité pourrait réunir un certain nombre de documents qui n’ont resurgi que récemment de l’héritage de Paul Éluard, puis de Louise et Michel Leiris, enfin de Simone et d’André Breton (associés avec Philippe Soupault dans la vente des tableaux) : nous découvrons que trois surréalistes possédaient à l’époque des œuvres de Klee : Simone Kahn-Breton un tableau sous verre, Paul Éluard plusieurs tableaux et dessins, et les Leiris un tableau.

Au niveau de la théorie de la peinture « rigoureuse » élaborée par Klee, il serait instructif de la confronter aux théories du Surréalisme et la Peinture (1928) et de L’Art magique (1957), deux ouvrages d’André Breton au diapason desquels l’automatisme « partiel » de Klee semble intégré.

 

Cette réception de Klee par les surréalistes se trouve alors face à deux problèmes majeurs. Tout d’abord, l’opacité du personnage du peintre et de la tradition dont il est porteur (il a fait deux très brefs premiers voyages parisiens en 1904 et 1912, dans le but bien particulier de voir la peinture des galeries et musées). Ceci explique que les surréalistes ignorent tout du chemin parcouru par le jeune Klee. Les divergences seront levées grâce à des affinités communes avec des peintres que Klee estime et que les surréalistes considéreront comme leurs prédécesseurs – Alfred Kubin, ami de Klee depuis 1911, et le Douanier Rousseau par exemple, dont Klee au cours de son deuxième séjour parisien, va chercher à découvrir l’œuvre dans la collection privée du peintre et collectionneur Wilhelm Uhde, et pour les autres, dans la collection privée de Daniel H. Kahnweiler, qui n’était pas uniquement un grand collectionneur de Pablo Picasso et l’auteur d’une grande étude sur la peinture cubiste, mais aussi un galeriste qui dès 1924 exposa André Masson présenté par Georges Limbour. (Georges Limbour publiera en livre son essai sur Masson de la revue Documents de 1930 : André Masson, Braun, 1951, et André Masson et son univers, Lausanne, « Trois collines », 1947 – avec Michel Leiris, mais ne reprendra l’article sur Klee de 1929 dans aucun de ses autres livres.)

Les coutumes et les habitudes du marché de l’art français sont transparents à travers des textes comme ceux de Robert Desnos (1900-1945) ou de Simone Breton née Kahn (1897-1980), propriétaire d’une galerie Place de Furstenberg. Robert Desnos laissera un document poignant sur la vente, en 1921, de la collection du « citoyen allemand Kahnweiler – mis sous séquestre comme Allemand à Paris et [en même temps] poursuivi comme déserteur en Allemagne. » (Robert Desnos, « Les ventes Kahnweiler », Nouvelles Hébrides et autres textes 1922-1930, édition établie, présentée et annotée par M.-C. Dumas, Gallimard, 1978, p. 312.) Plus tard, dans les années 1925, Simone Breton-Kahn acheta à Kahnweiler entre autres un tableau sous verre de Klee. Simone voulait envoyer en cadeau à sa cousine germaine strasbourgeoise Denise Lévy, plusieurs tableaux dont un Klee, et un Fernand Léger qu’elle pensa  échanger « contre le petit Picasso » de la collection Kahnweiler : « …Pour les tableaux (Klee, etc.) je t’en reparlerai », promet-elle dans sa lettre du 20-01-1923 ; donc elle possède ce Klee au moins depuis 1922. Simone s’interroge encore le 3 octobre 1924 de Paris à Strasbourg : « Comment faire pour te faire parvenir le Klee qui est une merveille. Une plaque de bois tendue de peau de crocodile admirable et les deux petits paysages recouverts d’une épaisse lame de verre qui dépasse de part et d’autre. C’est ravissant. » Enfin, le 12 octobre 1924, elle explique que « le cadre du Klee est de 190 F. » (Simone Breton, Lettres à Denise Lévy, édition établie par Georgiana Colvile, Paris, éd. Joëlle Losfeld, 2005, pp. 108, 204 et 209). Plus tard, dans une conférence su la peinture surréaliste donnée en Amérique Latine, Simone Breton (devenue Collinet), expliquera en 1965 :

« Klee aurait pu, par son génie multiforme, comme cela eut lieu par la suite, indiquer les sentes et les ravins, comme les sommets de ce rallye traditionnel, mais bien qu’ayant pesé su l’orientation de Max Ernst, il était encore trop peu connu en France. » (op. cit., texte annexe, p. 266).

 

Ensuite, les surréalistes ont leur propre point de vue, à partir de leur propre milieu culturel. Ils s’intéressent chez le peintre allemand aux thèmes de la peinture première, la création des enfants, des fous, l’art magique, enfin à l’automatisme dans la peinture – cet « automatisme partiel » que Breton veut bien voir chez Klee... Ces problèmes seront résolus de manière extraordinaire, propre au génie surréaliste... Grâce à un don de clairvoyance, Robert Desnos, principal oracle de la « bouche d’ombre », de ces phrases dites « du sommeil », où il est capable de confondre Max Ernst (« Il jouera avec les fous… ») et Giorgio de Chirico (à la question que sait-il d’Éluard, Desnos répond : « Chirico… », puisque le poète collectionne ses tableaux et dessins), il aura recours à une anecdote sur Klee enseignant le dessin aux aveugles. Georges Limbour qui pointera lui aussi l’imagination arborescente de Klee par l’image de cristal glacé sur les vitres en hiver – « un magnifique fond de cristal pullulant de prismes, d’étoiles, d’arbres aux rayonnements chargés de fruits et de fleurs… » - autre effet de voyance. Limbour écrira : « nul doute que Klee dut montrer, dès son enfance, une habileté et un goût surprenant pour ce jeu. » (Documents, 1929).

Le fait est présenté comme indubitable : « nul doute… », affirme-t-il ! On en trouve confirmation dans le Journal de Klee, que Limbour ne pouvait encore connaître, mais qu’il semble pouvoir prédire ou lire sur son épaule :

« Dans le restaurant de mon oncle, l’homme le plus gros de Suisse, se trouvaient des tables à plaque de marbre poli, offrant à leur surface un embrouillement de veines. Dans ce labyrinthe de lignes, on pouvait discerner des contours de physionomies grotesques et les délimiter au crayon. J’en étais passionné et ma propension au bizarre s’y documentait. »

 

Klee situe l’événement vers ses neuf ans ; il le note dans la partie réminiscence de son Journal (commencé en 1899, à l’âge de dix-neuf ans). L’importance du souvenir resurgit à l’occasion d’une page théorique sur la peinture à l’huile, notée une décennie plus tard, en avril 1908, en deux points :

 « 1) Disposition de taches de couleur en divers complexes, au gré de la sensibilité, principe ineffaçable, essentiel.

 2) Lire objectivement ce “rien” (les tables de marbre au restaurant de mon oncle), en dégager des figures et les préciser par une structuration de lumière et d’ombre. (…) »

 

Voici pour les deux « lectures » : d’abord celle du peintre, qui de ces lignes lues dans la marbrure d’une première planche symbolique du dessin ouvert, parvient à la peinture qu’il nomme « rigoureuse » — à la différence par exemple de la peinture des impressionnistes français (Journal, éd. Grasset, collection « Cahiers rouges », 1959, pp. 145, 159, 173, documente la rigueur du peintre Klee), et celle des devins surréalistes, qui dans les lignes des œuvres de Klee devinent littéralement son goût du comique ainsi que sa propension au bizarre.

 

Rétrospectivement, l’Almanach surréaliste du demi-siècle (Paris, n° spécial 63-64 de la Nef, éd. du Sagittaire, mars 1950) que composeront André Breton et Benjamin Péret, mentionnera, dans la rubrique « Arts » pour l’année 1907, le tableau Divertissement musical de Klee – l’événement pair avec les Demoiselles d’Avignon de Picasso (p. 211). Cet Almanach est illustré de nombreux dessins, dont une reproduction de L’Homme d’Alfred Kubin (1901), avec une notice sur le peintre, insistant sur ses crises d’aliénation mentale et sur sa « quête de transcender la réalité immédiate » (p. 79). Klee mentionne Kubin dans son Journal dans le même sens (éd. Grasset, pp. 7, 236 et 332). Ils se connurent à Munich et devinrent amis. Avoir choisi le Divertissement musical pour le premier titre de Klee,  celui qui accentuera l’emploi double de l’artiste : ses goûts musicaux et picturaux nous paraît une décision capitale. Rétrospectivement, on apprendra, à la vente publique de la Collection de livres, manuscrits, photographies et tableaux de Breton, qu’il s’était documenté sur Klee au moyen des trois publications des années 1920 : la monographie pionnière de Leopold Zahn, Paul Klee. Leben, Werk, Gheist (Potsdam, Gustav Kienheuer Verlag) ; le catalogue de l’exposition de plus de 250 œuvres de Paul Klee à la Galerie Hans Goltz de Munich - la même qui avait organisé, en 1912, une exposition graphique du « Cavalier Bleu » avec Kandinsky, Klee et Franz Marc (cf. le Journal de Klee, p. 280), enfin la revue berlinoise Der Sturm, consacrée à Paul Klee…

Mais parmi les écrivains et peintres surréalistes, le nom de Klee est pour la premier fois prononcé par Louis Aragon, qu’André Thirion décrira dans ses mémoires comme un « admirateur de Klee » (Révolutionnaires sans révolution, Paris, éd. Robert Laffont, 1972, p. 280). Aragon, au fait de l’enseignement de Klee au Bauhaus, se demande dans un texte envoyé depuis Berlin pour Littérature, n° 6 (n. s.) dès le 1er novembre 1922 si, à Weimar, « la jeunesse va préférer Paul Klee à ses devanciers ». Il ajoute : « Kandinsky vit là-bas… » (en effet, Klee et Kandinsky sont tous deux sur le projet Bauhaus de 1921 jusqu’en 1931). Dans un second article, « Paul Klee », qui présente seulement l’un des quatre segments d’une composition panoramique publiée dans La Vie moderne le 25 février 1923, Aragon, embarrassé de choisir entre « la délicatesse de ses aquarelles ou […] l’invention sans cesse renouvelée de ses dessins », parle « du grand peintre de Weimar » auquel il confère « la légèreté, la grâce, l’esprit, le charme qui lui sont essentiellement propres ». Mais les dessins et les aquarelles de Klee, dit Aragon, « paraîtront sans doute à nos amateurs […] œuvres d’enfant ou de fou. » Cet intérêt patent des surréalistes pour l’univers créatif des enfants, ou des peintres dits néo-primitifs (tel le Douanier Rousseau), sera aussi exprimé par Georges Limbour (1900-1970) dans un autre article de la série « Paul Klee » (second dans notre chronologie des écrits surréalistes), publié, lui, dans la revue Documents de Georges Bataille, n°1, en avril 1929 :

« En se gardant de pousser trop loin l’analogie, on pourrait se souvenir de certains dessins d’enfants, qui ne s’embarrassent d’aucun souci capable d’entraver l’élan de leur imagination : perspective, logique, ressemblance. »

 

Avec subtilité pour l’histoire du mouvement surréaliste, Aragon reprendra le segment de son article de 1923 mot à mot en constituant sa préface pour une première exposition parisienne individuelle de Klee à la Galerie Vavin-Raspail, le 20 octobre 1925 (Neuf aquarelles de Paul Klee), tout en ajoutant une profession de foi du peintre qui mérite d’être rapportée ici : « On ne saurait me concevoir d’Ici-bas, - dit-il. – Car je séjourne autant parmi les morts que parmi ceux qui vont naître. Plus près du cœur de la création qu’on ne l’est ordinairement. Et loin d’être assez proche. »

Ces propos, consignés en 1925, font écho au Journal de la fin de la Première guerre, où Klee fait son deuil de Franz Mark, l’ami perdu du groupe Der Bleue Reiter(comme André Breton fait le deuil de la perte de Jacques Vaché). Ces lignes présentent une vraie rupture avec le réel et l’engouffrement d’un état de transcendance permanente – une sorte de mystique cosmique –, qui rendra possible un rapprochement avec la « surréalité » proclamée dans le Manifeste de 1924. René Crevel insistera dans sa monographie sur Klee en 1931 : « Et voilà la plus intime et aussi la plus exacte surréalité. Un pinceau devenu aimant, le labyrinthe du rêve, soudain magnétisé, se déroule en longs anneaux. » Pourtant, il y a un abîme qui sépare la notion de « légèreté » dont Aragon affabule le sentiment de Klee, de la confession du peintre consignée dans son journal intime, sur l’énorme poids du destin tragique qu’il porte depuis la Grande Guerre.

On peut lier ces propos de Klee, renforcés par un poème sur le peintre (« …et les yeux bleus d’amour ») composé par Paul Éluard en marge du catalogue Neuf aquarelles de Paul Klee, puis par l’article de Robert Desnos de 1926, comme prémonitoires de la distance que Klee prendra avec son public à Paris. Malgré des affinités affichées, il ne sera jamais embrigadé dans le groupe surréaliste… Mais Klee, aîné de vingt ans des surréalistes, maître réputé du Bauhaus, sans être membre du groupe de Breton, participe volontiers à plusieurs expositions collectives de la peinture surréaliste : 1re exposition collective surréaliste organisée à la Galerie Pierre, à Paris, en novembre 1925, suivie de deux expositions en Belgique : Exposition « Minotaure » dans le Palais des Beaux-Arts, à Bruxelles en 1934 et à La Louvière en 1935, puis exposition internationale thématique Cubisme-Surréalisme organisée à Copenhague par le peintre et théoricien Vilhelm Bjerke-Peterson (1909-1957) avec l’aide de Breton, également en 1935, et l’année suivante, à l’International Surrealist Exhibition à Londres (New Burlington Galeries). Après la mort de Klee en 1940 (qui sera marquée dans l’Almanach surréaliste du demi-siècle), Breton tient à l’évoquer dans une dernière exposition collective : First Papers of Surrealism, à la Galerie Reid Mansion à New York en 1942. En effet, pour Klee cela n’a rien d’une première. Il a eu son exposition personnelle à New York dès 1929. La Galerie Flechtheim de Berlin l’a annoncé en pleine page dans la revue Documents, à Paris, fin 1930. Une autre publicité de la même galerie dans Documents, n° 4 et n° 5 (2e année, 1930, p. [V]), annonce l’Exposition internationale dans le Pavillon allemand en 1930, à laquelle Klee participe avec Baumeister, Beeckmann, Belling, Grosz, Hofer, Kolbe, Lehmbruck et Renée Sintenis. C’est pour écrire la monographie de cette dernière que Flechtheim engage Crevel. De la correspondance de Crevel avec Mopsa Sternheim (voir ci-dessous), on peut conclure que cette publicité dans Documents était due à l’intervention personnelle, pendant son voyage à Paris, d’Alfred Flechtheim, éditeur, directeur de la galerie qui porte son nom et de la revue Der Querschnitt, où il publie les articles sur la peinture de son ami Crevel pour l’aider financièrement. Crevel lui donne le surnom sans équivoque : « le vieux Flèche ». 

 

L’attachement symbolique des surréaliste à Klee participe donc, comme dans le cas de Chirico, d’une stratégie « constitutive » du groupe de Breton. Car, comme le remarquera Jacques Baron, « Klee non plus – question d’âge – ne fut pas surréaliste à la lettre et Chirico, le grand surprenant des paysages métaphysiques, refusa cette qualité pour des raisons plus ou moins bien fondées. » (Jacques Baron, « Le Surréalisme et Georges Papazoff » - préface à la monographie de Andrei B. Nakov sur Papazoff (1894-1972), peintre bulgare qui se réclamait de l’influence de Klee (pp. 24, 48). Après l’exposition collective de 1925, Papazoff participa avec Klee, Braque, Lurçat et autres à une exposition de groupe à la galerie Vavin-Raspail dirigée par Max Berger, poète suisse d’Aaran, en 1928 (« Notice biographique » par Nakov, p. 149).

Après la deuxième guerre mondiale, ce sera une stratégie que nous pouvons dire de confirmation : la rétrospective Paul Klee au Palais des Beaux-Arts à Bruxelles, et son catalogue préfacé par Georges Limbour, en 1948, a été précédée d’un dossier spécial « Paul Klee » dans Les Cahiers d’art 1945-1946, avec textes et témoignages de Tristan Tzara, Joë Bosquet, Georges Bataille, Roger Vitrac, Valentine Hugo, ainsi que par un « Éloge à Paul Klee » par André Masson dans la revue Fontaine, n° 53, juin 1946. Parmi les peintres surréalistes, et au-delà du langage métaphorique des poètes, ce sont Duchamp, Masson, Miró qui prodigueront les observations les plus pertinentes sur l’aspect technique de la peinture de Klee. Ainsi Duchamp dans un texte condensé de 1949, cassera la légende du peintre naïf des scènes infantiles, en pointant tout le sérieux de la recherche technique qui est à découvrir derrière les apparences de la peinture de Klee.

 

Paul Éluard qui exhorte Joë Bosquet : « Connaissez-vous Paul Klee ? Ses aquarelles et ses propos sont merveilleux… » (Arosa, février 1929), semble être l’un des premiers surréalistes qui évalua ces propos sur l’art de Paul Klee, célèbre pour sa Confession créatrice : c’est par les « moyens plastiques » qu’un peintre « ramène cette plongée dans les profondeurs… ».

Éluard reprendra son poème « Paul Klee » du catalogue de la Galerie Vavin-Raspail (1925), d’abord dans Capitale de la douleur (1926 ; envoyé au peintre), puis dans Donner à voir (1939). Dans le catalogue-livre Paul Éluard et ses amis peintres (Centre Georges Pompidou, 1982), ce poème a été illustré par Blaubetonter Kopf, tableau de Klee de 1933 (huile et gouache, 20,5 X 32,5 cm ; coll. particulière, Paris). Annick Lionel-Marie, qui compose la partie du catalogue « Rendez-vous des amis » (paraphrase du célèbre tableau de Max Ernst mettant en scène le groupe surréaliste), ajoute deux informations précieuses. La première concerne l’ancienne collection Éluard (p. 130) qui comportait, outre différentes aquarelles et le Blaubetonter Kopf précité, deux autres tableaux : Le Chevalier de Hohen C (1921) et Kairouan, peint vers 1933. La seconde information concerne la correspondance Klee-Éluard : en recevant le recueil de poèmes d’Éluard en 1928, Klee le remercie par une lettre adressée de Dessau le 21 avril 1928, où il manifeste le désir d’illustrer l’un des ouvrages du poète, « bien que, s’il se réfère à ses souvenirs de l’illustration du Candide de Voltaire – qui lui a demandé deux ans de travail – l’illustration soit pour lui un dur combat ». (Lettre de Klee publiée dans le catalogue L’Univers de Paul Klee, Paris, Berggruen, 1955).

 

Suivront René Crevel avec sa monographie Paul Klee (N.R.F., Paris, 1930, coll. « Peintres nouveaux »), l’auteur de la préface, sous un même titre : « Merci, Paul Klee ! » pour les catalogues des trois expositions à la Galerie Alfred Flechtheim, Berlin, 1928 ; Galerie Bernheim-Jeune, Paris, 1929 et Hanovre, en 1931. C’était une commande du « vieux Flèche », comme le révèle la correspondance de Crevel avec Mopsa Sternheim, artiste, peintre et décoratrice de théâtre, la fille de l’écrivain expressionniste Carl Sternheim et de son épouse Stoisy. (Cf. René Crevel, Lettres à Mopsa, Paris, éditions Paris-Méditerranée, textes établis et présentés par Michel Carassou, 1997). Par ailleurs, Alfred Flechtheim, « ce vieux poupe » (pp. 55-56 sq) commande à Crevel aussi des articles sur Max Ernst (octobre 1928), Picasso (décembre 1928) mais aussi une sculptrice animalière allemande, Renée Sintenis (1888-1965) ; « le vieux Flèche veut me faire faire un livre sur Renée Sintenis bien payé… » (p. 103). Mais l’intérêt de Crevel n’est pas resté éphémère, car il fustigera le régime de Hitler pour avoir « chassé, ou mis dans l’impossibilité de produire les peintres et les sculpteurs modernes tels que Klee, Hofer, Kokoschka, Barbach, Liebermann. » (« La situation culturelle dans l’Allemagne nazie », Roman cassé et dernier écrits, p. 59) ; insistant sur le fait que « Klee, Kokoschka et bien d’autres n’ont eu qu’à plier bagage. » (« L’art dans l’ombre de la maison brune », Commune, n° 21, mai 1935 ; ibid., p. 97). Klee, quant à lui, a rejoint son pays natal à Berne en 1933, pour y mourir en Suisse, en 1940. L’Almanach surréaliste du demi-siècle, mentionne la mort de Klee, p. 221, dans la rubrique « Faits divers ».

 

Parmi les vingt six tableaux et dessins de la Fondation Beyeler exposés au Musée de l’Orangerie, les sept premiers, des années1912-1925, avec les thèmes de l’écriture-peinture, paysages en apparence infantiles, états de possession et délire, appartiennent à la période réminiscente qui avait retenu le regard des surréalistes. Hoch und stralend steht de Mond [La lune est là, haute et resplendissante], aquarelle et plume sur papier, de 1916, représente la transcription picturale de la première strophe d’un poème de Wang Seng Yu, poète chinois (heureusement reconstitué dans la liste des œuvres compilée à la fin du catalogue, p. 92). Cette aquarelle appartient donc au cycle des « écritures secrètes », comme Klee nommait ses explorations idéographiques des lettres peintes ; La Révolution surréaliste, n° 3, en 1925 avait choisi logiquement de commencer ses premières reproductions en France par le Château des croyants, dessin-stèle écritoire. La Besessenes Mädchen [Jeune fille possédée], aquarelle décalquée sur papier, contrecollé sur carton, de 1924, fait plonger le haut de tête dans les brumes et ténèbres. Klee reprendra ce même motif dans Krankes Mädchen [Jeune fille malade], illustration pour L’homme approximatif, poème de Tristan Tzara, 1931. (Regards sur Minotaure, monographie sur l’exposition de 1935 publiée lors de la rétrospective au Musée Roth, Genève, et Musée d’art moderne de la Ville de Paris, en 1988, l’a reproduit, Cat. 313, avec les deux autres Klee, l’un de 1930, l’autre anachronique, de l’année 1938). Parmi les dix tableaux de la dernière période de Klee, des années 1938-1940, que la collection Beyeler privilégie, une grande huile sur papier, Walf-Hexen [Sorcières de la forêt], mène vers les tourments tragiques du peintre tombé gravement malade. Enfin, une Diana (huile su toile, 1930), rouvre la piste de l’utilisation des thèmes mythologiques dans le surréalisme d’André Masson, Max Ernst ou Dali.

Le catalogue de l’exposition Paul Klee 1879/1940, La Collection d’Ernst Beyeler (coédition Musée d’Orsay, Musée de L’Orangerie et Eric Hazan), sur 94 grandes pages, reproduit les vingt-six œuvres exposées, plus douze figures dans le texte, accompagnant les essais de Philippe Büttner et de Claude Frontisi. Dans un entretien avec E. Beyeler, Büttner évoque la visite de Picasso chez Klee à Berne en 1937, « qui ne s’est manifestement pas déroulée sans accroc » (un dessin sceptique de Klee en témoigne). Claude Frontisi, dans une note de son essai, p. 75, offre une interprétation intéressante de la mention de Klee dans le Manifeste du surréalisme : « André Breton situe Klee parmi les “instruments trop fiers” pour faire acte du “surréalisme absolu”. » (Les segments entre guillemets ne sont pas extraits des propos de Breton en 1924, cités supra.) La chronologie « Paul Klee 1879-1940 », une véritable esquisse biographique par Marie-Madeleine Massé dans ce catalogue (p. 82-89), reste attentive aux expositions de Klee parmi les surréalistes de Paris, aux textes d’Aragon, Éluard, et à l’illustration de Klee pour l’édition de tête du poème L’Homme approximatif de Tzara ; exposition personnelle à Paris en 1938 « dans la galerie Simon (Kahnweiler) » identifie le prête-nom d’André Simon, ancien associe de D. H. Kahnweiler, à la suite de la procédure de séquestre de guerre. La donation d’un Klee par Louise et Michel Leiris au Musée national d’art moderne de Paris, en 1985, probablement à l’origine dans la même collection Kahnweiler, puisque Louise Leiris, la belle-sœur de D. H. Kahnweiler, avait aussi activement aidé le grand collectionneur de Picasso, mais aussi de Klee et des surréalistes (Masson et Limbour).

Mentionnons enfin qu’un travail sur la réception de Klee par les surréalistes a été initié, d’une certaine façon, par Myriam Felisaz-Debodard (Paul Klee en France : poétique d’une mise en texte critique et littéraire, thèse soutenue à Paris III en 2005).

 

Haut de page

© mélusine 2010