[Télécharger cet article]

Steven Harris, Surrealist Art and Thought
in the 1930s : Art, Politics, and the Psyche
,
Cambridge University Press, 2004. 328 p.

Compte rendu par J.  Westbrook

Dans ce livre ambitieux, l’auteur veut démêler l’écheveau artistique, politique, et théorique de l’objet surréaliste dans les années trente. Avec une rigueur historique certaine, il situe les enjeux de l’objet surréaliste dans la problématique plus grande des avant-gardes des années trente : comment penser leur pratique par rapport aux écueils de l’art moderniste et de son instrumentalisation politique ? Adoptant l’optique de Peter Bürger dans La Théorie des avant-gardes , Harris distingue l’avant-garde du modernisme par sa volonté de dépasser l’opposition entre l’art et la vie (Lebenspraxis). Dans le contexte des conflits entre le surréalisme et le PCF dans les années 30, l’objet devient un lieu où se creusent les apories d’un mouvement qui se veut à la fois pratiquement révolutionnaire et solidaire du communisme international et en même temps autonome dans sa recherche créatrice. Si l’histoire des tensions entre le mouvement surréaliste et le PCF, du Congrès de Kharkov à l’ AEAR, est connue du public francophone par les travaux de Jean-Pierre Morel et de Carole Reynaud Paligot entre autres, l’article de Robert Short — qui date de 1966 ! — est resté la référence en anglais. Par ailleurs, Harris se distingue des analyses qui prévalent chez les critiques liés au journal Octobre ( Rosalind Krauss, Denis Hollier, Hal Foster) en tentant d’aller au-delà d’une lecture essentiellement psychanalytique des œuvres surréalistes. De même, il rejette le poncif du matérialisme bataillien comparé à l’idéalisme surréaliste pour soutenir l’idée selon laquelle l’objet surréaliste marque une désublimation radicale de l’art, tant par son appel à l’éros que par sa mise entre parenthèses des notions de maîtrise artistique. Plus intéressant pour un public francophone est justement l’analyse de l’objet surréaliste comme reflet de cette tension entre l’art et la politique. Pour Harris, c’est à travers l’enjeu de l’objet surréaliste qu’on peut déterminer l’objet du surréalisme comme enjeu qui divise le groupe et propulse sa théorisation progressive à l’époque.

Les cinq chapitres de son livre, anciennement une thèse, construisent une espèce de triptyque. Le deux premiers chapitres, « L’ Au-delà de la peinture » et « L’ En deçà de la politique » examinent l’objet surréaliste et son rapport à la politique au début des années trente. Selon l’auteur, c’est dans le passage de l’objet trouvé à l’objet fabriqué que le désir proprement politique de trouver un lieu autonome (par rapport à l’art et à la politique) s’exprime. Dans une analyse d’une série d’objets publiés dans le troisième numéro du Surréalisme au service de la Révolution (décembre 1931), il note cependant que deux conceptions antithétiques de l’objet sont présentes. Chez Breton, l’objet demeure lié à l’automatisme psychologique et à la métaphore surréaliste et garde des traces de ses racines dans le collage moderniste. Chez Dali, par contre, l’objet se révèle métonymique et fonde son pouvoir sur une expression active d’un point de vue extra-esthétique : la paranoïa-critique.

Dans le contexte des débats sur la possibilité ou nécessité d’une culture prolétarienne, notamment lors du congrès de Kharkov, l’objet devient le lieu où le surréalisme tente de penser sa spécificité. Selon Harris, le dépassement de l’art nécessitait l’alliance avec le PCF, en tant que parti révolutionnaire. Or, la culture révolutionnaire promue par le PCF au début des années trente se fondait sur la traduction réaliste et documentaire de la réalité sociale prolétarienne et le désir de créer une culture prolétarienne autochtone. Cependant, refusant leur instrumentalisation pure et simple, les surréalistes ont tenté de fonder dans l’objet une pratique qui se voulait à la fois une interprétation du monde et une intervention dans le monde, c’est-à-dire, une connaissance active. En situant leur intervention au niveau de la connaissance et de l’interprétation du monde, les surréalistes pouvaient la soustraire, en théorie, à l’emprise culturelle du Parti tout en restant « au service de la Révolution ». Ainsi, selon Harris, la rupture avec le PCF ne s’explique pas par une visée politique différente, puisque leurs positions sont quasi-identiques, mais par une conception différente d’une culture révolutionnaire. Ici, une certaine confusion résulte de l’utilisation du terme «  political » chez Harris, qui ne distingue pas rigoureusement entre la politique, c’est-à-dire les positions explicites des groupes, et le politique en tant que principe de catégorisation du monde social (1) . S’il y eut accord de fait sur la politique au début des années trente, c’est au niveau du politique que se creuse le désaccord profond entre le mouvement surréaliste et le Parti.

Cette distinction aurait pu donner plus de rigueur conceptuelle au troisième chapitre, « A Delay in Glass », qui développe l’argument central du livre. Ici, Harris situe la réflexion sur l’objet surréaliste comme réponse à l’impératif politique d’un dépassement de l’art dans une perspective révolutionnaire. Pour lui, l’objet surréaliste doit être conçu essentiellement comme le lieu d’une exploration scientifique qui mêle poétiquement la réflexion philosophique hégélienne, le matérialisme dialectique et la psychanalyse. Cette conception de l’objet s’appuie sur la théorisation des rapports entre la réalité extérieure et la réalité dans Les Vases communicants ainsi que sur les notions de hasard objectif et d’humour objectif. Conçu à la fois « comme une intervention dans le réel à partir du lieu du désir, comme une matérialisation d’une poésie perverse, l’objet était une forme d’action qui serait aussi une forme de pensée, incorporant ainsi les deux sphères que les surréalistes tentaient de maintenir en jeu » (p. 93). Cependant, bien que l’objet surréaliste soit le lieu où se profile un dépassement possible de l’opposition entre l’art et la vie, pour Breton il devient aussi le site où il veut inscrire un délai par rapport à ce dépassement. Selon Harris, Breton lit dans l’évolution idéologique du PCF et la situation politique en Europe au moment où le Front Populaire se constitue, l’impossibilité effective d’un tel dépassement. Le mouvement surréaliste se replie sur des pratiques plus « artistiques » et la participation à des revues comme Minotaure et Les Cahiers d’art . Ce repli renforce l’opposition à l’intérieur du groupe entre ceux comme Breton et Cahun qui défendent l’automatisme passif et ceux qui, comme Caillois, Tzara, ou Dali, promeuvent une conception plus activiste de l’expérimentation surréaliste. Ainsi, malgré un accord fondamental sur l’objet du mouvement — c’est-à-dire, le surréalisme conçu comme une pratique expérimentale dans le domaine de la connaissance — les divergences théoriques autant que politiques esquissées dans Grains et Issus de Tzara ou La Nécessité d’esprit de Caillois ont amené ces membres à quitter le groupe.

Les quatrième et cinquième chapitres sont en miroir des deux premiers, revenant d’abord à la politique et puis plus spécifiquement à l’objet. Le quatrième chapitre, «  Avant-Garde and Front Populaire » trace l’évolution politique du surréalisme (et sa constellation) au moment où le PCF revient à une définition plus œcuménique et nationaliste de la culture. Que ce soit dans Inquisitions , où l’on tente de repenser la poésie comme fonction (Tzara) à l’aune d’une science de l’homme surrationaliste (Bachelard) ou dans La Critique Sociale , où la psychanalyse vient revigorer la théorie marxiste, l’opposition de gauche à la politique culturelle du parti s’appuie sur une conception scientifique de la pratique d’avant-garde. De même, pour Harris, la participation surréaliste à Minotaure s’explique en partie par la nature pluridisciplinaire et scientifique de cette revue. Or, par rapport à la question du dépassement de l’opposition entre action et interprétation, l’optique des membres d’ Inquisitions , qui « acceptent une division pratique entre action et interprétation dans l’intérêt de l’efficacité politique » (p. 147), s’oppose à celle de Breton qui refuse cette division en théorie, tout en étant réduit à « l’aventure politique de Contre-attaque pour préserver en principe l’inséparabilité de l’action et de l’interprétation en face de la défense d’une conception affirmative de la culture par le Front Populaire » (p. 148).

Pour Harris, le « fanatisme » de Contre-attaque va de pair avec le rapprochement du surréalisme et des institutions artistiques — proximité visible dans l’exposition surréaliste d’objets de 1936 à la Galerie Ratton et dans les pages des Cahiers d’art . Cependant, l’auteur note que dans la conception de Breton, l’objet comme projection de l’esprit dans le monde extérieur, instaure une relation critique aux objets de ce monde et fonctionne, par analogie, comme une intervention politique. Il entreprend une lecture psychanalytique et politique d’un objet surréaliste de Claude Cahun exposé en 1936. Celui-ci met en cause la notion d’identité sexuelle fixe en déstabilisant l’économie œdipienne d’une part et critique l’identification nationale du PCF en réunissant une défense de la Marseillaise par Jacques Duclos et le texte d’une loi sur les contrefaçons. Ainsi, l’œuvre de Cahun exprime le refus des surréalistes d’accepter une conception nationaliste et défensive de la culture. Néanmoins, les lieux d’exposition de ces objets (la Galerie Ratton, Les Cahiers d’art ) indiquent que cette critique ne peut se formuler sans faire appel aux institutions et pratiques artistiques que le surréalisme avait longtemps refusées.

Harris analyse la difficulté inhérente à cette position politique et les divisions théoriques entre les membres du mouvement par rapport aux objets surréalistes dans le cinquième chapitre, dont le titre s’inspire d’un article de Claude Cahun publié dans Les Cahiers d’art , «  Beware of Domestic Objects : Vocation and Equivocation in 1936 » (2) . Au moment de la faillite politique de Contre-attaque , l’Exposition surréaliste d’objets permet de lire le retour aux institutions artistiques tandis que Breton tente de renouer avec ou de revivifier le rôle de l’automatisme dans le surréalisme. Pour Harris, deux objets construits par Breton et Jacqueline Lamba, Le Grand paranoïaque et La Petite mimétique expriment ce qui, pour Breton, l’oppose à Dali. D’un côté, la paranoïa-critique, diachronique, métonymique, active et masculine, affiche ses racines extra-esthétiques tout en affirmant la primauté des images visuelles préexistantes qu’il s’agit de retravailler rigoureusement. De l’autre, l’automatisme synchronique, métaphorique, passif et féminin, garde des liens avec le collage moderniste et se base sur les images verbales qui résultent d’une dialectique de la perception/représentation dans l’esprit inconscient et préconscient. Alors que Breton enrichit sa conception de l’automatisme dans les années trente en y accentuant la reconfiguration inconsciente de données du monde externe, Harris voit dans le retour à l’automatisme, qu’il analyse psychanalytiquement comme un refus de la sexuation qui est à la base de la culture et donc de la catégorie de l’art, une régression qui suspend le rêve avant-gardiste de défaire l’opposition entre interprétation et action, entre l’art et la vie.

L’attention accordée à la complexité du mouvement surréaliste et à la nécessité de penser ensemble l’activité artistique, littéraire, théorique et politique fait la force de ce livre. De même, l’objet surréaliste analysé par Harris focalise et exhibe cette nécessité. Il y a cependant une tension non résolue entre la visée historiciste qui contextualise les pratiques surréalistes à travers une lecture attentive des documents et l’analyse des objets surréalistes mêmes — analyse qui reste dans le registre d’une lecture psychanalytique des œuvres. À ce niveau, Harris ne distingue pas toujours clairement entre l’adoption théorique du discours freudien par les surréalistes et sa propre utilisation « métaphorique » (p. 12) de ce discours pour « lire » leurs pratiques.

Par ailleurs, centrer l’étude sur les objets fabriqués par les surréalistes mène Harris à situer dans les années trente la crise du surréalisme qui aboutit à sa redéfinition comme une pratique expérimentale et quasi-scientifique. En fait cette crise est presque consubstantielle à l’émergence du mouvement en tant que tel à la fin de 1924. On y voit les traces dans la réunion du 23 janvier 1925, quand Breton déclare :

« Il ne s’agit plus d’illustrer la thèse surréaliste, telle que nous nous la formulons littérairement. Rappelons que le surréalisme suppose, pour exister, une évolution particulière dont nous n’entrevoyons encore rien et dont il faut avant tout que nous soyons prêts à subir toutes les conséquences — conséquences morales, participation éventuelle à une action très différente de la nôtre jusqu’ici, politique, sociale, religieuse, antireligieuse, n’importe(3). »

Cette crise, qui a trouvé son expression dans le tract La Révolution d’abord et toujours , a marqué l’évolution du mouvement vers le PCF. En même temps, comme Breton l’a remarqué dans Qu’est-ce que le surréalisme , cette crise — qui, par son lien avec le thème de l’Orient avait affaire à l’anthropologie — était d’abord une crise épistémologique qui a posé au surréalisme « le problème de la connaissance ». C’est justement ce rapport à l’Autre de l’étroite culture rationaliste occidentale qui s’exprime dans les objets primitifs que les surréalistes collectionnaient.

Lorsque Harris mentionne en passant la contre-exposition coloniale, « La Vérité sur les colonies » en 1931 et les objets primitifs que les surréalistes y avaient exposés, c’est surtout comme une expression politique de l’anticolonialisme. Or il est significatif que le tract dénonçant l’incendie du pavillon des Indes Néerlandaise à l’Exposition coloniale regrette tout d’abord le préjudice scientifique que représentait la perte des « trésors de Java, Bali, Bornéo, Sumatra, Nouvelle Guinée » :

« Les découvertes modernes dans l’art comme dans la sociologie seraient incompréhensibles si l’on ne tenait pas compte du facteur déterminant qu’a été la révélation récente de l’art des peuples dits primitifs »(4).

Il est dommage que Harris n’ait pas traité la revue Documents comme il l’a fait pour Inquisitions  : comme une entreprise qui développait une opposition théorique largement interne au mouvement surréaliste.

L’exploration expérimentale (psychanalytique, ethnologique, autant que poétique) de l’Autre, que ce soit l’Orient, le primitif, ou cet Autre que nous portons en nous-mêmes, marque le surréalisme depuis les débuts. Si, comme Harris le soutient, le traitement des œuvres surréalistes comme des documents ou des études de cas est plus explicite à partir du Second Manifeste (p. 104), déjà dans la conclusion de celui de 1924 Breton ne nous encourageait-il pas à « considérer avec indulgence la rêverie scientifique, si malséante à tous les égards » ? On n’a pas fini de scruter l’horizon scientifique du surréalisme comme point de fuite où se confondent art et politique, interprétation et action.


1. On peut voir à cet égard le recueil de Raymond Spiteri et Donald Lacoss, Surrealism , Politics and Culture (Burlington, VT : Ashgate Press, 2003).

2. Claude Cahun, « Prenez garde aux objets domestiques », Les Cahiers d’art , 1936, p. 45-48.

3. André Breton, Œuvres, tome 1, Paris, Gallimard, 1988, p. 482.

4. « Premier Bilan de l’Exposition coloniale », Tracts surréalistes et déclaration collectives , tome 1, Paris, Le Terrain Vague, 1980, p. 198.

[Retour en haut de la page]