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Dominique Berthet, André Breton,
l’éloge de la rencontre : Antilles, Amérique, Océanie, Paris, HC Éditions, 2008, 159 p.

Compte rendu par Nadia GHANEM

 

Rares sont les ouvrages consacrés à la rencontre surréaliste. Dominique Berthet, philosophe et critique d’art, directeur de la revue Recherches en esthétique, consacre un essai stimulant à la rencontre avec l’Ailleurs, si fondamentale pour le Surréalisme.

La rencontre surréaliste s’inscrit dans des espaces, « les hauts lieux » (p. 13), susceptibles d’inspirer tout écrivain ou artiste. Le premier chapitre, « La rencontre, un art de vivre », porte sur la rencontre qui survient dans un environnement proche, propice à la flânerie. Le second chapitre, « La passion des lointains », s’attache à la rencontre qui se produit à la faveur du voyage ou de l’exil ; la rencontre avec l’Ailleurs est d’autant plus forte qu’elle est partagée par l’être cher : les Canaries par Jacqueline Lamba, la Gaspésie par Elisa Claro. Cet intérêt pour l’ailleurs s’accompagne d’un désir de connaissance. Dans un premier temps, les artistes se tournent vers les études ethnologiques, sociologiques et psychanalytiques, pour finalement dénoncer les méthodes et les préjugés des ethnologues qui offrent, selon eux, une vision et une analyse tronquées des peuples étudiés. L’auteur s’interroge toutefois sur la capacité des surréalistes à « échapper à tout exotisme » (p. 42).

Quel que soit son contexte — les rues et les cafés de Paris ou les îles et les territoires d’Amérique du nord — la rencontre nécessite, selon Breton, disponibilité et mouvement propres à l’« esprit nouveau », « capable de guetter et de capter les signaux singuliers de l’existence, aussi soudainement interrompus qu’émis », selon la formule empruntée à Marguerite Bonnet (p. 20). Signaux singuliers de l’existence qui animent aussi bien les lieux, les hommes que les objets. Le hasard qui préside à ces rencontres n’est pas total ; il s’agit d’un hasard objectif susceptible de répondre, bien que partiellement, à un désir inconscient.

Dans les quatre chapitres suivants (III à VI), Dominique Berthet relate les rencontres faites par Breton dans les années 1940, lors de son exil aux États-Unis. 

Le chapitre III, intitulé « Martinique, de l’internement à l’éblouissement », révèle les conditions de détention de Breton lors de son escale à la Martinique. L’accueil fut des plus froids mais son voyage sera néanmoins placé sous le signe de la découverte et des rencontres, comme celle d’Aimé Césaire autour de la revue Tropiques. Fondée en avril 1941, Tropiques est financée et diffusée par ses auteurs, parmi lesquels Aimé et Suzanne Césaire, René Ménil, Aristide Maugée et Georges Gratiant. Aussi, est-ce dans une mercerie de Fort-de-France, tenue par la sœur de René Ménil, que Breton trouve la revue, fait pour le moins insolite.

Berthet consacre son chapitre IV, « Tropiques et le Surréalisme », aux relations privilégiées entretenues par les auteurs de la revue et le groupe surréaliste. Les poètes y composent des « poésies-actions » (p. 77) dans la lignée de Rimbaud, Lautréamont et Apollinaire. Leur intérêt se porte vers le surréalisme qui fait le lien entre poésie et révolution. La quête de soi devient une quête collective.

Le chapitre V, intitulé « Des Antilles aux réserves indiennes », retrace le périple effectué par Breton dans les Antilles — à Saint-Domingue où il est interviewé par le peintre et écrivain surréaliste espagnol, Eugenio Granell, pour le quotidien La Nacion , puis à New York, jusqu’à sa découverte des populations indiennes d’Amérique du nord et son engouement pour les tribus Hopi et Zuñi.

Dans le chapitre VI, « Haïti, l’imprévisible résultat de la rencontre », Berthet revient sur le rôle réellement joué par Breton dans l’insurrection de Haïti début 1946. Officiellement mandaté pour faire des conférences sur l’île, devant une assistance de dirigeants et d’intellectuels, Breton fait l’éloge de la spiritualité des haïtiens tout en déplorant leur misère. Fort de ce constat, il appelle à la « révolution mondiale ». Cet appel sera compris par les haïtiens comme un encouragement à l’insurrection nationale. Le gouvernement renversé, le pouvoir sera pris par les militaires avec l’aide des États-Unis. Les onze conférences de Breton, initialement prévues, seront annulées et le poète rentrera à New York fin mars 1946, après une escale à Saint-Domingue puis à la Martinique où il prononcera trois conférences. Et Berthet d’en conclure, à juste titre, que le surréalisme est entré en résonance avec les cultures antillaise et caribéenne en raison d’un système de références partagé qui inclut le merveilleux et l’onirique.

 

Dans le septième et dernier chapitre, intitulé « L’émotion et le savoir », l’auteur s’intéresse aux expositions surréalistes organisées dans les années 1960. À l’instar des expositions surréalistes de l’entre-deux-guerres, elles sont le lieu privilégié de confrontation entre les œuvres surréalistes et les objets primitifs : elles accueillent les fétiches « primitifs » qui cohabitent avec les œuvres du groupe, inaugurant des espaces-temps autres. E. RO. S, réalisée conjointement par André Breton, Marcel Duchamp et José Pierre, et Le Masque sont ainsi inaugurées en décembre 1959. Breton donnera la priorité au « sensible » et à « l’émotion » : le spectateur ne doit pas s’attacher aux qualités plastiques du fétiche, conçu pour le rituel, mais se laisser pénétrer par sa présence. La question de la perte de l’aura de ces objets décontextualisés se posera toutefois à Breton, qui reconnaît, dès 1955, que le dialogue tant attendu avec les peuples indigènes était resté très partiel en raison de la difficulté à dresser des passerelles entre des cultures aussi éloignées. Le poète considère néanmoins l’appropriation d’objets de cultes comme un sauvetage face aux marchands et aux missionnaires peu scrupuleux.

Pour Breton, la rencontre des fétiches et des œuvres surréalistes au sein d’un même espace d’exposition favorise l’effet de choc chez le spectateur en donnant un sens nouveau à l’ensemble. La dernière exposition surréaliste, en décembre 1965, intitulée L’Écart Absolu (en référence à la méthode de Charles Fourier), s’inscrit dans cette volonté de prendre le contre-pied des habitudes de penser et de faire. Comme le dit si justement Dominique Berthet à propos de Breton : « De même qu’il n’a jamais voulu être un écrivain professionnel, il n’a pas cherché à regarder les œuvres en faisant appel aux différents outils d’analyse que fournissent les sciences humaines, préférant faire de l’émotion l’élément déterminant de son appréciation. Il voulut s’en tenir au seul enthousiasme » (p. 132).

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