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Andrea Oberhuber, Corps de papier. Résonances. Avec des accompagnements de Catherine Mavrikakis, Nicole Brossard et Verena Stefan, Québec : Éditions Nota bene, 2012. 238 pp. 8 lll.

Compte rendu par Doris EIBL

 

Andrea Oberhuber a réuni sous le titre Corps de papier. Résonances à la fois des essais critiques et réjouissamment doctes, des « adresses » littéraires en forme de journal intime, de lettre et de livre d’heures et des textes de Catherine Mavrikakis, Nicole Brossard et Verena Stefan, le tout augmenté de huit illustrations issues de son propre atelier de fabrication pour célébrer le dialogue entre les arts. Le livre, qui est donc de facture inhabituelle et radicalement réfractaire aux limites orthodoxes du genre essayiste, se propose d’approfondir la question de l’écriture du corps. Il s’agit de démontrer dans quelle mesure le corps est « d’emblée une surface d’inscription, un texte » (14), et par quels moyens ou stratégies scripturaires Claire de Duras, Claude Cahun, Leonora Carrington, Unica Zürn et Élise Turcotte remettent en question « la normalité d’une féminité conventionnelle » (14) – chacune en réaction à son époque et en s’inspirant de différentes esthétiques. Ce faisant, elles contribuent à remodeler les conceptions génériques d’ordre sexuel et littéraire.

Le texte admirablement dialogique de Catherine Mavrikakis placé au début du volume (« Pour une théâtralité du livre », 23-28) se fait Cassandre et oriente, peut-être par trop, nous semble-t-il, une lecture qui n’a pas encore eu lieu. Mais dans le même temps, il nous déleste d’un travail de routine universitaire, à savoir d’attester ou de refuser au livre les qualités nécessaires pour qu’il soit résolument de notre époque, c’est-à-dire du côté de l’« hybride », de l’« hétéroclite », du « mélange », de l’« enchevêtrement », de la « différence », du « décousu », de la « dérive » ou encore de l’« impropre », autant de qualificatifs dont l’emploi inflationniste met en jeu leur force affirmative. Nous préférons la notion de « théâtralité » ou de « représentation théâtrale » (28), voire l’image de « théâtre des idées » (27), et c’est bien de sa théâtralité savamment orchestrée qu’il faut parler si l’on tient à rendre justice à l’excellence pédagogique de Corps de papier. Elle résulte notamment de la tension dramatique entre le discours critique, d’une part, et l’ébullition fictive, de l’autre, entre le savoir et l’empathie, entre ce qui se veut, de fait, acquis et l’approximation tâtonnante de quelque vérité à jamais inaccessible ou, pourquoi pas, inexistante.

Ceci vaut surtout pour la première partie (« Différences sociales et enjeux du gender chez Claire de Duras », 31-57) consacrée à l’œuvre durassienne successivement rééditée au cours de la décennie passée. Au même endroit, Andrea Oberhuber ouvre grand un vasistas (« Was ist das ? »/ »Qu’est-ce que c’est ?), sinon une porte, nous invitant à découvrir l’éminence littéraire et contestataire d’un « romantisme au féminin » (31) dont les noms furent voués à l’oubli : Louise Ackermann, Marie d’Agoult, Louise Colet, Sophie Gay, Delphine de Girardin, Barbara de Krüderer, Marie Nizet. (32-33) « Ourika et Édouard mettent en évidence », nous dit-elle, « l’enracinement de l’auteure [Claire de Duras] dans l’idéologie des Lumières, d’une part, et les traits qui concourent à former l’état d’âme romantique, d’autre part ». (33) Elle élucide cette particularité à partir du constant mariage, chez Claire de Duras, des idéaux égalitaires éclairés avec « l’impuissance du sujet, confronté à la barrière sociale, qui prend des formes différentes » (45), à partir de l’excentricité du sujet, sa marginalité et enfin sa résignation autodestructrice. L’analyse subtile et rigoureuse des œuvres, et plus spécialement de la mise en scène du corps frappé de préjugés raciaux, sexuels et sociaux, prend une dimension encore plus complexe aux côtés des fragments d’un « Journal de Claire de Duras » (61-70). Dans le journal fictif, Andrea Oberhuber se met à la place d’une Claire de Duras vieillissante, épuisée et chagrinée, et crée, entre les personnages des textes durassiens et la voix inventée de leur créatrice, une marge réflexive. En toute brièveté mais de manière fort pertinente, quelques questions s’y articulent et des hypothèses s’y déploient. Toutes ces questions, ces hypothèses, ainsi que leurs illustrations, renvoient au débat rebattu concernant la création féminine et condensent les blessures d’une vie de femme et d’auteure de l’époque : « Pourquoi vouloir réduire les œuvres d’une femme à de simples réminiscences et à des souvenirs autobiographiques ? », se demande la voix fictive de Claire de Duras (63). Elles mettent en évidence, par ailleurs, le potentiel littéraire et réflexif du genre intime, en plus d’ouvrir des pistes et des postures de lecture possibles qui transcendent l’habituel discours académique. Comme Andrea Oberhuber le suggère elle-même, elles renouent également avec « la pratique d’une théorie-fiction chère à l’écriture au féminin ». (16-17)

La deuxième partie s’ouvre sur une sorte de constellation familiale rassemblant trois des créatrices surréalistes les plus illustres : Claude Cahun, Leonora Carrington et Unica Zürn qui, on le sait, poussent à l’extrême la mise en scène du corps féminin. Elles le déforment et le transforment, le mettent à mort pour le ressusciter et sondent, sans compromis aucun, la portée et la résistance du fantasme de l’auto-engendrement. Dans un deuxième essai intitulé « Sujets à la dérive : écriture du moi et corporéité chez Claude Cahun, Leonora Carrington et Unica Zürn » (81-110), l’auteure de Corps de papier expose ce qui motive les créatrices à la fictionnalisation de soi « entre la traditionnelle quête identitaire propre à toute écriture auto(bio)graphique et la tentative d’affronter ses fantômes – passés ou présents –, afin de mieux pouvoir imaginer l’à venir. » (81) Elle y démontre comment ces « femmes surréalistes » mettent le vécu à l’épreuve de la fiction, effacent les frontières entre le moi et son masque et font de l’auto(bio)graphie une scène de théâtre, un terrain d’expérimentation où la souffrance épouse le plaisir et le vécu se présente en collage, montage, bricolage, en démesure et en excès de soi-même. « Le corps », nous rappelle Andrea Oberhuber, « est ici le berceau et le tombeau de la subjectivité la plus insolite […] Le corps des narratrices s’apparente à une surface sur laquelle s’inscrivent les manifestations physiques du plaisir de se concevoir dans des identités toujours changeantes et celles de la souffrance, du moins ponctuelle, liée à la métamorphose que vivent le corps et l’esprit. » (100-101) Respectivement adressées à Claude Cahun, Leonora Carrington et Unica Zürn, trois lettres signées par Andrea Oberhuber suivent l’analyse de la pratique autobiographique des trois créatrices surréalistes. Elles associent, de manière tout à fait originale, le portait biographique (des trois créatrices) à l’autoportrait de l’épistolière en universitaire. Si, dans cette deuxième partie, la lettre remplace le journal intime, la démarche, pourtant, semble rejoindre l’idée inaugurée par les fragments du journal de Claire de Duras, à savoir élargir l’essai et la lecture critique de l’œuvre à une dimension autre, autobiographique (fictive) pour ce qui est de Claire de Duras et biographique pour ce qui est de Claude Cahun, Leonora Carrington et Unica Zürn. Résumant le parcours des créatrices à qui elles s’adressent, décrivant leurs œuvres, l’auteur des lettres dit « je ». C’est la voix de l’universitaire, geógraphiquement située et prise dans un réseau professionnel et amical. Elle dévoile son point de vue, nous fait part de ses émerveillements et de ses hésitations. Une voix qui s’écrit et qui nous fait confiance, et qui peut-être s’invente elle-aussi ?

Le « Livre d’heures d’Andrina » qui, dans la troisième partie de Corps de papier, complète l’essai « L’intimité sauvée des eaux dans La maison étrangère d’Élise Turcotte » (161-189), pousse plus loin encore l’aventure autographique de l’universitaire. L’histoire d’Élisabeth de La maison étrangère raconte la perte du sujet féminin dans un environnement extérieur hostile, une accumulation de non-lieux face auxquels seul la maison assure « l’équilibre frêle » (162) de la protagoniste. Le corps même, nous avertit Andrea Oberhuber, peut y devenir un non-lieu, et faute de repères dans le présent, la narratrice s’ancre dans le passé en travaillant sur « la représentation du corps dans la littérature médiévale ». (165) L’effacement du présent par le passé va jusqu’à lui inspirer « ses propres gestes amoureux lui permettant de lier, à travers la jouissance, la mémoire d’un amour idéalisé à celle du corps jouissant ». (171) Le corps réel est estompé, chez Élisabeth, par l’image du corps mystique jusqu’à ce qu’elle apprenne, de la bouche de son père, une leçon de vie « essentielle et positive », à savoir que « ce n’est pas banal du tout de vouloir être touché par quelqu’un. Au contraire. C’est vivre. » (184) À l’instar du « Livre d’heures d’Élisabeth » où la protagoniste de La maison étrangère se fait copiste-diariste, dialoguant avec Jim, celui qui a déserté sa vie, et Hildegarde de Bingen, Andrea Oberhuber prolonge sa lecture essayiste de La maison étrangère d’un livre d’heures personnalisé. Elle semble y entamer un dialogue avec La maison étrangère, l’histoire du roman lui servant de catalyseur de quelques fragments de sa propre vie. Dans le « Livre d’heures d’Andrina », elle s’interroge sur son travail d’universitaire et d’enseignante, nous parle de son « exil » au Québec et de son destin qui consisterait à vivre ailleurs (ailleurs qu’en Autriche, son pays d’origine). En quelques mots, elle esquisse également le tendre portrait de son fils : « La vie lui appartient, l’attente est pour les autres, les adultes. » (202) La recherche du corps – au miroir du personnage d’Élisabeth – y est omniprésente. Cependant, creuser davantage ce jeu de miroir serait indiscret. Contentons-nous d’invoquer ce que nous lisons sur la quatrième de couverture : « Écrire est une atteinte à la ‘peaurosité’ des frontières entre ce que je juge dicible et ce qui me paraît indécent compte tenu de l’idée que je me fais de moi. C’est une affaire de mots qui implique pleinement mon être-dans-le-corps, lieu de résistance au laisser-aller. Dire je ne va pas de soi. »

Les huit illustrations de ce theatrum mulierum et corporum – car il s’agit bien, dans ce livre, de théâtre et de théâtralité, de déguisements et de masques, de jeux et de drames – dialoguent, tantôt de façon lisible, tantôt de façon suggestive, avec les textes qui les entourent. Des radiographies colorées de sein ouvrent (9) et ferment (227) l’ouvrage. On trouve aussi des photomontages et collages qui font toute leur place au fils de l’auteure, puisque ses aquarelles et ses pastels gras s’allient à des photographies anciennes, probablement des photos de famille (59, 77). À la page 191, un collage de photographies découpées où l’on reconnaît l’auteure, plus tôt, à la page 113, un photomontage en clin d’œil au travail de Claude Cahun qui met en scène la mère et le fils. Comment lire ces illustrations ? Comment s’orienter dans cette toile de renvois et de références ? Certains éléments retiennent notre attention plus que d’autres : l’image d’un héron cendré (dans un ensemble montrant deux femmes, un fragment de maison et une fenêtre ouverte, entre autres) qui pourrait évoquer le phénix et le thème de l’auto-engendrement, le cycle du temps, la mort en même temps que l’immortalité (59) ; ailleurs, une tortue à la queue de serpent, la porteuse et la séductrice, inséparables, soudées l’une à l’autre, prises dans la toile d’Arachné (207). Ni les illustrations, ni les textes magnifiques et profondément touchants de Nicole Brossard et de Verena Stefan ne sont de simples ajouts décoratifs : ils ajoutent au corpus d’autres strates de réflexion sur le corps.

Dans Corps de papier, les entrées et les sorties de scènes se suivent à une telle vitesse que nous nous surprenons, comme Catherine Mavrikakis, « à loucher, à voir double ou encore à être aveuglée ». (25) Le quinzième indice sur le corps de Jean-Luc Nancy, mis en exergue, prend toutes ses résonances : « Le corps est une enveloppe : il sert donc à contenir ce qu’il faut ensuite développer. Le développement est interminable. Le corps fini contient l’infini, qui n’est ni âme, ni esprit, mais bien le développement du corps. » (7) Ce livre pourrait lui aussi être comparé à une enveloppe. Tout y est aspiré et s’y concentre, et en même temps se dissémine. L’idée du dialogue qui lui est inhérente exige, en tout cas, une lecture attentive et engagée, interminable, peut-être.

 

 

 

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